Le violon d'Ingres de Madame de Charrière
Soyons honnêtes: si nous nous intéressons aux compositions musicales de Belle van Zuylen, ce n'est pas en premier lieu pour des raisons purement musicales. Autrement dit: nous nous y intéressons parce qu'il s'agit d'une activité créatrice secondaire d'une femme remarquable - remarquable dans plusieurs domaines, bien entendu. L'insignifiance relative de ses oeuvres musicales se révèle dès le premier abord; vous allez le constater tout à l'heure, lorsque vous entendrez quelques airs, romances, sonates, et menuets de la main de Mad. de Charrière.
Par ailleurs, le fait que Mad. de Charrière a pris des leçons de composition et s'est essayée elle-même dans le domaine de la musique, nous donne l'occasion de nous pencher sur deux phénomènes assez intéressants et peu étudiés, tous les deux: celui de ce qu'on appelle en allemand ‘Doppelbegabungen’ (‘talents doubles’) dans le domaine de l'art, ainsi que celui de la femme créatrice.
A part quelques génies ‘hors concours’, comme Léonard de Vinci et Michel-Ange, j'ose dire que, dans la plupart des cas de ‘talents doubles’, le niveau des productions varie selon les domaines. Personne - je l'espère du moins - n'accorde la même valeur aux textes des drames musicaux de Richard Wagner qu'à leur musique. Mendelssohn compositeur est sans doute supérieur à Mendelssohn dessinateur, illustrant ses lettres. La muse littéraire de Claude Debussy s'est contentée de lui inspirer cinq poèmes pour lesquelles il écrivit la musique. Schoenberg et Hindemith ont abandonné leur activité picturale à un moment assez prématuré de leur carrière. D'autre part, E.Th.A. Hoffmann et Peter Cornelius sont des exemples d'artistes dont les talents dans différents domaines créateurs sont plus au moins égaux. De toute façon, Belle van Zuylen était avant tout écrivain, beaucoup plus que musicienne.
Le fait que les femmes -compositeurs soient nettement en minorité par rapport aux hommes, se rattache étroitement à ce qu'on appelle en général ‘l'émancipation de la femme’ et que je préfère d'appeler ‘la libération de l'esprit féminin’. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que, dans une société dominée pendant des siècles par l'homme, l'esprit féminin ait trouvé si peu de possibilités d'épanouissement? Pourtant, à certaines périodes où l'esprit humain était à la découverte de nouveaux territoires, des possibilités inattendues s'offraient aux femmes. Citons, pour l'époque de la Renaissance, les noms de Louise Labé, de Sofonisba Anguissola, et, en Hollande, ceux de Maria Tesselschade, d'Anna Roemer Visscher, d'Anna Maria van Schuurman.