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[Nummer 3-4]
Jan Konůpek, peintre-graveur tchèque
par O.F. Babler
(Olomouc-Svatý Kopeček, Tchécoslovaquie)
Il y a beaucoup à dire sur l'oeuvre multiple, riche et fertile de cet artiste qui est un des peintres-graveurs tchèques les plus puissants, un des rénovateurs du livre en Bohême. Mais donnons, comme point de départ, d'abord quelques renseignements indispensables. Jan Konůpek naquit le 10 octobre 1883 à Mladà Boleslav en Bohême; il fut nommé professeur de dessin à l'École graphique de l'État à Prague. Il est l'auteur de quelques cycles d'eaux-fortes (Hamlet, 1916; Préhistoire, 1918; Don Juan, 1919; Le Cloître de Plasy, 1925; L'Odyssée, 1940), et illustra de nombreux livres d'auteurs très différents et dont les thèmes comprennent une étonnante multitude de sujets: Les quatre Évangiles, L'Edda, les poésies du puissant poète tchèque Otokar Březina, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Le Romancero d'Henri Heine, et beaucoup d'autres.
Toute sa passionnante puissance créatrice, Jan Konůpek l'a mise au service d'une apothéose perpétuelle de la force et de la grandeur. La Sécession, d'une allure un peu viennoise, était - au commencement de ce siècle - le point de départ du jeune artiste, mais son besoin de faire neuf et son tempérament personnel l'attiraient dès ses premiers pas vers le mystère. Arrivé, dès son jeune âge à la pleine possession du métier, il n'a eu souci que d'un perfectionnement constant de l'expression, d'une approche toujours plus voisine de la vérité de sa vision intérieure, d'une prise de possession de plus en plus grande de l'autre côté de la vie, d'un intérêt passionné, exalté pour le monde d'outre-tombe, avec tous ses aspects, toutes ses directions. Étant l'âme la plus retentissante
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en sonorités diverses et contradictoires, il a cette aisance hautaine à ne vivre que dans le monde des rêves et des visions spirituelles. Très maître de son métier, il n'obéit qu'à son intuition. C'est sa force et sa grandeur. C'est ce qui lui donne une place très importante dans l'art actuel. Il travaille dans la vérité intérieure, et son triomphe est dans l'évocation du surnaturel et du surhumain. La poursuite du mystère demeure le but essentiel et profond de l'activité artistique de Konůpek. Il fait ses observations et ses recherches dans ce sens avec une ardeur sans pareille, passant, tour à tour, par toutes les phases du sentiment et de la pensée religieuse. Il se jette, tout entier et tout palpitant, dans ses oeuvres, ému et émouvant, doué d'un sens extraordinaire du pathétique.
Comme une force surnaturelle, sa compréhension créatrice le transporte au delà du monde terrestre, sans toutefois le séparer de l'humain. C'est cette disposition spirituelle, cette élévation d'âme, toute orientée vers l'éternel, qui lui permet d'interpréter, avec tant de succès, la légende payenne en même temps que le mystère et le symbole chrétiens. Il se nourrit d'énigmes, se replie sur des secrets inaliénables et ne veut en livrer que ce qu'il lui plaît de dévoiler. Il ne nous abandonne plus que quelques signes bizarres d'un monde profond et vaste dont il est le maître suprême et où il se complaît, presque seul et tout-puissant. La vie obscure des rêves et les visions apocalyptiques se développent dans son oeuvre irrésistiblement dans l'atmosphère bizarre, élevée presqu'aux sphères de la religion.
Comment Konůpek a-t-il réussi à s'imposer, alors que sa culture artistique moderne prit naissance aux plus fâcheuses années de l'art purement décoratif? Nous pouvons supposer qu'il ne dut pas avoir beaucoup de peine ni beaucoup de regrets à se libérer, à s'évader, à briser les chaînes fleuries de la trop facile et mesquine Sécession. A l'heure où sa personnalité commençait à s'affirmer, František Bílek, sculpteur et peintre-graveur, avait déjà fourni des exemples d'un art purement spirituel, et Josef Vàchal se mit, presqu'en même temps, à développer son art magique et plein de mystère.
