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L'humanisme aux Pays-Bas au temps de Plantin
par Marie Delcourt,
professeur à l'université de Liège
Je voudrais aborder mon sujet en évoquant quelques tableaux, et d'abord le rétable de l'Agneau Mystique où l'on voit, entre Dieu le Père et les Anges qui chantent, la Vierge et saint Jean tenant des livres et les yeux fixés sur le texte, comme si la musique était l'art des anges et que le propre de l'homme fût de réfléchir sur sa destinée en s'aidant de la pensée de ceux qui ont vécu avant lui. Et ce serait là, après tout, une assez bonne définition de l'humanisme. Voyons aussi, au musée de Bruxelles, ce beau portrait de Roger Van der Weyden ou Del Pasture, qui représente Laurent Froidmont, de qui la vie et la personnalité sont inconnues et c'est bien dommage, car sa devise est inscrite sur le champ et c'est Raison j'enseigne. Ce pourrait être celle de Montaigne. Or, Roger est né en 1400 et Montaigne en 1533. Ce même musée de Bruxelles nous offre un chef d'oeuvre de Brueghel, celui où l'on voit, dans le lointain d'une mer verte et dorée, tomber Icare, tandis qu'autour de lui des bateaux circulent, voiles enflées, chargés de marchandises, un paysan laboure son champ, un autre garde son troupeau, un autre pêche dans une calanque. Leçon de modestie: Icare ne compte pas plus en ce moment du temps que la planète Terre n'est le centre du monde. C'est Ovide, un des maîtres de l'art baroque, qui a donné à Brueghel l'idée de son tableau. Il l'a peint vers 1553, dix ans après le livre de Copernic sur les révolutions célestes, à l'époque même où Plantin s'installe à Anvers.
L'humanisme écrit, le seul qui nous concerne ici, puisque c'est un imprimeur qui nous réunit, nous offre depuis le début du siècle
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des images vives et frappantes. En 1515, Thomas More arrive à Anvers, admire la belle église Notre-Dame, toute fraîche sortie de la carrière; en parcourant les ruelles du port, il rencontre Raphaël Hythlodée qui revient d'Utopie et qui lui en rapporte des nouvelles. Il visite à Malines, dans son bel hôtel plein de livres, de statues, de médailles, le conseiller Jérôme Busleyden, qui prépare le testament par lequel il fondera, en marge de l'université de Louvain, le collège des Trois-Langues. Erasme se recueille dans la paix d'Anderlecht et s'y décide à écrire contre Luther, ce qui est encore bien autre chose que d'écrire l'Eloge de la Folie. Louis Vivès s'établit à Bruges, arrivant d'Angleterre où il a servi de secrétaire à sa compatriote Catherine d'Aragon, de précepteur à la future Marie Tudor. C'est en Flandre qu'il écrit son livre sur la réforme de la bienfaisance, au moment même où la ville d'Ypres en réalise une toute semblable, si bien qu'on peut se demander, de la théorie ou de la pratique, laquelle a influencé l'autre. Ces deux ouvrages qui fondent la sociologie moderne, l'Utopie et l'Institutio pauperum, c'est Thierry Martens qui en donne à Louvain la première édition. A vingt-cinq lieues de distance sont deux cours souveraines, celle de Marguerite à Malines, à Liège celle du prince évêque. Le magnifique Erard de la Marck, un cadet des seigneurs de Sedan, accueille l'Anglais Reginald Pole, l'Italien Jérôme Aléandre lequel, entraîné par d'autres ambitions, refusa de se fixer à Liège comme Erard l'en priait. Nous recevons beaucoup. Nous donnons aussi. Le
premier maître de latin au Collège de France - un grand esprit, tout autre chose encore qu'un bon professeur - Barthélemy Steinmetz dit Latomus, est d'Arlon comme Busleyden - Trévire, comme disaient alors les amis des lettres. Trévire aussi Jean Sturm qui vint apprendre le rudiment chez les Jérômites de Liège et qui s'inspira de leur programme pour celui du collège qu'il fonda à Strasbourg. Ils étaient dignes de leur patron, saint Jérôme notre maître à tous, ces Frères de la Vie Commune qu'on appelait aussi les Frères de la Plume, car les initiateurs de la Devotio moderna ne se contentaient pas d'enseigner le latin et le grec; ils copiaient des manuscrits et les reliaient dans leurs ateliers. L'habitude de copier s'est gardée dans les couvents alors que, depuis longtemps, les imprimeurs avaient de belles boutiques, bien achalandées.
