Dietsche Warande en Belfort. Jaargang 91
(1946)– [tijdschrift] Dietsche Warande en Belfort– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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Prof. Dr. P. Berteloot
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européen non pas bien qu'il soit flamand mais précisément parce qu'il l'est profondément. L'essentiel en effet est de l'être profondément. Beaucoup de lecteurs se sont laissés tromper sur ce point et n'ont vu dans notre auteur qu'un ‘romancier de caractère’. Il n'est d'ailleurs pas le seul à être victime de cette méprise dont souffrent presque tous les écrivains des petits pays. Le lecteur les aborde avec l'idée préconçue qu'on ne peut trouver chez eux que des particularités nationales et comme il n'y cherche que cela il n'y voit rien d'autre. Il a fallu du temps pour vaincre ce préjugé et c'est ce qui explique en partie que l'oeuvre de Streuvels ait été accueillie assez tard à l'étranger. Cependant le fait qu'un roman comme ‘De Vlaschaard’ ait été traduit non seulement en Allemagne et en France mais en des pays aussi éloignés et aussi différents de la Flandre par leur civilisation et leur mentalité que la Tchéco-Slovaquie, l'Espagne et le Portugal, témoigne suffisamment de son intérêt général et de sa valeur humaine. D'autre part le succès remporté par ces traductions faites une quarantaine d'années après la parution de la première édition prouve que l'oeuvre possède une valeur durable et subira victorieusement l'épreuve du temps. On ne peut rien imaginer de plus satisfaisant pour l'auteur que cette constatation. Au soir de sa vie il peut se dire comme le poète latin: ‘Monumentum exegi aere perennius’. D'autres étudieront peut-être chez Streuvels le folkloriste, le romancier des traditions et des moeurs flamandes et ce n'est certes pas la matière qui leur manquera. Bien que tout flamand se sente personnellement séduit par l'évocation de ces traditions et de ces dictions où il reconnaît, en traits plus nets, le visage d'un passé qui s'estompe et d'une lointaine enfance, ce n'est pas cet aspect de Streuvels que nous essayerons de mettre en lumière, précisément parce que c'est celui sous lequel on le connaît communément et qui jusqu'ici a porté certains de ses lecteurs à le méconnaître. C'est une des tâches de la critique que d'arracher les oeillères des yeux du public et au besoin même de révéler l'écrivain à lui-même en développant ce qui dans son oeuvre reste implicite et caché. Notre dessein est donc de montrer comment Streuvels, témoin fidèle de l'âme des paysans flamands, rejoint un grand courant de la littérature européenne, celui du romantisme germanique, comment au sein de ce courant son oeuvre revêt un caractère rustique et flamand qui lui est propre. Nous essayerons de dégager par delà les éléments pittoresques de couleur locale tels que contes, légendes et traditions, les thèmes plus fondamentaux de ce romantisme paysan: le travail, les rapports de l'homme avec les forces cosmiques, son expérience du temps et sa vie intérieure.
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Les personnages des romans de Streuvels sont tous des travailleurs et presque toujours des paysans. Les bourgeois sont en marge de ce monde d'ouvriers et de fermiers et lorsque par hasard ils apparaissent, ils apportent avec eux un élément d'impureté, quelque chose de faux et de factice, l'esprit citadin avec | |
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ses conventions et ses artifices. Les travailleurs et les paysans constituent au contraire un monde pur de conventions que le travail met en rapport étroit entre eux et avec les forces de la nature. C'est ce travail qui crée des liens entre le fermier et ses ouvriers et qui, par delà les différences de condition, les unit dans une même communauté paysanne. Le roman intitulé ‘De Werkman’ nous reporte à une époque, qui n'est pas si lointaine, où la Flandre possédait un prolétariat agricole qui était un des plus misérables d'Europe. Les ouvriers agricoles allaient se louer à la journée dans les fermes pour la moisson ou l'arrachage du lin et passaient l'hiver chez eux à travailler sur un métier à tisser. La plupart n'avaient pas de travail stable et ne connaissaient pas la sécurité du travailleur attaché à une exploitation et leur condition précaire entretenait chez eux la perpétuelle angoisse du lendemain, stimulait leur initiative