Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1975
(1975)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Isabelle de Charrière, mentor de Benjamin ConstantEvoquer la relation intellectuelle et sentimentale entre Belle et Benjamin, l'entreprise pourrait sembler présompteuse, sinon veine, après les nombreux ouvrages qui ont scruté avec autant de science que d'amour ce passionnant épisode de notre histoire littéraire qui vit l'association, puis le lent détachement de deux brillantes intelligences, si éminemment répresentatives, chacune à sa manière, du XVIIIe siècle finissant. 12. Benjamin Constant (1767-1830) (Château de Coppet)
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On pourrait donc, à bon droit, s'interroger sur les raisons qui m'ont poussé, finalement, à me risquer sur un terrain abondamment débroussaillé par quelques-uns des critiques et des historiens littéraires les plus qualifiés, de Sainte-Beuve à Geoffrey Scott, de Philippe Godet à Arnold De Kerchove, de Gustave Rudler à Charly Guyot, de Simone de Beauvoir à Georges Poulet, sans oublier les livres récents de Domenico Zampogna, de Rolf Winiker et de Simone Dubois.Ga naar eindnoot1)
La première de ses raisons, il faut la chercher dans l'amicale insistance de Madame Dubois, qui connaît l'oeuvre de Belle de Charrière mieux que quiconque et pouvait donc, avec une autorité incomparable, juger de ce qui restait à dire et à faire. Madame Dubois possédait, par sucroît, un argument décisif: l'entrée dans le domaine public, à la date du ler janvier 1974, de l'ensemble du fonds Constant à la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne. La masse considérable des lettres adressées par Belle à Benjamin entre leur rencontre parisienne et la fin de 1805Ga naar eindnoot2) qu'on ne connaissait que par les extraits reproduits dans le livre de Godet, devenait aussi accessible aux chercheurs. Lorsque Madame Dubois me fit parvenir la copie de cette imposante liasse, il m'apparut aussitôt que tout le problème de la ‘liaison’ entre Benjamin et Belle était à reprendre, et que la tâche la plus urgente, en cette matière, consisterait à établir enfin l'édition critique des lettres de celle qui fut, peut-être la plus remarquable et la plus féconde épistolière de notre XVIIIe siècle.
L'examen attentif du dossier me révéla bien vite plusieurs faits d'autant plus importants que presque toute la littérature critique sur Belle de Charrière se fonde sur les textes cités par Philippe Godet. Or Godet ne semble pas avoir disposé de l'intégralité de la correspondance avec Benjamin; il ignore des documents essentiels; il lui arrive d'être imprécis dans certaines datations; les coupures qu'il pratique dans bien des lettres font disparaître des passages souvent très intéressants, et tous ceux qui sont familiers avec son bel ouvrage, toujours fondamental et irremplaçable, savent combien ses idées philosophiques, religieuses et morales ont influencé son jugement et orienté des interprétations.
Si l'on ajoute à ces laeunes et à ces légères distorsions, quelques erreurs dues à l'état encore assez peu avancé des recherches sur la fin du XVIIIe siècle à l'époque où Godet réalisa son grand livre, on comprendra que l'on puisse songer, sans outrecuidance, à rouvrir le dossier Isabelle-Benjamin, et à jeter un regard sans préventions sur leur ‘liaison’. La pudibonderie n'est jamais de | |
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mise lorsqu'on veut pénétrer dans la vérité profonde du XVIIIe siècle, pas plus d'ailleurs qu'une dévotion trop sourcilleuse, et, pour ce qui est de l'attachement qui a pu naître entre un jeune homme de 20 ans et une femme qui en 1787, approchait de la cinquantaine, attachement qui se muera en une liaison intime jusqu'à la fin de 1794, et ne cessera jamais complètement, il suffit - sans même se référer au récent, et délicieux Harold et Maude de Colin Higgins - d'évoquer la liaison du jeune Balzac, alors âge de 23 ans, avec la douce, l'affectueuse Laure de Berny, de 22 ans son aînée. Connaîtrions-nous même l'intégralité de la correspondance entre Benjamin et Belle que toutes les difficultés d'interprétation n'en seraient pas résolues pour autant. Forme de communication particulièrement complexe, la lettre ne dit jamais tout explicitement: elle voile, autant qu'elle dévoileGa naar eindnoot3), et un échange de lettres ressemble souvent d'avantage à un jeu sérré où le plus habile (et dons le plus secret) l'emporte finalement qu'à une double confession où se réaliserait l'idéale transparence des coeurs.
De même que la lettre requiert une lecture ‘oblique’, et comme en filigrane, le journal intime ne nous offre, lui aussi, qu'une vérité toute subjective, un regard biaisé par la distance ou par l'intérêt du moment. A fortiori s'il s'agit d'une oeuvre qui mêle l'autobiographie et la fiction. Le témoignage de Constant, que ce soit dans les Journaux Intimes de 1805 à 1807, dans le Cahier Rouge, dans Cécile ou dans Adolphe, nous instruit moins en définitive sur ce que fut le véritable Benjamin de 1787 à 1794 que sur l'image que s'en fait à posteriori l'homme de la quarantaine, penché mélancoliquement sur son passé, et le jugeant avec le recul des années.
Pour n'avoir pas tenu compte de ces gauchissements, -pourtant si naturels -, pour s'être trop attachée à une ‘littéralité’ parfois illusoire, la critique s'est souvent laissé prendre au piège de la sincérité littéraire, oubliant les déformations subtiles de l'amour-propre, l'aptitude des plus lucides à s'aveugler sur eux-mêmes, et perdant de vue (ce que Laclos avait si bien perçu) que la lettre est à la fois un aveu et une arme, une forme de communication et l'élément d'une stratégie où il faut garder l'avantage et l'initiative de la manoeuvre. Lorsque les correspondants sont aussi intelligents, aussi compliqués, aussi mobiles, aussi peu conventionnels que Belle et Benjamin, la précaution s'impose avec plus de force encore que dans le cas d'épistoliers ordinaires. N'oublions jamais que nous avons affaire, ici, à deux écrivains exceptionnels, liés par une relation assez insolite où le coeur, l'intelligence, la curiosité, mais aussi la vanité, le souci d'indépendance, et celui de l'autorité, les passions politiques et les déterminations sociales, s'interpénètrent dans un jeu serré et parfois inextricable. Mais ce n'est pas la complexité | |
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même de cette relation qui en fait le prix à nos yeux et qui justifie, en fin de compte, l'inlassable curiosité des historiens et des critiques?
Dès lors, il est clair que mon propos ne consistera pas à jeter un regard indiscret sur la vie intime de Belle et de Benjamin, ou à récrire une page de biographie sentimentale; mais que je le situe délibérément sur le plan intellectuel et littéraire. Qu'Isabelle, épouse d'un homme honnête et respectable, mais passablement ennuyeux, ait aimé Benjamin d'un amour sincère et profond, qu'elle ait eu pour lui beaucoup plus qu'une tendre affection, qu'un intérêt d'ordre spirituel, que l'attachement d'un maître à penser envers un disciple aussi brillant que difficile, sa correspondance ne permet pas d'en douter. Comme l'a dit Thérèse Huber, Benjamin Constant aura été le dernier amour de cette femme complexe et supérieure, si discrète sur elle-même en dépit de l'abondance de ses lettres et de ses publications, si secrète quand il s'agit de ses élans du coeur ou de ses blessures profondes.
Seul le témoignage de Benjamin Constant (dans le Cahier Rouge) nous apprend que lorsqu'ils se rencontrèrent à Paris, en 1786 ou 1787, Isabelle était encore meutrie par une passion toute récente pour ‘un homme beaucoup plus jeune qu'elle, d'un esprit très médiocre, mais d'une belle figure’, qui l'avait abandonnée pour se marier, la laissant ‘fort agitée et fort malheureuse ... dans le plus affreux désespoir’, aux côtés d'un mari mécontent et avec une vie intérieure bouleversée. Benjamin était tout le contraire de ce jeune séducteur mystérieux; il était loin d'être beau, avec sa tignasse rousse, son air dégindé, sa maigreur d'échalas, ses petits yeux, ses taches de rousseur sur le visage (c'est ainsi qu'Isabelle le décrira sans complaisance le ler novembre 1794, après leur brouille), mais il était supérieurement intelligent, original, compliqué, paradoxal, impulsif. Malgré la différence d'âge considérable (27 ans les séparaient), une profonde attirance allait aussitôt les rapprocher et faire nâître entre eux cette communauté intellectuelle, cette intimité morale, ce passionnant échange d'idées qui devait se poursuivre pendant sept ans, et même bien au-delà. Il serait abusif et puéril de ramener leur liaison à un banal courrier du coeur ou une relation purement sentimentale, sinon sensuelle. Pendant plusieurs années, en dépit de longues séparations, leur intimité d'esprit les isolera de leur médiocre environnement, tout en les ouvrant largement l'un en l'autre aux problèmes politiques, philosophiques, moraux et littéraires qui sont ceux de leur temps, et tout en les impliquant de manière personnelle en directe dans les répercussions du grand évé nement socio-économique qui bouleverse | |
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alors l'équilibre européen et la sooiété aristocratique du XVIIIe siècle dont, l'un et l'autre, ils étaient issus.
Une lettre jusqu'ici inconnue situe, sinon la date exacte, du moins le lieu de leur rencontre. Le 21 mai 1790, Belle rappelle à Benjamin comment le hasard les a mis face à face à un des ces ‘mercredis’ de Madame Saurin où on les regrette aujourd'hui si vivement: ‘Je ris toutes les fois que je pense à ce monde assemblé pour avoir, ou montrer, de l'esprit et où nous en trouvâmes, moi chez vous, et vous chez moi, qui n'étions que par hazard, et venus de deux pays peu fameux pour cette production.’ C'est donc dans un salon littéraire de tendance philosophique et encyclopédiste qu'ils se connurent. Belle était déjà un écrivain d'une certaine notoriété, sinon pour son conte Le Noble (1762), que sa famille avait eu soin d'étouffer à l'époque, du moins pour les Lettres de Mistriss Henley (1784), pour les Lettres neuchateloises et leur suite les Lettres écrites de Colombier, enfin pour les Lettres écrites de Lausanne (1785), dont la suite, intitulée Caliste, et qui reste sans doute son chef-d'oeuvre, était alors (1787) en voie d'impression, comme Benjamin rappelle au passage. Benjamin n'avait encore rien publié, et il cherchait assez confusément à se faire une place dans la société.
Notre seul témoignage direct sur leur relation sentimentale se trouve dans une lettre, non datée, à sa soeur Catherine de Sévery: ‘Nous parlâmes beaucoup, Benjamin et moi, l'autre jour, de Madame de Charrière. Il a donc pour elle beaucoup d'attachement, et elle pour lui. ‘Elle est nécessaire à mon bonheur’, me disait-il, ‘et elle répand le charme sur ma vie’. ‘Cela est fort heureux’, lui dis-je, ‘d'autant que c'est une liaison qui ne s'oppose point à d'autre, car si vous aviez à côté de cela une préférence pour une autre femme (je sous-entendais ou la sienne ou une autre), cet objet ne seroit point allarmé, et il vous donneroit plus tôt en garde à Mme de Charrière aimée qu'à telle autre que vous n'aimeriez pas encore’ . ‘Cet objet auroit peut-être tort’, répondit-il, ‘les rapports et les convenances n'ont point d'âge’. ‘Cela est possible’, dis-je, ‘mais vous montreriez vous-même le danger, que l'on ne vous y verroit pas courir avec moins de calme’. Il resta dans son sentiment, et moi dans le mien. | |
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ressources partout. Elle est persuadée que les hommes ne sont point sensibles, et c'est pourquoi dans aucun de ses ouvrages elle n'en dépeint jamais qui puissent intéresser, ‘Mais pourquoi donc’, dis-je à Benjamin, ‘ne les croyant poins sensibles se laisse-t-elle intéresser?’.- ‘C'est qu'elle est sensible, elle, et a besoin d'aimer. Elle passe presque sa vie dans sa chambre, a des migraines, tous les sept jours de l'enflure, mais le reste du temps une bonne santé.’ Retenons, dans sa discrétion, la remarque de Constant: ‘les rapports et les convenances n'ont point d'âge’ et son affirmation sur Mme de Charrière: ‘Elle est sensible et a besoin d'aimer’. Si Pauline avait voulu arracher à Benjamin son secret, elle n'y était pas parvenue, mais l'ambiguité de la réponse fait rêver. S'il est exact que leur liaison ultérieure fut faite surtout d'une communion de sentiments et d'idées, il n'est pas absolument exclu qu'elle ait débuté de façon plus intime. Mais, sur ce plan là, la femme mûre qu'était Belle ne dut sans doute pas de faire de longues illusions: l'aventure de Jenny Pourrat, et quelques autres, moins reluisantes encore, allaient bien vite l'éclairer sur l'inconstance de son jeune ami et l'inciter à placer leur liaison à un niveau où elle serait moins exposée aux caprices de l'instant et à l'instabilité d'un coeur trop aisé à s'enflammer. D'une façon générale, les lettres du dossier de Lausanne sont le reflet d'une grande intimité d'esprit, d'une perpétuelle confrontation d'idées ou de goûts, mais on y chercherait en vain la moindre référence à une passion cachée. Sans doute est-ce pour cela que M. de Charrière, loin de s'en offusquer, ne cessa de s'intéresser à Benjamin et de lui témoigner une sympathie agissante.Ga naar eindnoot4)
Peut-être estimait-il que la présence de Constant apportait à sa femme une sérénité et un équilibre qu'il se sentait incapable de lui offrir, et jugeait-il que les complications mêmes du caractère de Benjamin correspondaient mieux aux goûts et aux besoins de sa femme que sa propre placidité. Son esprit prosaique et rassis ne le prédisposait guère à vivre dans la continuelle proximité du génie.
