Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1975
(1975)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Madame de Charrière ou un regard lucide.1.1. Introduction: l'auteur et son oeuvre romanesque.La critique s'est toujours plu à souligner les étroits liens biographiques qui unissent Madame de Charrière à son oeuvre. On a cherché des allusions à son mariage dans Mistriss Henley et les reflets d'une grande passion amoureuse dans Caliste. Pourquoi ne pas envisager aussi un ordre inverse dans les relations de l'auteur et de ses romans: non une fiction créée à partir d'une réalité vécue, mais une réalité vécue à partir d'une fiction? - Il y a dans les ouvrages de Madame de Charrière un côté didactique qui suppose la volonté d'agir sur la13. Page de titre de Sir Walter Finch et son fils William.
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société contemporaine: l'auteur se donne un rôle dans son univers romanesque. Que ce soit l'abbé de la Tour, la mère de Cécile ou Sir Walter Finch, ce rôle consiste en un regard lucide qui se pose sur les nombreux obstacles qui, dans une vie empêchent ou anéantissent le bonheur personnel et même, quand il s'agit du roi, le bonheur d'une ‘Nation’.
Madame de Charrière se crée ainsi un microcosme qu'elle veut à l'image du monde qui l'entoure. En établissant la clarté, l'ordre à l'intérieur de son microcosme romanesque, elle le projette dans le macrocosme contemporain où elle apporte de cette manière un espoir de bonheur et/ou d'équilibre. (Mais il ne s'agit là que d'un espoir; dans la plupart de ses romans la découverte de tous les points faibles et de tous les déf auts que comporte la condition humaine ne fait apparaître qu'un univers du manque et de la contrainteGa naar eindnoot1..
Aussi l'accent est-il mis sur la responsabilité de l'auteur, comme dans le passage suivant d'Honorine d'Userche: (...) tout homme bien intentionné devrait dans les discours qu'il tient, les écrits qu'il publie, les exemples qu'il donne, s'imaginer qu'il peut faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal.Ga naar eindnoot2. En percevant les objets de souffrance d'une vie, le regard de l'auteur croit pouvoir discerner les justes proportions des ‘riens’ douloureux qui envahissent les consciences et déforment l'image de soi et des autres. L'ordre succéderait au désordre, comme pour Mistriss Henley: Je crois que beaucoup de femmes sont dans le même cas que moi. Je voudrais sinon corriger, du moins avertir les maris; je voudrais remettre les choses à leur place, et que chacun rendit justice.Ga naar eindnoot3. Pour faire disparaître dans une vie les obstacles au bonheur, il suffit de les reconnaître et d'obtenir élément par élément, ou plutôt expérience après expérience une éducation sans faille qui permettra à chacun sinon de choisir sa voie, du moins de voir clair en luimême. Car, comme l'auteur le souligne dans l'un de ses Dialogues: De rien on ne fait rien, mais on peut changer quelque chose de mauvais en quelque chose de bon.Ga naar eindnoot4. | |
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1.2 Déterminisme social.Pour que les conseils de Madame de Charrière sur l'éducation et la conduite à tenir soient adaptés au monde contemporain, il fallait que l'espace romanesque comporte le même ensemble de signes, il était nécessaire que même le plus petit détail d'importance y figure: les ressources matérielles du narrateur dans les Lettres écrites de Lausanne, les différents détails des héritages dans Caliste ou les moyens importants dont disposent Charles Stair des Ruines de Yedburg ou Sir Walter Finch font l'objet d'indications précises.
Les personnages de Madame de Charrière se voient situés dès le début dans une société dont les lois régissent toute existence. On pourrait donc parler ici de déterminisme social: les circonstances matérielles de l'existence envisagées en fonction des situations sociales qu'elles indiquent y sont relevées avec une très grande minutie.