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On voyageait beaucoup. Ecoliers et savants passaient d'un pays à l'autre presque sans s'en apercevoir. La notion de frontière existait dans l'ordre politique, non dans l'ordre intellectuel. Parmi les grands voyageurs de ce temps, il faut mettre à part Nicolas Clénard, de Diest. S'il partit pour l'Espagne, puis pour le Maroc, ce n'était pas pour s'instruire ni pour copier des inscriptions latines, mais pour convertir les infidèles. Et c'est pour cela aussi qu'il commença d'apprendre l'arabe, à partir de l'hébreu, en s'aidant d'un psautier polyglotte, appliquant ainsi une méthode assez semblable à celle qui servit à Champollion pour déchiffrer les hiéroglyphes. Clénard composa une grammaire hébraïque qui eut 29 éditions, une grammaire grecque qui en eut 300. La dernière est de 1783. Plantin en imprima plusieurs. Quand Jacques Amyot passa à Louvain en 1563, il expliqua aux étudiants la grammaire de Clénard.
Nous voici arrivés au moment où ces vagues d'échange qui font de l'Europe latine une chaude et vivante réalité amènent ici, de sa Touraine natale, l'homme qui a le plus fait pour le progrès des études dans les pays d'Escaut et de Meuse. Christophe Plantin vient au moment où l'on a besoin de lui. Le grand élan du début du siècle est un peu retombé. On ne prononce plus le nom d'Erasme que pour condamner ses ouvrages. Charles V va abdiquer. Ni Marie de Hongrie, ni Marguerite de Parme n'auront l'autorité intellectuelle de la première Marguerite, la grande, celle qui est enterrée à Brou. A Liège, des princes insignifiants ont succédé à Erard de la Marck et les chanoines ne s'intéressent guère qu'aux revenus de leurs bénéfices. Les hommes qui restent fidèles au programme des années 1500, à savoir le progrès des études et la réforme de l'Eglise, sentaient leurs épaules se raidir sous un fardeau trop lourd. Chaque jour leur révélait mieux la difficulté de résoudre conjointement deux problèmes qu'ils se refusaient cependant à dissocier. Au milieu de tant de contradictions, ils ont pour phare la fidèle lumière qui brille aux fenêtres d'une imprimerie.
Donner une idée de ce que fut Plantin, de plus compétents que moi vont s'en charger. Le Dr Van Durme parlera de son milieu, le Dr Voet, de sa personnalité. Ce que je voudrais dire, c'est le rôle moral que joua, pendant un demi-siècle terrible, le plus noir de toute notre histoire, cet atelier, cette boutique, cette maison où
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vivaient Plantin, sa femme, puis leurs enfants, puis leurs gendres et leurs petits-enfants, leurs commis, leurs ouvriers, sans compter les visiteurs étrangers, comme par exemple le bénédictin espagnol Arias Montanus que Philippe II délégua à Anvers pour collaborer, censément, aux travaux de la Bible Polyglotte - en réalité, pour s'assurer de la parfaite orthodoxie de l'ouvrage. L'ascétisme d'Arias se laissa attendrir par la cordialité flamande. Bien des années après, rentré dans son ermitage d'Aracéna, il envoie encore un mot de souvenir à quelque jeune femme dont il est le parrain et qu'il a tenue petite fille sur ses genoux dans l'hospitalière maison de Mme Plantin. Si Philippe II a si souvent manqué à ses promesses envers son architypographe, ce ne fut certes pas la faute d'Arias Montanus. Lui pouvait dire au roi ce qu'étaient les épreuves et le courage de Plantin. Il l'avait vu tracassé par les créanciers, inquiété par l'Inquisition; il avait vu la soldatesque piller, saccager, rançonner les ateliers et leur très précieux matériel. La devise Labore et Constantia, il savait comment jour après jour elle se traduisait en actes.