et leur énergie et les lançait sur les routes d'un coin à l'autre du pays à la recherche du travail. L'ouvrage a la valeur d'un document d'autant plus frappant que l'auteur, pitoyable aux ouvriers, s'abstient de toute revendication. Eux-mêmes n'ont d'ailleurs pas l'idée de se révolter ni d'accuser l'ordre social. Ils ne sont pas encore parvenus à la conscience de classe mais il ont par contre la vive conscience de leur communauté paysanne et de ce qui les oppose aux citadins: le goût du travail en plein air, l'amour du travail non pour l'argent mais pour lui-même parce qu'il leur donne l'occasion de mesurer leurs propres forces dans une lutte gigantesque contre la nature, dans un combat où la fierté et l'esprit d'émulation l'emporte sur l'amour du gain. Par un ensemble de comparaisons maintes fois répétées Streuvels semble suggérer que l'ardeur au travail de ces paysans, descendants d'une race guerrière, résulte du transfert d'instincts combattifs ancestraux. Souvent les moissonneurs sont assimilés à des guerriers dont l'action destructrice change l'aspect d'un pays. Le champ couvert de javelles ressemble à un camp avec ses tentes et, l'ouvrage terminé, les hommes s'en retournent, la faux sur l'épaule, avec des chants de victoire. Lorsque par bandes ils traversent la campagne, l'auteur évoque une migration de peuples et semble nous ramener à l'époque lointaine des invasions germaniques lorsque Francs et Saxons déferlaient vers l'ouest. Par ces images grandioses se révèle dans sa continuité le destin séculaire d'un peuple et les traits éternels de son caractère: la migration et l'antique instinct guerrier des germains qui chez les néerlandais du Nord et du Sud s'est sublimé dans le travail, autre forme de combat: celle de l'homme contre les éléments. C'est ce qui apparente les moissonneurs de ‘De Oogst’ aux poldériens du Waterhoek bien que les uns aient à se battre contre le soleil et les autres contre l'eau. On pourrait rassembler dans l'oeuvre de Streuvels les éléments d'une épopée du travail où l'on retrouverait sous des formes diverses l'éternel combat de l'homme contre la nature. Comme la guerre, le travail a son ivresse, ses chants et aussi ses victimes. Dans ce noble combat l'homme défie la nature et veut se hausser jusqu'à la taille de l'adversaire. Les ouvriers du Waterhoek travaillant | |
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sur un sol continuellement envahi par l'eau, sentent leur ardeur augmenter avec la difficulté de la tâche et, tout en pestant, ils se réjouissent intérieurement de la résistance que leur oppose la nature. De même les moissonneurs de ‘De Oogst’ chantent et dansent en fauchant au plus fort de la chaleur tandis qu'un des leurs, frappé d'insolation, voit le soleil incendier tout l'espace. Cette danse du soleil, habilement annoncée et préparée, constitue le ‘morceau de bravoure’ de cette oeuvre magistrale où l'idylle et la féerie du conte se mêle à l'épopée. Le jeune moissonneur tombe, emportant avec lui la vision de cette macabre bacchanale: des hommes nus chantant et dansant frénétiquement avec leurs faux tandis que le soleil danse lui aussi partout, dans le ciel et dans les blés, embrasant tout l'univers. C'est ici que le génie épique de l'auteur atteint son sommet dans une poésie grandiose et sauvage où se résume le tempérament primitif d'une race, qui mêle dans une même ardeur le travail et les chants, le combat et la danse, l'effort et la réjouissance. Poète du travail, Streuvels est aussi le psychologue des travailleurs. Ses ouvriers sont misérables à l'extrême et s'ils travaillent dur c'est pour pouvoir entretenir leur famille et aussi par goût de l'effort mais non par esprit de lucre. Désintéressés et généreux, ils sont parfois la victime de fermiers sans scrupules qui les volent sur leur paye ou de malandrins qui les dépouillent pendant la nuit. Ils ne s'en inquiètent pas outre mesure et leur solidarité s'exerce au profit des victimes. La noblesse de leurs sentiments et de leur morale les oppose fortement aux bourgeois, aux propriétaires, aux enrichis, possédés par l'amour de l'argent et au milieu desquels ils constituent un monde à part, une sorte de chevalerie du travail. Ils appartiennent à cet ancien prolétariat rural évoqué par Ch. Péguy, n'ayant pas encore conscience de ses droits et se laissant exploiter sans résistance mais pur de tout esprit bourgeois et du désir d'enrichissement.