Lorsque Belle et Benjamin se rencontrèrent à Paris, seule la différence d'âge les séparait vraiment. Encore peut-on s'interroger sur l'importance réelle de cet obstacle. Après s'être éprise dans sa jeunesse d'hommes plus âgés qu'elle, Isabelle cherchait maintenant dans la présence d'un homme jeune et inexpérimenté l'occasion d'exercer une direction intellectuelle et de former un être selon son coeur.Ga naar eindnoot5) | |
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Quant à Benjamin, fantasque et inquiet, paralysé par une intelligence hyper-critique, nourri dans le scepticisme et doutant de son avenir, il attendait d'une femme supérieure une attention, une sympathie, une orientation aussi qui le révéleraient à lui-même et le libéreraient de son sentiment d'immaturité et d'impuissance à se réaliser. Ce Pygmalion s'appellerait d'abord Isabelle de Charrière; à partir de 1794, il s'appellerait Germaine de Staël, mais on relèvera que l'une et l'autre étaient de souche protestante et d'appartenance aristocratique, tout comme Constant lui-même.
Aucun n'appartient, par ses origines, à la France traditionnelle: le Vaudois Constant a été élevé à Bruxelles et entrera bientôt au service du Duc de Brunswick; la Hollandaise Isabelle de Tuyll n'a quitté Zuylen que pour aller s'enterrer à Neuchâtel (qu'elle ne quittera pratiquement plus après le séjour parisien de 1786/87), et seule Germaine Necker tentera, obstinément, de penser et de vivre en Française mais elle se heurtera aux rebuffades, puis à l'exil.
La vie sentimentale de Constant, qu'il s' agisse de Minna von Cramm, de Charlotte von Hardenberg, de Belle de Charrière, de Germaine de Staël ou de Madame Lindsay, se meut assez curieusement dans un monde périphérique et marginal, qui est symboliquement celui d'un Suisse voué, comme son père, commes ses oncles, comme tant de ses compatriotes, à ‘se louer’ à l'étranger.
Dans une lettre de décembre (1794 ?), postérieure donc au refroidissement de leur liaison, Belle écrit ces lignes révélatrices: ‘M. de R(oussilon ?) est encore ici. On ne peut pas être d'une société plus douce, ni plus agréable, mais je ne suis pas Française. C'est de temps en temps un défaut en moi pour lui. Et il est Français, ce qui est aussi quelquefois (entre nous soit dit) un défaut en lui pour moi. Vous et moi, nous n'étions d'aucun pays quand nous étions ensemble.’ Française de culture, d'éducation, de goûts, Isabelle se sent malgré tout irréductiblement étrangère à la France par ses fidélités hollandaises, par ses attaches calvinistes, par ses relations helvétiquesGa naar eindnoot6), par son aversion pour le snobisme parisien (qui explique, dans une large mesure, son antipathie pour Madame de Staël), En 1787, Benjamin Constant se trouvait dans les mêmes dispositions d'esprit.
Plus encore que ces mobiles un peu négatifs, ce qui les attire l'un vers l'autre et les maintiendra longtemps en communion de pensée, c'est un même mépris des conventions, des interdits sociaux, du cant hypocrite, une commune indépendance d'esprit. L'un et l'autre, ils sont issus d'un milieu protestant rigide et traditionnel, contre lequel | |
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ils se sont révoltés, Belle en écrivant Le Noble, Benjamin en désespérant son père par son mélange de révérence et d'insoumission. C'est le même souci de heurter de front les idées reçues, de bafouer les usages, qui éclaire la correspondance de Belle avec Constant d'Hermenches, les paradoxes de sa conversation avec le pasteur Chaillet, mais aussi les foucades de Benjamin, sa fuite en Angleterre, et plus tard son engouement pour la Révolution.
Leur ‘liaison’ (pour reprendre l'expression maintes fois utilisée par Mme de Charrière elle-même) se situe délibérément en dehors des normes courantes de la petite société bourgeoise et aristocratique de Neuchâtel. Elle est faite surtout d'une impression de connivence, d'un sentiment profond de supériorité. Belle et Benjamin pensent, raisonnent, écrivent et même vivent autrement que la moyenne de leurs concitoyens, et cette distance les écarte autant de leur propre classe que d'un ‘vulgaire’ fort éloigné de leurs préoccupations.
‘Croyez-moi’, écrit Benjamin le 6 juin 1794 (Godet, II, p.123), ‘nos doutes, notre vacillationGa naar eindnoot7), toute cette mobilité qui vient, je crois, de ce que nous avons plus d'esprit que les autres, sont de grands obstacles au bonheur dans les relations, et à la considération qui, si elle n'est pas toujours flatteuse, est toujours utile et très souvent nécessaire.’ Pareille complicité intellectuelle a des incidences tant morales que littéraires, et elle cessera le jour où Constant se tournera vers d'autres valeurs et vers un nouveau style de vie, marqué essentiellement par l'activité politique et par l'ambition sociale. La liaison Belle-Benjamin est, en même temps qu'une admirable symbiose, l'histoire de la formation d'un homme et de son caractère, d'où le partenaire masculin sortira préparé pour les grands combats de l'existence, alors que l'héroine féminine n'aura qu'à se résigner à la morne solitude de la vieillesse. Comme dans toute relation humaine de qualité, l'influence fut certes réciproque: Benjamin avait trop de personnalité pour subir passivement une tutelle, mais dans l'ensemble le rôle déterminant resta du côte d'Isabelle, en tout cas jusqu'à la crise de fin 1794, pui fut d'ailleurs, dans le chef de Constant, une crise d'indépendance et d'insubordination au moins autant qu'une rupture sentimentale (nous y reviendrons plus longuement dans la suite de l'exposé).
L'exceptionnelle qualité d'esprit d'Isabelle a frappé tous ceux qui l'ont approchée, qu'il s'agisse de Constant d'Hermenches, de Boswell, de Benjamin, des obscurs visiteurs du Colombier ou même de Madame de Staël. Elevée dans un tout autre esprit que les | |
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Françaises d'un milieu similaire, elle avait manifesté dès son enfance un vif souci de l'indépendance, en même temps qu'une discipline morale spontanée et un solide sens du devoir. ‘Je m'ennuie surtout de l'état de dépendance; si j'étais libre, je vaudrais beaucoup mieux’, écritelle en juillet 1764 à d'Hermenches, et c'est bien parce qu'elle veut échapper à la tutelle économique et sociale de ses parents (qu'elle adore pourtant) qu'elle organise elle-même la recherche de l'époux idéal, c'est-à-dire de celui qui lui permettra de disposer librement de sa fortune et de son temps.
A vingt-trois ans, en attendant ceux qu'elle appelle ironiquement ‘les épouseurs’, elle joue du clavecin avec passion, mais elle étudie aussi Newton, ou les sections coniques, et elle se jette avec délices dans les mathématiques. ‘Cela me console des obscurités de la religion et de la métaphysique’, écrit-elle à d'Hermenches (25-2-64), en ajoutant aussitôt: ‘L'arrangement que Dieu a mis dans l'univers est trop beau pour que je veuille l'ignorer ... je n'aime pas les demi-connaissances’. Beaucoup plus tard, en septembre 1793, elle confiera à Benjamin, après une nuit d'insomnie: ‘Que deviendrais-je si j'aimais aussi peu que vous les arts et la nature? C'est bien cette dernière que j'aime le mieux, mais elle est si fatigante à aller chercher!’. Les goûts n'ont pas changé, mais la femme de 53 ans n'a plus l'énergie de ses vingt ans.
Sa culture générale est insolite pour l'époque. Elle lit Voltaire et Rousseau (avec une nette préférence pour le second), mais aussi Formey (qu'elle trouve bien lourd), Adam Smith (qu'elle recommande à d'Hermenches) et même Mandeville, l'auteur de la Fable des Abeilles, ce qui dénote des curiosités qui vont très audelà de la littérature. L'éventail de ses lectures se rétrécira avec les années, et ses goûts se figeront, mais il sera toujours abondamment question de lectures littéraires, historiques, politiques ou classiques dans la correspondance avec Benjamin.
A 24 ans, son rêve de bonheur était étrangement peu romantique: ‘nous veillerions tard, nous jouerions des trios [avec d'Hermenches et Bellegarde, qu'elle songe alors à épouser]’ (21/22 juillet 1764). Elle scandalise ses intimes par l'anti-conformisme et la sincérité de ses propos: ‘Vous avez vu combien je respecte la vertu et la raison et vous n'avez pu voir à quel point je pourrais les oublier’ (25 juillet 1764, à Constant d'Hermenches). ‘Si j'aimais, si j'étais libre, il me serait bien difficile d'être sage. Mes sens sont, comme mon coeur et mon esprit avides de plaisirs ... si je n'avais ni père ni mère, je serais Ninon peut-être, mais plus délicate et plus constante; je n'aurais pas tant d'amants; si le premier eût été aimable, je crois que | |
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je n'en aurois point changé... J'ai un père et une mère, je ne veux pas leur donner la mort, ni empoisonner leur vie; je ne serai pas Ninon.
On imagine l'effet qu'auraient eu de tels propos s'ils avaient été publiés ou connus à l'époque. On n'aurait pas manqué de voir du cynisme là où il n'y avait qu'une vision quelque peu anticipée des rapports modernes entre l'homme et la femme, fondés sur le libre choix et sur la sincérité de l'affection.
Belle de Tuyll se caractérise, dès sa jeunesse, par cette mobilité de tempérament qu'elle retrouvera, et regrettera un peu, chez Benjamin, ‘On pourrait, d'un moment à l'autre, me prendre pour deux personnes différentes, pour six personnes quelquefois, dans le cours d'une journée’. Elle passe de la gaieté immodérée aux larmes, elle souffre de vapeurs (nous la dirions dépressive), mais elle tire quelque fierté de la diversité de ses talents (où elle omet d'ailleurs à dessein celui de romancière): ‘tantôt musicienne, tantôt géomètre, tantôt soidisant poète, tantôt femme frivole, tantôt femme passionnée, tantôt froide et paisible philosophe’ (25 juillet 1764). C'est bien ainsi, en effet, que nous la retrouverons, dans ses lettres à Benjamin.
Bien avant la phrase célèbre de Mme de Staël qui veut que le génie soit, pour la femme ‘le deuil éclatant du bonheur’, elle sait que sa supériorité intellectuelle, son statut de femme d'esprit, sa qualité personnelle la rendent suspecte aux hommes et qu'ils s'éloignent d'elle dans la mesure même où ils lui vouent de l'admiration. Elle admet que le marquis de Bellegarde ne puisse la souffrir ‘en qualité de merveille’ (27-7-64). Ne vient-elle pas d'en faire l'expérience, sur un mode assez comique, avec le jeune Ecossais Boswell?
