De Gulden Passer. Jaargang 15
(1937)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
[pagina 52]
| |
Erasme dans la relation de voyage du poète florentin Jean André Moniglia (XVIIe siècle).Nous ne voulons pas parler de l'oeuvre ni de la pensée d'Erasme, cet homme universel qui nourrit son esprit à la source de la pure latinité, qui aima l'Italie d'un amour ardent et intarissable, qui aurait voulu ‘vivre à Florence et mourir à Rome’. Les savants de tous les pays lui ont rendu récemment un hommage éclatant, celui de l'humanité entière de cette époque troublée, qui n'a rien à envier à l'époque érasmienne. Nous voulons rappeler ici la relation d'un voyageur italien qui visita, au XVIIe siècle, la ville natale d'Erasme et qui, devant le monument de celui-ci, ne trouva pas dans son âme un seul sentiment élevé. Ce voyageur était poussé non seulement par sa bassesse, mais surtout par son ignorance et par ce sectarisme aveugle qui domine tout son siècle, où toute lumière de liberté était éteinte. On sera frappé par la remarque calme, digne et libre de tout sentiment d'hostilité et de mépris, qu'un savant prélat italien nota dans sa relation, et plus vif sera l'écoeurement qu'on ressentira en lisant la poésie de MonigliaGa naar voetnoot1). Le prélat était Antoine Maria Graziani, évêque d'Amélie, en Ombrie, qui, en 1561, accompagna le cardinal Commendone dans sa légation à travers la France, la Flandre, la Hollande et l'Allemagne; voyage qui lui donna l'occasion d'écrire un ouvrage publié presque deux siècles après la mort de l'auteurGa naar voetnoot2). Parti d'Anvers au début du mois de mai 1561, l'évêque Graziani, par Breda et Dordrecht, arriva à Rotterdam, où il ne demeura que quelques jours à peine; mais il consigna dans son récit, que cette | |
[pagina 53]
| |
ville ‘frequens ac dite’ jouissait ‘non mediocrem famam ex Desiderii Erasmi ingenio nactum, qui ab ipso cognominabatur, vir multiplice sane eruditione, si verum ex litteris quam magnam petere laudem maluisset’Ga naar voetnoot1). La phrase du prélat ne révèle ni animosité ni mépris; peut-être un faible regret. Un siècle plus tard un autre voyageur, nourri par de solides études, esprit éclairé et enclin à la bienveillance, le comte Alexandre Segni de Florence, visita aussi Rotterdam. Dans toutes ses oeuvres, et également dans la relation du voyage qu'il fit en 1666 en Flandre et en Hollande, en compagnie de son ami le marquis François Riccardi, on retrouve le même esprit. Le noble Florentin, bien que fils de ce XVIIe siècle, joignait à la noblesse de la naissance celle de l'esprit. Ce descendant de Bernard Segni, historien florentin, auteur de la Vie de Nicolas Capponi, son oncle, et de Fabius Ange et Pierre Segni, écrivains connus, le compte Segni, qui fut parmi les fondateurs et le premier Consul de l'Académie du Cimento, dont la renommée se répandit dans toute l'Europe, visita en 1666 la Flandre et particulièrement Bruxelles et Anvers. Au mois de juin il se rendit, avec son ami, en Hollande, et le 6 juillet il était à Rotterdam, où, pressé de rentrer en Flandre, il ne s'arrêta que quelques heures. De ‘cette grande ville peuplée d'environ soixante mille habitants’ Segni visita ‘le beau port’ et remarqua ‘les rues droites et propres, les maisons belles et décorées’ et au marché ‘la statue d'Erasme originaire de cette ville. Dans le siècle passé, ajoute-t-il, il fut grand maître de l'hérésie’Ga naar voetnoot2). Ces derniers mots révèlent en Segni un fils de son siècle, mais le jeune Florentin ne se laisse jamais emporter par des termes excessifs, il ne marque jamais ni mépris ni partialité, et toute la relation de son voyage est rédigée en une langue pure et digne, ses remarques sont toujours empreintes d'une bienveillante noblesse de langage. C'est peut-être le comte Segni, attaché à la cour de Toscane, qui fit naître dans l'esprit du grand-duc Ferdinand II, l'idée de conseiller à son fils, le prince héritier Cosme, un grand voyage à travers l'Europe. Ce voyage n'avait aucune portée politique, mais une séparation momentanée était nécessaire au jeune ménage princier, profondément malheureux, après trois aus d'union. Le prince | |
[pagina 54]
