De Achttiende Eeuw. Jaargang 1995
(1995)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Yvette Went-Daoust
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s'échangent, où la marche du monde est discutée, où les arts sont commentés; occupations qui lui tiennent toutes également à coeur. Dans un premier temps j'examinerai les rôles que jouent les lettres dans la vie de la jeune fille, puis de la femme; dans un deuxième temps j'essaierai de dépister les retombées de la correspondance sur son oeuvre de fiction. Il va sans dire que je ne m'attacherai qu'à cette partie de la correspondance (la plus étendue) qui me paraît immédiatement liée à l'oeuvre, et que je ne pourrai brosser un tableau de celle-ci qu'à très grands traits.
L'écriture de Belle connaît deux grandes étapes: une qui précède son mariage; la correspondance y occupe la première place, mais en revanche la rédaction des lettres sert d'école d'apprentissage à l'écrivaine en herbe. Une première publication, Le Noble, date de cette période. Une deuxième étape qui suit le mariage et voit le cercle des correspondants se transformer et s'élargir. Les sujets traités se diversifient en proportion. D'autre part, 1784, année de la publication des Lettres neuchâteloises, inaugure une période d'intense création, au cours de laquelle le talent de Mme de Charrière s'exprimera brillamment, aussi bien à travers le roman épistolaire qu'à travers quantité d'autres genres. Les similitudes frappantes sur le plan des idées et des sentiments entre la lettre authentique et la fiction témoignent de la profondeur de l'engagement et des convictions de Mme de Charrière. La thématique qu'elle développe dans le roman est liée à une expérience vécue dont découlent directement ses points de vue idéologiques touchant l'éducation (celle des filles surtout), le mariage, les problèmes de société, les classes sociales et la politique. Ainsi, dès 1789, la Révolution marque fortement tous les écrits de l'auteur. Cette étroite relation est d'ailleurs confirmée par le fait qu'une large partie de la correspondance est métalittéraire, c'est-à-dire consacrée à l'examen de problèmes liés au travail de la création proprement dit: commentaires, critiques de travaux en cours, corrections de textes. La place faite à la structure et au style d'ouvrages personnels ou à ceux d'autrui est considérable aussi bien dans les lettres adressées à Constant d'Hermenches que, plus tard, dans celles adressées à Chambrier d'Oleyre, Benjamin Constant, Ludwig Ferdinand Huber, etc. Mme de Charrière prodiguera aussi des conseils stylistiques à ses protégées: Henriette l'Hardy et Isabelle de Gélieu, qu'elle encouragera à écrire. Bref, si on fait la part de quelques conventions esthétiques propres aux genres, le passage de la lettre au roman n'entraîne presque pas de solution de continuité. A peu de chose près, on retrouve ici comme là un même discours. Puisqu'il importe, pour bien saisir la personnalité littéraire de Belle, de ne pas dissocier création et réalité, je passerai constamment de l'une à l'autre dans ce survol. La première étape de l'activité épistolaire qui nous intéresse ici est dominée par la figure de Constant d'Hermenches. Belle fait sa connaissance en | |||||||||||||||||||||||||||||||
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février 1760 et la première lettre qu'elle lui écrit est datée du 22 mars.Ga naar voetnoot2. La correspondance qu'ils entretiendront avec intensité pendant onze ans, qui s'espacera après le mariage de Belle et prendra fin en 1776, est riche à plusieurs titres. Elle permet au lecteur d'apprendre à connaître la jeune fille et contient en germe l'étoffe dont ses livres seront faits. Belle y lance des idées qu'elle approfondira plus tard et elle y développe un style. D'ores et déjà ses goûts littéraires y apparaissent fixés. Les lectures dont elle fait état: Lafontaine, Rousseau, Voltaire, Hume, sont celles de la maturité. Or ces lectures ont également leurs échos dans les romans. Non seulement les personnages de Mme de Charrière lisent, commentent les auteurs et s'en inspirent pour la conduite de leur vie, mais l'écrivaine ne se prive pas de citer des écrivains, voire de les pasticher à l'occasion. Belle affiche dans sa correspondance avec d'Hermenches la même indépendance d'esprit et le même refus de tout conformisme qui la caractériseront toute sa vie. Sur le plan de la fiction, Le Noble, qu'elle publie en 1763, nous met à même de juger de ses dons satiriques. Il va sans dire qu'ils ne sont pas appréciés partout; aussi les parents de Belle croient-ils à-propos de retirer bien vite