Rien n'est plus cocasse que les échanges de lettres entre Isabelle (ou plutôt Zélide, comme on l'appelle alors) et le jeune Auchinleck, venu améliorer à Utrecht ses connaissances de droit et de françaisGa naar eindnoot8). James Boswell n'est guère plus âgé en 1763 que ne le sera Benjamin Constant en 1787, mais quelle différence de caractère et de comportement! Sans doute, dans les deux cas, Isabelle a-t-elle la conviction très fondée d'avoir affaire à une personnalité au-dessus de la moyenne et dont les curiosités intellectuelles tranchent sur la médiocrité de son milieu habituel. Mais autant Benjamin se montrera irréfléchi, inconséquent, fantasque, autant Boswell a le souci de sa carrière, celui des convenances et de ce que doit être la respectable épouse d'un futur magistral écossais. On observe avec amusement la perplexité croissante de Boswell face au non-conformisme de Zélide envers tout ce qui touche à la religion, à l'amour, au mariage, à la condition de la femme. Zélide l'attire irrésistiblement, mais peut-il décemment épouser une jeune fille aussi indépendante dont les libres propos scandaliseraient les notables presbytériens de son pays, et qui l'irrite | |
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parfois par son intelligence même?
L'étrange est d'ailleurs qu'en 1763 ils soient l'un et l'autre, sans le savoir, des obsédés du mariage. Belle redoute, dans une lettre à d'Hermenches écrite en août 1764, d'être accusée ou ‘d'une impatience indécente de [se] voir mariée, ou d'un penchant excessif pour l'indépendance’. Boswell, pour sa part, ne voit dans le mariage qu'un moyen de s'établir. Il y avait là de quoi nourrir le scepticisme inné d'Isabelle sur l'aptitude masculine à la ‘sensibilité’. Mais la réaction de Boswell devant cette femme lucide, cultivée et foncièrement libre est également instructive. Se parlant à lui-même dans son journal, il note (le 28-11-63) ‘You was shocked, or rather offended, with her unlimited vivacity’. Autour de lui, les avis sont tous aussi réservés: le pasteur Maclaine déclare: ‘I am afraid a young lady like that is not a natural character’ (24-12-63), un autre -apparemment mieux disposé- croit curieusement lui rendre justice en écrivant: ‘Melle de Zuylen is very likable. She writes verses, but she is not ill-natured. She jests...’ Il arrive à Boswell de subir son charme irrésistible, l'agrément de sa conversation, puis soudain, le voilà agacé, hostile, rageur.
‘She is really foolish and raised [exaltée] ... her imprudent rattling [fracas de paroles] and constant grin ... she blabbed [elle jasait] ... Be her friend, but trust her not’ (9-2-64). Il semble énervé à l'entendre rire sans arrêt: ‘She said yes, but soon showed her eternal laughing’ (10-3-64). Il lui en veut de son aisance, de son naturel, de sa franchise (‘She said she was friande [=épicurienne], 18-3-64), mais surtout de sa supériorité trop évidente, et même assez spectaculaire: ‘She is a charming creature. But she is a savante and a bel esprit, and has published some things. She is much my superior. One does not like that’. (Lettre à Temple, 17-4-64). Il faut au moins créditer Boswell ici de sa parfaite sincérité.
L'avis des cercles hollandais est convergent: elle a beaucoup d'esprit, mais elle en montre trop, et de trop subtil. Son éducation à Genève l'a un peu gâtée; elle manque de bons principes, au point de sacrifier la probité du désir de briller. Si elle avait plus de bon sens, conclut Boswell après ces cancans d'Utrecht, elle serait en vérité quasi parfaite. ‘Zélide would have an absolute power. She would have unlimited dominion over men, and would overthrow the dignity of the male sex’ (20-4-64).
Si je me suis permis ce retour en arrière qui peut paraître incongru dans les limites de mon sujet, c'est que la réaction à la fois explicite et franche du jeune Boswell éclaire admirablement l'ambiguité et les contradictions de l'attitude des hommes envers Isabelle, Zélide ou Barbet (comme elle affectera de se faire appeler). | |
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Certaines sorties violentes de Benjamin Constant, certaines réticences du pasteur Chaillet s'expliquent mieux à la lumière de ces textes. Les hommes qui se sont sentis les plus proches d'Isabelle paraissent tous avoir été alternativement fascinés et exaspérés par les aspects exceptionnels de sa personnalité, par son esprit, par sa vivacité, et par l'impression qu'elle leur donnait de vouloir inconsciemment les dominer, et de les humilier secrètement dans la conscience profonde de leur dignité masculine.
Ainsi, Boswell la trouve par moments sophistiquée (‘Zélide sang and repeated verses, but was too forced-meat’, 2-5-64), quitte à l'adorer à d'autres, même et surtout quand elle lui confesse ses défauts: ‘She owned to me that she was hypochondriac, and that she had no religion other than that of the adoration of one GOD. In short, she discovered an unhinged mind; yet, I loved her’ (10-6-64). Zélide lui apprend qu'elle croit en Dieu, mais qu'elle est rebutée par les obscurités de la Révélation (19-6-64). ‘She was’, dit Boswell, ‘a poetical sceptic’ (14-6-64). Mais il suffit qu'un tiers, en l'occurence le professeur Hahn, lui affirme que Zélide sera toujours ‘une malheureuse demoiselle’ parce qu'elle est entièrement gouvernée par l'imagination, pour que Boswell s'indigne contre cette insinuation et se fâche tout rouge.
En revanche, il ne comprend pas qu'on puisse mépriser aussi ouvertement les bienséances et les conventions sociales: ‘She said she did not care for respect. She liked to have everybody free with herGa naar eindnoot9), and that they should tell her her faults’.
L'idéal d'Isabelle serait de vivre au milieu d'une société de gens exceptionnellement intelligents, sans préjugés mesquins, sans relents de bigoterie et sans raideur, capables de s'abstraire du train-train quotidien. Dans une société qui voue la femme à la condition d'intendant, quand elle n'en fait pas un objet de plaisir, l'idée qu'elle se fait d'une féminité plus libre et plus authentique étonne, déconcerte, ou choque. Zélide confie à Boswell qu'elle attend d'un mari aimable qu'il lui laisse, de temps en temps, la liberté de voyager et de s'amuser. En rêvant son avenir, la jeune Isabelle ne pressentait guère la vie morose et provinciale de Colombier, mais on comprend, à l'entendre, ce qu'elle trouva en Benjamin: un auditeur compréhensif, bienveillant, voire complice, mais surtout un esprit apparenté, une nature de la même trempe, un être en dehors et au-dessus du commun.
Cette jeune femme qui prône l'union libre, qui se résigne à l'idée de mariage pour ne pas blesser ses parents, qui se moque des idées reçues (surtout ‘la prudence’ et la prétendue ‘dignité’ dont on lui présente une image empesée et conventionnelle), cette intellectuelle | |
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qui affirme ‘Je n'ai pas de talents subalternes’, cette ravissante personne qui déclare à son amoureux ‘J'ai assez de fortune pour n'avoir pas besoin de celle d'un mari. J'ai l'humeur assez heureuse et assez de ressources dans l'esprit pour me passer d'un mari, d'un ménage, et de ce qu'on appelle un établissement’ (16-2-1768), cet être fou d'indépendance et en perpétuelle opposition à son milieu finira un jour par céder à la pression de la société et par se plier aux contingences. Le rythme de sa vie à Colombier, c'est un peu (enfants mis à part) le programme que lui proposait Boswell et qu'elle trouvait alors si platement bourgeois. La rencontre avec Constant et leur liaison de sept ans seront, dans une certaine mesure, une revanche sur le destin, la réalisation (tardive et incomplète) de son rêve d'une vie plus profonde et plus intense. Inconsciemment, elle y trouvera peut-être sa revanche sur les hommes qui ne l'ont jamais comprise.
Sans même parler de leurs liens affectifs, Belle et Benjamin (ou, si on préfère, Barbet et Constantinus) se sont trouvés de la même famille, liés par d'innombrables affinités électives, soucieux des mêmes problèmes, également originaux dans leur conception de la vie et dans leur vision de l'humanité. Il leur suffit alors, pour être heureux, d'échanger des idées, de correspondre, de confronter leurs vues, de sentir que chacun existe pour l'autre, que sa pensée compte, que leur dialogue touche à ce qu'ils ont d'essentiel. A une époque où le jargon sentimental coule à flot, où la sensibilité niaise s'étale et s'affiche, leurs échanges épistolaires gardent une retenue, une hauteur de ton qui écarte aussi radicalement les fadaises de la sensiblerie que les préoccupations jugées ‘subalternes’.
Une large part est faite à l'analyse morale, à la recherche de soi, à la définition de la personnalité du partenaire, à la formation du caractère, Madame de Charrière reste, sur ce plan, l'héritière des écrivains du XVIIe siècle qu'elle mettait au-dessus de tout et qu'elle ne se laissait jamais de relire: Pascal, Mme de la Fayette, Mme de Sévigné, La Fontaine, mais aussi La Rochefoucauld et La Bruyère. Et comme elle avait tracé jadis, avec une lucidité sans complaisance, son auto-portrait dans le Portrait de Zélide, elle va composer celui de Benjamin dans une page admirable qui semble avoir échappé à l'attention de ses éditeurs du XIXe siècle.
Ce document manuscrit est rédigé en anglais, langue qu'Isabelle affectionnait, qu'elle avait beaucoup pratiquée et dont elle aimait émailler ça et là ses lettres à Benjamin. Voici, dans son intégralité, le texte du manuscrit de Lausanne intitulé Character of M.B. Constant: | |
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‘By nation a Swiss, by inclination an Englishman, formed to acquire new talents and improve those he already possesses, at the same time he neglects the first and perverts the second. Feeling the charms of friendship, and yet reasoning against his feeling; a slave to the passion of love, yet varying perpetually in its objects; constant in versatility, in inconsistency consistent. An affectation of singularity forms a conspicious feature of his character; and this, tho (though) at present attended with disadvantages, may in time prove beneficial since if he continues in these sentiments, he must in the end be a Christian. An Atheist professed, he maintains at the same time the cause of Paganism, and while he spurns Jehovah cringes before Jupiter, while he execrates the bigotry and laughs at the follies of superstitious Christians, yet makes the vices of adulterous Deities the subject of his panegyric, and prostitutes his genius to support the ridiculous nummeries of its Priests. In politics warm, zealous, keen, invariable, he resembles an Englishman of the purest times; and here, indeed alone, we find an exception to his general character. He seems, indeed, to have drawn freedom with his first breath, and sucked the principles of liberty with the milk of his Childhood. But it is impossible in any respect but this, to pursue him thro(ugh) the endless mazes of his character. He outdoes even Proteus himself. Now he is one thing, now another, your friend, your foe, your accuser; he supports you to day, pulls you down tomorrow; composes now a panegyric, now writes a satyr; and yet what is strangest of all, to use a simile resembling one in Helvetius, the basis of his character is still the same, for like the sea in a storm, when the surface is agitated by the most dreadfull tempest, and the billows run mountains high, the bottom is still found undisturbed and peaceable.’ Dans sa construction antithétique, aux pointes savamment aiguisées, ce portrait reste sans doute fidèle aux traditions littéraires du genre (qu'on songe aux portraits réciproques de La Rochefoucauld et du cardinal de Retz), mais il tend aussi à mettre en relief les contradictions intérieures, la mobilité de Benjamin Constant, tout en ramenant finalement ces ambigultés à une unité fondamentale, qui est l'attachement passionné, irrépressible, à l'idée de liberté. Au-delà de l'ironie et des réserves, on sent vibrer, dans ces lignes, la sympathie qu'inspire une compréhension lucide. La correspondance, si elle ne contient pas d'analyses aussi élaborées, aborde cependant plusieurs fois les questions de caractère et de | |
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tempérament, en faisant alterner critiques et conseils selon un dosage savamment équilibré. Citons-en quelques examples qui ne figurent pas dans Godet: (Le 8-1-1791) ‘Vous avez appris ce que tôt ou tard il faut apprendre, à ménager l'amour-propre d'autrui, à regarder votre esprit moins comme vous donnant des privilèges que comme vous imposant des obligations, et devant se faire pardonner plutôt que comme faisant pardonner d'autres choses.’ Est-ce là le ton d'un professeur de scepticisme, d'une femme qui n'aurait à la bouche qu'un désinvolte ‘A quoi bon?’, qui aurait (sel on l'expression de Godet, II, 194), cessé dès son jeune âge ‘de croire à l'utilité de l'action et à la vertu des principes’? Un mois plus tard (8-2-91): ‘En vérité, il faut sortir de soi pour n'être pas trop malheureux... Certains livres sont comme des lettres écrites à des camarades qu'on a en quelque lieu-on ne sait pas où, ni leurs noms, peut-être ne naîtront- ils que dans dix ou vingt ans- mais ils sont, ou seront, car pourquoi un homme n'aurait-il personne qui lui ressemblât? Ecrivez à vos camarades. Vous savez qu'ils ont grand besoin qu'on leur dise de tems en tems un mot selon leur coeur.’