Sur la Touraine comme sur la Flandre il y a des idées reçues, et l'on oppose volontiers l'obstination flamande à la douceur tourangelle. Et voici qu'un Tourangeau vient s'installer à Anvers et y plante son Compas dont la pointe mobile signifie Travail et la pointe fixe Persévérance, Il y livre une bataille qu'il faut toujours recommencer et gagner jour après jour pendant 35 ans. Nous voici assez loin des clichés sur les coteaux modérés, la treille et le vin gris, l'indolence de Loire et le gentil art de vivre. Y eut-il jamais un Flamand de Flandre, un Anversois d'Anvers dont la ténacité dépassa celle de Plantin?
Pour mesurer l'action stimulante de Plantin sur les hommes de son temps, on reprendrait volontiers une boutade de Colette à qui l'on demandait ce qu'elle pensait de l'inspiration et qui répondit par cette formule dénuée de tout romantisme: ‘L'inspiration, c'est l'éditeur’. Plantin sut demander des ouvrages aux hommes les plus capables de lui en donner. Sans lui, auraient-ils montré le même zèle? On peut en douter.
Voyez le cas d'André Masius, un grand seigneur, conseiller du duc de Clèves, qui a six ans de plus que Plantin, c'est-à-dire qu'il appartient à l'époque où l'humanisme fait ses Wanderjahre. Masius
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apprend à Louvain et au Trilingue tout ce qu'il peut y apprendre, puis voyage en Italie pour accomplir les missions dont son maître le charge. Il en profite pour continuer partout l'étude des langues orientales. Sachant déjà l'hébreu et l'araméen, il a la chance - c'était en 1562 - de passer un hiver à Rome où il rencontre un prêtre venu d'Antioche pour travailler à l'édition syriaque du Nouveau Testament. Masius lui demande des leçons et trouve des occasions d'acquérir des manuscrits. Plantin apprend la chose, promet à Masius d'éditer tout ce que celui-ci lui enverra, et lui demande en récompense sa collaboration pour la Bible Royale. Masius correspondait à cette époque avec toute l'Europe savante et avait fort peu de loisirs, assez cependant pour donner chaque jour un peu de temps aux travaux qu'il avait promis à Plantin. Il préparait une édition annotée et commentée du Livre de Josué quand la mort vint le prendre, à moins de 50 ans.
Hubert Goltzius, dessinateur, graveur, sculpteur, architecte, archéologue, étudia à Liège avec le peintre Lambert Lombard puis passa deux ans en Italie en quête de monnaies anciennes qu'il dessinait avec amour. Ortelius le présenta à cet étonnant mécène que fut Marc Laurin, des seigneurs de Watervliet près de Bruges. Laurin, enthousiasmé, renvoya Goltzius avec mission de faire un tour d'Europe pour visiter tous les médailliers, d'acheter toutes les pièces qui seraient à vendre et de dessiner le reste. Il revint avec une moisson splendide. Laurin décida de publier le tout avec des essais historiques et il monta un atelier de typographie et de taille-douce, d'où sortirent deux volumes. Plantin imprima la suite de l'ouvrage, un de ceux qui fondèrent la numismatique appliquée à l'antiquité, exactement comme, à la même époque, Etienne Pighius et surtout Martin de Smet fondèrent l'épigraphie.