le petit écrit de la circulation. Faisant écho à certains énoncés humoristiques des lettres, tel que celui-ci: ‘Qu'est-ce que la naissance? [...] C'est le droit de chasser’, elle y ridiculise les préjugés nobiliaires. Constant d'Hermenches ne tarit pas d'éloges sur l'esprit de Belle et sur ses talents stylistiques, l'aisance naturelle et la vivacité avec lesquelles elle s'exprime. ‘Je puis vous dire sans exagérer que vous écrivez mieux que personne que je connaisse au monde, je n'en excepte pas Voltaire.’Ga naar voetnoot3. Peut-être l'admirateur exagère-t-il tout de même un peu? Une chose est certaine, les talents littéraires sont inégalement partagés entre les deux épistoliers, et d'Hermenches s'en rend compte. Lorsqu'à l'occasion il commet quelques vers, il les soumet bien humblement au jugement de sa destinataire dont il accepte le verdict sans discuter. Mais il est surtout attentif aux idées personnelles de sa partenaire. Dans cet échange d'Hermenches fait souvent figure de récepteur et de miroir, il apparaît alors comme un pur prétexte aux discours de la jeune châtelaine esseulée, en mal de s'exprimer. D'ailleurs l'égotisme de Belle s'explique aisément: on comprend qu'une femme jeune, intelligente, cultivée, sensible et, de son propre aveu, sensuelle, découvrant tout à coup dans le désert ambiant quelqu'un avec qui parler, doué, ce qui ne gâte rien, d'un charme inhabituel et jouissant même d'une réputation de séducteur, soit fortement tentée de se laisser griser par le plaisir de la parole et par celui d'être admirée. Aussi, à côté des commentaires de lectures et des considérations philosophiques, les discours auxquels | |||||||||||||||||||||||||||||||
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elle se laisse naturellement entraîner, sont-ils ceux de l'autoanalyse et des développements sur les sentiments et les passions. C'est dire que la lettre suit fréquemment la pente du journal intime; au lieu de se confier au cher cahier, Belle se tourne vers ce lecteur bienveillant, un lecteur qui, on aime à le croire, annonce bien des lecteurs futurs. Vivant le plus souvent retirée dans sa chambre de Zuylen, Belle intensifie la réclusion physique par l'indépendance de l'esprit. Somme toute, elle s'accommode assez facilement de la solitude matérielle; elle déplore davantage la solitude spirituelle. Elle s'en prend au caprice du sort qui l'a fait naître fille. Elle envie la liberté de ses frères, elle qui devra, encore à 26 ans, supplier son père de lui accorder la permission de faire un voyage en Angleterre. Elle répond à d'Hermenches qui lui aussi estimait que la nature avait mal servi son amie en lui conférant le sexe féminin: ‘Vous n'etes pas le premier qui ait des regrets que je ne sois pas un homme, j'en ai eu moimême bien souvent, non qu'il soit bien sur que je fusse un homme si admirable, mais je serois aparemment une creature moins deplacée que je ne le parois apresent, ma situation donneroit plus de liberté a mes gouts, un corps plus robuste serviroit mieux un esprit actif ...’Ga naar voetnoot4. Le caractère de l'épistolière et les circonstances dans lesquelles elle rédige ses lettres se verront souvent transférés, à peu près tels quels, aux héroïnes de ses romans et aux cadres fictionnels où elle les situera. Une Marianne de la Prise, dans les Lettres neuchâteloises, connaît, comme Belle à La Haye, l'isolement moral et est la proie des critiques mesquines d'une société médiocre. Tout comme Belle s'en plaignait à son confident, la protagoniste se plaint à sa correspondante de l'ennui qu'elle éprouve dans les réunions mondaines. A la suite de l'auteur et de Marianne, les deux personnages féminins des Lettres écrites de Lausanne éprouvent à leur tour le même ennui. A mesure que Belle approche de la trentaine son désir de se marier se fait plus pressant, car le mariage conférait une plus grande liberté à la femme. Après la mort de sa mère, Belle se retrouve décidément très seule, elle partage désormais son existence avec un père qu'elle aime bien, mais dont le tempérament est plutôt taciturne. Ce n'est pas que jusque-là les candidats au mariage aient fait défaut - au cours des années précédentes, la jeune femme a déjà refusé quelques compatriotes, deux ou trois Allemands, James Boswell - c'est que le mariage en soi ne l'attirait pas particulièrement. Mais les conditions socio-culturelles qui sont les siennes et qu'elle ne songe d'ailleurs pas à contester - il faut tenir compte de l'époque où elle vit - lui rendraient la liberté dans le célibat impossible. Elle s'expliquera, avec | |||||||||||||||||||||||||||||||