Pour ses romans d'éducation Madame de Charrière choisit des situations moyennes que rien, apparemment, ne viendra changer: la fortune ou son manque sont un élément déterminant stable pour une certaine forme d'existence. La plupart du temps il s'agit d'une situation sociale plutôt désavantageuse, défavorable, puisqu'il manque l'appui d'une famille. Pratiquement tous les jeunes héros sont orphalins de père ou de mère ou des deux. Privé de protection, de direction intellectuelle et morale, l'orphelin est livré à un monde hostile qui ne lui prépare au départ que pièges et souffrances.
Le personnage de l'orphelin n'est pas un personnage exceptionnel pour le roman du dix-huitième siècle. Il semble même, au contraire, être un personnage de fiction de prédilection: dépourvu des facteurs déterminants que représente une famille, un rang, une fortune, les conventions dans une vie de société, il offre à l'auteur une grande liberté d'invention. Disponible, il peut être engagé dans une foule d'aventures susceptibles d'interprétations psychologiques ou de critique sociale.
Or, chez Madame de Charrière, c'est l'inverse qui se produit: pas de liberté ni de disponibilité, le personnage est déterminé par sa situation sociale et ne la dépassera pas. Il ne s'agit pas de suivre de hasard en hasard les moments exceptionnels d'une vie. C'est le cheminement de ‘petits riens’Ga naar eindnoot5., de changements imperceptibles à l'intérieur d'un microcosme qu'observe le regard lucide de l'auteur. Nul détail, nul ressort ne lui échappe, il a une valeur générale: le signe particulier est valable pour l'ensemble. Les deux enfants dont nous voyons se dérouler l'éducation, Cécile des Lettres écrites de Lausanne, William de Sir Walter Finch se veulent un exemple de tous les enfants à élever: | |
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ils ont tous deux la petite vérole dans leur enfance. Tout se passe comme ci on voulait insister sur le fait que les expériences pédagogiques faites par leurs éducateurs sont définitives dans l'étroit univers que trace la société et ses lois immuables....
Que ce soit l'ensemble de la société ou seulement une partie d'entre elle, elle impose et détermine une existence que l'on finit par accepter, même si elle est injuste et qu'elle prend le visage du malheur ou de la médiocrité. | |
1.3. Déterminisme moral.Mais ce premier déterminisme ne semble pas suffire à Madame de Charrière. Il est aggravé par ce que nous pourrions appeler un déterminisme moral, qui lui, est imposé du dedans. Dans son roman Les Trois Femmes l'auteur discute la notion kantienne du ‘devoir pur’ et la question de son application en tant que principe, à tous, sans exception. Nous devinons, sans difficulté, qu'elle n'a pas pu être entièrement d'accord avec le philosophe allemand: pour elle, il fallait adapter le principe à la situation, aux circonstances de chacun. Si tout le monde était soumis à la même loi morale, la liberté d'action humaine en serait réduite à néant. Pourtant, chacun des personnages de ce roman connaît parfaitement son devoir et le cas échéant, il est parfaitement conscient de ne pas l'accomplir. En fidèle disciple de Rousseau, du moins sur ce point, elle refuse de ne pas tenir compte des ‘droits du coeur’ et de la ‘sensibilité pour autrui’ comme l'exige Kant.Ga naar eindnoot6.