Le 3 mars 1791, elle ressent de graves malaises et s'interroge sur son destin. ‘Mon sort, ma vie, me paroissent parfois bien singuliers, mais à ce compte tout seroit singulier, et beaucoup de singulier devient le contraire de singulier. C'est du commun qui n'étonne que par de petites différences aussi variées qu'il y a d'individus. Vous, par exemple, qu'on avoit fait galopper de connoissances en connoissances, d'ambition en ambition, vous voilà de bien bonne heure à l'écurie, sans vous heurter centre un rattellier, une crèche, une chaîne ...’ Il lui arrive aussi de lui faire la leçon, même assez sèchement, entre autres lorsqu'il s'agit d'argent. Elle le met en garde contre sa tendance à l'avarice. N'a-t-elle pas dû entendre dire un jour: ‘Ils n'aiment pas à payer, dans cette famille’ (13 mai 1792)? ‘Au nom du Ciel’, l'adjure-t-elle, ne soyez pas avare! C'est la plus vilaine de toutes les folies! Les explications, les prétextes n'y servent de rien. Avare, c'est avare. L'habitude de refuser à soi et aux autres ce qui coûte de l'argent, et de ne prodiguer l'argent qu'à l'espoir d'en gagner davantage, une | |
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fois prise, survit à tous les motifs. Pour acquérir un jour, - et ce jour ne viendra peut-être pas pour nous -, une indépendance de fortune qui peut nous laisser encore mille autres chaînes, on se met à bon compte dans le plus servile assujettissement; on n'ose ni s'amuser, ni être bon, ni même être toujours juste. Ce qu'il en coûte est toujours ce qui se présente le premier à notre esprit. Dans mon enfance, j'ai eu cette manie pendant dix ou douze jours, et je m'en souviendrai toute ma vie. Les habitudes physiques qui détruisent sont plus faciles à corriger que les habitudes de l'âme, et il faut absolument y renoncer parce qu'avant de détruire elles rendent malheureux.’ Et dans cette même lettre, qui ressemble furieusement à une sévère mercuriale, elle le tance sur ses principes: ‘Votre incrédulité et votre indifférence sur la morale ne sont pas entières non plus, et je vous ai vu pâlir en me disant qu'un tailleur, et je ne sais qui encore, à Paris, n'étaient pas payés.. Mettez-vous en règle avec vous-même et les autres. On se fait quelquefois incrédule sur la morale et la religion parce qu'il est plus commode de l'être, et qu'on en vit un peu plus tranquille. Mais jamais on ne vit entièrement tranquille et, du moins sur le premier point *, il ne tient qu'à nous de n'avoir plus de semblables raisons de douter. [En marge: * Il y a du louche dans cette phrase. Si nous n'avons pas d'intérêt à être incrédules en morale, nous n'en pouvons pas avoir à l'être en religion.] Quelques mois plus tard, elle se mettra à la lecture de Kant, elle entretiendra Benjamin de ce qu'elle appelle ‘la théorie du devoir’, elle l'introduira même au début de son roman Trois femmes (rédigé en 1794-1795). Cette lettre d'admonestation n'est pas la seule, mais elle est peut-être la plus explicite en son genre. Madame de Charrière s'y exprime | |
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en mentor, et même en professeur de morale, pour tancer vertement les écarts de conduite et les justifications alambiquées de son jeune ami. Elle attribue d'ailleurs ses dangereux paradoxes à l'isolement dans lequel il vit à Brunswick, et (sans le dire expressément) à ses fâcheuses lectures. ‘Si vous viviez près de moi, je vous dirais faites ceci et abstenezvous de cela pour me faire plaisir. Cet argument serait court, et je me flatte qu'il serait efficace. Souffrez que je le dise, c'est un grand mal pour vous et pour moi que vous n'ayez pu vivre près de moi. Jamais je ne vous aurais laissé tomber dans cette cynique indifférence, turpe torpeurGa naar eindnoot10)... Comment admettre encore, quand on a connaissance d'un tel document, qu'on puisse reprocher à Belle d'avoir encouragé Benjamin dans la voie du scepticisme moral, de l'indifférentisme nihiliste? Tout au contraire, c'est Benjamin qui semble avoir mal digéré ses souvenirs d'Helvétius et qui se livre, avec une amère délectation, à la subversion de toutes les valeurs. Encore faut-il faire, ici aussi, la part de l'attitude et du défi: Benjamin est malheureux, son mariage a été un échec, et le métier qu'il fait à Brunswick l'écoeure de plus en plus. Il prend plaisir à rejeter, en même temps que la société qui l'accable, les valeurs dont elle fait profession.
Les réprimandes d'Isabelle s'accordent assez mal, il est vrai, avec ce que Constant rapporte à son sujet dans Le Cahier Rouge (éd. Pléiade, p. 141). ‘Elle était la seule personne avec qui je causasse en liberté, parce qu'elle était la seule qui ne m'ennuyât pas de conseils et de représentations sur ma conduite.’ Il y a tout lieu de croire qu'au bout de quelques années Isabelle s'était rendu compte de l'effet inquiétant, sinon pernicieux, de ses théories sur le comportement de Benjamin et qu'elle avait jugé bon, dans son intérêt même, de lui prêcher plus de sérieux et plus de générosité.
Ce qui n'était, chez elle, qu'un détachement aristocratique à l'égard des esprits médiocres et de leur dogmatisme risquait de tourner, chez | |
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Constant, à un amoralisme de principe. Elle l'aimait trop pour ne pas s'en émouvoir, et ses gronderies sont une preuve supplémentaire de son attachement.
Mais Benjamin n'était pas homme à se laisser ‘ennuyer par des représentations sur la conduite’. Rappelé à l'ordre, il se cabre, il regimbe devant cette forme de mentorat, trop impérieuse et surtout trop didactique à son gré. Le paradoxe veut que ce soit au moment même où Mme de Charrière se montre plus maternelle, plus tutélaire envers lui que Constant manifeste les premiers signes d'impatience, sinon d'agressivité, à son égard.
Leurs rapports seront faits, dorénavant, des moments alternants de confiance sereine et d'agacement, de rires complices et de gravité. Dès 1790, Benjamin semble montrer de l'humeur devant l'emprise croissante que Belle parait vouloir prendre sur sa vie et sur ses pensées. Il se rebiffe, et Belle préfère y répondre sur le mode ironique (30 août 1790): ‘Ah Sire! qu'il est difficile de parler franchement à votre Majesté sans la fâcher un peu! Et cependant quelle Majesté pourrait mieux soutenir l'examen de la rigoureuse franchise que votre spirituelle, sensée et très aimable Majesté! Pourquoi repousset-elle mon pauvre mentorat qui est si peu de chose, qui - venant de si loin - frappe si faiblement au but? ... Vous ne sauriez croire ce que je souffre quand il me semble que vous n'êtes pas en règle avec les gens que je vois. Ils ont beau ne rien dire, je les entends.’ Sans doute est-elle parfaitement consciente de l'ambiguité de sa situation mi-dominante, mi-dépendante, et craint-elle tout éclat qui lui aliénerait une intimité dont elle éprouve toujours davantage le besoin dans sa vie intérieure.
Il est vrai que cette ambiguité est aussi grande, avant 1794, dans le chef de Constant assoiffé d'indépendance mais toujours incapable de l'assumer, profondément attaché à sa vieille amie et dès lors tributaire d'une autorité qu'il sollicite et qu'il rejette en même temps. Un jour viendra où il osera enfin s'émanciper, et cette mutation exigera de sa part une telle dose de volonté qu'il la voudra éclatante et tranchée (Je reviendrai plus loin sur cette demi-rupture). Mais ce ne sera que pour changer de tutelle, comme s'il se sentait incapable de se guider et de s'orienter seul. Constant lui-même a fort bien analysé ces mouvements complexes, cette alternance entre la passion del l'indépendance et la sujétion aux femmes dans la Seconde Epoque de Cécile. | |
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S'il est clair que les oppositions caractérielles ont tendance à se durcir au fur et à mésure que les années passent et que Mme de Charrière vieillitGa naar eindnoot11), un autre facteur va contribuer à détériorer leurs relations, auquel on n'a pas toujours accordé l'importance qu'il mérite. Il s'agit de l'attitude politique adoptée par Belle et par Benjamin devant les développements d'une Révolution qu'ils avaient vue éclater, l'un et l'autre, sans le moindre déplaisir.
Belle n'éprouvait aucune sympathie pour l'ordre féodal dont elle avait raillé les travers dans le conte philosophique Le Noble. Les portraits d'ancêtres, les châteaux à douves, les quartiers de noblesse et les préjugés de caste heurtaient ses principes philosophiques et son sens du ridicule. A la vieille de la Révolution, elle récidivait dans le conte Bien-Né (1788) où elle se permettait de donner des conseils fort irrespectueux au roi Louis XVI: moins manger, moins chasser, moins boire, dire davantage et travailler plus assidûment. La réaction de la police française fut prompte et vigoureuse: ne pouvant s'en prendre à l'auteur, elle arrêta les libraires qui distribuaient la brochure.
Les premières phases de la Révolution apparurent à Mme de Charrière comme l'aube d'un renouveau, comme la promesse d'un régime plus libéral et plus moderne.Ga naar eindnoot12) C'était aussi le sentiment de Benjamin, que ses fonctions de gentilhomme de Mgr. le Duc de Brunswick avaient dégoûté jusqu'à la nausée de l'obséquieuse et absurde vie de cour. Le 4 juin 1790, il écrit à son amie: ‘Nous rirons ... de l'indignation que témoignent les stathouders et les principes de la Révolution française, qu'ils appellent l'effet de la perversité inhérente à l'homme’ (Rudler, p.377); le 17 septembre, il songe à rédiger, sous l'anonymat bien entendu, ‘un petit ouvrage d'environ cent pages sur la révolution du Brabant’ (Rudler, p.379) et le 5 novembre 1792, il s'exclame, en évoquant la résistance de Custine à Mayence: ‘Princes, prêtres et nobles sont finis’ (Rudler, p. 401). Son attitude envers les factions révolutionnaires est néanmoins assez déconcertante quand on l'examine de près: le 6 juillet 1792, il proclame (avec les Jacobins) que Merlin, Vergniaud, Condorcet ‘sont de fait vendus à l'Autriche’ et que, ‘soudoyés pour avilir l'Assemblée..., ils se déshonorent pour la déshonorer’ (Rudler, p. 390), alors qu'un peu plus tard il confiera à sa correspondante: ‘J'espère que le parti de Roland, qui est mon idole, écrasera les Marat, Robespierre et autres vipères parisiennes’ (Rudler, p. 401). En mai 1794, il lui racontera comment il est ostracisé à Brunswick en raison de ‘son prétendu jacobinisme’, comment ‘les démocrates prudents évitent de le voir, de peur de passer pour jacobins’, et il rapporte les discours odieux des émigrés, ‘cette misérable et méprisable race’ contre laquelle il a tenu des propos d'une ‘enragerie’ qui dépassait sa pensée réelle. | |
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Et de conclure: ‘pour ne pas être ultrarévolutionnaire, il faut que je ne sois plus au milieu des contrerévolutionnaires, et j'attends’ (Rudler, p. 453-456).