On pourrait, on devrait multiplier ces exemples. Des ouvrages comme le Thesaurus geographicus ou le Theatrum Orbis Terrarum, comme le livre sur les Venins de Jacques Grévin, comme l'Historia frumentorum, leguminum palustrium et aquatilium herbarum de Rembert Dodoneus n'ont leur pleine valeur, leur pleine signification que s'ils sont illustrés. Et Plantin veut qu'ils soient bien illustrés. Il fait faire les planches à ses frais, par les meilleurs graveurs du temps, qui travaillent d'après les plantes vivantes, qui copient les
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meilleures cartes. Il est tout aussi grand seigneur lorsqu'il s'agit d'imprimer la Description du Pays-Bas de Louis Guichardin ou les ouvrages historiques et philologiques de Juste-Lipse, dont les planches font encore aujourd'hui l'admiration des archéologues. MM. Harry Carter et Ray Nash nous parleront de la typographie plantinienne et des livres illustrés. Je me place à un point de vue tout différent: celui des auteurs. Imagine-t-on le courage que devait puiser un homme d'étude dans la certitude que son ouvrage serait traité avec respect, avec amour, et que le livre serait une oeuvre d'art?
Ajoutons que ces oeuvres furent imprimées à une époque où Louvain, à demi ruiné par la guerre civile, est affreusement déchu. Vers 1580, les cours sont suspendus à plusieurs reprises. Le centre intellectuel du pays n'est plus là, mais à Anvers, grâce à l'imprimerie de Plantin où tout le monde vient acheter, lire, causer, où les auteurs attendent leur tour d'être édités - honneur qui classe un ouvrage -, d'où partent chaque jour, pour toutes les librairies d'Europe, les beaux volumes à la marque du compas.
Celui que j'aimerais interroger sur Plantin, c'est un homme qui fut son très fidèle ami, qui lui donna une aide précieuse en un moment critique et qui reçut de lui peut-être davantage encore. Liévin Vanderbeke, qu'on appelait à la mode du temps Torrentius, était Gantois. Il vécut longtemps à Liège et fut vicaire général de deux princes-évêques avant d'être nommé par Philippe II à l'évêché d'Anvers; il devait y succéder, après une longue vacance, à François Sonnius qui fut le premier à occuper le nouveau siège, mais dont l'activité fut aussitôt paralysée par la guerre civile.
Ceux qui écrivent l'histoire de l'humanisme dans ce qu'on commençait alors d'appeler le Belgium devraient faire une place plus grande à ces martyrs obscurs que furent les évêques de Philippe II. Le roi avait décidé de créer de nouveaux sièges, afin de lutter contre la propagation de l'hérésie. Cédant aux idées nouvelles, il donna la mitre, non à des cadets de familles seigneuriales, comme cela s'était fait jusqu'alors, mais à des lettrés pris dans la bourgeoisie ou dans le patriciat des villes. Ses choix furent bons. Avec plus ou moins d'ouverture d'esprit, ses élus travaillèrent à promouvoir la docta pietas et le retour aux sources. Ils lisaient la Bible en grec,
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parfois même en hébreu, et, outre les textes des Pères, ils avaient les auteurs profanes dans leur bibliothèque. L'un d'eux, Jacques de Pamele, édita Tertullien et saint Cyprien. Le nôtre, Torrentius, donna de Suétone et d'Horace des éditions que Plantin imprima et réimprima plusieurs fois, comme il imprima aussi le texte grec de Chrysostome, préparé par Jean Lievens, neveu du prélat, ouvrage commencé à Rome, continué à Liège, terminé ici.