Il faudrait, pour mieux pénétrer Konůpek, arriver à définir cette forme particulière de mysticisme qu'est le mysticisme tchèque,
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qui trouve sa source dans l'âme fervente des saints de Bohême, saint Procope, saint Venceslas, et saint Adalbert, et qui depuis l'ardent hérétique Jan Hus, depuis Tomáš ze Štítného, Petr Chelčický, Jan Amos Comenius, se prolonge jusque dans l'oeuvre de poètes contemporains tels que Otokar Březina ou Jakub Demi. Mais en ce qui concerne Jan Konůpek, toute comparaison reste vaine et inexacte, parce qu'une nature aussi caractérisée, aussi personnelle que la sienne ne saurait se prêter à aucun rapprochement. Sa vision particulière, quelquefois sombre et fataliste, suggère on ne sait quelle réalité métaphysique et pathétique, s'impose à nous, à nos sens, à notre besoin de grandeur et de mystère, et contribue à faire de ses images des créations singulièrement troublantes. L'ingéniosité imprévue de ses inventions ne saurait se décrire, et c'est justement son inexprimable fantaisie, pour ne pas dire bizarrerie, qui frappe dès la première vue.
Si l'on feuillette l'innombrable trésor de ses eaux-fortes et de ses dessins, on demeure effaré devant tout ce que Konůpek avait à dire, voulait dire, et aussi voulait taire. Que de méditations s'imposent devant cette oeuvre fourmillante de secrets et d'énigmes. Parfois il nous offre des visions tellement significatives, que l'esprit inquiet s'arrête devant elles comme devant les plus cérébrales chimères de Greco, de Grünewald, de Jerôme Bosch, ou de William Blake, et ses oeuvres ne nous donnent qu'un sens incomplet, difficile et obscur. On ne pourra peut-être jamais saisir exactement et dans son ensemble ce qu'il pense de la vie, des hommes, du bien et du mal. Tout cela demeure grand, tumultueux, tragique et incertain comme les nuées ou les éclats d'une symphonie pathétique. Ce qui le frappe surtout, c'est le mystère. Il en découvre partout et nous étonne par la puissance avec laquelle il sait reproduire ses visions intérieures. C'est comme s'il se libère, dans son oeuvre graphique, du démon qui le possède et dont il a subi l'angoissant enchantement, qui lui fait transposer partout, jusque dans la conception des sujets les plus divers, les langueurs mélancoliques, les visions fantastiques et même les curieuses énigmes de la superstition. Son art est le produit d'une longue lutte: images étranges que la violence de la vision a arrachées à son âme meurtrie par une émotion profonde, intense et douloureuse.
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Lorsqu'on regarde, même superficiellement, une oeuvre de ce prodigieux artiste, on est dès l'abord pris par l'ensorcellement d'un ensemble de formes et de figures, avant même qu'on ait pu définir ce que le tableau représente, - ensorcellement tout indépendant du sujet, que seule une intuition intérieure peut faire deviner. Souvent, c'est le démon de la chair qui s'épanouit dans les obsessions de Jan Konůpek, mais d'une manière si spontanée et si ingénue que toute vulgarité et bassesse s'en trouvent exclues. En ce genre Konůpek a introduit la frénésie visionnaire, l'ardeur philosophique et sensitive de son coeur slave, de son âme tchèque, qui est une manifestation de son tempérament, à la fois naturelle et logique. Bien souvent toutes les hypothèses sont permises sur le sens exact de ces visions étonnantes, mais aussi toutes les hésitations devant l'abîme de pensées et de sentiments que ces mystérieuses images révèlent. Quels rêves curieux, quels cauchemars y ont été captés et fixés à l'instant de leur étrangeté la plus surprenante?