Les incidents, les polémiques, les drames de la Révolution sont également au centre des intérêts de Madame de Charrière, mais -comme l'avait bien vu Gustave Rudler (p. 424) - son attitude évolue plutôt en sens inverse de celle de BenjaminGa naar eindnoot13). Alors que Constant devient de plus en plus radical, Belle se distancie peu à peu d'une politique qu'elle juge fanatique et barbare. Les affrontements se multiplient dans leur correspondance lorsque cette matière y est abordée, et comment ne pas y toucher en cette époque de guerre et de violence?
Pour Madame de Charrière, comme pour beaucoup de nobles progressistes et d'esprits libéraux, la Révolution aurait dû s'arrêter à La Fayette et à Bailly. L'instauration d'une monarchie constitutionnelle à l'anglaise lui paraissait la solution adéquate aux problèmes institutionels engendrés par les abus d'une trop longue époque d'absolutisme. Elle se refusait à voir la dictature jacobine dans sa vraie perspective, et elle ignorait tranquillement les implications économiques et sociales du grand bouleversement européenGa naar eindnoot14).
Il semble pourtant que cette opposition, latente puis ouverte, se soit compliquée d'éléments plus subjectifs. Rien n'est simple avec Constant, ni avec Isabelle. Elle l'avait défini ‘constant in versatility, in inconsistency consistent’. Comme beaucoup d'êtres à la fois inquiets, mouvants et très intelligents, Benjamin aime à se définir en s'opposant, à découvrir la faille dans l'opinion de l'interlocuteur, quel qu'il soit. Mme de Charrière croit déceler dans certaines de ses proclamations républicaines le désir de se couper d'elle, de s'affirmer indépendant, d'être ‘mûr’ (épithète particulièrement désobligeante dans son vocabulaire). En somme, la rupture de fin 1794 ne serait que la concrétisation brutale d'un processus de détachement, sinon de rejet, qui était en cours depuis longtemps, coupé par des périodes de calme où l'entente redevenait harmonieuse et où l'amour renaissait sous la forme d'une allégeance déclarée (p. ex., le 4 avril 1794, ‘Dans ce désert où je vais, vous serez mon seul espoir’, et encore le 20 septembre 1794: ‘J'ai besoin de vous, j'ai besoin de votre amitié’).
La correspondance des années de la Terreur est entrecoupée de discussions orageuses, d'accès de mauvaise humeur de part et d'autre, avec - du côté de Mme de Charrière - l'accusation implicite de mauvaise foi agressive. Après leur brouille de fin 1794, elle | |
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lui écrira cette phrase significative ‘C'est quand vous vous montriez robespierriste, non quand vous vous montriez staëliste, que je vous ai accusé de ne penser pas ce que vous disiez’. Le 11 janvier 1795, elle relève le caractère choquant de sa versatilité politique, qu'elle semble considérer comme une provocation personnelle. ‘Il n'y a pas jusqu'à votre changement qui ne me fasse du mal. Quant à ceci, c'est la manière et non la chose. Après que j'ai lu et entendu mille fois, et avec douleur, les maximes acerbesGa naar eindnoot15), tout à coup vous voilà Tallienniste, Talleranniste, que sais-je encore quoi! A la bonne heure, vous êtes le maître’. La lettre du 26 janvier 1795 sera l'analyse la plus pénétrante et la plus objective des implications politiques dans le dérangement de leur liaison: ‘Je n'aime ni votre genre de vie, ni vos amis, ni votre politique’.
Autant que les questions de principe, ce sont de menus détails qui les opposent. On connaît les épisodes les plus célèbres de leurs dissentiments (e.a. la lettre cassante de Benjamin lors de l'affaire du procès de son père), mais à d'autres moments il est évident que le ton ‘aristocrate’ affiché par l'héritière des Tuyll et des Vicq l'agace ou l'irrite, au point de le faire sortir de ses gonds. Madame de Charrière se veut libérale et progressiste, mais d'une manière à la fois paternaliste et supérieure. Le 3 mars 1791, elle explique longuement à Benjamin comment elle a échoué dans l'éducation qu'elle voulait donner à la petite Judith, sa femme de chambre: ‘Elle ne m'a point du tout entendue, mais elle m'obéit parfaitement. Et puis parlez au peuple de ses droits, de sa liberté! Ce que vous en pouvez espérer de mieux, c'est qu'il obéisse servilement à vos impulsions. Pour peu qu'il vous entendît, il renverserait vos propres plans, car de vous bien entendre et de concourir à quelque chose de sage avec connaissance de cause, c'est impossible. Il faut non seulement avoir de l'esprit, mais l'avoir exercé dès le berceau pour être capable de raisonnement.’ Dans la bouche de l'auteur du Noble, un tel discours fait mal, et on comprend pourquoi Godet n'en a pas fait mention.
Le 13 mai 1792, elle revient sur le problème des oppositions sociales, Benjamin lui ayant écrit: ‘Vous autres, gens comme-il-faut, vous mangez vos semblables d'une autre classe’. Elle lui rétorque: ‘Je prétends bien ne manger personne. Un peu plus d'argent chez moi, et un peu moins chez d'autres, fait des relations entre eux et moi qui leur conviennent autant qu'à moi. Si mes draps sont un peu plus fins, si ma tasse est de porcelaine tandis que la leur est de faience, cela ne fait pas un degré de bonheur de plus ni de moins’. Elle évoque sa sympathie | |
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pour Henriette Monachon, comment elle a protégé sa grossesse clandestine, comment elle est devenue la marraine de l'enfant, et elle ajoute: ‘La voyant quelquefois fort triste, je me suis mise à lire, à elle et à une petite fille que je fais travailler auprès d'elle, les comédies de Molière. Est-ce donc que je les mange quand je les nourris, les caresse et les amuse; et elles, doivent-elles me mordre, et y a-t-il apparance qu'elles me mordent? Je vous ai, Henriette, lui disais-je avant-hier. Moi, j'ai Madame, me répondit-elle.’ La sincérité de Mme de Charrière n'est pas en cause, ni sa droiture, ni son indépendance d'esprit, mais on comprend que Benjamin ait grincé des dents devant cette image d'Epinal de la réconciliation des classes par la bienfaisance, qu'on croirait sortie de Marmontel ou de Berquin. Sourdement, insensiblement, le côté Zuylen a pris le dessus sur le côté Zélide, en on ne saurait faire grief à Constant d'en avoir pris de l'humeur.
Cette humeur éclate bien avant la fameuse lettre d'octobre 1794 où il chantera les mérites de Mme de Staël. En mai de la même année, Benjamin ne parvient plus à retenir son indignation devant le comportement méprisant que Belle a cru devoir adopter à l'égard de ses amis Huber.
On connaît les circonstances de cet incident. Epouse séparée de Georg Forster, l'inspirateur du mouvement révolutionnaire à Mayence, qui avait quitté ses recherches scientifiques pour se jeter dans l'action, Thérèse Heyne avait cherché refuge à Lausanne avec le bibliothécaire et traducteur Ferdinand Huber, qui l'avait prise en charge, ainsi que ses enfants, avec l'accord du mari qui avait dû entretemps se replier sur Paris après la capitulation de Mayence (et qui ne tarderait pas à y mourir).Ga naar eindnoot16)
Constant s'était pris d'une vive sympathie pour ces malheureux réfugiés et il les avait introduits auprès de Mme de Charrière. Le premier contact fut glacial. Belle cachait mal sa défiance et son hostilité à l'égard de ceux qu'elle appelle dédaigneusement ‘le citoyen et la citoyenne’. De toute évidenceGa naar eindnoot17) elle les tenait pour des espions du parti démocrateGa naar eindnoot18), et elle mit quelque temps à revenir de ses préventionsGa naar eindnoot19) (jusqu' à prendre finalement sous sa protection l'aînée des enfants, Thérèse Forster).
En mai 1794, elle les tient encore ostensiblement à distance, leur parle le moins possible, se refuse à les recevoir dans son jardin ou dans sa chambre et ne condescend pas à descendre chez eux | |
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pour y prendre le thé. Elle s'en glorifie devant Benjamin (dans une lettre perdue), ce qui lui vaudra une réponse cinglante (Godet, I, 116-117): ‘Je ne vous trouve pas le moindre mérite à n'avoir pas embrassé Madame Huber ... je ne suis pas honteux pour elle ... tout cet article a été totalement nul pour moi ... je ne puis sympathiser à aucun des détails que vous me donnez là-dessus, avec une sorte de satisfaction dans laquelle je ne vois que de l'enfantillage ... si vous ne descendez pas pour boire du thé, vous en prendrez dans votre chambre ... Voilà une page qui vaut bien les trois sur le citoyen ... Bonsoir, je ferais peut-être mieux de ne pas vous envoyer ici, mais je vous aime trop pour vous cacher les impressions que vous produisez sur moi’.
Décidément, la politique les sépare bien plus qu'elle ne les unit, et Mme de Charrière lui proposera, le 6 mai 1794, de ‘bannir ce topic-là’, mais n'est-ce pas lui demander l'impossible? Le 6 septembre 1794, Benjamin date sa lettre avec affectation du 26 fructidor et l'achève sur la formule éloquente: ‘Adieu, ma laconique, conseillante et aristocratique amie. Salut et fraternité.’
‘Conseillante et aristocratique’: les deux griefs se conjugent ici qui vont, quelques semaines plus tard, provoquer l'éclat qu'on le sait. Mais depuis longtemps le ton n'est plus celui de 1792-1793, ni a fortiori celui de 1787 où -comme disait Benjamin- il n'était question que de brocarder ‘notre prochain, que nous croquons comme des loups’.
Depuis des mois, leur correspondance exhale l'amertume, les sousentendus, le ressentiment, les insinuations. ‘Vous me persiflez souvent’, écrit Belle, ‘cela déssèche. Vous ne manquez dans aucune de vos lettres de dire quelque mot dédaigneux et dénigreur’ et elle s'en étonne: ‘Nous n'avons l'esprit faux ni l'un ni l'autre ... Qu'est-ce donc qui fait que nous nous disputons?’
N'a-t-elle donc pas compris que Benjamin veut échapper à ce mentorat qui devient une tutelle, qu'il est las de la domination que Belle exerce inconsciemment sur ses amitiés et sur ses relations? Non, qu'elle veuille se le conserver sans partage: elle va même jusqu'à lui suggérer d'épouser Henriette L'Hardy (la future Madame Gaullieur). Mais elle entend bien exercer une sorte de droit d'aînesse sur ses pensées, sa réponse à la lettre provocante du 26 fructidor prouve combien elle était hostile aux progrès du sentiment que Benjamin éprouve pour Charlotte de Marenholtz (qu'elle avait traitée de ‘folle’ dans une lettre de 1793). Elle évoque ‘l'interminabilité de leur querelle’, ‘un certain harcelage auquel nous nous sommes accoutumés’ et prévoit que sous peu ‘la laconique amie’ sera devenue ‘l'amie ne disant plus rien’. Auquel cas ‘vous ne seriez plus tourmenté par aucun conseil: opiniâtreté | |
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d'esprit, Charlotte, politique, tout serait sacré pour moi, tous les objets resteraient désormais untouched, uncontrolled et vous relisheriez (=savoureriez) en plein le plaisir de voulour ce que vous voulez.’
A quoi Benjamin répond, le 20 septembre, par les formules d'obédience qu'elle attendait: ‘Je vous demande pardon, je vous aime tendrement.’ Il blâme ‘cette folie qui m'avait saisi de me suffire à moi-même ..., cette illusion ... que je pouvais me passer de tout, et de vous même’. Et il a cette phrase terrible et cruelle: ‘C'est avec vous que j'en ai fait la première expérience, parce que, de tout ce qui me dominait dans le monde, mon attachement était ce qu'il y avait de plus vif.’
Le 10 septembre, elle parle encore de politique, de contre-révolution, et aussi de leur ‘querelle, qui n'est pas de nature à se pouvoir terminer’. Elle l'accuse plaisamment ‘de prendre pour la tour du village ... une perche éclairée par la lune’. Le lendemain, elle se déclare d'accord avec le reproche qui se chuchote à Lausanne où Benjamin est accusé ‘de ne vouloir que briller’, de pratiquer la double ironie, d'affectionner les ‘assertions plus hardies que justes’: ‘cela vous amuse, cela amuse vos admirateurs, cela en impose à beaucoup de sots’.