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une légère amertume, sur le statut des femmes dans la société, en particulier dans les Lettres écrites de Lausanne. Quoi qu'il en soit, c'est dans la morosité d'un enfermement prolongé, et poussée sans doute par le désir tacite de se rapprocher de d'Hermenches - celui-ci pour sa part n'en fait pas un secret - qu'à 24 ans, secondée par ce fidèle complice, elle fantasme une alliance matrimoniale avec un ami de d'Hermenches, le marquis de Bellegarde, digne des meilleurs récits de fiction. Pendant quatre ans elle se consacrera à ce projet; faisant toutes les démarches à la place de Bellegarde, qui au dire de d'Hermenches ne demande pas mieux que de l'épouser, mais fait preuve d'une incurie étonnante lorsqu'il s'agit de faire le nécessaire. Elle s'efforce de convaincre son père, écrit à Rome pour obtenir une dispense, (le marquis est catholique, elle est protestante) va jusqu'à rédiger elle-même la lettre de demande en mariage que d'Hermenches, au nom du marquis adresse au Seigneur de Zuylen. La correspondance de cette époque est très instructive du point de vue de l'écriture romanesque, car Belle y fait proprement le métier d'écrivaine. Elle construit un roman épistolaire dont elle commente à la fois les différentes étapes, grâce à un dédoublement assez curieux, car elle en est à la fois l'auteur et le personnage. L'intention de l'intrigue que Belle met en place, si elle ne se l'avoue pas ou si elle en est peut-être dupe, apparaît en revanche tout à fait claire aux lecteurs indiscrets que nous sommes, indiscrets car ces lettres ne nous étaient pas destinées. Non seulement nous entrons dans le secret de la fabrication de l'intrigue mais nous savons que la scène se joue ailleurs; c'est l'aventure dont l'épistolière ne parle pas qui importe, celle qu'elle pourrait connaître avec d'Hermenches. Quoi qu'il en soit, le roman s'ébauche, s'alimente de douces perspectives, mais n'aboutit pas, le château de cartes s'effondre. Les êtres de chair et d'os se laissent plus difficilement manipuler que les êtres de papier. Le projet aura néanmoins donné lieu à des dissertations sur le mariage et aura suscité des réflexions qui constitueront un thème récurrent dans son oeuvre. Cependant, quelques années plus tard, à la consternation de d'Hermenches, Belle arrête son choix sur un ancien précepteur de ses frères, Charles-Emmanuel de Charrière. Elle se marie le 17 février 1771, elle a 31 ans. Lorsque Mme de Charrière tourne la page pour se consacrer à l'écriture, elle est riche de toutes sortes d'expériences, sur lesquelles je ne m'attarderai pas ici. Si l'on en croit Benjamin Constant, Mme de Charrière aurait, par exemple, écrit Caliste à la suite d'une déception sentimentale.Ga naar voetnoot5. | |||||||||||||||||||||||||||||||
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Mais la connaissance de la vie n'est pas le seul préliminaire de l'écriture, en ce qui concerne Mme de Charrière, des dispositions naturelles et une conjoncture favorable l'y préparent, semble-t-il, tout autant. Jeune fille, elle avait connu quelques célébrités de différents pays. Le nom que porte sa famille, sa maîtrise de plusieurs langues, la situation géographique centrale de la Hollande la prédisposaient au cosmopolitisme. De plus, loin de décourager les talents et la curiosité intellectuelle de leur fille, les van Tuyll consentirent à ce que celle-ci se livrât à des études et prît toutes les leçons qu'elle pouvait désirer prendre. La correspondance, qu'elle pratique avec la ferveur que l'on sait, est encore pour elle une fenêtre ouverte sur le monde. C'est ainsi qu'elle se familiarise avec les idées des Lumières. Son esprit curieux et agile continue de s'alimenter et de s'approfondir en Suisse, grâce aux lectures, aux amis qui fréquentent le manoir du Pontet et, toujours, grâce aux nombreux échanges épistolaires. En 1786, Belle passe un an à Paris où elle fait la connaissance de Benjamin Constant. Jusqu'à la rencontre de celui-ci avec Mme de Staël leurs rapports sont étroits et fréquents et leur correspondance abondante. Elle ne prendra fin qu'à la mort de Mme de Charrière. Après ce séjour, elle ne quittera plus guère le Pontet. A Paris Mme de Charrière a déjà goûté le climat prérévolutionnaire. Rentrée en Suisse, sa correspondance lui fournit des informations sur les avatars de la Révolution en Europe. Elle lui permet de suivre plus ou moins ponctuellement les événements là où ils se déroulent, car elle compte parmi ses amis des correspondants qui occupent des postes-clés en Allemagne, en Angleterre, en Italie, aux