Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1973
(1973)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Transformations de ‘l'art social’ des idéologues devant le problème de ‘nature’.Au long de la période révolutionnaire, mais surtout pendant le Directoire et l'Empire, les représentants des IIes Lumières, Thermïdorïcys d'hier, Idéologues de l'Institut de France, aujourd'hui, et libéraux de toujours s'efforcent de modeler l'‘art social’ qui définirait l'esprit, la politique et l'esthétique d'une civilisation républicaine. En admirateurs résolus de Condillac, ils commencent par professer qu'en matière de législation, d'éducation et de littérature, l'‘art social’ consistent dans la stricte application de l'aphorisme du Traité des Sensations: ‘la Nature, c'est-à-dire nos facultés déterminées par nos besoins’. Par un paradoxe piquant, c'est un homme de science qui, le premier, se permet de troubler les belles assurances des Condillaciens et dans des circonstances dramatiques. Le mathématicien Condorcet n'a plus que quelques jours à vivre et le sait, lorsque, déjà promis à la mort, il écrit du fond de sa cachette de proscrit son admirable Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794). Pieusement recueilli par fragments, grâce au concours de ses amis girondins dont beaucoup se retrouvent dans l'Idéologie, le manuscrit ne paraîtra que tardivement, au cours du XIXème siècle, dans son intégralité et selon des versions contestées. Ces circonstances historiques expliquent que ses amis, tels que Daunou, Garat, M.J. ChénierGa naar eind1), ne prendront connaissance de ce testament spirituel, véritable manifeste des Secondes Lumières, que vers 1800-1805, c'est-à-dire au moment où leur propre aventure s'est embourbée: la constitution de l'an VIII, qu'ils considéraient comme le chef d'oeuvre de leur ‘art social’, ayant finalement facilité la dictature de Bonaparte.
Nul doute que, si le député de la Gironde avait échappé aux fureurs terroristes, il eût épargné à ses pairs académiciens de cruelles désillusions. Il n'a jamais partagé leur admiration béate pour Condillac, au point que Madame Suard, l'égérie des Idéologues, l'accuse d'avoir de l'aversion pour lui. Dans une lettre non datée, il s'en défend auprès d'elle, mais réaffirme que ‘les erreurs dont je vous ai parlé et qui se trouvent dans l'art de raisonner ne sont pas des bagatelles. Un géomètre de mauvaise humeur pourrait en tirer des conséquences | |||||||||
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fâcheuses pour l'art de raisonner et dire que si l'analyse des idées conduit en mathématiques à des erreurs, il y a lieu de craindre qu'en tout autre genre elle ne se trompe également’.Il se gardera pourtant de ce jugement, parce qu'il considère Condillac ‘Comme un des meilleurs disciples de Locke’Ga naar eind2). Voilà qui suffit à tenir la gloire du père de l'école sensualiste!
Quelles erreurs reproche-t-il au célèbre abbé-philosophe? Précisément, le simplisme de sa statue ‘pensante’ qui ne s'accorde pas avec le génie inventif de l'homme, fruit de sa pensée, de sa liberté et de sa capacité d'invention. Le progrès humain est une qualité incessible de la nature de l'homme, de son historicité, de cette montée de conscience universelle qui a franchi des étapes aussi irréversibles que la Déclaration de 1789. La statue de Condillac réduit l'homme à un automate et le relègue dans le ‘tout-fait’ d'une Nature universelle qui rappelle l'horlogerie voltairienne. S'il est vrai, comme le déclare le Système figuré des connaissances humaines placé en tête de l'Encyclopédie, que la ‘science de l'homme’, participe de la ‘science de la nature’, qu'il est donc possible, en explorant les lois de celle-ci, de découvrir les lois de ‘l'art social’, le devenir humain ne peut se contenter d'une théorie mécaniciste, du type de l'anthropologie condillacienne.
Il faut donc commencer par s'entendre sur Nature et nature... Et Condorcet s'efforce à clarifier un vocabulaire à la fois ambigu et singulièrement appauvri par le Traité des Sensations. D'où ces deux fragments inédits qui justifient, pour une part, la réflexion dernière de Condorcet sur la nature humaineGa naar eind3).
Il propose d'abord quelques définitions générales: on dit,
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Retenons déjà quelques caractéristiques de cet esprit idéologue qui mêle les données des Lumières et les préoccupations du mouvement scientifique: si la nature se renferme dans une ‘combinaison de lois’, il n'en demeure pas moins qu'elle conserve son aspect ‘sauvage’ qui s'oppose à la ‘civilisation’ ou société. Aucune complaisance romantique dans cette approche sémantique; aucune déification non plus: Condorcet taxe de ‘métaphore hardie’ cette Nature qui ‘veut, ordonne, défend, accorde etc. ...’ selon les usages pré-romantique de morceaux littéraires, de discours et quelquefois de textes législatif. Sage précaution, car, de la métaphore à la reconnaissance de la ‘cause première’, ou, si l'on préfère, d'une subtile identification de Dame Nature à Dieu, auteur de la Nature, il n'y aurait qu'un pas que d'aucune seraient tentés de franchir rapidement.