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L'orgueil de la richesse et de l'autorité quelle confère et l'orgueil de l'intelligence aveuglent l'homme et lui bouchent la vue des grandes réalités naturelles dont dépend son destin. Le fermier Vermeulen et l'ingénieur Rondeau l'apprennent à leurs dépens. Fier de son autorité, de son prestige social, Vermeulen sur le déclin de l'âge se sent jaloux de son fils qui a cessé d'être pour lui le petit garçon soumis et devient lentement un homme en état de remplacer son père et de le supplanter. Il assomme Louis sur la linière parce qu'il a, malgré la défense, donné l'ordre aux ouvriers d'arracher le lin. Au chevet de Louis, Vermeulen comprend la stupidité de sa conduite: ‘Goederen en eigendommen had hij beschouwd als zijn persoonlijk bezit... Door hoogmoed verblind, had hij niet ingezien hoe roekeloos en verwaand het is, dingen te willen verroeren die onverroerbaar zijn... Nu begreep hij dat 't geen men eigendom heet enkel in gebruik gegeven is, aan den man die komt, voorbijgaat en verdwijnt. Zijn groote dwaasheid | |
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was het geweest: tegen eeuwige wetten in, aan den levensstand een richting te willen geven. Zijn zegepraal en overwinning was zijn eigen straf geworden - met zijnen vijand te slaan had hij zich zelf geslagen...’. Tout le drame est là exprimé en quelques lignes. Vermeulen est un paysan typiquement flamand! Il appartient à cette race de têtes dures et volontaires qui n'admettent pas que leur fils leur grandisse par dessus la tête. Ces disputes entre père et fils pour des questions d'autorité et de prestige ne sont pas rares dans les familles paysannes de Flandre et Streuvels ici encore n'est que le fidèle observateur des moeurs de son peuple. Mais il a traité son sujet avec une profondeur qui donne à son oeuvre un intérêt humain qui dépasse de beaucoup la portée d'un simple roman de moeurs. C'est en effet tout un aspect tragique de la condition paternelle qui est mise en lumière dans ce roman auquel nous pourrions donner pour épigraphe ces quelques lignes extraites d'un récent essai philosophique de Gabriel Marcel: ‘Il est conforme à la nature humaine que le père, sans d'ailleurs se l'avouer, discerne en son fils non pas seulement le successeur ou l'héritier mais le rival fatalement destiné à l'éclipser. D'où une ambivalence dont le principe réside au coeur même de notre condition. Comment cette jalousie obscure ne serait-elle pas à l'origine de bien des inimitiés domestiques - une jalousie qui prend racine dans l'essence même du temps et comme au plus formel de notre existence?’ En effet, la grande réalité partout présente dans ce roman c'est le temps biologique, la nature qui règle la croissance et le déclin des plantes, des animaux et des hommes et c'est elle que méconnaît Vermeulen dans son égoïsme et son orgueil. Il aurait voulu agir comme s'il eût été le maître du temps et de la vie, de même que ses confrères les fermiers auraient voulu régler à leur gré les éléments afin de faire luire le soleil et tomber la pluie seulement sur leur champ au détriment de celui du voisin. Monstrueuse sottise causée par le désir de briller aux yeux d'autrui, par le démon social de la vanité qui a empêché Vermeulen d'exprimer au grand jour la tendresse qu'il portait à son fils! C'est ce démon qui venait toujours s'interposer entre son coeur et son geste et l'obligeait à jouer le rôle du maître sévère. En réalité Louis n'était qu'un prétexte et le véritable object de la rancune de Vermeulen c'était la vie elle-même qu'il sentait se retirer de lui et monter en son fils. Plutôt que de se révolter contre ce destin, la sagesse eut consisté à y consentir pour se dépasser. Vermeulen comprend trop tard qu'il ne pouvait survivre qu'en Louis, que celui-ci, loin d'être pour lui un obstacle, avait pour fonction de le continuer. Le désir qu'éprouve l'homme de s'immortaliser sur terre peut se traduire par l'attachement qu'il porte à ses biens, au sol, à l'éternité duquel il croit lui même participer. Croyance illusoire! Car il ne peut se perpétuer sur terre que par ses descendants et en se soumettant à la grande loi qui veut que l'individu se sacrifie et se dépasse dans sa lignée. L'originalité du thème de ce roman, sa profondeur, le prestige des descriptions et du style ont conféré à cette oeuvre un succès européen dont témoignent les traductions qu'on en a faites en diverses langues. C'est le drame | |