Pays-Bas. Ces informations augmentées d'autres sources, la lecture des gazettes notamment, la mettent à même d'intervenir par la plume, sur le vif. Benjamin Constant, nommé en 1788 chambellan à la cour de Brunswick, lui rapporte ce qui s'y passe. Les réactions des deux écrivains face à la Révolution s'expriment d'abord en courtes notations dans leurs lettres. Au départ ils approuvent avec enthousiasme les réformes qu'elle annonce. Ils se réjouissent à l'idée d'une société plus juste. Cependant, à partir de 1790 leurs divergences d'opinion se font jour. Benjamin Constant, dégoûté du conservatisme auquel naturellement il se heurte tous les jours à Brunswick, radicalise sa position. Les échanges à l'emporte-pièce entre les deux amis qui s'entendaient si bien se multiplient. Sous la Terreur Constant ira jusqu'à justifier Robespierre. En septembre 1794 il écrit à Belle comme à une adversaire: ‘Vous vous êtes trompée, si vous avez cru que je doutais de la possibilité de la République sans un tyran a la Robespierre, & parconséquent avec | |||||||||||||||||||||||||||||||
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la liberté. j'ai cru la compression, dans ce moment de crise, absolument nécessaire.’Ga naar voetnoot6. De son côté, Mme de Charrière éprouve une aversion quasi viscérale pour la barbarie et la violence. Elle s'abstient de prendre position. Tout en souhaitant l'égalité des droits elle ne croit pas à l'égalité des talents et des classes. Elle garde un attachement un peu nostalgique à ‘l'ancienne noblesse’, qui n'a rien à voir avec la noblesse corrompue, profiteuse, oisive contre laquelle on a eu raison de se révolter. Le noble selon son coeur est investi d'une tâche: protéger matériellement et éduquer ceux qui dépendent de lui. Elle ne commence à s'occuper des aristocrates français qui, fuyant la Révolution, se sont réfugiés à Neuchâtel, qu'en 1793, trois ans après le début de l'émigration, tant elle éprouve de difficulté à surmonter l'antipathie qu'elle ressent pour eux. Elle déteste l'arrogance et la futilité de ce beau monde qui dans sa détresse continue à croire que tout lui est dû. On trouve la peinture de ces nobles en exil dans de nombreux ouvrages, dont les romans Henriette et Richard, Lettres trouvées dans des porte-feuilles d'émigrés et Trois femmes. Le pessimisme que l'auteur professe à l'égard de l'humanité est profond. Aussi se donne-t-il à lire partout dans ses écrits de l'époque; des pamphlets aux romans, en passant par le théâtre. Une réflexion sur les changements sociaux que la Révolution a entraînés marquera désormais toute la production littéraire de Mme de Charrière. Finalement, à côté de la veine politique, la veine pédagogique teintée d'un certain féminisme se déploie dans les lettres comme dans les romans. Belle aime à dire qu'elle a un ‘faible pour [son] sexe’. Pendant les quinze dernières années de sa vie surtout elle s'occupe de quelques jeunes filles avec qui elle se lie d'amitié: Henriette l'Hardy, Caroline de Sandoz-Rollin et Isabelle de Gélieu.
Prolongeant la correspondance, les romans sont au début entièrement épistolaires - je ne m'arrête pas sur certains livres comme Le Noble ou Aiglonette et Insinuante (1791) qui sont des contes -. Les Lettres neuchâteloises par lesquelles débute vraiment en 1784, comme on l'a vu, la carrière de romancière de Mme de Charrière, sont à la dame du Pontet ce que les Lettres persanes sont à Montesquieu. Seulement Montesquieu, en critiquant certaines particularités des moeurs françaises, avait eu la tâche plus aisée car il était Français lui-même, tandis que Mme de Charrière est une étrangère en Suisse. Or chacun sait que l'on accepte plus difficilement les critiques, même prudemment formulées, venant d'étrangers que lorsque c'est nousmêmes qui nous les formulons. C'est pourquoi la romancière essaie de doser et de nuancer le plus possible sa critique des moeurs neuchâteloises, en | |||||||||||||||||||||||||||||||