Pourtant, la spécificité de cette école de pensée ne réside point dans le matérialisme scientifique, mais dans l'intervention de ‘l'art’ qui est la clef de l'anthropologie des Idéologues. L'art personnifie l'homo faber qui agit sur l'état sauvage de la nature. L'art est une ‘production’ de l'homme: entre le mode ‘naturel’ ou ‘facile’, c'est-à-dire l'état brut, ‘sauvage’, et la condition ‘civilisée’, l'art sert de passage, de catalyseur. Toutes les sociétés animales et humaines seront donc artisanes ou productrices sans cesser d'être naturelles, car il appartient aux espèces supérieures d'arranger la nature, mais selon les lois de la nature. C'est pourquoi Condorcet n'épouse pas la pensée de Rousseau: pour lui, comme pour les Idéologues, il n'y a pas rupture entre nature et société, sauvage et civilisée, mais accord profond dans la transformation artisane. Tous le rediront, avec la force de leur pragmatisme bourgeois qui orientera les formes politiques des sociétés du XIXème | |||||||||
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siècle: de l'homme ‘producteur’ ou ‘industriel’ des Saint-Simoniens à la nécessité de maîtriser idéologiquement les forces de production, selon Marx et Engels. De sorte que loin de créer une antinomie, ‘l'état de société me paraît naturel à l'homme comme à l'abeille’; l'abeille, symbole de la condition du travail collectif et donc de l'organisation sociale, va désormais connaître la fortune que l'on sait, depuis la littérature positiviste jusqu'à la poésie symboliste et ‘rurale’ d'un Maurice Maeterlinck.
Le rationalisme continue de guider la génération des Secondes Lumières. Son univers intellectuel est bien celui du jardin ‘à la française’, géomètriquement conçu, non pour mutiler la nature mais pour l'exalter au contraire, au service de l'homme qui taille, coupe, retranche, trace, afin de donner un sens à la nature, de lui conférer son intelligibilité. La mutilation ou, plus exactement, l'irrespect de la nature commencerait dans le bouleversement de ses lois profondes, dans l'emploi d'artifices - et non plus de ‘l'art’ - qui la déguiserait en la pliant à une sorte d'anthropomorphisme, produit d'une volonté ‘métaphysique’, au sens péjoratif. Rien n'excède plus ces esprits classiques que les brumes, les ‘vapeurs’, le jardin ‘à l'anglaise’, tellement en faveur dans la France de Louis XV et de Louis XVI, bref, les émanations de l'esprit romantique, de la philosophie allemande, dont Kant leur semble le type méprisable.
Mais ne nous y trompons pas: si l'art lie heureusement nature et société, c'est bien parce que l'homo faber demeure soumis à l'homo sapiens. Daunou s'en explique au chapitre XIII de ses Etudes Idéologiques. Composées en vue d'un cours aux Ecoles Centrales de Paris, elles ne furent mises au net qu'àprès 1804 et restent encore inéditesGa naar eind4). Le professeur se proposait de démontrer que le progrès humain est fonction de trois modes ou degrés de nos connaissances, soigneusement hiérarchisées: au suprême degré, l'histoire; au degré intermédiaire, la science; au degré le plus humble, l'art. ‘L'histoire est le tableau des faits et la science, celui des rapports. L'histoire comprend les connaissances qu'on obtient par induction ou par déduction; la science, celle qu'on acquiert en traduisant. La matière de l'histoire est supposée contingente; la matière de la science est conçue comme nécessaire. La botanique proprement dite, ou purement descriptive, n'est qu'une histoire; la physique végétale est | |||||||||
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science et c'est un art que la pharmacie. L'art s'empare des descriptions de l'histoire et des analyses de la science pour les employer aux besoins, aux usages, aux jouissances de la vie. Où il n'y a pas eu lieu à une histoire, il n'y a pas lieu à une science et si l'art naît quelquefois avant l'une ou l'autre, il n'est perfectionné que par elles (...). On a quelquefois appliqué le nom de théorie à la science de laquelle un art procède; je crois qu'il serait plus exact de réserver le nom de théorie à l'exposition des procédés de l'art, de concevoir la science comme purement spéculative et de ne jamais dire science pratique, sinon dans un style figuré...’. Fort de ses précédentes définitions visant à rétablir l'harmonie entre le naturel et le social, Condorcet aborde la liberté comme l'exemple-type de la condition du progrès humain, c'est-à-dire de la marche de l'homo sapiens selon l'ordre de la nature. ‘J'appelle liberté naturelle (...) une faculté dérivée des facultés qui constituent la nature de l'homme, parce qu'elle appartient à tous les individus dans un degré plus ou moins élevé’. Mais cette liberté naturelle n'estelle pas annihilée, comme l'enseigne le Contrat Social, par les règles communes qui fondent une société? Non, prétend Condorcet, si l'on observe certaines conditions. A savoir: 1o). Une consentement libre à l'accord de ces règles. 