Nous connaissons bien Torrentius et, par lui, l'Anvers où il résida de 1587 à 1595. En effet, ce Gantois méthodique gardait les minutes de tout ses lettres latines, si bien qu'un gros manuscrit de la Bibliothèque Royale en contient 1200, échelonnées entre 1583 et 1595. Mon ami Jean Hoyoux, bibliothécaire à l'Université de Liège, et moi-même nous les avons éditées, ce qui nous a valu une certaine familiarité avec les choses anversoises et l'honneur que me fit l'Université de me choisir pour la représenter parmi vous. Au surplus, si je rappelle cette édition, c'est pour avoir l'occasion de rendre hommage à l'un de ceux qui nous ont le plus efficacement aidés à la réaliser et qui malheureusement n'est plus parmi nous, le chanoine Florent Prims, archiviste de la ville. Vous savez qu'on ne recourait jamais en vain à sa prodigieuse érudition, laquelle ne gardait pas ses secrets, et c'est plus rare qu'on ne le pense parfois. Le chanoine Prims s'associa volontiers à une étude qui devait apporter des lumières et sur Torrentius, et sur Plantin, et sur Anvers. Le tableau cependant qui se dégage de ces douze années de correspondance, osons le dire, est assez noir.
Torrentius avait vécu à Liège la vie endormie d'une petite cour sans horizon. Plusieurs missions l'avaient envoyé à Rome où il s'était fait de bons amis, Marc-Antoine Muret, éditeur de Térence, Fulvio Ursini, éditeur de Virgile, le poète Lorenzo Gambara, l'Espagnol Antoine Agustin, éditeur de Polybe. Si je rappelle ces hommes parmi beaucoup d'autres, c'est que leurs oeuvres furent imprimées par Plantin. Torrentius prit à Rome le goût des beaux livres, des inscriptions anciennes, de la numismatique et des arts. Il avait une certaine fortune personnelle, accrue, comme c'était le cas pour tous les prêtres de ce temps, des revenus de plusieurs confortables prébendes. De retour à Liège, il se fit construire par son ami Lambert Lombard, qui était peintre, humaniste et
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architecte à ses heures, une maison commode, propre et belle, donnant sur un beau jardin qui dominait le palais récemment élevé par Erard de la Marck et qui lui existe toujours. Ortelius vint à Liège et admira grandement la maison, non pas seulement à cause des bâtiments, mais pour la bibliothèque, les tableaux, le cabinet des médailles. A l'avènement d'Ernest de Bavière, Torrentius était vicaire général. L'arrivée d'un prince adolescent, dont l'esprit n'avait rien d'ecclésiastique, lui donna du souci. Mais comme Ernest était chargé de trois évêchés, en plus de ceux de Cologne et de Liège - et cela était contraire au Concile de Trente qu'on l'avait chargé de faire appliquer - il ne s'occupait d'aucun d'eux. Tout indiquait que Torrentius achèverait sa vie dans sa belle maison, parmi ses monnaies antiques, à étudier Suétone et Horace tout en écrivant des strophes alcaïques, sans pourtant négliger les offices, car c'était un homme pieux.
Tout changea quand le roi l'envoya à Anvers. C'était passer d'un monde finissant à un monde qui naissait dans le trouble et le sang. Il trouva une ville ravagée par la guerre et le siège de 1585. De la maison épiscopale, montée tant bien que mal par son prédécesseur Sonnius, il ne restait rien. La vie était hors prix. Le brigandage empêchait même de visiter le diocèse. Il fallait une escorte militaire pour aller à Malines. Des curés criaient misère dans leurs église détruites et beaucoup de paroisses n'avaient même plus de curé.
Pour l'énorme travail de reconstruction qui s'imposait, les ressources étaient nulles. Le roi avait annexé aux nouveaux évêchés des abbayes qui devaient leur servir de dot, de table. Mais la guerre civile avait ruiné les abbayes qui, loin de nourrir l'évêque, étaient à sa charge, avec leurs moines déshabitués de toute discipline. Pour suffire à semblable tâche, il aurait fallu une grosse fortune personnelle et les nouveaux évêques n'étaient pas des seigneurs; ils étaient des humanistes aux prises avec des problèmes qui les dépassaient. Quant aux pensions promises par le roi, il en était comme de la solde due aux armées et des sommes qui devaient être versées à Plantin pour l'impression de la Bible royale: elles arrivaient en retard ou n'arrivaient pas.