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éternel de l'homme et du destin qu'on y voit se dérouler dans le cadre d'une majestueuse nature. Ce qui caractérise en effet la plupart des romans de Streuvels c'est que les conflits qui en constituent la matière ne se réduisent pas à des conflits psychologiques ou sociaux entre des hommes mais qu'ils opposent l'homme aux forces naturelles qui constituent son destin ou mettent aux prises des forces qui, par leur puissance, dépassent infiniment la personnalité des hommes en qui elles s'incarnent. Aucune oeuvre n'est plus instructive à cet égard que ‘De Teleurgang van den Waterhoek’ qui nous introduit dans un monde de présences tutélaires ou maléfiques où les personnes, les lieux et les choses sont auréolés par des forces qui les agrandissent jusqu'à l'infini. Ainsi derrière le voyageur inconnu qui vient de lui parler de la construction du pont, Broeke découvre les forces mauvaises qui pourraient bien un jour exercer leur oeuvre de destruction dans le hameau. La bohémienne Mira apporte dans cette petite communauté d'hommes des marais les effluves maléfiques d'un air étranger, un charme exotique et citadin et Broeke sent vivement cette présence corruptrice. L'Escaut est le dieu tutélaire du Waterhoek et Broeke l'invoque, se croit appelé à l'aider pour briser ce pont, ouvrage maudit des hommes qui met le fleuve sous le joug et supprime l'indépendance du Waterhoek. Broeke abandonné par les siens et impuissant à arrêter le cours des événements, finit par s'identifier à l'Escaut et quand on le voit à la fin, tombé dans la folie, passer sur sa barque des voyageurs imaginaires, la métamorphose est accomplie et il semble avoir dépouillé sa personnalité humaine pour se perdre dans l'inconscience de la nature: il est devenu une sorte de génie du fleuve. Streuvels se révèle ici grand créateur de mythes, animé par l'antique inspiration des métamorphoses. Le mythe n'a chez lui rien d'artificiel, ce n'est pas un ornement classique ni une image de style mais l'expression des rapports réels qui unissent l'homme à la nature et aux choses. Le sujet du roman est la lutte entre les primitifs du Waterhoek et le monde civilisé qui veut les absorber en lui. La lutte se termine par la victoire de la civilisation: le pont est construit, une belle route coupe le hameau et des maisons modernes remplacent les vieilles bicoques mais l'esprit des habitants s'embourgeoise et l'auteur voit là une dépravation; ces hommes désintéressés et libres qui autrefois dépensaient tout ce qu'ils gagnaient ont acquis le goût d'épargner et de s'enrichir et l'égoïsme leur fera perdre le sentiment de leur solidarité. A une communauté d'hommes généreux, unis par les liens étroits du sang et des moeurs fera place un groupe d'individus qui ne connaîtront plus entre eux que des rapports et des conflits d'intérêt. La communauté ethnique dégénère en société bourgeoise. Cependant cette victoire de l'ordre social sur la nature n'a pas été aisée et les victimes ne se trouvent pas que dans un seul camp. Les premiers arpenteurs ont été jetés à l'eau et l'ingénieur Rondeau doit quitter son pays parce qu'il a brisé sa carrière par son mariage avec Mira. C'est la dernière revanche de Broeke qui a favorisé ces amours dans l'intention de nuire au jeune ingénieur et de le détourner des travaux. | |
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Comme Vermeulen aurait voulu que son fils restât toujours un petit garçon docile, Maurice prétend éduquer Mira et transformer une sauvageonne en une grande dame. Mais il est aussi impossible de changer le cours de la nature que de l'arrêter. La nature a ses lois dont la connaissance permet à l'ingénieur d'établir des ponts, de détourner le cours des fleuves mais il ne peut pas modifier ces lois elles-mêmes et quelle n'est pas son impuissance devant cette autre force de la nature: celle des instincts! Mais Maurice aussi enivré de sa science que Vermeulen de son autorité penserait volontiers que le bonheur est affaire de technique et que la transformation de Mira en bourgeoise est une difficulté de même nature qu'un problème d'algèbre. Que Maurice soit aussi brillant ingénieur que faible et aveugle dans sa conduite est un fait significatif qui montre que l'intelligence est la dupe des instincts. Maurice se persuade qu'il travaille au relèvement moral de Mira en l'aimant et en l'épousant alors que c'est lui-même qui s'abaisse en s'abandonnant à une passion purement sensuelle. Et c'est précisément au moment où il se croit le plus libre, le plus affranchi de tous les préjugés de son éducation et délivré de l'influence de sa mère, qu'il est le plus esclave de la passion. L'oeuvre de Streuvels est un hymne à la nature et non pas à l'esprit et la nature n'est pas pour lui un simple décor mais une force, celle qui fait graviter les astres, croître les plantes et les animaux et qui est aussi présente dans l'homme où elle s'appelle instinct. La nature est la grande réalité vis-à-vis de laquelle la civilisation avec ses valeurs intellectuelles et sociales apparaît comme une oeuvre dérisoire de l'homme et celui-ci ne révèle sa vraie grandeur et sa vraie mesure que lorsqu'on l'envisage non dans ses rapports avec la société mais dans ses rapports avec le cosmos. A maintes reprises Streuvels montre l'insignifiance des intrigues humaines en face de la nature. Lander réfugié au Kluisberg après son crime, éprouve vivement cette impression: ‘In die wereld zonder grenzen, met niets dan