De toute manière l'idée du devoir est insaississable pour l'esprit humain: Si elle échappe à l'analyse, dit un homme qui n' avait pas encore parlé, ne serait-ce pas parce que loin d'être simple, elle est au contraire trop complexe, et se compose d'idées qui, par leur action et leur réaction les unes sur les autres, se subtilisent vraiment à l'infini.Ga naar eindnoot7. Notion fugitive en elle-même, mais bien précise pour chacun quand il s'agit de son application pratique. Finalement nous aboutissons à un univers effrayant qui entoure l'être moral: s'appliquant à juger et à être jugé, et à voir et à être vu dans ses moindres actions; à subir un déterminisme qui existe, mais dont il ne peut trouver, ni retrouver l'origine, qu'il ne peut ni saisir, ni analyser. La conscience du devoir se présente comme un regard impersonnel posé sur le monde et sur soi-même: | |
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Songez que depuis notre naissance, nous sommes dans le monde tout à la fois spectacle et spectateur, jugés et juges, mêlant sans cesse l'idée de ce qu'il nous convient que soient et fassent nos semblables, avec celle de ce qui leur convient que nous soyons et fassions; de manière qu'il se crée en nous une conscience, dont il nous est impossible de reconnaître les éléments. Regard impersonnel posé sur nous et sur le monde qui finit par s'identifier avec celui de Dieu: On n'a point de peine à nous persuader que Dieu juge nos actions comme nous les jugeons nous-mêmes, et c'est une autorité, une sanction de plus, pour les lois que tout nous prescrit. Enfin, l'idée du devoir devient tellement forte et puissante, que si elle perdait l'une ou l'autre de ses bases, elle n'en subsisterait pas moins; on peut la braver, mais non la détruire; elle se soumet non seulement nos actions, mais nos intentions, nos dispositions et jusqu'à nos plus secrètes et fugitives pensées.Ga naar eindnoot8. Pour Madame de Charrière le devoir ne se trouve pas toujours être celui que nous désigne la tradition ou les con ventions. Le devoir ne doit pas faire oublier l'humanité et la charité envers son prochain et reste ainsi une notion relative aux circonstances et aux situations. | |
1.4. Rien ne doit changer.La Révolution française a comme détourné Madame de Charrière des idées libérales, il y a une espèce ‘d'immobilisation’ qui s'est faite dans son esprit. Tout se passe comme si elle avait cherché à arrêter la marche du temps: elle affirme la necessité de maintenir l'ordre établi (avant la Révolution), et traite de chimères l'éducation et l'émancipation intellectuelle pour tous ceux qui ne sont pas partie de la noblesse. De même l'activité de la femme dans la vie publique doit être réservée à des exceptions: (...) laissons les choses comme elles sont (...). Quand des talents distingués et rares mériteront des distinctions éclatantes, ils sauront bien les obtenir.Ga naar eindnoot9. Si jamais les femmes étaient appelées à exercer une fonction publique, il va de soi qu'elles resteraient dans l'ombre à assurer une place en suppléantes. Ainsi rien ne dérangerait l'ordre établi: Quand une femme a de la capacité, il faut le reconnaître et en tirer parti. Plus exacte que la plupart des hommes dans les choses de détail par où elle a commencé, celle-ci a, peu à peu, étendu sa sphère | |
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et fait mieux qu'un homme ce qu'elle sait aussi bien. (Les circonstances faisant connaître les femmes, les mettant enfin à leur place, au lieu que les hommes sont destinés avant d'être connus, puis nommés à des places pour lesquelles bien souvent ils ne valent rien.) J'aime ces suppléants qui, sourdement, sans bruit, sans gloire, font la besogne du fonctionnaire en titre, mais ne le débusquent pas.Ga naar eindnoot10. Dans l'idée de Madame de Charrière il faut laisser à l'homme sa place dans la société et au noble, ses prérogatives. Ce dernier défendrait les valeurs nobles, les sentiments distingués propres à sa classe. Cette conception se trouve déjà dans les Lettres écrites de Lausanne: (...) un souverain ne peut donner avec des titres ce préjugé de noblesse, ce sentiment de noblesse qui me paraît être l'unique avantage de la noblesse.Ga naar eindnoot11. Le noble ne possède pas ces vertus à sa naissanceGa naar eindnoot12., c'est par l'éducation qu'il les acquiert. Les lieux qu'il habite peuvent également agir sur sa sensibilité.