| |
partit de Florence le 22 octobre 1667, visita l'Allemagne et la Hollande et débarqua à Anvers le 22 janvier 1668. La suite du prince comprenait environ cinquante personnes, parmi lesquelles Jean André Moniglia, médecin du prince, littérateur, poète et mauvaise langue. Il rédigea une relation du voyage, en poésie, dont nous avons eu déjà l'occasion de parlerGa naar voetnoot1). Mais avant d'étudier son oeuvre il est utile d'esquisser une rapide portrait de l'auteur. Né à Florence en 1625, de parents génois, Moniglia, jeune praticien, spirituel, intelligent ambitieux, réussit à se faire présenter à la Cour. Il avait à peine trente ans quand, ayant gagné la protection du cardinal Charles de Médicis, frère du grand-duc, il entra à son service comme médecin. Après la mort du grand savant François Redi (1698), il fut nommé premier médecin à la cour du grand-duc Cosme III et, dès 1668, il occupa une chaire à l'Université de Pise. Ses publications scientifiques sur la médecine ne sont pas dépourvues de valeur, mais il se consacra surtout au théâtre et ses drames connurent un beau succès. Railleur, mordant, Moniglia avait le don de saisir le ridicule des gens et des choses; sa verve hardie, souvant méchante, ainsi que ses sarcasmes, lui créèrent de nombreux ennemis, aussi acharnés qu'impuissants, car la protection grand-ducale lui assurait l'impunité absolue. Ses polémiques avec l'abbé Lanci, les médecins Valentini, Bellini, Orsachi, Bertini, les poètes Menzini, Nomi et le chanoine Tozzi, montrent que Moniglia possédait ‘l'audace impudente et la violence de l'Arétin, sans toutefois en posséder le talent’Ga naar voetnoot2). Il serait trop long de raconter l'existence de Moniglia, dont la mort fut une véritable délivrance pour tant de personnes. Moniglia, avons-nous dit, comptait parmi les courtisans de la suite du prince de Médicis. Il composa, sur son voyage, un poème dans lequel on retrouve son esprit moqueur, souvent vulgaire et méchant. L'Allemagne et la Hollande ‘pays hérétiques’ excitèrent sa muse acerbe et ironique. D'Inspruck il annonçait à Florence des lettres d'Allemagne ‘lettres qui, d'après les habitudes du pays, | |
[pagina 55]
| |
seront peu propres et très sales’Ga naar voetnoot1). On pouvait compter qu'il tiendrait parole! En effet Augsbourg, Vertingh, Norling, Rottembourg, Mittembourg et d'autres villes ne sont pas ménagées. Dans les environs de Magonce habitent ‘calvinistes impies et luthériens abominables’ et à la douane la vérification est faite ‘par deux calvinistes au visage couleur de brouet de haricots, au regard honteux, à la barbiche noire; je ne puis pas me tromper, ajoute-t-il, ce sont des scélérats!’. L'Allemagne est pour lui ‘la patrie de l'Antechrist, le pays des hérétiques’. Arrivé à Amsterdam qu'il appelle ‘la ville la plus riche du monde entier’ sa haine se calme un peu, il se borne à tourner en ridicule la passion de ses habitants ‘qui lavent tout, même le bois à brûler’ ‘pour la propreté’. Son fanatisme, sa haine des hérétiques réapparaît à son arrivée à Rotterdam, et se manifeste d'une manière vulgaire et révoltante, devant le monument d'Erasme ‘ce tyran impie, traître à la religion catholique’. Il ne peut pas nier à ce grand savant la gloire d'être ‘un humaniste célèbre’ mais nous pensons que la trivialité du poète Moniglia ne pouvait pas tomber plus bas que dans les vers que sa méchante muse lui a inspirés devant le monument de cet homme épris de justice, qui dut attendre tant de siècles pour voir tomber ce fanatisme contre lequel il avait lutté pendant toute sa vie. Devant la maison natale et le monument de l'humaniste Moniglia montre en mème temps son ignorance et le fanatisme qu'elle a engendré et il écrit: Qui nacque Erasmo empio tiranno e infido
Al cattolico culto, ma nel mondo
Per le lettere umane, uom di grido.
Ah quant'anime, oh quante andaro al fondo
Per la voce di lui, che di Calvino
Parlò dell'eresia troppo facondo.
Statua di bronzo e di lavoro più fino
Ch' a quel di Fidia s'adeguasse, in ponte
Stassi eretta a costui quasi divino
Ei fusse; tosto mi sudò la fronte
| |
[pagina 56]
| |
E vennemi, in veder l'alto colosso,
Desiderio di fargli oltraggi ed onte.