boomen bevolkt, kwam al het menschelijk gedoe hem miezerig voor en van luttel beteekenis. Wat moesten ze daar zoo'n belang hechten aan een vechtpartij waar een paar heertjes het water ingevlogen waren! - Hij doorschouwde het leven in zijn breeden, oorspronkelijken vorm, ontdaan van alle bijkomstigheden - waar ieder port en kampt en bijt om boven te blijven’. Dans la frêt, son authentique patrie, Lander se sent le frère des plantes et des animaux qui luttent pour vivre. En jetant à l'eau les arpenteurs, les hommes du Waterhoek ont agi comme ces primitifs qui n'admettent pas l'intrusion de blancs dans leur tribu ou comme ces animaux sauvages qui ne tolèrent pas sur leur sol la présence d'une espèce étrangère. C'est la loi même de la vie et Lander se sent aussi innocent que les plantes et les bêtes, en deça du bien et du mal. L'agitation causée autour de lui par son acte lui devient incompréhensible et les sanctions sociales qui le menacent lui paraissent absurdes. L'impression tragique ne naît pas chez Streuvels du conflit entre les humains qui n'est que vaine agitation et pure comédie mais de la discordance entre une aventure humaine qui a bouleversé toute une existence et l'immuabilité d'une nature indifférente aux destins | |
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humains, comme lorsque Maurice, dans le train qui l'emporte loin du Waterhoek et de Mira, voit par la portière le paysage inchangé ou quand les échos de la fête célébrant l'achèvement du pont viennent frapper le silence sacré de la prairie le long de l'Escaut. Ni le pont ni la modernisation du hameau n'ont modifié l'aspect essentiel de la nature environnante. Dans ‘De Vlaschaard’ Streuvels revient à plusieurs reprises sur ce contraste entre la mesquinerie des actes humains et la grandeur de l'ordre de choses qui les environne. Les intrigues des fermiers inspirées par la vanité, l'égoïsme et la jalousie envers le voisin apparaissent comme une activité simiesque et la seule chose sérieuse est la croissance des plantes dans la chaleur de l'été triomphant. Les acteurs du drame qui se prépare à la ferme de Vermeulen le sentent eux-mêmes et font provisoirement taire leur rancune. Ils travaillent sans qu'on puisse rien deviner sur leur visage de la, tragédie qui couve en eux: ‘In heel die gelijkstierende, groote overweldiging en onwentelijke drukte van het boerenbedrijf, scheen er geen plaats of gelegenheid voor persoonlijke bedenkingen en inzichten, - elke afzonderlijke strekking wijdde er uit in de algemeene bedding van den grooten stroom, in een en dezelfde richting, op een en hetzelfde doel af: de opbrengst en het beschot der vruchten te velde die tot rijpe bedegen waren’. La seule activité sérieuse de l'homme est le travail agricole par lequel il participe au travail de la nature elle-même, oubliant ses soucis domestiques et la misère de sa condition, devenu un avec cette grande force sacrée, cette puissance dont ils aident l'action mais par qui ils se sentent eux-mêmes entraînés. Ainsi en est-il des ouvriers de Vermeulen: ‘Ze leefden mee met de peerden, met hun alm, en terwijl ze op het land doende waren en 't weer en de jaargetijden over hunnen rug wentelden, was hun persoonlijk lot, met rampen en lasten van hun eigen huishoud, vergeten. Van hier uit gezien schenen de eigen belangen, vrees en vreugd in 't eigen bestaan, van luttelen tel... Het leven zelf aanveerdden zij zonder na te denken over den zin van die gestadige wieling, gerustgesteld door den waan: dat zij de dingen beheerden, waarin ze zelf meegesleept werden en als nietelingen vergaan zouden gelijk zij gekomen waren...’ ‘Meeleven, meedoen’: mots fréquents sous la plume de l'auteur et qui expriment de la façon la plus précise les rapports des paysans avec une nature qui pour eux n'est pas un spectacle à contempler - comme pour le citadin oisif - mais un travail auquel ils participent. Pour les paysans la nature est un tout dynamique et le paysage n'est jamais que le cadre dans lequel ils vivent le travail des éléments, l'univers actif des forces partout présentes de l'astre à la plante. Citons-en pour preuve encore le texte suivant: ‘Nu draaide de prachtige zomer boven hun hoofd en de boeren verleefden hem alsof zij zelf de groote heerschers waren en de oorzaak van den zonneschijn... Als reuzen deden zij, die gekweekt in de wijde ruimte, met de groote elementen vertrouwd, 't in de hand hebben om naar eigenen wil en eigene schikselen, een wending te geven aan den gang der eeuwige dingen en aan het uitzicht van het groote | |