Quant à l'instruction généralisée, ce sont des idées d'ordre pratique qui retiennent Madame de Charrière et ne lui en font pas désirer l'application. Nécessaire à la ‘classe oisive’: il lui faut assurer son rang et quelquefois diriger les autres, ses bienfaits pour la ‘classe laborieuse’ ne semblent pas être prouvés. Qui donc nourrirait tous ces philosophes? (...) car pour faire méditer cette majeure partie on aurait exposé toute la race humaine à périr de faim. Songez à ce que serait une société d'hommes qui tous, ou presque tous, pendant l'enfance, s'exerceraient à méditer, et dont ne fut-ce que cinquante et un sur cent feraient, après cela, de la méditation, ou si vous voulez de la science, la principale occupation de leur vie.Ga naar eindnoot13. Ce qui est bon pour les uns, ne l'est pas pour les autres, que ce soit le train de vieGa naar eindnoot14., les plaisirsGa naar eindnoot15., ou la culture. La charité comblera les injustices: Amusez le pauvre, partagez avec lui vos amusements: en hiver ayez pour lui, s'il se peut, quelque spectacle qui l'égaie; en été, des bains qui le raffraîchissent, des promenades qui le recréent. Ainsi vous étoufferez dans son âme la réflexion triste et envieuse, et jamais il ne songera à vous arracher une fortune à laquelle il devra quelques | |
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fleurs, dont sa pénible carrière se trouvera semée.Ga naar eindnoot16. Passage révoltant, insupportable? Réminiscences pour nous des institutions de charité du dix-neuvième siècle avec leurs cortèges de dames patronesses?
C'est donc à ce prix que l'ordre doit être maintenu! Les uns devraient donc être sacrifiés aux autres, à ces quelques ‘happy fews’ nobles et fortunés pour qui seraient jouissances et bonheur? Ce n'est sans doute pas ainsi que l'auteur imaginait l'ordre et l'équilibre de la société. Il semblerait plutôt qu'elle ait imaginé chaque classe sociale comme contenant un ensemble de joies et de peines, un petit monde pour soi. Et d'une classe à l'autre, d'un monde à l'autre, il y aurait eu équivalence dans la qualité de la vie. C'est de cette manière que l'on pourrait interpréter le passage suivant tiré de Sir Walter Finch: Vos jouissances et les siennes (celles d'une jeune fille pauvre à qui l'on fait l'aumône) sans être semblables, sont équivalentes: que ferait de plus l'égalité des conditions?Ga naar eindnoot17. | |
1.5 Malheur.Nous avons vu comme Madame de Charrière choisissait volontiers des situations de départ désavantageuses pour ses personnages. Pourtant, le destin envisagé pour ceux-ci n'aboutit pas inévitablement au malheur. La charmante émigrée des Trois femmes, Emilie, trouve le bonheur même en exil et la sauvageonne du roman Sainte-Anne épouse finalement celui qu'elle aime, malgré tous les obstacles qu'elle rencontre. Il est vrai que les deux fois c'est à un acte de générosité dû à l'amitié que revient le mérite du bonheur: pour Emilie, c'est son amie Constance qui, grâce à ses moyens la sauve du déshonneur et la marie. Pour Sainte-Anne, c'est l'ami du jeune homme et une jeune fille riche et bien élevée qui lui était destinée qui, cédant la place, l'aident à réaliser son voeu le plus cher.
Le malheur semble s'abattre sur le personnage lorsque, possédé par une passion, il dépasse les normes, les conventions d'une société que nous avons vu exister avec une force répressive exceptionnelle.
Quelles sont ces conventions, ces normes si puissantes? ---- Il semble que toute initiative, toute action soit réservée à l'homme. Une femme qui se laisse entraîner par une passion et prend sa vie en main, est punie de malheur: Caliste, qui prend l'initiative d'adresser la première la parole à William, dans les Lettres écrites de Lausanne et Honorine d'Userche qui fait de Florentin le centre de sa vie, en développant une | |
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habileté au-dessus de son âge pour lui obtenir une éducation convenable et l'élever à elle.
D'autre part, le malheur d'une vie ou la médiocrité sont le résultat du manque d'initiative de l'homme faible et passif, comme le triste héros de Caliste, Charles Stair, dans les Ruines de Yedburg, Sir Walter Finch et d'autres.