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mettant en oeuvre des stratégies narratives appropriées. Par exemple, l'ordre d'entrée en scène des personnages, les traits qui les caractérisent et la place qu'ils occupent dans la société de la ville concourent à rendre le récit percutant, et à la fois permettent à l'auteur de se protéger. Ce n'est pas un hasard si dans un premier temps Mme de Charrière confie à un jeune étranger le soin d'ébaucher le tableau de la ville, et si dans un second temps, deux autochtones: Marianne, l'héroïne du roman, et un personnage que Meyer appelle ‘le Caustique’ viennent le compléter, car le regard de Meyer est hésitant, il ne pénètre pas tout, le jeune homme quitte sans doute son pays pour la première fois. Cette personnalisation appelle des jugements plus sûrs que seuls des Neuchâtelois sont en mesure de prononcer. La romancière prend encore soin de doser sa critique en présentant d'abord les jugements tempérés de Meyer, puis les critiques franches des deux autres personnages. Celles du ‘Caustique’, comme ce surnom l'indique, sont mêmes plutôt acerbes. Pourtant la critique des moeurs ne constitue pas le sujet principal du roman. L'écrivaine y fait surtout le procès des préjugés de classe. Au demeurant, elle félicite au passage les Neuchâtelois de leur égalitarisme. Elle se sert de l'héroïne, Marianne, pour prêcher la tolérance et montre comment celle-ci évite qu'une jeune ouvrière enceinte se retrouve sans argent et soit mise au ban de la société. Enfin Marianne de la Prise tombe amoureuse du père de l'enfant, qui de plus est un bourgeois quelle préfère à un comte. Les personnages féminins de Mme de Charrière sont volontiers cornéliens et l'action de ses romans, qui débute au seuil du mariage - comme dans le théâtre classique, au bord de la crise - se prête bien à la manifestation de leur dignité et de leur abnégation. Certains ont vu dans Les Lettres de Mistriss Henly, qui furent publiées en 1784, donc la même année que les Lettres neuchâteloises, une autobiographie déguisée. Monsieur Henly ressemble à Emmanuel de Charrière, et la dame du Pontet, quelque peu, à Mistress Henly. Autant Belle est vive et enthousiaste, autant son époux est flegmatique et raisonnable. Quoi qu'il en soit, Philippe Godet avait raison de définir Mistress Henly comme ‘le roman de l'incompatibilité d'humeur.’Ga naar voetnoot7. Mme de Charrière l'écrivit en contre-partie au Mari sentimental de Samuel de Constant, livre dont tout le monde parlait à Genève et qui raconte les déboires matrimoniaux d'un certain Mr. Bompré, victime des caprices et de la ‘cruauté’ de sa deuxième épouse. C'est sur cette épouse désenchantée que Mme de Charrière dirige le projecteur. En reprenant les grandes lignes du Mari sentimental elle permet à l'épouse de s'expliquer. Cette fois, c'est Mistress Henly qui écrit à une amie et se plaint | |||||||||||||||||||||||||||||||
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de la froideur raisonnable de son partenaire qui lui passe ses fantaisies avec une égalité d'humeur qui ne se dément pas, et partant d'autant plus irritante, alors qu'il réprouve sa façon de penser et la traite en être irresponsable. Règle générale: Isabelle de Charrière refuse de créer des héroïnes correspondant au modèle féminin que la société patriarcale proposait; c'est-à-dire des êtres passifs, doux et dépendants, tirant toute leur raison d'être de leurs partenaires mâles. On se rappelle le mot souvent cité de Belle: ‘Ik heb geen talent voor ondergeschiktheid’. Pas plus qu'elle ne propage dans les portraits physiques de ses personnages féminins le stéréotype de la beauté fragile, qui sous la plume des auteurs prédispose trop souvent à la subordination. Je n'en citerai qu'un exemple: le portrait de Cécile dans les Lettres écrites de Lausanne. Rompant avec tous les codes du genre, la romancière présente son héroïne comme une jeune fille robuste, voire ‘Un joli jeune homme Savoyard habillé en fille.’Ga naar voetnoot8. Elle ne craint même pas de lui décerner quelques défauts physiques: un gros cou et des rougeurs! Huit ans plus tard Mme de Charrière projetait Camille ou le nouveau roman, récit dans lequel l'héroïne devait être franchement laide. On lit dans la préface cette déclaration inattendue: ‘Mon plan en écrivant ce petit ouvrage a été de changer ce que les romans font toujours c'est de faire l'héroine belle comme le jour, je la ferai ici laide comme la nuit.’Ga naar voetnoot9. Le physique androgyne de Cécile, pour revenir aux Lettres écrites de Lausanne, s'accompagne d'un caractère qui dans les romans est d'habitude décerné aux personnages masculins: franchise, absence de coquetterie, courage. Dans tous les romans de Mme de Charrière les héros sont des femmes fortes qui prennent les initiatives et maîtrisent les événements. Cécile et sa mère vivent ensemble et se suffisent à elles-mêmes. Après que celle-ci eût fait à sa fille un tableau du mariage propre à ne pas lui laisser beaucoup d'illusions, Cécile se prend à rêver de passer sa vie avec sa mère quelque part à l'étranger et de travailler. Dans une lettre à sa cousine, cette mère imagine, bien que sur le mode utopique, une société où la noblesse serait transmise par les femmes. Son système est fortement critiqué par l'époux de sa destinataire et se prête à un échange où s'affrontent féminisme, avant la lettre, et misogynie. La mort de Caliste, la célèbre héroïne de la deuxième partie du livre, est hâtée par le désespoir où la pousse un homme faible, incapable de résister à l'autorité d'un père qui s'oppose à leur mariage. Bien que Caliste soit la victime et de l'inégalité des sexes et de celle des classes c'est elle qui fait preuve de force de caractère et d'esprit de décision. Elle écrit au père de William pour essayer de le fléchir et d'obtenir | |||||||||||||||||||||||||||||||