Il semble que plus Isabelle s'attache à Benjamin (la finale de sa lettre du 27 septembre est éloquente à cet égard), plus elle entend aussi le diriger, le critiquer, le conseiller pour mieux le modeler selon son idéal. Et cela au moment où Benjamin (ses romans ne cesseront de répéter ce thème) tente désespérément de s'affirmer seul et contra tous. Il est, avant la lettre, ‘l'homme couvert de femmes’ qui veut à tout prix s'émanciper. Non pour le plaisir d'une liberté sans objet, mais au contraire pour se réaliser dans la carrière littéraire et politique dont il rêve. Il reproche à Belle de le dissuader de poursuivre la rédaction d'une Vie de Mauvillon, et de vouloir ainsi ‘tuer en lui jusqu'au fantôme de la gloire littéraire’, ce dont elle se défend (assez maladroitement) le 29 septembre 1794. Quelques jours avant, elle évoquait leur mésentente devant Henriette L'Hardy, lui racontant comment à Lausanne ce ‘drôle d'homme’ de Constant avait été repris par ses prétentions à une ‘inébranlabilité et à une indépendandance totale’, et comment il était bien vite revenu à de meilleurs sentiments, ce dont ils avaient conclu qu'ils ne pouvaient se passer l'un de l'autre. On est frappé de voir à quel point cette alternance douloureuse de révoltes qui blessent et de soumissions qui humilient préfigure déjà la thématique d'Adolphe, issue de sa problématique existentielle la | |
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plus profonde.
La célèbre lettre du 21 octobre sera donc un geste d'arrachement, une sorte de coupure symbolique du cordon ombilical qui le liait à la mèreamoureuse possessive et dominatrice que Belle est devenue dans son esprit. Il ne tardera pas à faire machine arrière, essayant comme toujours de réparer le mal qu'il a fait par sa soudaine foucade, mais cette fois il est trop tard, car Belle a compris maintenant que son heure était passée.
Jusque-là les incartades, les soubresauts, les ruades de ce jeune poulain (on se souviendra que la comparaison est de Belle elle-même) n'avaient pas vraiment tiré à conséquence. Isabelle le savait foncièrement dépendant, et elle pouvait attendre calmement son retour au bercail. L'entrée en lice de Madame de Staël, plus jeune sinon plus belle, plus célèbre, plus active, plus directement mêlée au jeu politique et au monde littéraire, est venue bouleverser les données apparemment immuables d'une relation complexe et changeante. Sa personnalité est plus forte, socialement plus engagée que celle de Mme de Charrière, sa séduction personnelle est grande, son entregent considérable. Dans la vie de Benjamin, ce sera l'heure du relais; dans la vie d'Isabelle, ce sera celle du crépuscule.
On le sait, Isabelle n'aimait pas Germaine, pas plus qu'elle n'aimait les Necker. Elle n'avait de sympathie ni pour leurs idées, ni pour leur rôle social, ni pour leur style, et c'est ici qu'une certaine dimension littéraire intervient pour la première fois dans la vie affective de Benjamin. Mme de Charrière lui avait appris à aimer le naturel, la concision, la rigueur, l'économie des moyens, à pratiquer les vertus du raccourci et de la distanciation, à détester la recherche, le faux brillant, ce qu'elle appelait: ‘l'amphigouri de la famille Necker’. Germaine de Staël lui apparaissait à la fois comme une jeune rivale avantagée par sa fortune et par ses relations, et comme l'expression caractéristique d'une génération qui avait perdu le secret d'un certain art d'écrire classique. Zulma (1794) lui semblait ‘un bien mauvais ouvrage’, et elle avait condamné le plaidoyer de Mme de Staël en faveur de Marie-Antoinette, non pour ses idées (qu'elle approuvait chaleureusement), mais en raison de son pathos, de son affectation de son ‘style antipathique’ (23-9-93). Elle ironise sur la prononciation de celle qu'elle appelle ‘l'ambassadrice’, et qui lui a parlé de ‘la poshtérité’. Alors que Germaine multiplie les marques de respect et de courtoisie, Belle garde sourcilleusement ses distances, tout en reconnaissant à sa jeune rivale un extraordinaire don de parole, qui force son admiration. Elle écrit à Benjamin le 28 septembre 1793: ‘Nous sommes bien du même avis sur Madame de Staël. Son esprit n'est pas simple, ni toujours | |
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juste, et son sentiment n'est que de l'esprit. Avec tout cela, vous l'admirerez si vous la voyez.’ Elle ne croyait pas si bien dire, et les faits allaient même dépasser ses prévisions. Il est vrai qu'elle ajoutait: ‘Avec tout cela, je ne me soucierais pas du tout de la société intime, ni seulement fréquente de Mme de Staël.’ Indépendamment de l'antipathie irrépressible qu'elle éprouve devant une femme qui fait tout pour se rapprocher d'elle, il y a, entre Belle et Germaine, un conflit de générations qui se manifeste jusqu'au niveau du style. Elle éprouve, à lire son émule, une sourde irritation, qu'elle a fait partager à Benjamin; plus direct dans son langage, celui-ci estime que faire des antithèses et des phrases cadencées sur la reine prisonnière, ‘c'est à cracher dessus’ (25-9-1793). Son revirement, à un an de distance, n'en sera que plus radical.
S'il faut en croire Mme de Charrière, Germaine serait ‘quelque chose d'entièrement factice’, le produit typique d'un salon parisien d'Ancien Régime. ‘L'abbé Raynal, M. Guibert, sa mère, son père l'ont faite’ (30 sept. 1793). Elle lui applique les vers d'Alceste sur le sonnet d'Oronte et oppose à son style entortillé celui de sa cousine Lady d'Athlone: ‘tout cela est écrit grandement, sans recherche; on n'a pas raffiné sur le sens ou sur le style; il y a cinq pages de cette force. On n'a pas le temps de respirer ...’ (sept. 1793).
Derrière ces choix littéraires et esthétiques se profile à nouveau l'ombre du vieillissement: ‘Je pardonne à Mme de Staël d'être de son siècle, ma je ne puis m'en mettre, aussi peu que je puis me faire plus jeune que je ne suis. Je déteste cette affectation ... Laissons-la se faire admirer de ses vrais juges, de ses pairs, de ses contemporains’ (à d'Oleyres, 14 juin 1794, Godet II 148-149).
Lorsque Benjamin rencontrera Mme de Staël, sur la route de Nyon, il ne rectifiera pas d'emblée son jugement critique. Il ne niera pas ses ridicules, son côté ‘parvenu’, ses allures provinciales, mais il conclura néanmoins: ‘c'est la connaissance la plus intéressante que j'aie faite depuis longtemps’ (30 septembre 1794), et Belle aura des mots espiègles pour imaginer leur tête-à-tête, car elle le voit riant, disant des mots d'esprit et redevenant ainsi ‘un très aimable Constantinus’. Le 7 octobre, elle écrit à Melle L'Hardy: ‘Elle lui a témoigné un extrême engouement, et lui, il m'est venu dire le sien pour elle’. Ce n'est que le 21 octobreGa naar eindnoot20), dans une lettre terrible, que Constant tirera les conséquences de ce qui est devenu le tournant de sa vie. La lettre est trop connue pour que je la cite, mais j'y relèverai un passage que je trouve hautement significatif, c'est | |
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celui où il affirme: ‘elle sait parfaitement écouter ... elle sent l'esprit des autres avec autant de plaisir que le sien.’ N'y a-t-il pas là, de toute évidence, un reproche à peine caché? Et je verrais, pour ma part, plus de maladresse que de méchanceté dans la phrase si souvent soulignée: ‘C'est la seconde femme que j'ai trouvée qui m'aurait pu tenir lieu de tout l'univers... Vous savez quelle a été la première’. Belle comprendra mieux que quiconque la flèche lancée plus haut, et elle y répondra par une concession ironique et méprisante: certes, Mme de Staël est bien bonne, bien obligeante, ‘ce que d'autres (moi par exemple) ne sont pas, et qui met la bonté à l'usage de tous les jours et de tout le monde.’ Sa réaction vient moins d'une amoureuse frustrée que d'un mentor évincé, qui reconnaît amèrement ‘ses faibles moraux, politiques, etc.’, ironise sarcastiquement sur ce qu'elle est ‘une mine de sottise’ qu'il faut refermer au plus vite, et félicite Benjamin de voir s'établir chez lui ‘la prospérité émigrée de Genève’, c'est-à-dire la fortune des Necker.
Dépit, aigreur, résignation accablée ou bouffées de désespoir, tels sont les sentiments qu'évoquent les pages que Godet a consacrées à cet épisode, qui prend sous sa plume une intonation presque tragique. La réalité est moins dramatique, plus humaine et plus complexe.
Le 25 octobre, Belle commence une ode en l'honneur de Benjamin, ce favori de la nature, cet ami qu'elle craint d'irriter. Elle l'assure le lendemain de son attachement qui ‘sera toujours le même’, et elle certifie que c'est par délicatesse, par scrupule pour sa santé et pour son plaisir qu'elle s'oppose à la courte visite qu'il voulait lui faire.
Le 8 novembre, elle fait de la philosophie avec lui, discute de l'âme, de la vie future, remarque que le bonheur est une idée moderne (et même, en anglais, un mot moderne, ‘happiness’ ayant supplanté ‘luck’) et elle conclut avec une mélancolique sérénité: ‘J'ai vaguement dans la pensée que nous ne nous verrons plus guère. Votre personne s'établira auprès de vos livres. J'aimais qu'ils fussent ici, en manière d'aimant fixe ... cela n'a pas dû être; à la bonne heure... Ce qui restera de bon ne doit pas être overlooked, ni négligé, ni enjoyed sans reconnaissance’ (mardi matin, 9 novembre 1794).
Godet écrit que ses lettres à Benjamin, ‘pendant cette sombre fin d'année, respirent une sorte de lassitude triste’ (II, 169), mais la lettre du 27 novembre qu'il donne ensuite comme exemple (mais en morceaux choisis) commence par ces mots: ‘Je suis encore toute réjouie, toute gaie. Il semble qu'après un bon repas vous m'ayez laissé... des reliefs d'ortolans ... J'ai joliment soupé et supérieurement dormi. Mais cette mobilité, et sensibilité, et dépendance qui vous | |
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sieyent (sic) bien me paraissent chez moi si ridicules que je m'en battrais volontiers. Même si j'étais quelquefois encore peu aimable, cela me paraîtrait ridicule. Dans tous les romans et histoires, j'ai toujours vu qu'il fallait devenir une digne et paisible femme ... enfin, on est comme on peut’. Et plus loin, ‘quant au satellite que je voudrais, dites-vous, faire de vous, rien n'est si faux’. Elle l'encourage, au contraire, à achever ses oeuvres, à commencer par la Vie de Mauvillon et s'offre à relire ses manuscrits. Et voici la fin, omise également par Godet: ‘Je gravais l'autre jour sous un buste imaginaire He knew much, but intended nothing, et dans une histoire imaginaire j'écrivais, parlant de l'homme du buste, too quick and witty to be steady and wise, he etc. Adieu, je vous embrasse, je te serre la main. Adieu. Ce jeudi à midi, 27 novembre.’
En décembre 1794, elle lui donne les dernières nouvelles de La Fayette, mais elle regrette aussitôt d'avoir parlé encore une fois de politique: ‘tout cela contribue à vous rendre autre, à vous rendre étranger à moi.’ Et elle ajoute: ‘Puis vous me plaindrez, et vous aurez raison.- Il n'y a que moi au monde-, direz-vous, -qui vous amuse, qui vous entende, qui vous convienne, avec qui vous soyez parfaitement vous-même. Je vous ai consolée, distraite, c'est un sentiment agréable, le dernier de votre vie que vous vous ôtez.- Non, je ne me l'ôte pas, mais je le perds.’ Et toujours le reproche: ‘loin de changer, vous vous êtes confirmé dans vos opinions, ou du moins dans vos professions d'opinions. Point de but quelconque, tous les avenirs tués, la liberté plus précieuse que le bonheur, et c'est peu dire puisque vous ne vous souciez plus du tout d'être heureux. Mon Dieu, que votre existence s'est amenuisée, et quelle est devenue volatile!’.