2o). ‘Que ces règles communes et les motifs d' agir qui en résultent puissent être considérés par lui (consentement individuel et libre) au moment où elles s'établissent comme nécessaires, comme ne lui causant aucune gêne’. 3o). Ces règles ne pouvant être établies du consentement de tous, qu'elles le soient, du moins, du consentement de la pluralité, sous réserve que ‘la contrainte imposée par la majorité ne s'étendra pas à des conditions que la minorité regarde comme expression contraire et incompatible avec la justice’. Loin d'être anti-naturelle (‘métaphysique’), la liberté politique, sur les bases précédemment définies, ‘n'est pas une liberté ajoutée à la liberté individuelle, mais une branche de cette liberté que l'on considère séparément’. | |||||||||
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Condorcet conclut: ‘La réunion de la liberté personelle (ou naturelle) et de la liberté politique forme la liberté sociale. On peut avoir la liberté personnelle sans la liberté politique ou réciproquement, mais alors la liberté sociale n'existe pas.’ Le même raisonnement s'applique à la notion de ‘droits sociaux’ qui résultent de la réunion des droits naturels et des droits politiques. Ainsi, parce que plus sensibles à la philosophie politique de Locke qu'à la physiologie de Condillac, Condorcet n'épreuve aucune peine à tisser son ‘art social’ avec les fils du ‘naturel’ et du ‘social’, à en faire une étoffe suffisamment solide pour y inclure le délicat problème de la liberté, sans laquelle la nature humaine serait privée d'a-venir, c'est-à-dire d'une histoire signe du progrès de l'espèce, de son imagination créatrice, de sa capacité d'invention. Grâce à l'histoire, la nature humaine est arrachée à l'attraction du composé universel, du fixisme de ses lois générales; par elle, l'homo faber accède au rang unique, dans l'ordre animal, d'homo sapiens doté d'une pensée et d'un agir qui lui permettent de dominer la nature, de la faire fructifier, de l'ennoblir en lui donnant son sens profond.
L'intéressante synthèse du Tableau historique des progrès de l'esprit humain de Condorcet, de par les circonstances historiques de sa composition clandestine, ne sera connue que tardivement, répétons le, par ses amis de l'Institut qui conjuguent leurs efforts afin de définir les lignes de la civilisation républicaine. Ils ont trop sacrifié au combat de la liberté, en dix ans de luttes révolutionnaires aux conséquences tragiques pour nombre de leurs amis, pour ne pas être sensibles aux intuitions et aux revendications de Condorcet en faveur des citoyens des Lumières. Ils sont intimement persuadés que l'histoire est le résultat d'une montée de la conscience collective à travers les siècles et particulièrement dans les enseignements de l'Encyclopédie qui ont assuré l'exaltation de la nature humaine. ‘C'est dans la répartition plus étendue, plus égal des lumières que consiste la véritable et peut-être l'unique supériorité du dix-huitième siècle sur les âges qui l'ont précédé, s'exclame M.J. Chénier, frère du glorieux poète, sacrifié à la cause de la liberté révolutionnaire; c'est en cela que consistera la supériorité progressive des siècles qui lui succèderont’Ga naar eind5).
Donc, sur le fond du débat, les Idéologues ne peuvent être qu'en accord intime avec les thèses de Condorcet. Leur propre | |||||||||
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philosophie politique les défend contre un fixisme élémentaire, le ‘tout fait’ d'une nature humaine qui ne serait qu'un cas particulier du mécanisme général de la nature universelle; mieux, leur ‘art social’ suppose, lui aussi, un homo sapiens pour le réaliser. Mais comment accorder cette volonté d'affirmer, de perpétuer et d'accroître le dynamisme d'une nature humaine, vouée à l'histoire, à la liberté et au progrès, avec la ‘métaphysique’ condillacienne?
Condorcet aurait pu leur rappeler que celle-ci fut surtout conçue comme une machine de guerre contre l'anthropologie chrétienne. Sous couvert d'un appareillage scientifique, en ruinant l'aristotelo-thomisme de la ‘cause première’, la statue de Condillac tuait bien Dieu ou, plus exactement, en faisait la définitive économie, puisqu'elle se moquait de sa propre finalité. Mais n'avait-elle pas tué, du même coup, l'homme, dans son ‘sens intime’, comme dira bientôt Maine de Bîran?
En matière de politique, deux maîtres de l'école idéologique prétendent résoudre le problème sans s'embarrasser des intuitions d'un Condorcet ou des recherches évolutives d'un Daunou. Le philosophe Volney et le médecin Cabanis se complétent, en quelque sorte, pour trouver dans la méthode condillacienne une application de Montesquieu. Le mécanicisme du premier, fils spirituel de d'Holbach et ami de Madame d'Helvetius, ne peut qu'enchanter le second, passionné de physiologie et désireux d'en imprégner la constitution de l'an VIII.