Son intérêt vif pour les manifestations littéraires et poétiques l'entraîne à chercher pour son activité artistique un terrain particulier. Mais au milieu de tant d'auteurs auxquels il a prêté son talent pour recréer leurs oeuvres et matérialiser quelques traits de leurs visions, il a su demeurer lui-même; au milieu de tant de contacts divers, son talent n'a jamais fléchi et a toujours su conserver son originalité personnelle. Aussi peu enclin à suivre l'académisme que les caprices de la mode, son art ne s'exprime si spontanément que parce qu'il est le fruit de longues années de labeur, d'analyse patiente et de méditations solitaires et silencieuses. Lui qui a vécu, et vit encore, en contact avec tout ce que l'art plastique, la poésie et la pensée philosophique ont produit de neuf depuis presque cinquante ans, n'a pas été effleuré une seule fois par le souci de pouvoir se dire moderne. Il se passionne pour ce qui demeure. Il a pris part aussi à la renaissance de la gravure sur bois, renaissance qui, au commencement de ce siècle, fut provoquée par la nécessité de rénover le livre, de réagir contre l'hégémonie photo-mécanique. La technique de la gravure de ce maître visionnaire est, comme son oeuvre même et comme son art, déconcertante par la perfection méthodique, la vivacité et la
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hardiesse. Cette technique parfaite, Konůpek l'a appliquée à l'expression d'un univers de visions qui est né de la profondeur de son âme. Il affirme dans ses compositions une solidité formelle incontestable, il est fougueux sans enflure, poignant sans contorsions, se gardant d'infliger à ses personnages, dans leurs attitudes les plus tragiques, des spasmes convulsionnaires. Peintre, dessinateur, graveur, il capte des visions effarantes, dont il se plaît à multiplier les détails enchevêtrés. Son dessin, puissant et ferme, accuse le souci de la composition et de la construction, le souci de l'harmonisation parfois austère, mais toujours animée d'éclats vifs et contrastés.
Prise dans son ensemble, son oeuvre est de celles qui reflètent les plus hautes aspirations de l'humanité et atteignent une eurythmie digne des plus puissants peintres du moyen âge. Son art joue sur tout le registre des sentiments humains. Nous allons y trouver des scènes éblouissantes de lumière, à côté d'autres qui nous plongent, au delà de tout espoir possible, dans les visions les plus sombres où la détresse humaine se soit jamais perdue. Sous son burin naissent des bêtes apocalyptiques, des monstres mystérieux, surgis du cerveau de cet artiste qui est comme le champ de bataille où se livre le grand combat des ténèbres contre la lumière. Ce qu'il y a d'admirable, c'est qu'en notre siècle il se soit trouvé un homme accessible à tant de sentiments, capable de réunir tout ce que la nature, le rêve et la passion, la vie et la mort peuvent inspirer, toute cette troublante complexité de son art et de sa vision qui n'est, peut-être, en réalité qu'une faculté de double vue, mise au service de sa mission artistique.
Un dessinateur d'un aussi prodigieux tempérament n'était-il pas prédestiné à devenir l'interprète des plus purs joyaux de la littérature? Ses illustrations, étonnantes par leur nombre autant que par leur puissance d'expression et leur vigueur, présentent des compositions souvent curieuses, réalistes et mystérieuses: réalistes par l'accumulation des détails vrais, mystérieuses par l'introduction d'éléments spirituels et par le libre jeu de la fantaisie souveraine, qui ne se borne pas à reproduire littéralement la fable, mais sait pénétrer au delà du hasard des choses et des moments dans la profondeur des régions parfois inexprimées par le sujet littéraire.
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D'esprit scrupuleux et méthodique, il ne s'abandonne pas complètement aux caprices de son imagination puissante et envahissante; mais, d'autre part, sa sensibilité a su préserver son art de l'intellectualisme pur et absolu, et en cela aussi il suit la noble tradition des grands maîtres du moyen âge. Sa perspicacité sait choisir le détail typique qui crée l'atmosphère spéciale, par de sobres indications de terrain ou d'architecture.
Ce qui émeut le plus dans la manière de Konůpek, c'est l'étendue de sa conception artistique. Son âme, éprise de beauté, évoque le merveilleux sous toutes ses formes, et son tempérament d'artiste en retrace les visions d'une force et d'une intensité troublantes, avec toute la vigueur d'une impression première et spontanément communiquée. Il a produit une oeuvre de la plus étonnante universalité qui reste cependant marquée d'un sceau très personnel et très étrange. Chacune de ses feuilles vit dans une atmosphère qui lui est particulière et dont l'étonnante singularité se revèle unique et s'impose.