Restaient les revenus des bénéfices, seul revenu grâce à quoi un évêque besogneux et toujours sollicité pouvait, je ne dis pas équili- | |
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brer son budget (aucun budget, à cette époque, n'est en équilibre et celui de l'État moins que tout autre) mais du moins pourvoir au plus pressé. Torrentius garda ses prébendes. Elles n'étaient pas très nombreuses; le temps des prodigieux cumuls (ceux, par exemple, qui enrichirent Granvelle) était passé. Néanmoins, comme il n'en exerçait pas les charges, il ne pouvait en recevoir les bénéfices sans violer le Concile de Trente. Cette conclusion est paradoxale: pour accomplir leur mission essentielle, qui était de faire appliquer les principes du Concile, les nouveaux évêques furent d'abord obligés de les violer. Remarquons du reste que si ces principes avaient été rigoureusement appliqués, ç'aurait été un coup mortel pour les études. La plupart des studieux étaient de petits bénéficiers, prêtres ou du moins célibataires, qui prélevaient un cinquième, un sixième des fruits d'une ou plusieurs paroisses, abandonnant le reste à quelque curé famélique qui exerçait la charge, tandis qu'eux-mêmes annotaient les bons auteurs. Ainsi vécut Jean Lievens, neveu de Torrentius et éditeur de Chrysostome. Système répréhensible à coup sûr, mais qui avait les avantages de nos bourses d'études.
Toujours endetté, obligé de harceler ses débiteurs parce qu'il est lui-même harcelé par ses créanciers, Torrentius connut une épreuve pire encore, l'hostilité sans merci de son propre chapitre. Car les nouveaux évêques n'eurent pas de pires adversaires que ces chanoines nobles, habitués à ne dépendre que de quelque évêque lointain dont l'autorité était purement nominale. Un bourgois lettré comme était Torrentius ne pouvait leur inspirer que du mépris; et ils le lui firent voir jusqu'à envoyer à Rome un des leurs pour l'attaquer. Quatre papes moururent avant que Torrentius obtint enfin le bref qui consacrait son autorité.
Parmi tant de difficultés, si son courage ne faiblit pas, ce fut assurément parce que cet homme pieux avait foi en Dieu et qu'il était bien décidé à accomplir sa mission. Ce fut aussi grâce à la lampe qui brillait fidèlement aux fenêtres de la maison Plantin. Torrentius aimait Plantin comme il aimait Juste Lipse. A plusieurs reprises, il répondit de leur orthodoxie, même en des moments où elle paraissait douteuse, par exemple lorsqu'ils allèrent tous deux s'installer à Leyde, en plein milieu calviniste. Torrentius ne douta jamais d'eux et c'était un homme qui savait défendre ses amis.