Volney n'enseigne-t-il pas dans ses Leçons d'Histoire que ‘la législation politique n'est autre chose que l'explication des lois de la nature?’ Comme un défi lancé au Tableau historiques du progrès de l'esprit humain de son ami Condorcet, il déclare tranquillement: ‘Les lois factices et conventionnelles en doivent être que l'expression des lois physiques et naturelles et non l'expression d'une volonté capricieuse d'individu, de corps ou de nation; volonté qui, étendre même à l'universalité du genre humain, peut être en erreur’. Ce simplisme provocateur, antithèse du Contrat Social, se pare et même découle d'une pessimisme foncier à propos de la nature humaine ‘ondoyante et diverse’, que partagent généralement les rescapés de l'aventure révolutionnaire. Les excès, les horreurs et les viols systématiques des libertés fondamentales de l'homme, accomplis au nom de la Déclara- | |||||||||
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tion des Droits, surtout sous la ‘dictature robespierriste’, laissent les Thermidoriens amers, sceptiques et assoiffés d'une objectivité dont seule la Nature est garante. Pris isolément ou collectivement, l'homme (ou l'humanité) n'attend que la première occasion pour faire craquer le vernis de la civilisation et laisser éclater ses instincts ‘sauvages’. La bonté originelle? l'innocence naturelle? L'humanisation du monde par le progrès des lumières? Fadaises que tout cela, bonne pour ce niais de J.J. Rousseau dont se sont servis outrageusement les terroristes de 1793! Non, l'homme est un loup pour l'homme et Hobbes devient soudainement un maître à penser de ces Idéologues méfiants. Alors, quoi faire? Retourner à l'aimable Nature, à sa sagesse immuable, à son économie harmonieuse qui dispense l'Ordre et le Repos, devise attitrée des républicains libéraux. Il y a donc plus qu'une boutade dans la recette politique de Volney: c'est en consultant ‘les vents, les pluies, les météores, le climat etc. ...’ que l'on apprendra ‘la science de gouverner, d'organiser un corps social, de faire des constitutions’Ga naar eind6).
A travers Volney, en effet, éclate une autre sensibilité propre à tout un groupe d'Idéologues; elle s'inspire d'un romantisme de la nature qu'entretient la conscience de l'effondrement d'un monde, celle, aussi, d'une inconstance de l'esprit humain, ou sa possibilité d'une marche rétrograde. D'où la nécessité de se réfugier dans le sein d'une Nature qui efface les traces malheureuses de la temporalité de l'homme, qui conduit par sa ‘combinaison des lois’, immémorialement expérimentées, le gouvernement de l'Univers dont l'homme n'est qu'une partie, un rouage fragile. Tous sentiments et réflexions qui découlaient d'un premier ouvrage Les Ruines (1791), fort remarqué par Benjamin Constant et Madame de Staël. Les ‘romantiques’ idéologues entretiendront des relations de plus en plus délicates avec leurs collègues, les ‘classiques’: Chénier, Ginguené, Daunou, Destutt de Tracy, Laromiguière, les Lacretelle etc. ... Ceux-ci conservent une entière répugnance envers l'irrationel d'une Nature assortie d'anthropomorphismes romantiques (‘les intentions de la nature’, ‘la nature veut’, ‘la nature garde ses secrets’ etc. ...) et un optimisme raisonné à l'égard de l'homo sapiens, maître actif d'une nature passive, source du progrès, de l'univers, grâce à ses capacités d'invention et à sa logique.
En fait de logique, les Idéologues pourraient bien aboutir à l'écartèlement de celle de leur école, victime de curieux chassés-croisés. Ne voit-on pas, par example, les ‘romantiques’, mécanicistes et athées, invoquer la ‘loi naturelle’ contre les | |||||||||
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‘classiques’ qui se rallient, toutefois, aux courants spiritualistes? Or, personne n'ignore qu'on ne saurait poser l'existence d'une ‘loi naturelle’ sans donner de quelque façon dans la théologie scolastique. De sorte qu'on aboutirait à un étonnant paradoxe: ce serait les plus anti-métaphysiciens, au sens théologien du terme, des Idéologues qui ressusciteraient l'aristotélo-thomisme, à leur insu, comme par défaillance de leur ‘sens de l'histoire’ ou plutôt par radical scepticisme à l'égard d'une nature humaine, non perfectible par ses seules lois.
Sans doute, Volney se défend-t-il contre un semblable paralogisme, en commençant par élucider sa propre idée de ‘nature’ avant de définir La loi naturelle ou principes physiques de la morale. La saveur condillacienne de ce titre ne lève pas les ambiguïtés. Qu'on en juge: A l'instar de Condorcet, il commence par se demander ce que signifie le mot ‘nature’; ‘1o). Il désigne l'univers, le monde matériel; on dit, dans ce premier sens, beauté de la nature, richesse de la nature, c'est-à-dire les objets du ciel et de la terre, offerts à nos regards.’ Les relents rousseauistes, assez ‘romanesques’, dirait Daunou, laissent désirer une acceptation plus ‘philosophique’. La voici: La confusion paraît complète puisqu'à chaque définition qui prétend interroger le même mot ‘nature’ correspond un changement de références: esthétique, pour la première définition; ‘métaphysique’, pour la seconde; psycho-physiologique, pour la | |||||||||
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troisième. Dans les trois cas, est maintenue la disjonction entre le naturel et le social, ce qui semble condamner la légitimité, voire la possibilité d'une législation civile, à moins d'un nouvel artifice social. L'auteur du Catéchisme du citoyen français se joue de la difficulté en posant son postulat fondamental. ‘Or, comme les actions de chaque être ou de chaque espèce d'êtres sont soumises à des lois constantes et générales qui ne peuvent être enfreintes sans que l'ordre général ou particulier soit inverti ou troublé, l'on donne à ces règles d'actions et de mouvements le nom de lois naturelles ou lois de la nature.’ Cette fois, la liaison du naturel au social est parfaitement rétablie, et la méthode est tracée: à condition d'accepter, comme le fait Volney, que l'homme, individu et corps social, n'est point distinct de ‘chaque être ou de chaque espèce d'êtres’, il suffira, effectivement, d'appliquer ‘les principes physiques’ à la ‘morale’, de subordonner la nature humaine au tout-fait du système de l'univers, de régenter l'espèce humaine selon les lois des autres espèces, qui ne font que dëtailler la loi de la Nature. Ceci admis, il n'y a plus de raison de suspecter cette loi naturelle qui, précise Volney, n'est ni ‘arbitraire’, ni ‘idéale’; il faut, au contraire, en décomposer les caractères, selon la méthode analytique des Idéologues. Ces caractères seraient au nombre de dix: primitif, immédiat, universelle, invariable, évident, raisonnable, juste, pacifique, bienfaisant et le dernier qui les rëcapitule: suffisantGa naar eind7). Volney n'eut point l'air de soupçonner que le ‘théocrate’ L. de Bonald, en 1796, fondait son traditionalisme religieux sur les mêmes caractères de la loiGa naar eind8).