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son consentement, tandis que William, qui n'ose pas combattre les préjugés paternels, ne fait que se lamenter. La différence entre les discours des deux parties de ce roman épistolaire est également frappante. Alors qu'on attribue plutôt aux femmes un style sensible et volontiers larmoyant, l'écrivaine prête à la mère de Cécile, narratrice de la première partie, un langage mesuré et précis. Par contre, William qui raconte sa vie et sa liaison avec Caliste dans la deuxième partie du roman - celle-ci se compose d'une longue lettre adressée à la mère de Cécile devenue destinataire - s'exprime dans un langage dramatique et n'est pas avare de ses larmes. Caliste qui parut d'abord séparément en 1787 est sans doute le roman de Mme de Charrière qui eut le plus de retentissement: Corinne de Mme de Staël et Adolphe de Benjamin Constant lui doivent beaucoup. Lettres trouvées dans des portefeuilles d'émigrés qui parurent en 1793 est sans doute le roman où le cosmopolitisme de Belle est le plus apparent. Ce récit est aussi celui qui semble le plus engagé dans la réalité de l'heure: il réside en ‘une réflexion approfondie sur les causes lointaines de la Révolution, l'inégalité sociale, les émigrés’, recense Isabelle Vissière.Ga naar voetnoot10. Il réunit des personnages de différentes classes sociales et, parmi les nobles, des émigrés et des combattants. Les opinions se croisent dans des échanges de lettres plus diversifiés que ceux des autres romans de Mme de Charrière. L'auteur organise une polyphonie où les voix dialoguent, démontrant que les prises de position idéologiques sont moins importantes que les rapports humains; les premières dépendant souvent entièrement des seconds. Une lettre à Henriette L'Hardy, datée du 26 septembre 1794, reflète bien l'état d'esprit de l'auteur des Lettres trouvées dans des portefeuilles d'émigrés. ‘Mon scepticisme va toujours croissant & je pourois en venir à n'être pas très democrate même au sein d'une monarchie tirannique, ni très aristocrate au milieu du republicanisme le plus désordonné. Rien n'est si mauvais que son contraire ne puisse paroitre encore pire.’Ga naar voetnoot11. Cinq romans écrits à partir de 1798 sous le pseudonyme de l'Abbé de la Tour constituent entre autres une réflexion sur l'Emile de Rousseau et examinent les dangers de tout dogmatisme. Ce sont: Trois femmes (1798), Honorine d'Userche suivie de Trois dialogues (1798), Sainte-Anne et Les ruines de Yedburg (1799). Le héros de Trois femmes, Théobald, se consacre à l'éducation de quelques jeunes paysans, Constance, autre protagoniste du même roman, se livre à des expériences afin de prouver l'égalité des sexes; Mme de Charrière, attribuait les différences entre l'intelligence des garçons et celle des filles largement, sinon entièrement, à l'éducation. | |||||||||||||||||||||||||||||||
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Le culte dont Rousseau et Voltaire font l'objet pendant la Révolution est d'ailleurs ironiquement critiqué dans Trois femmes. On y lit: ‘Vous croyez donc qu'on ne peut se passer d'idoles, et vous consentez qu'on honore en Voltaire la tolérance qu'il a prêchée et inspirée; en Rousseau, les vertus domestiques qu'il a enseignées et rendues si touchantes et si belles! Si cela se pouvoit, j'y consentirois peut-être aussi.’Ga naar voetnoot12. On se rend compte combien la réalité envahit la fiction si l'on considère que les cendres de Rousseau et de Voltaire avaient été transférées au Panthéon en 1793 et que Trois femmes parut en 1798. Parmi les derniers romans de Mme de Charrière il faut signaler un ouvrage assez curieux par sa forme, il s'agit de Sir Walter Finch et son fils William qui date de 1806. Comme l'indique le premier titre du roman: Compte rendu par sir Walter Finch à William Finch son fils de l'enfance de celui-ci & de l'éducation qui lui a été donnée, le récit consiste en un journal tenu par un père qui le destine à son fils afin que celui-ci le lise plus tard.