Ma perchè allor, com'io vorrei, non posso
Dargli uno sfregio, non veduto almeno,
Piano, piano m'accosto e te gli piscio addosso!Ga naar voetnoot1)
Voici la traduction: ‘Ici naquit Erasme tyran impie et traître à la religion catholique, mais homme de lettres de grande renommée. Que dire devant cette incommensurable vulgarité stupide, cette lâcheté repoussante? Il est réconfortant de savoir que ces ignobles sentiments n'étaient partagés par aucun personnage, digne de ce nom, de la suite du prince. En effet Philippe Marchetti, chambellan du prince, écrit dans son journal à la date du 16 janvier 1668: ‘On arrive à Rotterdam, ville natale d'Erasme, qui a sa statue en bronze sur la place principale’Ga naar voetnoot2). Le marquis Philippe Corsini, échanson du prince, dans son journal, écrivait à la date du 17 janvier 1668: ‘Nous avons vu la maison, très basse et ordinaire, où l'on dit qu' Erasme est né et sur laquelle on lit ce distique.... Non loin de cette maison, il y a un pont, à travers le canal, plus grand que tous les autres, et au | |
[pagina 57]
| |
milieu, sur le bord est placée la statue de Désiré Erasme, chanoine de Rotterdam. Il est représenté debout, lisant un grand livre qu'il tient dans ses mains. Il a un bonnet carré sur la tête, est habillé d'une robe majestueuse, retombant derrière les épaules et qui traîne jusqu'à terre. L'inscription est indéchiffrable. Le personnage est représenté maigre et aride’Ga naar voetnoot1). Enfin Jean Baptiste Gorina, médecin de Bologne, écrivait dans son journal le 15 juin 1669, époque à laquelle le prince passa pour la seconde fois par Rotterdam: ‘Sur la place il y a la statue d'Erasme, en bronze, en entier, avec une longue robe, un livre à la main. Il est coiffé d'un bonnet, presque de prêtre, car il était chanoine de Bâle. Un peu loin de cette place il y a la maison où Erasme est né, sur laquelle il y a une inscription en espagnol, en hollandais et en latin: Aedibus his ortus mundum decoravit Erasmus, Artibus ingenuis, religione, fide’Ga naar voetnoot2). On peut ajouter à ces trois personnages, le médecin italien qui au début du XVIIIe siècle visita Rotterdam; à eux tous ils compensent les écarts de langage de Moniglia et son attitude indigne. Renaud Duglioli de Bologne (1664-1739), médecin et professeur à cette Université dès l'année 1708, voyagea beaucoup pendant sa vie, attaché comme médecin au service de plusieurs ambassadeurs vénitiens. Il demeura longtemps à La Haye, à Constantinople, en France, en Pologne. De son long séjour en Hollande, il nous a laissé une intéressante relation dans laquelle il parle des villes d'Amsterdam, de Rotterdam, Leide, Harlem, et Utrecht, ainsi que de l'organisation politique et économique de ce pays. Cette relation, rédigée en 1709-1711, a été publiée il y a plusieurs annéesGa naar voetnoot3). Duglioli, en visitant Rotterdam ‘la seconde grande ville et très peuplée, célèbre pour avoir donné le jour à Erasme, un des premiers restaurateurs de la langue latine’ resta en admiration devant le monument de celui-ci ‘qui se trouve sur le pont de la ville’ comme devant la maison où ce savant vit le jour, et il transcrit les vers latins que ses concitoyens y avaient gravés. | |
[pagina 58]
| |
Nous croyons que la méprisable action de Moniglia n'a pas eu d'imitateurs, mais nous avons l'impression que le monument d'Erasme n'était pas en ces temps, ni après, au moins à la fin du XVIIe siècle, très surveillé. En effet, en 1681, un voyageur français remarquait, avec étonnement et dégoût, la saleté qui entourait le monument ‘du bon Erasme’ devant lequel il était resté en admiration et qu'il décrit en détail dans sa relation. La quantité d'ordures, écrivait-t-il, que l'on dépose à l'entour de cette figure, la déshonore beaucoup, quoy qu'elle ait été élevée par les habitants de la ville à la gloire de celuy qu'elle représente, tenant un livre à la main et un bonnet quarré sur la teste’Ga naar voetnoot1).
Mario BATTISTINI.
NOTE: Cet article a fait l'objet d'une communication lors des Journées Erasmiennes, en 1936. |
|