Peu importe au philosophe-historien, alors que son ami, le médecin Cabanis, donne, d'une certaine manière, le label ‘expérimental’ à sa pensée politique. Cabanis joue un rôle de premier plan dans la fabrication des constitutions françaises, entre 1795 et 1800. Condillacien de stricte obédience, il compte des amis dans toutes les sphères intellectuelles de la France du Directoire: de Daunou à Madame de Staël, en passant par Sieyès et Roederer, Benjamin Constant et le futur Stendhal. Comme tous les Thermidoriens, il se méfie des thèses de Rousseau, dont l'amour immodéré du ‘bon sauvage’ a dicté le ‘désastreux’ Contrat Social, brûlot de la démagogie terroriste, de l'anarchie jacobine. En parfait bourgeois idéologue, il se flatte de voir ‘l'art social’ | |||||||||
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prendre enfin son essor, sur des bases saines, grâce à la constitution de l'an VIII dans laquelle il se reconnaît pleinement. Aussi est-il un des premiers à en vanter les mérites, en ayant soin de commencer par en tirer la philosophie. Il l'exprime dans ses Quelques considérations sur l'organisation socialeGa naar eind9), préambule politique à ses retentissants Rapports du physique et du moral de l'homme qui connaîtront quatre éditions de 1802 à 1815.
Fait remarquable, l'athée Cabanis débute en donnant, contre Rousseau, raison aux théologiens qui vilipendaient la conception d'un état prétendu naturel de l'homme: ‘Pour tracer l'histoire de la société civile, en remontant aux causes qui déterminent sa formation, plusieurs philosophes sont partis d'un certain état de nature dans lequel ils ont cherché les fondemens de la morale publique et privée, ainsi que les principes qui déterminent et limitent les droits de chacun et les devoirs de tous. Les philosophes avaient pensé que, sans cela, l'on ne peut analyser exactement les ressorts qui donnent le mouvement et la vie au système social, ni surtout reconnaître dans ce qu' il fut jadis et dans ce qu'il est encore maintenant, ce qu'il peut et doit devenir un jour. Mais cet état prétendu de nature, où les hommes sont considérés isolément et abstraction faite de tout rapport antérieur avec leurs semblables, n'est qu'une pure fiction de l'esprit; il n'a jamais réellement existé; et bien loin qu'il puisse fournir quelques lumières sur les moyens de perfectionner la nature humaine et d'accroître son bonheur, il est évident, au contraire, que plus elle s'en éloigne, c'est-à-dire plus elle étend et règle avec sagesse les relations sociales, et plus elle se rapproche de sa véritable destination, ou du but que lui tracent ses facultés et ses besoins’ (pp. 7-8). Quelle idée juste de la nature humaine découle, donc, d'une saine philosophie? ‘Chaque peuple en particulier, ou le genre humain en général, peut être considéré comme un être individuel que sa nature assujettit à certaines formes fixes d'existence, mais qui, susceptible d'accroissement dans ses facultés, de progrès ou de combinaisons nouvelles dans ses vues et | |||||||||
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dans ses passions, a besoin pour son bonheur et même pour son repos, que le système social qui le régit satisfasse en même temps à ces deux espèces de conditions: c'est-à-dire qu'il pourvoie à tous les besoins fixes et qu'il se prête néanmoins à tous les besoins mobiles que de nouvelles circonstances politiques et surtout les progrès de la civilisation peuvent amener’. (p. 13) Utilisant le même postulat condillacien que Volney: ‘les hommes réunis présentent toujours certains phénomènes constants; de leur réunion, résultent pour eux certains besoins, toujouts les mêmes’, Cabanis travaille trop, professionnellement parlant, sur le corps humain pour ne pas corriger la trajectoire du déterminisme naturel. Sans être gagné au camp des spiritualistes, il ne peut exclure les conséquences du dynamisme de la nature humaine, ses obscurs ‘besoins mobiles’ qui le projettant dans l'histoire. Entre Nature et Histoire, la position de Cabanis, par trop acrobatique, tomberait volontiers dans les contradictions qu'elle soulève. Remarquons seulement qu'en niant les principes inhérents à l'individualité humaine, l'Idéologue condillacien semble oublier la lutte politique qu'il mène, en tant que libéral, notamment aux côtés de Daunou, pour la reconnaissance constitutionnelle des ‘garanties individuelles’. Il est aussi piquant de constater qu'il tombe sous la critique violente du réactionnaire J. de Maistre, lequel attribue précisément tous les malheurs républicains, et par conséquent anarchiques, de la France et de l'Europe, à des constitutions fondées sur le mythe de la nature collective du corps social. Il est vrai que J. de Maistre en rend responsable Rousseau, auquel Cabanis prête l'intention contraire!
