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Rubens
par Emile Verhaeren.
Ton art énorme est tel qu'un débordant jardin
- Feuillages d'or, buissons en sang, étangs de flamme -
D'où surgissent d'entre les fleurs rouges, tes femmes
Tendant leur corps massif vers les désirs soudains.
Et s'exaltant et se mêlant, larges et blondes,
Au cortège des AEgipans et des sylvains
Et du compact Silène enflé d'ombre et de vin
Dont les pas inégaux battent le sol du monde.
O leurs bouquets de chair, leurs guirlandes de bras,
Leurs flancs fermes et clairs comme de grands fruits lisses
Et le pavois bombé des ventres et des cuisses
Et l'or torrentiel des crins sur leurs dos gras!
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Que tu peignes les amazones des légendes
Ou les reines ou les saintes des paradis,
Toutes ont pris leur part de volupté, jadis,
Dans la balourde et formidable sarabande.
Le rut universel que la terre dardait
Du fond de ses forêts au vent du soir pamées
A ses tisons rodeurs les avait allumées
Avant de s'endormir en leurs coeurs satisfaits.
Et tes bourreaux et tes martyrs et ton Dieu même
Semblent fleuris de sang, et leurs muscles tordus
Sont des grappes de force à leurs gibets pendus
Sous un ouragan fou de pleurs et de blasphèmes.
Si bien que grossissant la vie, et l'ameutant
Du grand tumulte clair des couleurs et des lignes,
Tu fais ce que jamais tes émules insignes
N'avaient osé faire ou rêver avant ton temps.
O! le dompteur de joie épaisse, ardente et saine,
O l'ivrogne géant du colossal festin
Où circulaient les coupes d'or du vieux destin
Serrant en leurs parois toute l'ivresse humaine.
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Ta bouche sensuelle et gourmande, d'un trait,
Avec un cri profond les a toutes vidées,
Et les oeuvres naissaient du flux montant d'idées
Que ces vins éternels vers ton cerveau lançaient.
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II.
Tu es celui - le tard venu - parmi les maîtres
Qui d'un geste hardi, mais d'un fervent regard
D'abord demande à tous une fleur de leur art
Pour qu'en ton oeuvre à toi tout l'art puisse apparaître.
Mais si tu prends, c'est pour donner plus largement
Aux horizons pleins de roses que tu dévastes,
Lorsque tu t'es conquis enfin, ton geste vaste
Soudain, au lieu de fleurs, allume un firmament.
Les rois aiment ton goût de richesse ordonnée,
Tu l'imposes puissant, replet, fouillé, profond
Et Versailles le tord encor en ses plafonds
Où sont peintes, lauriers au front, les destinées.
Il déborde, il perdure excessif et charmant,
Il s'installe parmi les bois et les terrasses
Et les femmes de joie élégantes et grasses
En instruisent Watteau au bras de leurs amants.
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Et te voici parti vers les Londres funèbres
En des palais obscurs dont a peur le soleil
Pour y fixer cet art triomphal et vermeil
Comme une vigne d'or sur des murs de ténèbres.
Et quand tu t'en reviens vers ta vieille cité,
Le front déjà baisé par le destin suprême,
Nul ne peut plus douter que tu ne sois toi même
L'infaillible ouvrier de son éternité.
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III.
Alors la gloire entière est ton bien et ta proie,
Tu la domptes, tu la lèches et tu la mords;
Jamais un tel amour n'a angoissé la mort
Ni tant de violence, enfanté de la joie.
Tu rentres comme un roi en ta large maison,
Toute la Flandre est tienne, ainsi qu'est tien le monde
Et tu prends pour l'aimer sa fille la plus blonde
Dont le nom est doré comme un flot de moisson.
Tu réssuscites tout: l'Empyrée et l'Abîme
Et les anges pareils à des tyrses d'éclairs
Et les monstres aigus, rongeant des blocs de fer
Et tout au loin, là bas, les Golgothas sublimes.
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Et l'Olympe et les Dieux, et la Vierge et les Saints,
l'Idylle ou la bataille atroce et pantelante,
Les eaux, le sol, les monts, les forêts violentes
Et la force tordue en chaque espoir humain.
Ton travail exalté est comme un incendie
Où tes poings saisiraient des torches pour pinçeaux
Et capteraient la vie immense en des réseaux
De feux enveloppants et de flammes brandies.
Que t'importe qu'aux horizons fous et hagards
Tel autre nom jadis fameux et clair, s'efface,
Pour toi, c'est à jamais que le temps et l'espace
Retentissent des bonds dont les troua ton art.
Conservateur fougueux de ta force première
Rien ne te fut ruine, ou chute, ou désavoeu,
Toujours tu es resté trop largement un Dieu
Pour que la mort, un jour, éteigne ta lumière.
Et tu dors à Saint Jacque, au bruit des grands bourdons
Et sur ta dalle unie, ainsi qu'une palette,
Un vitrail criblé d'or et de soleil, projette
Des tons rouges et forts, pareils à des brandons.
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