Elle le remercie d'un billet aimable de la veille, mais s'insurge contre les excuses que Benjamin s'y donne, et qui sont autant de critiques de son caractère à elle: ‘Que me parlez-vous d'amourpropre et de vanité! C'est mon coeur qui a été blessé et qui, encore bruised, se sauve à présent tant qu'il peut des coups... Croyez-vous que si toute la terre disait: elle vaut beaucoup moins, elle a beaucoup moins d'esprit, beaucoup moins de talent, de goût, d'amabilité que Mme de Staël, cela me fît la moindre chose? Que si vous le disiez, cela me fît rien du tout. Si vous le croyez, vous ne me connaissez pas. On pourra ajouter: M. Constant a fini par s'ennuyer à Colombier avec Mme de Charrière, que cela ne me toucherait pas davantage. L'immortel auteur de CalisteGa naar eindnoot21) pourrait devenir à tous les yeux, et enfin aux vôtres, la plus plate des écrivailleuses que cela ne me fait rien du tout. Mais absolument rien. | |
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Je vous parle si vrai que vous ne pouvez aller aussi loin avec votre persuasion que la chose est ... Après cela, vous croirez que je mentais en vous écrivant l'autre jour, en vous disant que je vous aimais autant que jamais. Mais je ne mentais pas. Je me plais à vous dans mes souvenirs. Je montre votre profil; je répète vos discours, et au présent je souffre infiniment d'être privée de vous. Adieu.’
On ne saurait être plus lucide dans la mobilité, plus clairvoyante dans l'amertume. Mais Belle s'efforce de sortir de sa souffrance, et c'est bien elle qui reprend l'initiative en maintenant la distance qui préservera son équilibre. Constant ne demandait qu'à revenir en arrière, à faire la paix (comme le dit Mme de Charrière à Melle L'Hardy), mais elle n'en veut plus que sous conditions, et la principale sera la séparation, définitive et apaisante. Cette séparation, on s'aperçoit que c'est elle qui, en fin de compte, l'a voulue comme curatif.
Le lettre suivante, datée du 12 décembre, exprime la sérénité retrouvée. Leur correspondance ‘a pris je ne sais quelle teinte nouvelle ... Nous sommes si doux! Les objets sur lesquels nous nous disputions nous sont devenus si indifférents ou sont si bien mis de coté! Nous ne nous ressemblons plus (chacun à soi-meme)’. La pétulante Isabelle s'est assagie: ‘Aucune opinion ne me fâche plus ... Le monde, depuis quelque temps, n'est plus éclairé pour moi que par une lumière faible et jaunâtre, et j'aime assez cette douce teinte.’
Dans une autre lettre, datée simplement du ‘Vendredi au soir’, elle manifeste un détachement presque inquiétant: ‘Vous n'imaginez sans doute pas pourquoi je redoute à ce point ce que vous me pouvez dire. Il serait facile de vous l'expliquer, mais à quoi bon? Tout ressentiment de ma part est fini ... Allez votre chemin comme si je n'étais plus. Il est très vrai que je n'ai pu m'accommoder ni de franchise, ni de la dissimulation “j'en ai reconnu la générosité, mais elle avait donné le coup de mort à notre liaison.”
Pourtant, Mme de Charrière n'est point femme à remâcher sa rancune et ses griefs. En pleine crise de confiance avec Benjamin, elle lui avait écrit le 11 octobre 1794: Nous eûmes hier un bal de pressureurs et vendangeurs, où j'assistais de huit à neuf, et de dix à minuit. J'eus le bonheur de plaire beaucoup à toute la compagnie. J'ai causé, j'ai ri..’Ga naar eindnoot22) Le choc de la demi-rupture l'a ébranlée, sans doute, mais il ne la laisse ni pantelante, ni désespérée. Confrontée avec une situation qu'elle pressentait, tout en la redoutant, elle saura s'en accommoder et garder une relation de sympathie avec l'homme qu'elle a tant contribué à former, et qui est parti maintenant vers une nouvelle destinée. Belle de Charrière préfigure un peu Henriette de Mortsauf, mais une Henriette qui se résignerait au départ de l'homme aimé, qui continuerait à le suivre avec | |
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curiosité et sympathie, trop au-dessus des événements pour que la déception puisse la frapper à mort.
Les relations de Constant et de Mme de Charrière se poursuivront donc entre 1795 et 1805, moins intenses que par le passé, mais assez régulières pour qu'on puisse parler d'un échange et même d'une certaine intimité prolongé. M. Bastid se trompe lorsqu'il affirme (Benjamin Constant et sa doctrine, I, p. 103): ‘Elle lui écrivait de loin en loin, pour le charger de quelque commission auprès des libraires’, et M. Zampogna fait erreur, lui aussi, lorsqu'il déclare (op.cit., p.266) que ‘les derniers ouvrages de Mme de Charrière n'eurent aucune influence sur Benjamin Constant, puisqu'il n'eut point l'occasion de les lire.’ La vérité est moins romantique, et plus éclairante: Benjamin restera le confident des lectures, des curiosités, des activités (et surtout des activités littéraires) de son ex-mentor. En 1796, elle lui écrit le 9 février, le 16 mars, le 17 mars, le 19 mars, le 21 mars; vient alors une césure qui s'interrompt en 1798, après quoi les lettres se multiplient à nouveau.
Le 11 janvier 1795, Mme de Charrière dit avoir compris ‘qu'il fallait désormais prendre gaîment et cette mort de notre liaison et tout ce qui surviendrait.’ ‘Vous me direz’, ajoute-t-elle, ‘que s'est vous perdre que de ne vous conserver que comme cela, surtout pour moi, pour qui ce qui n'est pas tout n'est presque rien. Pe ut-être, mais la chose est faite, et c'est faite sans moi’. C'est alors aussi qu'elle devine dans le Constant muscadin, aux cheveux plats, aux culottes jaunes, et qui se parfume, un autre Constant, opportuniste et mondain, prêt à se servir de son entregent de Coppet pour parvenir dans la nouvelle constellation politique.
Quelques jours plus tard, elle le tance encore avec hauteur: ‘je ne romps jamais avec personne’. Ce qui est vrai, dit-elle, c'est que ‘nous ne écrivons plus qu'à bâtons rompus, sans plus nous entendre, sans nous soucier même de nous entendre’. Aussi est-ce d'elle que viendra la décision de limiter leurs rapports au minimum convenable, analogue à ceux qu'il entretient depuis longtemps avec M. de Charrière.
Le 16 mars 1796, elle revient à la charge, sur un ton plus acerbe. ‘Vous vous êtes fait le sort que vous suivez. J'ai toujours été fâchée de tout ce qui vous attachait, depuis la petite Pourrat inclusivement, et je me suis toujours soumise, tant que j'ai vu un peu de raison, de bienséance et d'égards pour moi. Quand je n'ai plus rien vu de tout cela, j'ai pris mon congé définitif’. | |
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Mais, s'il en était ainsi, pourquoi continue-t-elle à écrire à celui qu'elle appelle ‘son ancien partner’ et pourquoi toujours comparer le présent au passé?
Ces textes, Godet et d'autres les ont cités pour en tirer la conclusion de la mort lente d'une grande amitié. Pour cela, il fallait omettre, ou ignorer, l'existence d'une lettre comme celle-ci, datée du 28 mars 1796, et où Belle répond à celle que Benjamin lui avait écrite le 26 (et qui se terminait par un acte d'allégeance: ‘je ne cesserai jamais de vous aimer, ... mon caractère est à la fois âpre et décousu, mais mon coeur n'a jamais varié’, Godet, II, 192).
‘Couplet d'adieu’, déclarait Godet. Point du tout, mais bien plûtot mise au point dans la sérénité retrouvée, dans une amitié modifiée et mûrie. C'est ainsi d'ailleurs que l'intéressée comprit le passage, et sa volonté de froideur n'y résista pas.
‘En vérité, je n'ai plus la moindre rancune. Si vous êtes âpre et décousu, je suis, moi, humble et fière, humble de manière à me rendre fort défiante et à me croire tout de suite inutile, remplacée, oubliée. Fière de façon à n'avoir pas cette persuasion sans me retirer aussitôt. Il m'en coûterait tout plaisir, tout bonheur, la vie, qu'il n'en serait pas autrement ... je crois qu'il y a en moi quelque chose qui fait trouver à chacun assez agréable de m'outrager un peu, pour voir comment cela ira. Je paie en cela je ne sais quel trait de caractère qui doit m'être propre, et je n'y prends pas garde, ou n'en accuse que moi!’
Elle se refuse pourtant à renouer comme si rien ne s'était passé, et à remettre ses pas dans les traces encore fraîches de leur itinéraire commun: ‘Cette correspondance, qui est une cinquième roue de char pour vous, serait un chagrin et une humiliation pour moi. Je ne m'y soumets pas.’
Les arrangements relatifs au domestique Christian l'amènent à reprendre la plume plusieurs fois en 1796, avec - elle l'avoue - un certain plaisir: ‘dans le fond, je trouve peut-être la nécessité de vous écrire assez douce, et vous savez que je ne hais pas les menus détails de la condition humaine.’
‘Il y a’, confesse-t-elle le 19 mars 1796, ‘dans mon détachement de vous ce quoi faire un des plus beaux attachements que l'on voie.’
Lorsque l'affaire du domestique n'aboutit pas, elle en éprouve du regret et ajoute mystérieusement ‘il n'y a que moi à qui cela déplaît un peu. J'ai mes raisons, mais elles cèdent à la nécessité.’ Et, revenant sur leur demi-rupture, elle conclut: ‘Vous avez fait ce qu'il vous a plu, moi ce qui me convenait, ou à peu près. J'avais peu de choix. | |
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J'ai pris le parti qui me tourmentait le moins, et je ne suis mécontente ni de moi, ni de vous’ (lundi 21 mars 1796).
En août 1798, elle lui parle de ses oeuvres récentes, l'édition zurichoise des Trois Femmes, Honorine d'Userche (suivie de Trois dialogues), Sainte-Anne, Les Ruines de Yedburg, et elle lui demande son avis. Elle recueille aussi un bon mot de Benjamin et s'arrange pour que Huber l'insère dans sa Gazette, (Godet, II, 286).
Un peu plus tard, le 19 ou le 20 août, elle lui écrit: ‘Vous me craignez, dites-vous. Vous avez tort. Nous avons eu ensemble de bons et de mauvais tons que nous ne pouvons plus reprendre. On ne doit plus les espérer ni les craindre.’
Benjamin revient la voir au cours de l'automne de 1798, mais ils parlent uniquement de littérature, évitant de remuer les cendres du passé. C'est le moment où il n'est bruit que d'un divorce de Mme de Staël et de son prochain remariage avec Benjamin (ce qu'Isabelle explique par le goût de l'argent chez l'un, et par celui du scandale chez l'autre).
Le 11 janvier 1799, elle lui confie avec un peu de malice qu'elle n'a conçu ses Trois Femmes que comme une riposte à Zulma: ‘je voulus opposer à l'héroique Zulma des gens comme on en voit, et le style le plus simple’. En septembre de la même année, elle lui suggère de faire visite à Melle Clairon, dont les Mémoires venaient de paraître en allemand, et elle précise, non sans une arrière-pensée: ‘C'est une espèce de relique assez intéressante. J'aime qu'on honore des mânes encore vivants.’
Elle-même se détache presque complètement du monde actif et de la politique. Elle lit Virgile (en traduction, et se dit ‘honteuse de ne pas savoir le latin’), elle lit La Harpe (‘fort ennuyeux sur Sénèque et Diderot’), elle écrit ‘Les Finch’ comme elle appelle son roman Sir Walter Finch et son fils William (qui ne sera édité qu'en 1806).
Il est curieux de voir à quel point le ton diffère, sur les mêmes sujets, selon qu'elle écrit à Constant ou à Huber. L'ironie parfois féroce sur Benjamin et ‘sa Dame’ s'évanouit dès le moment où elle reçoit une lettre de l'ami maintenant lointain. Le 25 avril 1800, ce début amputé par Godet (II, 321): ‘Je viens de recevoir votre lettre du 28 germinal. Je ne l'avais pas encore ouverte qu'elle m'avait déjà fait grand plaisir. Il reste toujours quelque chose de certains goûts, de certains attachements.’ Et plus loin, parlant de son neveu Guillaume de Tuyll: ‘Il est Parthénopée. Vous l'étiez. Quand il arriva, il fit penser à vous, mais il n'a pas les traits aussi fins, aussi parthénopiques que les vôtres.’ | |
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Certains s'aperçoivent de la persistance de ses sentiments et Mme Sandoz-Rollin cite même un hémistiche de Rodogune: ‘Il est des noeuds secrets ...’, en remarquant: ‘Certain fils sont fins et deviennent imperceptibles, cependant ils ne rompent pas. On les retrouve dans l'occasion’ (daté ce 24 ...) Mme de Charrière le répète à Benjamin avec un plaisir non dissimulé.