Au moins l'Idéologue abonderait-il dans le sens de Jean-Jacques, et avec plus de violence, lorsqu'il traite ensuite de 1'‘aliénation religieuse’, cause du retard de la perfectibilité de la nature humaine, assimilée au corps social. Il s'agit bien d'une aliénation quand ‘le principe de la souveraineté nationale est transporté dans le ciel pour une prédendue plus grande utilité sur la terre’ (p.16). Le nouveau gouvernement républicain, quant à lui, ‘n'aura pas besoin d'appeler à son secours ces puissances invisibles de la nature qui jouent un si grand rôle dans les temps d'ignorance et un si petit dans les siècles éclairés’ (p.24). Quoique la liberté religieuse apparaisse comme un symbole de l'obscurantisme, aux yeux de Cabanis, il ne sera pas dit que des libéraux contreviendront, cependant, au concept de tolérance: ‘Homme religieux, de quelque manière active que vous adoriez cette force inconnue de la nature, cette puissance toujours et partout active | |||||||||
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que vous aimez à faire présider plus immédiatement aux destinées humaines: la liberté de votre culte sera protégée...’ (p.41).
Ce qui nous vaut, en péroraison, une nouvelle équivoque sur le mot ‘nature’: par la vertu de la nouvelle constitution, ‘vous verrez surtout avec ravissement s'ouvrir enfin cette ère nouvelle, si longtemps promise au peuple français, où tous les bienfaits de la nature, toutes les créations du génie, tous les fruits du temps, du labeur et de l'expérience seront mis à profit’ (p.42). On s'explique peu comment on roule dans les ténébres de la réaction cléricale lorsqu'on ‘adore cette force inconnue de la nature’, tandis qu'on accède au rang envié de citoyen des Lumières en voyant ‘avec ravissement tous les bienfaits de la nature... mis à profit’. Le romantisme philosophique de Volney offrait l'avantage de ne pas durcir la comparaison, encore que sa conséquence immédiate: la loi naturelle, suffisante en soi, n'ait guère retenu l'attention de ses amis, les législateurs ‘positifs’ de l'an VIII.
Les événements, c'est-à-dire cette histoire qu'il suffisait, parait-il, de lire dans le grand code de la nature, se chargent de leur infliger un cruel démenti: le pouvoir personnel, rétabli en la personne du Premier Consul, puis de l'Empereur; la monarchie des Bourbons de nouveau florissante... Voilà de quoi suspecter les certitudes scientifiques de la politique. Ne serait-ce pas plutôt qu'une trop grande confiance dans l'harmonie invariable de la nature empêcherait un examen vraiment scientifique des lois propres au corps social? Que, faute d'extraire la recette infaillible du système de l'univers, il serait souhaitable de réfléchir sur l'expérience des hommes et donc sur l'histoire de l'humanité? C'est le sentiment d'un vieux routier, conseiller fortuit de Louis XVIII: Carnot, l'organisateur de la victoire en l'an II, rescapé du Grand Comité de Salut Public et agent actif du pouvoir thermidorien. Sans être des leurs, il a beaucoup fréquenté les Idéologues qui comblent son caractère scientifique d'ancien officier du Génie. Pour avoir usé toutes les formes de pouvoir et avoir servi quelques régimes politiques, il se permet d'indiquer au Bourbon aux abois, en 1814, le seul remède possible et profond à l'anarchie naissante. Il le fait en ultime représentant du siècle des Lumières: | |||||||||
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Procédons, recommande-t-il, à une étude vraiment scientifique de ‘l'homme social’ (au sens de Condorcet), par ce que ‘la nature a ses lois morales aussi bien que ses lois physiques, et les unes ne sont pas plus faciles à devenir que les autres; c'est à l'expérience qu'il appartient de nous en construire, et c'est sur elle seule, comme base, que nous pouvons établir des principes et des raisonnements solides’Ga naar eind10). Bien entendu, qui dit expérience dit empirisme, au départ en tout cas; et l'empirisme, même raisonné, n'est qu'une contrefaçon de la méthode scientifique de l'école idéologue. L'expérience sera donc bannie, là où on l'attendait le plus, c'est-à-dire dans le domaine de l'éducation. Non point, certes, que l'éducateur puisse faire fi de l'expérience dans son rôle, mais uniquement pour surveiller le bon fonctionnement ‘naturel’ des facultés de l'enfant. Car, soutenait Condillac dans son Traité des sensations, la Nature est contrariée par le mode d'education reçue: ‘Les enfants sont déterminés par leurs besoins à être observateurs et analystes. Ils ont dans leurs facultés naissantes de quoi être l'un et l'autre: ils le sont même en quelque sorte forcément tant que la nature les conduit seule; mais aussitôt que nous commençons à les conduire nous-même, nous leur interdisons toute observation et toute analyse; nous supposons qu'ils ne raisonnent pas parce que nous ne savons pas raisonner avec eux...’. Il faudra, on le sait, deux siècles de pédagogie pour reconnaître la féconde modernité d'une telle appréciation et en tirer les méthodes nouvelles qui transforment actuellement la psychologie de l'enfance et les systèmes d'enseignement. Les Idéologues passionnes d'instruction et d'éducation, cherchent le critère éducatif qui associerait le développement naturel des facultés de l'enfant à son insertion dans l'art social. L'éducation des sens sera, en conséquence, fonfée sur la méthode expérimentale et répétitive de l'habitude acquise. Léonard BourdonGa naar eind11) instituteur républicain depuis 1791, insiste sur la nécessité de développer l'habitude acquise dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre moral par la pratique et ‘l'essai de l'action’. Les recherches des Idéologues tendent à établir que ‘l'habitude acquise, naturelle à l'enfant et au jeune citoyen, et non plus arbitraire, concourra à en faire les fils de la constitution de l' an 3.’