Qu'il me soit, à présent, permis de donner la parole à l'artiste lui-même, qui, écrivain éloquent, dans son livre récent intitulé La Vie dans l'Art, expose ses théories en des termes excellents. Ainsi comprendrons-nous mieux le sens exceptionnel de ses oeuvres, trop tourmentées et confuses au jugement de quelques-uns. C'est donc l'artiste lui-même qui dit: ‘Nous sommes un morceau de la nature qui, par nous, pense et crée. Nous sommes des êtres naturels, et tout ce que nous créons, ce n'est, de même, qu'un détail de la nature. Notre intellect aussi, à ne pas parler du sentiment, est, avec toutes ses idées et conceptions, le produit des faits naturels. Pourquoi donc créer de supérieures valeurs artistiques, spirituelles, surchargées, d'autonomes manifestations créatrices? Donc, ce que je fais, ce n'est qu'une notation et une reproduction d'impressions et des événements d'un pélerinage incessant dans la grande spirale de la vie. Jusqu'ici j'ai, de cette manière, noté toutes mes pensées, les aventures de ma vie, mes désirs, mes tristesses et mes angoisses, en usant des formes artistiques qui venaient et passaient. Tout mon travail créateur fait donc des efforts pour donner une description, une transcription, une paraphrase. Il y a là-dedans beaucoup de littérature, d'aventures, d'intimité, de traités, de colère et d'amour...’
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L'oeuvre de Jan Konůpek, cette oeuvre née d'une étrange maturité d'esprit et d'une ampleur magnifique, persévère même maintenant, à l'âge mûr de l'artiste, dans son épanouissement étonnant. Entouré de quelques amis rares, indifférent aux succès passagers, loin des cénacles, Konůpek continue à travailler, à s'exprimer. De grands projets naissent toujours, et à présent un des plus hardis commence à se réaliser: Jan Konůpek vient de dessiner un alphabet nouveau, destiné uniquement à l'usage de son ami Jaroslav Picka qui depuis longtemps imprime sur une presse à main des raretés littéraires et bibliographiques, et qui maintenant crée une Press, - une Private Press, au sens anglais du mot, - la Picka-Press, au moyen de laquelle il se propose d'éditer d'importants documents littéraires dans la langue originale avec la collaboration de son confrère Jan Konůpek. La première oeuvre de cette Press vient de paraître: L'Apocalypse, en latin, un somptueux volume - Liber typis Italicae Konůpkianae a Carolo Dyrynk exsculptis in nonaginta exemplaribus papyro Hollandiae Pannekoek a Iaroslao Picka manu impressus - orné de neuf grandes eaux-fortes de Jan Konůpek. Ce sont des feuilles étourdissantes, en effet, d'une rudesse propre à Konůpek et qui donne à son oeuvre un caractère fort et viril. Le voici de nouveau au delà de la réalité dans le monde des visions apocalyptiques. La Picka-Press qui nous présente, par cette superbe édition de l'Apocalypse, son premier volume, jouera certainement un rôle important dans la production du beau livre tchèque et suscitera de nouvelles oeuvres de son
collaborateur artistique Jan Konůpek. Nous lui souhaitons, de tout coeur, le succès mondial qu'elle mérite à juste titre.
Puisqu'il serait vain d'essayer de donner ici un catalogue, même incomplet, de l'oeuvre de Jan Konůpek, nous nous bornerons à affirmer une fois de plus que devant la multitude merveilleuse des visions qu'il a fixées par sa plume ou son burin, le sentiment du respect se mêle à notre admiration pour l'auteur. Jan Konůpek n'est pas très en vogue dans le monde artistique tchèque. Mais n'est-ce point précisément une gloire pour un créateur d'ignorer la mode et de travailler uniquement d'après sa conscience d'homme et d'artiste?
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Jan Konůpek
Illustration
(gravure sur bois)
Note de la Rédaction: Pour l'illustration de cet article M.J. Konůpek a bien voulu nous confier quatre bois originaux, tandis que M.J. Picka nous a prêté six clichés. Qu'ils veuillent trouver ici l'expression de notre reconnaissance.
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Jan Konůpek
Illustration
(gravure sur bois)
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Jan Konůpek
Vision paléontologique
(gravure sur bois)
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Jan Konůpek
Saint Venceslas
(gravure sur bois)
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Jan Konůpek
Le roi OEdipe
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Jan Konůpek
Illustration
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Jan Konůpek
Les chefs de la nation
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Jan Konůpek
Vision apocalyptique
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Jan Konůpek
La Nativité
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Jan Konůpek
Golgotha
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