[II]
Le dessin oh il est arrivé paraît-il que le dernier morceau de planète quittait notre terre et les hommes qui regardaient la courbe du voyage, là très haut dans le ciel, n'avaient pas besoin de dessiner, de ‘faire de leurs maisons des fêtes’ pour ne pas s'ennuyer: le ciel, la terre qui se coupait continuellement des morceaux et les envoyait dans l'air, était bien plus passionant que le plus beau dessin. Bon. Depuis lors l'ennui est venu, après ça les dessins.
Le cercle était fait, voilà, de petites rangées de dessins sur les murs des grottes, plus ou moins. Ils ne circulaient pas, ce n'étaient pas des artistes, l'homme revenait de la chasse et le soir il se mit à dessiner ou plûtôt entre la chasse à l'antilope (qui se faisait ordinairement le jour) et la chasse à la femelle (qui se faisait la nuit, ou l'inverse) l'homme se reposait ou réparait ses armes ou grattait un dessin sur les murs de sa grotte.
Pas trop de discussions. Une fois par mois les palabres, ça suffit. Il y en avait trois ou quatre par tribu, pas trop, peutêtre un peu plus. On ne parlait pas encore d'art comme d'un flambeau dans la nuit, il fallait encore inventer les mots art, civilisation, nuances, tiens les nuances étaient dans les formes, formaient les formes partout dans la terre, l'eau, la forêt, aussi dans les dessins, pourquoi pas. On ne faisait pas des choses qui font de grandes distances d'idées. On ne cherchait pas du mieux et du mieux. O.K. Mais il y avait une faute, plus tard enfin. C'était une dame très chic, très corporelle qui dominait son mari qui s'ennuyait quoi, ou un monsieur très riche, puissant, enfin ils invitaient un artiste d'un village (mais le mot artiste n'était pas encore inventé), donc un type, qui le soir faissait des dessins pas mal sur les murs de sa cabane, et puis d'autres et d'autres, dans leur maison, ils les donnaient de la nourriture et d'autres richesses pour le fait d'avoir des dessins à leurs murs, puis, afin de pouvoir transporter ces dessins: sur une planche, sur une peau, un tissu, une toile et voilà que tout est foutu, la concurrence s'y mèle, le parti-pris, les concours, l'exactitude, enfin l'Art était né quoi, merde alors. Les bêtes. Et ennuyeux que ça devenait. Le monde de la gorgone. Et surtout plus d'imagination, de fantaisie. Le monstre est celui qui s'ennuie. C'est pour cela que moi je dessine des monstres et des masques, je me demande s'ils se reconnaissent là-dedans, les Soeurs et les médecins. Et surtout ne me dites pas que c'est de l'art.
Le monstre ne voit pas clair. Il n'a pas de phare. Mais il va défendre ce qu'il peut. Je dessine et je joue et ça m'amuse.
Centre neuro-psychiatrique de Fleury-sur-Marne, Oct. 1957.