Cette éducation républicaine renoncera au système actuel des études où l'on apprend ‘des mots à l'enfance, au lieu de lui donner | |||||||||
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la science des choses’. La justesse de cette remarque, lorsqu' elle sera enfin admise, engendrera... après 1945, la grammaire structurale! Une trop grande fidélité au sensualisme condillacien retarde, cependant, la découverte de cette ‘métaphysique’: on est convaincu, chez les experts du Directoire, que l'éducation des sens est le fondement de ‘l'art’; que par les sens, on repèrera ‘les indicateurs certains de la cience à laquelle chaque enfant serait propre’.
Le cas du ‘Sauvage de l'Aveyron’ aurait du vérifier l'excellence de l'habitude acquise, que l'on a parfois confondu avec le réflexe conditionné. L'enfant sauvage, trouvé par hasard en 1797, était un véritable cadeau du ciel: il réunissait toutes les qualités souhaitables en vue d'une expérience de type condillacien, puisqu'il était avéré que cet adolescent au corps rachitique, de treize ou quatorze ans, avait toujours vécu au contact des bois et des animaux, à l'abri de toute contamination sociale. Amené à Paris et objet de la curiosité de tous les savants, il fut confié à un éminent spécialiste, l'abbé Sicard. Le célèbre directeur de l'Institut des Sourds-Muets n'avait-il pas inventé une grammaire conçue selon le système condillacien des signes? En dépit de minutieux contrôles scientifiques ‘tests’, rapports et même une correspondance, en grande partie inédite, sur ce sujet entre l'abbé Sicard et l'abbé GrégoireGa naar eind12) il fallut déchanter: le ‘Sauvage de l'Aveyron’ était incapable d'une station verticale correcte, et, en cinq ans d'efforts, il ne dépassa pas le stade du langage inarticulé.
D'autres expériences eurent lieu, au début de l'Empire, avec plusieurs ‘enfants sauvages’, vraisemblablement abandonnés dans les bois, au moment de l'allaitement maternel, par suite des événements dramatiques qui bouleversèrent la France post-révolutionnaire. Nous sommes assez mal renseignés sur le déroulement de ces expériences auxquelles s'intéresserent des sommités de la médecine et de la psychophysiologie. Maine de Biran, par exemple, semble en avoir tiré quelques arguments par sa philosophie de l'habitude. Toutes les rééducations d'‘enfants sauvages’ ont échoué: la plupart sont morts en bas-âge et à l'état de ‘brutes’ ou de monstres. De même, à un autre niveau, les écoles centrales, qui devaient assurer le triomphe de l'idéologie, aboutirent dans la plupart des départements à un fiasco qui, reconnaissons-le, résulta de tout un concours de circonstances, indépendantes de la volonté des créateurs. | |||||||||
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Mais on peut penser que, si les remarquables intuitions pédagogues des Idéologues connurent une fortune malheureuse, c' est peut-être, d'abord, en raison même de leur idée de nature, de cette constante confusion entre les phénomènes naturels et la spécificité de la nature humaine. Les rapports d'un homme aussi averti et pronfondément catholique que l'abbé Sicard sur les progrès de son pupille ‘sauvage’ témoignent d'une naïveté qui n'est pas le fait d'un simplisme dont on chargerair aisément les matérialistes et les mécanicistes. Loin d'‘éveiller’ les facultés intellectuelles de l'inconnu de l'Aveyron, l'abbé Sicard et ses collaborateurs se sont livrés à un véritable dressage des facultés sensorielles du ‘sauvage’. On touche, de la sorte, une structure du mental collectif des Secondes Lumières: tout se passe comme si, qu'ils soient ‘classiques’ ou ‘romantiques’, leur puissant besoin de rationalité accapare et exténue les composantes de cette Nature dont ils célèbrent les vertus. En somme, qu'ils le veuillent ou non, ils donnent raison à Rousseau: quoiqu'il fasse, c'est toujours en ‘civilisé’ que l'homme se projette sur la nature; ses approches expérimentales et prétendues scientifiques ne purifient pas totalement un anthropomorphisme qui supporte bon nombre d'extrapolations et de considérations romantiques.