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leven rondom hem.’ Le travail de la terre et la vie des instincts sont les deux formes sous lesquelles l'homme communie avec les forces cosmiques et parvient à la grandeur et à la félicité. Cette grandeur n'est pas dévolue aux riches fermiers comme Vermeulen ni aux intellectuels comme Rondeau, mais aux simples ouvriers agricoles chez qui ni l'orgueil de la richesse ni l'orgueil de l'esprit ne masquent la vue des réalités essentielles. Les plus insignifiants dans l'ordre social sont le plus proches de la nature et le plus réceptifs vis-à-vis des forces cosmiques. Ce sont les Ivo, les Porteere, toute la foule anonyme des travailleurs qui ne sont que les modestes comparses du drame, vivant dans une sorte de bonheur végétatif, à peine conscients mais grands de la grandeur de la nature elle-même qui renverse l'échelle des valeurs sociales, rabaisse les puissants et exalte les humbles: ‘demittit superbos et exaltat humiles’! Ceux-ci atteignent d'emblée cette sagesse que Vermeulen et Rondeau ne découvrent qu'après une pénible expérience. Vivant à l'état de nature et dans l'innocence de leurs instincts, ils ne connaissent pas les pénibles réserves, les douloureux conflits qui déchirent les consciences complexes de ceux que leur rang supérieur a dotés d'une éducation sociale. Pourquoi Louis n'ose-t-il pas participer sans réserve aux ébats des jeunes servantes sur la linière, sinon parce qu'il est le fils du maître. Et ce qui empêche Maurice d'être heureux avec Mira, qu'est-ce d'autre sinon tout le poids de son éducation et de sa conscience bourgeoise? Et Vermeulen ne doit-il pas toujours surveiller les élans de son coeur pour répondre à son rôle de maître sévère et redouté? En chacun d'eux le personnage social a étouffé la libre nature, les libres élans du coeur et ses instincts et aucun n'est heureux car tous sont intérieurement déchirés et tirés en sens contraire. Leur personnalité subit un dédoublement et il leur arrive parfois de se regarder avec stupéfaction comme s'ils se sentaient soudain étrangers à eux-mêmes. C'est ce qui arrive à Maurice dans son aventure avec Mira: ‘Toen hoorde hij opeens duidelijk iemand roepen: Maurice vous avez quitté votre chemin! Hij herkende de stem niet als deze van zijn moeder, noch deze van zijn professor, of van zijn biechtvader - maar wèl de stem van dengene die hij zelf eens geweest was, tegen den mensch van “nu”. Op den stond zag hij 't ellendige van zijn toestand in, schrok bij 't besef hoe zijn eigen wezen hem onkennelijk geworden was...’ Seuls les simples travailleurs dont l'éducation sociale n'a pas troublé la pureté des instincts connaissent cette parfaite unité de la conscience. Uns avec eux-mêmes et avec la nature, ils vivent dans un monde qui est celui de l'âge d'or et du paradis terrestre et après lequel la civilisation apparaît comme une décadence où l'homme déchu de son bonheur ancien et de son antique grandeur éprouve le malheur d'une conscience déchirée, devient l'esclave de lois et de conventions, d'un monde social mesquin, dominé par la vanité et l'intérêt. Thème éternel commun aux poêtes anciens, aux chrétiens et aux romantiques, mais repensé ici d'une façon originale par un génie flamand. Streuvels ne méconnaît d'ailleurs nullement la réalité de l'ordre social et | |
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de ses exigences. L'homme d'un certain rang ne peut guère y échapper. Maurice l'apprend à ses dépens et comprend à la fin: ‘Nu drong het tot zijn inzicht door, hetgeen ze hem hadden voorgehouden en hij niet had willen aannemen: dat men niet straffeloos buiten de ramen der maatschappelijke orde springen mag...’ Et de même Max le héros de ‘Minnehandel’, se voyant contraint d'épouser la soeur de celle qu'il aime parcequ'elle est la fille aînée et doit être mariée la première se rend compte que le mariage n'est pas l'amour mais une chose sociale où l'intérêt et la raison tiennent plus de place que la passion. Dure expérience que l'entrée dans la société au sortir du paradis de la jeunesse et de l'enfance! Cependant il y a des êtres privilégiés à laquelle elle est épargnée, ce sont les humbles qui restent toute leur vie à l'état de nature. Totalement ignorants de la complexité des rapports sociaux, ils partagent leur vie entre les occupations des champs et les réjouissances tumultueuses des kermesses, apportant la même ardeur dans le travail que dans la danse, les festins et les beuveries. Meedoen, meeleven! Dans l'effort comme dans les réjouissances, ils se sentent entraînés par une force qui les dépasse et toujours en accord, en étroite participation avec la vie cosmique. Le travail s'achève sur un ton de festivité au milieu des chants et des danses traditionnelles, et les fêtes elles-mêmes s'accompagnent de tirs-à-l'arc, de courses, de parties de boules et de toutes sortes de jeux, où se déployent de nouveau l'activité et l'effort. Alors ces êtres, socialement misérables, se mettent à vivre d'une vie intense et surhumaine: celle de la nature dans son travail et dans la vie de ses instincts. Il paraît superflu d'insister sur l'importance qu'occupe dans les romans de Streuvels la description de ces travaux champêtres et de ces fêtes où s'expriment le tempérament fougueux, le caractère dionysiaque d'un peuple de travailleurs à la mentalité fruste, vivant dans la grandeur, la félicité et l'innocence de l'état de nature.