Il apparaîtrait donc que pour l'homme, la liberté d'action soit permise et même désirable pour échapper à une déterminisme social par trop contraignant, tandis que la femme y serait soumise sans espoir. On connaît la réflexion de la mère, éducatrice de Cécile, dans les Lettres écrites de Lausanne: Si ma fille est malheureuse, je serai malheureuse; mais je n'accuserai point le coeur tendre d'une mère dévouée à son enfant. Je n'accuserai point non plus ma fille, j'accuserai la société, le sort; ou bien je n'accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai en silence avec patience et courage.Ga naar eindnoot18. | |
1.6 Bonheur.La clé du bonheur se trouve dans une éducation soignée donnant à chacun la possibilité de réagir comme il se doit en toutes situations. Pour la femme, accepter les privations, les contraintes que lui imposent les circonstances et jouir des multiples petits bonheurs que lui offre la vie quotidienne. Pour l'homme, choisir, se trouver la place qui lui revient dans la société. C'est du moins le conseil que donne Sir Walter Finch à son fils William, une fois son éducation achevée: (.....) voyez ce que vous êtes et ce que vous voudriez étre, de quelle manière les hommes et les choses influent sur vous, comment vous pouvez tirer meilleur parti de vos facul tés, ce que vous pouvez faire de mieux pour votre bonheur et votre réputation...Ga naar eindnoot19. L'éducateur s'effacera devant son oeuvre: (.....) mon âme ne doit se mettre à la place de la vôtre, ni prétendre vous servir de flambeau ... C'est une erreur qui ne peut mener qu'au malheur d'un fils ou d'une fille, que de lui imposer le choix d'un époux, comme dans Caliste ou dans Sainte-Anne. Nul éducateur ne peut substituer sa volonté à celle ou à celui qu'il a formé: | |
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Les deux mères avaient beaucoup fait, l'une pour son fils, l'autre pour sa fille, et voulaient actuellement s'en récompenser beaucoup, se servant pour cela de l'objet de leurs soins, de manière à faire douter si elles n'avaient pas eu toujours plus d'égoïsme que de tendresse. Du moins n'avaient-elles jamais aimé qu'à leur manière et sans consulter que leurs goûts et leurs humeurs, dans le lot qu'elles avaient voulu faire à ceux qu elles aimaient.Ga naar eindnoot20. Le but de l'éducateur consiste à faire prendre conscience de leurs responsabilités au jeune homme ou à la jeune fille, car, comme Sir Walter Finch l'écrit à son fils: Des plans incertains, un caractère vague, une vie morcelée, ne satisfont ni soi, ni le monde.Ga naar eindnoot21. Loin de suivre les usages périmés d'une éducation traditionnelle, il s'agit pour l'éducateur d'innover, d'adapter son enseignement à l'élève et aux circonstances. Il crée en quelque sorte le lien entre les deux.
Tant l'ignorance que l'innocence sont à dépasser dans une éducation bien faite. Même si certains, comme Charles Stair dans les Ruines de Yedburg considèrent que: ‘... l'ignorance (...), c'est notre sauvegarde intérieure contre mille maux.’Ga naar eindnoot22., l'innocence’, aux dires de Constance dans les Trois Femmes, ‘est une belle chose, (...) mais ce n'est pourtant qu'une vertu négative; elle n'offre aucune ressource pour les occasions difficiles, elle n'amuse, ni ne console, elle ne donne ni conseil, ni secours.’Ga naar eindnoot23.