L'explosion, dans l'Europe du début du XIXème siècle, de la littérature romantique contient toutes les perversions de l'idée de nature, aux yeux des derniers représentants des Lumières. L'honneur de l'école des Idéologues, qui a tant fait pour l'art d'écrire, pour la décomposition critique des sensations et des idées, incite l'un d'eux à une ultime profession de foi devant ses pairs de l'Académie Française. Le renom littéraire de Lacretelle aîné, l'équilibre de ses jugements, l'étendue de son expérience et de sa connaissance des écrivains invitent à écouter avec attention et respect la lecture de son mémoire sur L'écrivain littérateur considéré au milieu des autres genres d'écrivainsGa naar eind13).
Lacretelle introduit une différence entre l'écrivain et l'écrivain-littérateur, en vertu d'une certaine conception de la nature. Le premier est un savant ou un spécialiste qui a sa doctrine et son vocabulaire, épurés par les canons de ‘l'idéologie’. Le littérateur ‘s'adresse à l'intelligence, à la sensibilité de tous ceux qui savent contempler la nature’, qui ‘se trouve en rapport avec les notions vulgaires’. De sorte que ce dernier ‘est l'élève de la nature. Tout ce qu'elle offre de beau, de bon, | |||||||||
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d'aimable, de grand se réfléchit, se combine, se féconde dans son âme; il semble ne vivre que pour recevoir et communiquer ces belles émotions dont la nature est le principe, le moyen et l'objet’. On pourrait croire à un manifeste du romantisme, si Lacretelle ne se servait de cette observation générale que pour avancer sa critique d'Idéologue.
Trop de littérateurs, en effet, ont compris le sensualisme condillacien comme une invitation à la sensualité débridée, alors qu'il est un ascèse de l'art. Pour sa démonstration, Lacretelle utilise, sans le dire, la notion aristotelo-thomiste de ‘forme’. La nature ‘informe’ (=communique ses sensations) au littérateur. Mais l'éducation de celui-ci, la possession et la maîtrise de son art font de lui un homme ‘cultivé’, dont la marque sera la tranformation (ou traduction) des sensations communiquées par la nature. S'il est sans ‘art’, la nature ne sera en lui qu'‘impétueuse’; loin d'être le chef d'orchestre d'une symphonie, il deviendra le foyer ‘d'impressions anarchiques’. N'oublions jamais cette hantise des Idéologues qui a tourné à l'obsession depuis Thermidor: l'anarchie est le ver rongeur de ‘l'art social’. Si le littérateur est sans ‘éducation’, il ne pourra pas ‘s'épurer par les lumières du goût’.
De l'Art poétique de Boileau qu'il vénère, Lacretelle tire alors un véritable dialectique entre le littérateur et la nature, à la fois sujet, objet et moyen de son métier. Au premier stade: la communion; le littérateur laisse la nature envahir ses sens, l'imprégner jusqu'à faire corps avec elle; au second stade: la critique des ‘informations’ reçues, en les passant au crible de ‘l'art’ et des ‘lumières’; au dernier stade: retour aux sources; le talent du littérateur consiste à ‘être encore plus naturel que celui qui n'écrit que sous l'inspiration de la nature’. L'effort nécessité par cette dialectique doit se dissimuler dans ‘une composition achevée’, des ‘gradations habiles’ dont la nature elle-même nous offre ailleurs les vivantes images ‘et dont l'empire est fondé sur une plus juste convenance avec nos organes’.
Ainsi Lacretelle plaide en faveur d'un sensualisme au second degré ou ‘réfléchi’, aux antipodes d'un cartésianisme auquel pourrait faire songer son exaltation de la rationalité. Descartes, au reste, n'a point les faveurs des Idéologues; ils l'accusent d'avoir trahi la nature pour la métaphysique ‘nébu- | |||||||||
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leuse’; ils accumulent les objections lorsque le Directoire s'apprête à transférer son corps au Panthéon. Les purs classiques sont ceux qui, derrière Virgile et Racine, ont conscience ‘que la civilisation ne s'améliore qu'en se retrempant sans cesse dans l'éternelle nature’. L'académicien se complaît dans ce jardin ‘à la française’ de la pensée, également ennemi des formes sophistiquées (que symbolise la pseudométaphysique défunte) et du chaos livrant la nature à l'état brut, à l'image du ‘monstrueux et sublime Shakespeare’, modèle des ‘romantiques’.
Rarement, l'école des Idéologues aura-t-elle, au couchant des Lumières, élaboré une doctrine d'un si gracieux équilibre, après ses rudes combats pour maîtriser le concept multiforme de nature. Peut-être trop gracieux même, au gré de la génération montante, désormais impavide devant les délicatesses du XVIIIème siècle et plus tentée par les théories psycho-physiologiques, propres à bouleverser l'art. Au risque, en certains cas, de brouiller à nouveau les pénibles élucidations des prédécesseurs, à propos du ‘naturel’ et du ‘social’.
Bernard Plongeron (Institut Catholique et C.N.R.S., Paris) |
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