L'abondance de son oeuvre en fait preuve, Mme de Charrière écrit vite. La structure de ses romans témoigne de cette rapidité, dans la mesure où divers procédés narratifs peuvent se mêler dans un même ouvrage, selon les besoins du contenu. Pour ne citer qu'un exemple, Trois femmes en exploite un nombre important. l'Avant-propos se présente sous la forme d'une conversation où des participants échangent leurs points de vue sur le ‘devoir’. Kant était beaucoup commenté à l'époque et l'on trouve dans la correspondance de Mme de Charrière avec Benjamin Constant des échanges d'idées, précisément sur la notion de ‘devoir’.Ga naar voetnoot13. Suit un dialogue entre deux des assistants au débat: le narrateur, l'Abbé de la Tour, et une jeune baronne. Au cours de ce dialogue, l'Abbé propose à la baronne de lui raconter une histoire illustrant comment quelques personnes qu'il a connues ont mis le devoir en pratique. La première partie du récit, qui en comprend deux, débute comme un conte, il s'agit d'un pastiche de Candide: alors que Voltaire y réfutait Leibniz, Mme de Charrière s'inspire de Kant pour imaginer ‘un petit traité du devoir mis en action’. La seconde partie consiste en une correspondance à sens unique: un des personnages du récit de l'Abbé de Latour, Constance, devient la principale épistolière. La lettre XI contient le ‘Dictionnaire politique, moral et rural; ou explication par ordre alphabétique des termes les plus usités’, rédigé par Théobald. Trois femmes comporte encore une | |||||||||||||||||||||||||||||||
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Suite dans laquelle l'Abbé redevient un moment narrateur, mais Constance reprend bientôt cette fonction. Elle raconte sa vie et fait ainsi participer l'autobiographie à la ronde des procédés romanesques. Il faut avouer que ces différentes manières de raconter et ce mélange des genres nuisent quelque peu à l'unité du roman. Mais Mme de Charrière ne semble pas s'en préoccuper. C'est qu'au fond elle écrit ses romans, surtout, pour illustrer des idées. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles elle ne les termine pas toujours. Lorsqu'elle juge qu'elle a suffisamment exemplifié son propos, elle met le point final, quitte à reprendre le récit un peu plus tard et à lui ajouter une ou des suite(s); c'est le cas pour les Lettres écrites de Lausanne ou pour Trois femmes entre autres. Ces suites ont quelque chose d'artificiel. En tout cas, le lecteur moderne préférera sans doute la fin ouverte des Lettres neuchâteloises, qui permet à son imagination de s'exercer. Cependant, on peut tracer une ligne évolutive de la simplicité à la complexité formelle dans les romans de Mme de Charrière. Lettres neuchâteloises, Lettres de Mistress Henly et Lettres écrites de Lausanne sont des romans strictement par lettres. A peu de choses près, ils se composent de lettres à sens unique, c'est-à-dire qu'un personnage est chargé de rédiger des lettres dont le lecteur ignore presque complètement les réponses. C'est par le discours du personnage-épistolier qu'il peut s'en faire une idéé très sommaire. Les Lettres trouvées dans des porte-feuilles d'émigrés, qui date de 1793, présente au contraire un récit raconté par plusieurs correspondants qui échangent véritablement des lettres. Laurent Versini constate qu'après la publication de La Nouvelle Héloïse, la polyphonie, c'est-à-dire les échanges de lettres aller et retour, se généralise dans le roman épistolaire.Ga naar voetnoot14. Mme de Charrière unit la correspondance à la narration à la troisième personne dans Henriette et Richard, roman inachevé, dont elle remet la première partie à un éditeur, en 1792. Mme de Charrière traite avec quelque désinvolture, voire, à l'occasion, avec ironie certaines conventions du roman par lettres. Il est encore très fréquent à l'époque de publier un roman épistolaire sous un pseudonyme ou sans nom d'auteur, dans le but de faire passer les lettres qui le composent pour authentiques. Bien que ce désir d'authenticité soit la raison principale de ce jeu de cache-cache, le gommage du nom peut aussi servir à un auteur de bouclier contre la censure ou la critique. Souvent les femmes nient carrément être les auteurs de leurs oeuvres, car il n'est pas toujours bien vu pour elles de pratiquer l'écriture. Mme de Charrière, pour sa part, ne dissimule pas qu'elle est l'auteur de ses romans bien qu'ils ne soient pas tous dûment signés, mais cela est vrai aussi des ouvrages écrits par des hommes. Quoi qu'il en soit, la romancière des Lettres neuchâteloises n'a pas pu | |||||||||||||||||||||||||||||||