S'agit-il ici d'une critique adressée à un Bernardin de Saint-Pierre, à tous les mythes du ‘bon sauvage’ de l'époque? - Il se peut. Par contre, ici le bonheur est le fruit d'une éducation éclairée offrant à chacun une certaine liberté de choix de sa vie. | |
2.1 Nostalgies: les sentiments.Par son besoin de renouveau, d'idéal, de pureté, de simplicité, Madame de Charrière partage les nostalgies de son époque. C'est dans son Eloge de Jean-Jacques Rousseau qu'elle exprime ces aspirations: Oui, les rêves de Rousseau sont aimables, sont précieux. Nous sommes si las de nous-mêmes et de toutes nos réalités que nous avons besoin de choses idéales pour rajeunir nos imaginations affaissées et nos coeurs affadis.Ga naar eindnoot24. | |
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Personnages, paysages, ‘choses idéales’, nous les trouvons aussi dans l'univers romanesque de Madame de Charrière. La femme idéale, objet d'un premier amour, est conforme à une vision intérieure. C'est son image que l'on adore avant de l'approcher: Le coeur me battait; j'avais sa figure et sa robe devant les yeux; et quand, en effet, en entrant dans la salle, je la vis assise sur un banc près de la porte, à peine la vis-je plus distinctement que j'avais vu son image.Ga naar eindnoot25. L'amour idéal, c'est l'union de deux coeurs, de deux sensibilités qui s'accordent et se complètent. Union qui peut devenir presque mystique, impliquant l'abolition de soi, étant en quelque sorte une existence absorbée par une autreGa naar eindnoot26.: l'un étant l'âmeGa naar eindnoot27. de l'autre, la destinéeGa naar eindnoot28. de l'autre, dans une passion qui dépasse toute expression. Passion, mais aussi compréhension mutuelle sans limite, échange de tous les instants. Ainsi dans Caliste: L'un ne pensant et ne voyant rien qu'il n'eût voulu le dire ou le montrer à l'autre, nous avions de la peine à ne pas nous écrire plus souvent.Ga naar eindnoot29. Le malheur de l'être abandonné, incompris, dépouillé ou privé de cet amour idéal est absolu. Ainsi Mistriss Henley: (...) et l'horreur de me voir si étrangère à ses sentiments, si fort exclue de ses pensées, si inutile, si isolée ...Ga naar eindnoot30. ou ailleurs: (...) je suis seule, personne ne sent avec moi.Ga naar eindnoot31.. Si l'amour naissant crée un lien immédiat entre deux êtres, les réunit par leurs pensées, par ce qu'il vont exprimer, la passion peut se saisir de celui qui aime et le Jeter dans l'égarement et la folie.Ga naar eindnoot32. Mais en général ce sont des sentiments moins violents qui s'emparent des personnages de Madame de Charrière. La mélancolie, une ‘sensibilité exquise avec laquelle il est difficile d'être heureux’Ga naar eindnoot33. peuplent des rêves vagues, des hésitations, des tourments et rendent certaines existences ‘sombres et pénibles’.Ga naar eindnoot34. Mélancolie qui teinte le monde en gris, comme pour le fils de Sir Walter Finch: Dans vos moments de spleen, vous me parlez du genre humain avec misanthropie; de la société avec dégoût ...Ga naar eindnoot35. Mélancolie, grisaille, ennui aussi: ennui métaphysique pour Mistriss Henley, lointaine ancêtre de Madame Bovary; ennui de | |
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l'inaction d'un jeune noble dans Sainte-Anne qui rappelle celui du Cabinet des Antiques de Balzac.
A côté de passions violentes, d'aspirations à l'amour idéal, nous nous trouvons en présence d'infinies nuances de sentiments en demi-teinte. | |
2.2 Personnages.C'est dans Sir Walter Finch que nous apparaît pour la première fois une beauté idéale, irréelle, angélique dont les traits sont inspirés, en partie, par la littérature romanesque de l'époque. Evanescent, insaissisable, son souvenir captive à tel point Sir Walter Finch qu'il en perd toute notion de réalité et vit dans un rêve qui l'empêche, à un certain moment d'épouser la jeune fille. La femme - rêve, mythe, idéal, n'est-ce pas déjà un personnage romantique? Comparée à Clarisse Harlowe et à Julie d'Etanges, (...) elle est plus gracieuse que la première, et elle a je ne sais quoi de plus noble et de plus sage que l'autre.Ga naar eindnoot36. Angélique, elle l'est par son apparence et par le son de sa voix.Ga naar eindnoot37. Son portrait n'est que fugitif: Blonde, fort blanche, des yeux bleus, des traits doux et réguliers, une coiffure très simple ...Ga naar eindnoot38. Honorine d'Userche aussi est blonde; Emilie par contre ‘plutôt brune que blonde, blanche cependant ...Ga naar eindnoot39., elle aussi, possède une voix séduisante; voix de sirène ou voix angélique?Ga naar eindnoot40.