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Aussi importantes que les rapports de l'homme avec la nature, paraissent être chez Streuvels l'expérience du temps et la vision des choses qui en résulte. La vie du paysan est rythmée par le cycle des saisons. Celles-ci pour le citadin ne constituent que le cadre de la vie, la forme vide que les événements viennent remplir, la toile de fond sur laquelle se détachent les faits divers et variés de l'existence mais pour le paysan elles sont la vie elle-même. La succession des travaux dans le cours de l'année ou de la journée, le quotidien, l'annuel, ce qui sans cesse se répète et revient à des intervalles de temps déterminés présente plus d'importance pour lui que tout événement. Comme le chrétien s'absorbe dans le cercle des fêtes liturgiques et participe à la vie de l'Eglise au point de considérer comme négligeables les événements de sa vie personnelle, ainsi le paysan vit essentiellement le cycle des saisons. Aussi tous les ouvrages qui décrivent la vie paysanne depuis ‘les travaux et les jours’ du viel Hésiode jusqu'aux romans de Streuvels présentent essen- | |
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tiellement la même composition que les vieux almanachs populaires. Les titres des chapitres y désignent des saisons, l'état des plantes à un moment déterminé de l'année ou des travaux champêtres. Minnehandel, Prutske, De Vlaschaard et bien d'autres romans de Streuvels présentent cette composition typique. Le volume de souvenirs consacrés à Heule révèle sensiblement le même plan et l'importance prépondérante du quotidien sur l'événement y est présentée comme témoignage d'une expérience personnelle de l'auteur: ‘Het blijft me echter nog immer een raadsel en ik weet niet te verklaren hoe sommige gewichtige gebeurtenissen niets in mijn geheugen hebben nagelaten, terwijl andere nietige voorvallen, met de atmosfeer, de stemming errond, laat ik zeggen vast aan een bepaald uur van den dag, van zomer- of wintergetij, mij scherp en duidelijk zijn bijgebleven...’ Le volume contient également une curieuse évocation des jours de la semaine, chacun ayant son caractère propre, son visage, son costume et son allure qui le fait ressembler à quelque personnalité connue de son village. Il semble que le thème du temps cyclique ait autant d'importance chez Streuvels que celui du temps perdu et retrouvé chez Proust car il domine l'oeuvre entière et l'évocation des saisons avec leurs travaux et leurs fêtes occupe souvent autant de place dans le roman que l'intrigue elle-même. Le travail et la vie n'ont de sens pour les travailleurs de Streuvels que s'ils sont accordés au rythme des saisons. Les ouvriers travaillant à l'usine ont conservé un fond paysan, se désolent de la monotonie de leur travail et désirent retrouver la variété des travaux champêtres en plein air, là où les jours et les mois reprennent leur visage naturel et où le temps cesse d'être l'écoulement monotone et gris d'heures et de jours que rien ne distingue. C'est le sentiment qu'éprouvent les ouvriers travaillant dans le séchoir à chicorée: ‘Aan 't derve gelaat van den dag is de gang der uren niet te onderscheiden - alle dagen der week zijn eender van uitzicht, vervuld met hetzelfde weerkeerende werk. In hun woonst hebben de mannen geen flauw besef meer van den naam der dagen...’ Fatigués de cette grisaille, ils souhaitent redevenir des paysans. C'est le désir que nourrit Verhelst, le héros du conte intitulé ‘Kerstmis in Niemandsland’. Obligé de travailler à l'usine, il regrette le temps où il pouvait cultiver la terre, et tandis qu'il est sur son champ le jour de Noël il lui arrive soudain de revivre ce passé: ‘Hij beleefde den tijd evenals toen hij als landman met zijn bezigheid hier ter plaats, in de breede rust der omgeving, meende het geluk der heele wereld te helpen verwezenlijken, - toen hij 't genot van den arbeid smaakte, omdat die arbeid in de lijn en den rhythmus lag van het leven zelf, en hij niets dan den gang der wisselende seizoenen in zijn geest droeg...’ L'éternel retour des étés et des hivers offre l'image d'un temps où tout est à la fois le même et nouveau. Les hommes qui le vivent ne connaissent pas la nostalgie ni le regret, puisque tout printemps, tout été qui s'en va laisse après lui la certitude de son retour et qu'aucun moment n'est irréversible. Ils ne connaissent pas davantage l'ennui causé par la monotonie, chaque | |