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cacher longtemps son identité. Les auteurs potentiels n'étant pas si nombreux, on eut vite fait de l'identifier. De même, ces ruses compliquées des écrivains pour garder l'incognito sont peu poussées chez Mme de Charrière. On connaît le scénario de l'auteur qui raconte dans un avant-propos qu'il a trouvé des lettres par hasard et qu'elles se sont avérées si passionnantes, si instructives qu'il a souhaité les faire lire au public et les a remises à un éditeur pour qu'il les publie. Pour ne citer qu'un exemple du peu de cas que Mme de Charrière fait de toute cette mise en scène, je lis une note placée à la fin de la deuxième édition des Lettres neuchdteloises: ‘L'éditeur de ces Lettres ne sait ni si elles ont une suite, ni, au cas qu'elles en aient une, s'il pourra se la procurer.’Ga naar voetnoot15. On voit combien cette tentative de dérobade est sommaire et désinvolte en regard des précautions qui entourent la présentation des Liaisons dangereuses ou d'Adolphe, pour ne citer que ces deux romans. Il arrive aussi que la romancière plie ironiquement la convention à son usage; ainsi dans Lettres écrites de Lausanne un seul éditeur dédie d'abord le roman à une certaine marquise de S., tandis que la deuxième partie, Caliste, est précédée d'un Avertissement des éditeurs: ‘Supposé que cette seconde partie soit aussi bien accueillie du Public que l'a été la première, nous tâcherons de nous procurer quelques-unes des lettres que les personnes que nous avons fait connoître ont dû s'écrire depuis.’Ga naar voetnoot16. Loin de voir dans ces inconséquences des maladresses innocentes et naïves, il me semble qu'on doive les interpréter, au contraire, comme des marques de maîtrise, et y lire l'expression d'une certaine attitude d'esprit. Mme de Charrière est au-dessus de ces astuces qui ne trompent personne. C'est bien en connaissance de cause qu'elle tourne le dos aux conventions romanesques en général, puisqu'elle montre à l'occasion qu'elle est absolument capable de les appliquer. Encore une fois, l'engagement de Mme de Charrière est pour ainsi dire palpable dans tous ses écrits: correspondance réelle et imaginaire confondues. Il constitue l'élément récurrent qui sous-tend la multiplicité des sujets qu'elle aborde dans son oeuvre. A des degrés divers, les lettres inventées prolongent dans le roman la correspondance réelle. La lettre permet à l'écrivaine de traiter plusieurs sujets et d'aller à l'essentiel. Véritable carrefour générique, la lettre met à contribution le journal intime, la biographie, le dialogue et le soliloque. Les marques distinctives du discours de Mme de | |||||||||||||||||||||||||||||||
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Charrière résident donc dans la franche confession de ses idées et les prises de positions qui en découlent. En ce qui concerne l'écriture, elles résident dans une liberté manifeste à l'égard des normes et des genres, et dans le naturel et la précision d'un style formé à l'école du classicisme. | |||||||||||||||||||||||||||||||
RésuméL'oeuvre épistolaire de Belle de Zuylen/Mme de Charrière couvre deux domaines: la correspondance réelle et le roman épistolaire. Or ces deux domaines évoluent parallèlement; le roman épistolaire ne tire pas seulement sa forme, et jusqu'à un certain point son style, de la correspondance, il développe des idées et des thèmes que l'on retrouve dans celle-ci. C'est que Mme de Charrière est avant tout un écrivain qui déverse l'expérience personnelle complètement dans l'écriture quel qu'en soit le type. Par ailleurs, la multiplicité des sujets que l'écrivain aborde, et dans sa correspondance et dans son oeuvre de fiction, permet de prendre la mesure de l'ampleur de ses champs d'intérêt. Aussi bien les questions qui concernent la personnalité que celles qui touchent à l'organisation sociale, à l'histoire, à la philosophie, à la morale, à l'éducation, au statut des femmes etc. sont pour elle objets d'analyse. Sur le plan générique, en prolongeant l'écriture de la lettre le roman devient polymorphe car, tout comme son modèle, il met à contribution, tour à tour, le journal intime, la biographie, le dialogue familier ou l'essai. Le passage du premier registre au second va de pair avec la marge de liberté que s'octroie Mme de Charrière vis-à-vis de certaines conventions, à la mode à l'époque, notamment les divers procédés d'authentification des lettres dans le roman. Dans le domaine de l'esthétique, comme dans bien d'autres domaines, Mme de Charrière ne suit pas la mode. La formule de la correspondance appliquée au genre romanesque lui permet surtout de dire ce qu'elle juge important de dire, sans trop s'embarrasser d'une intrigue suivie. En d'autres mots, la formule lui permet d'aller à l'essentiel. |
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