Mais Madame de Charrière préfère de loin décrire l'aspect moral d'un caractère plutôt que de donner le portrait physique d'un personnage. Ainsi, la perfection d'Emilie: Honnêteté, franchise, sensibilité, délicatesse, tout ce qu'on désire de trouver au coeur d'une femme, se voyait dans le coeur dont elle nous développait les replis.Ga naar eindnoot41. Et Mademoiselle d'Estival dont l'auteur ne donne aucune description physique, brille par ses qualités morales: Elle est mieux que belle ou jolie, (...) elle a un air si vrai, si bon, si simple, et qui pourtant annonce tant de sens et d'esprit (...). Son aspect change selon l'occasion; il est grave quand il le faut, enjoué quand il le faut, mais toujours (...) il est honnête, aimable, angélique.Ga naar eindnoot42. L'ange, l'innocente victime persécutée (Constance; Trois Femmes), la | |
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diabolique Jenny des Ruines de Yedburg, au ‘rire infernal’, voici trois personnages féminins des romans de Madame de Charrière dans lesquels on pourrait voir l'ébauche de personnages romantiques.
Qu'en est-il des personnages masculins? Romantiques, eux aussi? Indécis, sans force, rêveurs, lucides toutefois, regret ttant leur inaction et leur manque de courage. Senancour peut-être, ou Benjamin Constant, quelquefois? Parmi eux aussi, un ‘méchant’, Melro dans les Ruines de Yedburg, qui se qualifie lui-même de diableGa naar eindnoot43.. L'idéal masculin, lui aussi est esquissé. Théobald, par exemple, dans les Trois Femmes: Plus grand qu'Emilie, sa taille n'est ni moins légère, ni moins élégante; ses yeux d'un bleu foncé sont doux et brillants; son nez est aquilin, et les plus beaux cheveux blonds ornent sa tête ovale.Ga naar eindnoot44. Personnages délicats, pleins de grâce, nostalgie du passé projeté dans un avenir qui ne lui ressemblera sans doute plus. | |
2.3 Espace romanesque.Si la réflexion de Madame de Charrière s'exerce dans le domaine de l'éducation, de la vie sociale, de la vie morale; si son regard lucide en distingue les mécanismes, il n'empêche que les paysages, les intérieurs, les lieux qui composent le ‘décor’ de son univers romanesque, soient très proches de ceux de la littérature de son temps. On peut les comparer à un type de lieux tels qu'ils figurent dans la Nouvelle Heloîse ou dans les Idylles de Gessner, dont on connaît le succès a l'époque.
Le héros tourmenté se promène ‘seul dans les lieux sauvages et solitaires.’Ga naar eindnoot45. La nature participe aux sentiments, aux passions, à l'amour, comme dans Caliste: Heures trop courtes, promenades délicieuses où tout s'embellissait et s'animait pour deux coeurs à l'unisson, pour deux coeurs à la fois tranquilles et charmés; car la nature est un tiers que des amants peuvent aimer et qui partage leur admiration sans les refroidir l'un pour l'autre.Ga naar eindnoot46. Les serments se font ‘devant Dieu et devant la nature qui m'écoute en silence’Ga naar eindnoot47. et l'orage, embrasant le ciel, peut se mêler d'une passion qui embrase les êtres.’ | |
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Deux idylles champêtres, l'une dans les Ruines de Yedburg, l'autre dans Honorine d'Userche ne manquent pas de traits communs. La première se présente ainsi: On restait donc ensemble. On courait les champs, les prés. On voyait bondir les agneaux autour des brebis plus graves et chargées d'une toison pesante; ensuite on allait s'asseoir auprès de la mère de Charles et de sa grand-mère qui filaient devant leur maison.Ga naar eindnoot48. Et voici l'autre: (...) ils avaient cueilli ensemble des marguerites et des violettes; ils avaient caressé ensemble le petit agneau bêlant auprès de sa mère; ils avaient chassé à l'envi un cercle et élevé en l'air un cerf-volant ...Ga naar eindnoot49. La musique a également son importance dans cet univers romanesque: la flûte qui ‘est un instrument touchant, et qui va au coeur plus qu'aucun autre’Ga naar eindnoot50.; la harpe, ressource des moments de mélancolieGa naar eindnoot51. ou de joie, vibrant du même enthousiasme que le personnage.Ga naar eindnoot52. Caliste meurt en écoutant le Messie de Haendel et le Stabat Mater du Pergolèse. Et de jeunes voix chantant une vieille romance populaire rendent ‘attendrissante’ une rencontre au clair de lune dans les ruines de Yedburg.