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Et, suivant la noble devise, il s'attaqua labore et constantia, à une tâche qui était lourde pour un homme de plus de soixante ans. Labore et constantia, il reconstruisit l'évêché, trouva à loger ses moines, tint les chanoines en respect et revit son édition d'Horace que Plantin imprima et réimprima. Il n'écrivait plus de vers alcaïques (ce temps-là était passé), mais des chroniques dont le manuscrit a été perdu et des poèmes religieux qu'il composait pendant ses insomnies, pour penser à autre chose qu'à ses créanciers. Il avait toujours aimé Anvers, son activité, le quartier de la Cammerstraat avec ses imprimeries et ses ateliers de relieurs, parmi lesquels Plantin avait dû conquérir sa place à une époque où, il faut bien l'avouer, Liège n'avait encore rien de tel. La maison de Plantin était la grande joie dans sa vie d'évêque pauvre et dédaigné. Dès son arrivée, il écrit à son neveu Jean Lievens, resté à Liège: ‘Viens me rejoindre ici. Les seuls ateliers de Plantin t'apporteront plus d'intérêt que tout ce que tu peux trouver à Liège. ‘Sola Plantini officina plus voluptatis adferet... Sa grande joie était de voir sortir les beaux volumes, et notamment les savants ouvrages de Juste Lipse, les éditions procurées par ses amis, l'Eschyle et le Sophocle de Guillaume Canter. Ce Flamand qui n'écrivait guère que le latin, mais qui était resté en contact avec la langue du peuple, était heureux aussi de voir Plantin, sous l'influence, notamment, de son gendre Moretus, travailler à la culture littéraire et religieuse du peuple en
publiant des vocabulaires flamand-français, des dictionnaires polyglottes grec-latin-français-flamand, des recueils de proverbes anciens flamands et français, des ouvrages mystiques, des manuels d'instituteurs. Il dut aimer aussi ces recueils de chansons qui sortirent de presse la même année que le Chrysostome de son neveu, Mais c'est ma collègue Suzanne Clercx qui vous parlera des éditions musicales. Quand Abraham Ortelius fit sortir son Orbis Terrarum, Torrentius fit connaître l'ouvrage en Italie et en offrit des exemplaires en étrennes à des amis, heureux de porter au loin la renommée de la science et des presses anversoises. Et comme, à l'étranger, on savait son amitié pour l'architypographe, c'est à lui qu'on s'adressait pour obtenir par son intermédiaire la faveur d'être imprimé par Plantin. L'oratorien Cesare Baronio avait fait paraître son Martyrologe à Rome, en 1586, à Venise en 1587. Les deux tirages, incorrects et
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négligés, l'avaient mécontenté. Il écrit à son ancien ami Torrentius. Si Plantin avait devant lui un capital suffisant, il pourrait signer tous les contrats qu'il veut, mais l'argent est rare et l'on ne peut mettre trop d'ouvrages ensemble en chantier. C'est pourquoi Baronio devra prendre rang et attendre son tour. Ce qu'il accepte, du reste, et de bonne grâce, heureux que son livre porte la marque du Compas d'Or, après avoir été corrigé par l'évêque d'Anvers. Et cet ouvrage fut le dernier dont Plantin surveilla la fabrication.
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Peut-être ai-je fait ici la place trop grande à Liévin Torrentius qui après tout n'est qu'un humaniste parmi tant d'autres. Mais cet homme né à Gand, formé à Rome, vieilli à Liège, est un excellent témoin. Son histoire a de plus l'avantage de nous faire toucher du doigt les conditions de la vie intellectuelle dans la seconde moitié du siècle. Elles étaient terribles. Lorsque Lipse accepta en 1592 une chaire d'histoire ancienne à Louvain, alors que de plusieurs côtés on l'invitait en Italie, c'était sagesse et aussi résignation. Le temps des aventures et des voyages était passé. L'humaniste cherche la protection d'une situation stable; il se fixe et devient professeur.
Il me faut encore m'excuser d'avoir à plusieurs reprises empiété sur des sujets qui doivent être traités et approfondis au cours de ces journées d'études. J'aurais dû parler de l'humanisme aux Pays-Bas en dehors d'Anvers. Pour la première partie du siècle, c'est possible, mais non pour la seconde. Tout le monde, à cette époque, regarde vers Anvers, tous les fils se croisent à Anvers, tous les chemins mènent à Anvers, ville étonnante où les contraires se composent, où la théorie et la pratique, ailleurs adversaires, collaborent amicalement, où Thomas More, croyant écrire une pure rêverie, fonda une science de chiffres et de statistique, et où un simple imprimeur, dont le latin n'était pas sans reproche, joua dans la renaissance des études un rôle qui ne fut égalé par aucun savant.
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