Elle lui propose un petit groom de 12 ans, et c'est l'occasion d'une lettre spirituelle et gaie, où elle se moque d'elle-même, de sa manie d'envoyer des Suisses en France et en Hollande, et même un peu de son correspondant: ‘Dans son genre, le petit Rivière est élevé à peu près comme l'a été Benjamin Constant, dont le père aussi était un peu vain et ambitieux’. Elle lui annonce le beau mariage de son ancienne bonne, Judith Bâtard, qu'elle avait envoyée enseigner le français en Hollande: ‘Je l'ai prise petite servante dans un cabaret, et lui voilà de la dignité, un accent hollandais, des phrases hollandaises.’
Nous voilà bien loin des ‘lettres d'affaires’ dont parle la critique. Elle lui écrit, en 1801, des lettres de cinq pages qui rappellent les confidences de leur plus grande intimité, comme la lettre du 20 février 1801, où elle le félicite de ses discours imprimés: ‘Je n'ai vu partout que des idées saines et des expressions simples.’ Elle saisit l'occasion pour faire le bilan de sa vie: ‘A vingt ans, vous vous êtes cru blasé sur tous les objets, à vingt-cinq ans vous vous êtes ranimé pour la politique, un peu plus tard pour l'amour, pour l'éloquence, pour le bel-esprit; à présent, vous allez votre chemin par devoir, nécessité, habitude, sans demander comme autrefois aux objets et à votre coeur des sensations bien vives. A tout prendre, cela est bon. Tant de gens ne me paraissent malheureux que parce qu'ils escomptaient sur plus de bonheur que la vie n'en peut donner. Vous ne vous ennuyez pas, c'est beaucoup. Je ne m'ennuie pas non plus.’ Elle lui raconte tout: le mariage d'Henriette, l'éducation qu'elle a donnée à son neveu (‘les longueurs bataviques avaient fait place à assez de brièveté et d'élégance’), les inconséquences du jeune homme, les soupers où son mari fait du punch. Elle estime vivre ‘en bonne uxor et en mulier fort indépendante’. Les revues l'excèdent, les unes par leur ‘bigoterie sans piété’, les autres par leur ‘philosophie sans sagesse’, et elle les renvoie toutes dos à dos. Elle approuve ce que dit Joseph de Maistre des faiseurs de constitutions, elle tient Delille pour un poète déplorable, elle évoque le remariage du pasteur Chaillet, et le discrédit qui est tombé sur lui. | |
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Ce bavardage confiant n'est pas d'une femme déçue, amère, mortifiée, résignée à disparaître. Il est plûtot l'expression de cette mobilité cyclique que nous lui connaissons depuis toujours: ‘J'ai une sorte d'humilité défiante qui fait qu'à tout moment je me crois totalement oubliée, et mes souvenirs à charge: mais quelquefois on me dissuade, et un peu de confiance revient pour quelques jours’. (20-2-1801).
Godet a publié (II, 324) la lettre du 22 février 1801, où elle discute de politique avec Constant, mais pour applaudir cette fois à ses vues (il est entré dans l'opposition au Premier Consul). Il est vrai qu'en 1801 les lettres se succèdent à vive allure, et sur le ton le plus détendu. Une lettre du 22 août, relative au petit Rivière se termine par: ‘Vale, et viens’ (Benjamin est alors à Coppet).
Le 22 janvier 1802, quand les premières complications politiques viennent troubler l'ascension de Constant, elle lui fait encore la leçon: ‘Heureux celui qui aime ses livres et qui, après avoir lu et médité, se dit avec sang-froid: -Ceci ne va pas trop bien, mais quand est-ce que quelque chose est bien allé! - Vous m'avez tenu à peu près ce discours la dernière fois que je vous ai vu...’
Le 1er de l'an 1802, le temps est exécrable, et Belle a le sentiment que le monde touche à sa fin. ‘Il me semble qu'en toute chose les hommes ne font plus que retravailler de la rapure, des débris, des lambeaux usés. Adieu Citoyen.’ C'est que la soixantaine est venue, et qu'Isabelle commence à se sentir bien diminuée.
Dans une lettre du 21 septembre 1805, elle dépeindra mélancoliquement les habitants de Colombier comme ‘une troupe d'invalides’ que rajeunit la présence de Thérèse Forster. ‘En vérité, j'ai eu souvent peur, pour vous comme pour moi, de votre visite. Des gens qui n'ont pu changer à leur avantage souffrent un peu en se revoyant.’ A force de vivre au milieu de sourds, sa voix s'est à peu près éteinte. Dans un billet non daté, si ce n'est du lundi 21, elle conclut en souhaitant qu'il ne la ‘jette pas de si tôt à la voirie’.
Elle continue cependant à correspondre fréquemment. Godet a vu dans la lettre du 16 mars 1802 ‘l'aveu le plus poignant qu'on puisse entendre du néant à elle seule, ...l'adieu terrestre fait à l'ancien ami, le mot suprême que le mourant tient à dire et après lequel il garde le silence’. Pourquoi faut-il que le critique suisse ait dramatisé à ce point et conféré à un moment de lassitude de cette femme vieillissante la dimension d'un échec métaphysique? Pourquoi faut-il qu'il voie un aveu de détresse morale dans ce qui se veut une leçon de détachement et de stoicisme? Pourquoi, si ce n'est par l'effet d'une illusion romantique, infléchir l'auto-ironie dans le sens du désespoir? Dans | |
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une lettre similaire, elle se comparera à un pauvre oiseau déplumé ‘qui, à [son] gré, n'en devient pas encore assez indifférent sur [son] déplumement dernier et final.
Sa capacité d'enthousiasme n'est pourtant pas épuisée. Le 22 juillet 1805, elle incite Benjamin à traduire le roman de Godwin, Fleetwood, or the new Man of feeling (1805), dont elle dit que ‘cette lecture [l'] a enivrée pendant quelques jours’. Mais Benjamin l'a blessée en lui demandant d'être amicale, de n'être pas dure. ‘Comment aurais-je été dure? Je ne me souviens presque de rien de la part des autres. Si je me souviens quelquefois de moi-même, c'est pour me blâmer à tort et à travers.’
Cette femme qui s'approche de la mort, en même temps qu'elle va avoir 65 ans, ne cache ni sa lassitude, ni son profond scepticisme. Le 5 juin 1805, elle écrit à Constant: ‘Parmi les voeux que je fais pour vous, il en est un plus ardent que les autres. Puissiez-vous être content de vousmême. Je suis toujours mécontente de moi’.
Le 10 décembre, elle se sent doucement dépérir, mais elle trouve encore la force de dicter une courte lettre et de s'y exprimer avec sa netteté coutumière, son sens de la formule, son style antithétique et serré: ‘Je prétends être mourante; mes amis n'en veulent pas juger comme cela, parce que je n'ai aucune souffrance qui tue, mais l'extinction de vie me paraît être la mort.’ Fontenelle, lui, parlait d'une ‘difficulté d'être’, mais c'est la même lucidité, le même détachement, le même refus de la sensiblerie et des attitudes.
Le 28 décembre, Thérèse Forster apprenait à Constant que Mme de Charrière était morte la veille. ‘Sa mort a été douce. Depuis longtemps sa santé était mauvaise, mais ce n'est que pendant les trois dernières semaines qu'elle est devenue vraiment inquiétante.’
On sait quelle fut la réaction de Benjamin à ce deuil, et l'impression de solitude qu'il ressentit (le 25 décembre, à Mme de Nassau et Journal du 30-12). Avec elle, sa jeunesse mourait une seconde fois. ‘Le monde se dépeuple pour mon coeur’. A 38 ans, il lui restait à affronter la vie tout seul: il avait atteint cette ‘maturité’ que Belle de Charrière souhaitait tant retarder, et il savait ce qu'il lui en coûterait dans sa vie intérieure.
Non certes que Mme de Charrière ait fait Benjamin Constant: il avait trop de personnalité pour cela, et c'est d'ailleurs cette personnalité qui l'avait attirée vers lui. Intellectuellement, moralement, elle ne l'avait pas radicalement transformé, mais elle l'avait amené à se définir, à se | |
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connaître, à s'approfondir, par un dialogue permanent, par un examen réciproque souvent impitoyable, par une réflexion aigüe et sans complaisance, toujours tendue vers l'essentiel. Surtout, l'enfant sans mère avait trouvé en elle une présence amie, un intérêt parfois proche de l'intrusion, mais qui faisait de lui le centre d'une vie et lui accordait ainsi le poids d'existence, le rayonnement dont sa nature à la fois orgueilleuse et inquiète avait besoin.
Il lui est arrivé de s'insurger contre ce qui lui semblait une tutelle, et qui était surtout une protection: une protection contre lui-même et ses foucades d'adolescent, mais aussi une défense contre le monde extérieur, contre la pression des autres. Le devise de Belle la vouait à être tout ou rien. Elle eut le désir de lui tenir lieu de tout, et ne pouvant le rester, elle crut un moment n'être plus rien. Puis elle comprit que les dons de Benjamin le destinaient à une autre vie que celle de Colombier, à d'autres occupations que la lecture, la conversation, la correspondance ou la comète. Elle mit longtemps à comprendre que le grand garçon dégingandé qu'elle avait connu en 1787 était devenu un homme, et même un homme politique. Tôt ou tard, Benjamin devait lui échapper, ou du moins échapper au cercle étroit où elle voulait, un peu égoistement, l'enfermer.
Il serait injuste d'imputer à Mme de Charrière les défauts et les erreurs de Benjamin Constant, de même qu'il serait abusif de la créditer de ses qualités rares. Belle lui a inculqué un certain style, à la fois dans la vie et dans l'art d'écrire; elle a préparé le jeune homme hésitant et désemparé à devenir un jour le porte-parole de l'idéal de liberté politique; elle l'a sauvé à 19 ans du désordre et du laisser-aller; elle lui a facilité inconsciemment l' accès à la vie publique en l'arrachant aux séductions de la vie mondaine, des amours faciles et du jeu; elle lui a appris à se corriger de ses défauts propres, et de ceux qu'il avait hérités d'une famille qu'elle connaissait mieux que quiconque.
Plus qu'un roman d'amour, leur liaison fut un perpétuel échange d'idées, le substitut de l'éducation que le colonel Constant n'avait su donner à son fils. Quand Belle eut cinquante-quatre ans, et Benjamin vingt-sept, le moment était venu de se séparer, mais leur attachement était trop profond pour que cette séparation se fît sans déchirement. L'un et l'autre, ils en gardèrent les cicatrices, mais la jeunesse était pour Benjamin la meilleure des excuses et la plus sûre des guérisons. Il ne faisait d'ailleurs que changer de mentor et ses relations avec Germaine de Staël allaient être aussi complexes, aussi pénibles, et certainement bien plus orageuses qu'avec Belle. A des titres divers, ce trio d'amoureux et d'écrivains était fait pour mener | |
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une existence plus compliquée et plus riche que le commun des hommes. L'étrange est qu'ils aient servécu, tous les trois, par ce qu'il y avait de plus secret, de plus intime dans leur oeuvre: Constant par Adolphe, Mme de Staël par quelques chapitres sur un romantisme qu'elle découvrit dans la douleur de l'exil, Isabelle de Tuyll par une correspondance qui attend toujours d'être connue dans son intégralité. Comme le disait, en 1806, Thérèse Huber: ‘Sa correspondance, si ses amis osaient la publier, dépassaerait de beaucoup en énergie et en originalité celle de mainte célèbre Française’.
Le moment nous semble venu de rendre pleine justice à celle qui fut à la fois la Sévigné du XVIIIe siècle et le mentor d'un des premiers grands prosateurs qui aient illustré ce XXe siècle qu'elle n'aurait ni aimé, ni compris.
Roland MORTIER. |
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