Madame de Charrière par contre, n'a nullement apprécié le ‘genre sombre’ en vogue à l'époque. Elle rompt même le fil du récit dans Honorine d'Userche pour ne pas tomber dans ce travers: Quand Honorine m'en a voulu parler, les traits du tableau devenant aussi ridicules qu'ils étaient sombres, elle l'abandonnait.Ga naar eindnoot53. Et dans Sainte-Anne la critique se fait encore plus précise: Depuis trente ans surtout chacun a pris la teinte des drames et des romans, on en prodigue partout le fade et hypocrite langage, et c'est à des urnes cinéraires, à des élégies et des épitaphes que se borne notre humanité.Ga naar eindnoot54. Ce qui n'a pas empêché l'auteur de situer le premier baiser de Sainte-Anne et de Mademoiselle d'Estival dans un cimetière et de faire dire à Sainte-Anne: J'aime ce lieu, j'y venais souvent dans mon enfance; j'y ai vu enterrer mon précepteur que je chérissais. Entendez-vous ces chouettes? j'aime leur cri lugubre.Ga naar eindnoot55. L'auteur n'a-t-il pas cédé à une mode en choisissant un cimetière de préférence à un autre lieu? - Cimetière, ruines, souvenir des temps | |
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anciens, il semblerait presque que les ruines de Yedburg finissent par revêtir une valeur de symbole: elles représenteraient l'ancien régime, dont inconsciemment on désire le rétablissement. Et c'est effectivement sur un souvenir attendri que se termine le roman du même nom: Molly parle souvent avec Charles d'Old Yedburg: ils chantent ensemble des chansons qui les replacent au milieu des ruines chéries et dans le temps d'autrefois. Le vieux Lord en est touché. Monsieur Stair et son neveu s'attendrissent jusqu'aux larmes, et font des voeux pour revoir encore une fois des lieux si chers à leurs souvenirs.Ga naar eindnoot56. | |
2.4 Conclusion.Situé dans un microcosme, l'univers romanesque de Madame de Charrière est surdéterminé et surchargé de détails. Le regard lucide de l'auteur semble en avoir épuisé toutes les ressources: les situations se font et se défont d'un roman à l'autre, toujours semblables. Une observation, une réflexion en amène une autre, quelquefois son contraire. Si telle circonstance déterminait un échec, la réussite pouvait tout aussi bien être envisagée. L'ordre qu'apporte le regard lucide et scrutateur de l'auteur n'est peut-être qu'une apparence trompeuse. Et l'oeuvre romanesque, le livre, n'agira peut-être jamais sur les individus placés dans le macrocosme contemporain. Mademoiselle d'Estival, femme idéale du roman Sainte-Anne ne sait pas lire et pourtant, elle est parfaite.
Pas de rôle pour l'auteur, pas d'action sur la société de son époque?.. Que lui reste-t-il? - La nostalgie, le rêve d'un monde équilibré, harmonieux: tout se passerait sans heurts, simplement, et l'on trouverait enfin, le bonheur.
Suzanne MUHLEMANN |
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