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mois ayant ses travaux, ses plaisirs et ses fêtes qui se succèdent sans se ressembler. Le paysan abhorre avec une force égale l'existence monotone de l'atelier, remplie par la répétition des mêmes gestes sur la trame continue des heures et des jours anonymes et la vie de l'aventurier traversée d'événements imprévus. Attaché à sa terre il vit dans un cycle de moments à la fois réversibles et variés. Il ne connaît ni le regret, ni l'ennui ni l'angoisse que provoquerait chez lui la conscience de son glissement vers la mort, parce que ce glissement lui est masqué à demi par l'éternel retour des mêmes moments de l'année. Un texte important extrait de ‘Prutske’ montre les analogies existant entre cette expérience paysanne du temps et celle vécue par l'animal et par l'enfant. Il s'agit d'abord de deux chevreaux: ‘Eten, spelen en liggen is al hun gading en den Zomer lang verdoen zij, onbezorgd, onbekommerd in 't puur genot van den warmen zonneschijn en het koele lommer: de dagen komen hun voor als een eeuwigheid, door avond en morgen gescheiden, in gedurig herhalen van eenzelfden gang; geen van beiden denkt dat de dagen elkaar opvolgen in den tijd, dat zij bij dertigtallen tot maanden opreesemen en den duur en het verlijden van den Zomer uitmaken... Zij beschouwen zichzelf als deel van de bekende dingen die hun als eenheid voorkomen - zij leven in de ruimte en hebben dus geen notie van tijd, van aanvang of einde: die onbewustheid verschaft hun het kalm genot van een onbekommerd gemoed in de onwetendheid van de hoogere macht die over hun lot en over den duur hunner dagen beschikt... Prutske, al leeft zij ook grootendeels in de ruimte en heel weinig in den tijd, weet er toch iets meer van, - haar begrip is in die richting eenigszins opengegaan en ontwikkeld. En zij staat er dus anders voor, doch het verschil van inzicht is niet zoo groot: zij laat zich meeslieren in den wentel der Zomerdagen en verobert den tijd als een puren wellust in den roes van elkaar opvolgende vreugden, - het begrip dat zij heeft van het voorbijschuiven der dingen bederft haar alevenwel het genot in geener deelen, want de Zomer zelf houdt daarenboven de belofte besloten van nieuwe genoegens waar zij nu reeds naar verlangen mag. 't Bewustzijn dat er, na den komenden Winter weer een anderen Zomer te wachten staat, waarop al het genotene van nu in oneindigen wentel aan haar opnieuw voorbijkomen zal, - dat alle vreugden in der eeuwigheid te herdoen zijn en alle geluk uit de verte beschouwd altijd heerlijker voorkomt dan hetgeen men reeds beleven mocht, maakt dat Prutske's verlangen altijd op iets gespannen is en de welgezindheid onberoerd blijft.’ Ainsi l'enfant comme l'animal n'a pas une conscience claire du temps irréversible qui l'entraîne vers la mort. ‘Frei von Tod!’ s'écrie Rilke dans la huitième élégie de Duino. L'animai et l'enfant traversent la vie sans regrets ni souci, le regard tourné vers l'avant, et les humbles paysans leur ressemblent. Car le temps vécu par l'enfant est celui des paysans et Streuvels le suggère à propos des occupations de Prutske: ‘Eensdeels doet Prutske hierin de landslieden na, die hun werkzaamheden voorgeschreven zien door | |
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de seizoenen en hun taak verrichten, naarmate het werk door de natuur hun voorgelegd wordt. Zoo komen de verschillende bezigheden in een kringloop van opvolgende beurten, met gedurige afwisseling die voor Prutske een vast ineengesloten geheel vormen.’ Le passé garantit l'avenir qui n'est que son retour et son évocation contient pour l'enfant une promesse de bonheur. Voici Prutske devant les deux chevreaux nouveau-nés: ‘Gelijk in een spiegel beschouwt zij, in hare herinnering, het jolige spel met al de bijzonderheden, gelijk zij het verleden Zomer, met die twee andere geitjes heeft mogen beleven. Omdat zij er reeds van genoten heeft, komt haar de toekomst zoo verrukkelijk voor. Hetgeen in den spiegel harer herinneringen uitgebeeld staat, ziet zij weerkaatst in den spiegel der toekomst en de twee beelden vermengeld, volmaken het schouwspel van een opperste geluk.’ L'enfant qui vit dans le temps de la nature est incapable de comprendre le temps historique, la différence entre l'événement et la fête qui en perpétue le souvenir: ‘Welja, daar ons Heer alles kan, waarom zou hij dan niet weer levend worden, als hij gestorven is? Dat komt Prutske voor als “l'évidence pure et simple”. Doch verder blijkt het nutteloos te redeneeren over: het onderscheid tusschen een gebeurtenis zelf en het herdenken bij het verjaren van diezelfde gebeurtenis. - Prutske blijft bij de meening dat alle dingen op een gegeven datum en uur, onveranderd weerkeeren en opnieuw gebeuren - want de goddelijke gebeurtenissen zijn in Prutske's begrip verbonden in hetzelfde raderwerk met de cosmische elementen, zoo: het dagelijksch op- en ondergaan der zon, de vierwekelijksche wentel der maan en het jaarlijksch verloop der seizoenen, waarin zomer en winter elkaar afwisselen - al dingen immers die, telkens wij ze beleven, toch feitelijk gebeuren!’ De même que l'enfant, les paysans ne se sentent à l'aise que dans ce temps réversible de la nature et de l'existence quotidienne et tout événement les bouleverse. Si l'intrigue dans les romans de Streuvels est souvent simple et assez pauvre, c'est que l'avènement y vaut moins comme élément d'intrigue que comme réactif de l'âme, c'est à dire par ses répercussions sur les esprits qu'il affecte. Aux gens à qui il n'arrive presque jamais rien et qui partagent leur vie entre les travaux des champs et les distractions du dimanche, le moindre événement devient une aventure. Grands dans l'effort du travail et dans l'élan bachique des kermesses ils sont faibles et désemparés devant l'imprévu. Sous des apparences souvent rudes ce sont des sentimentaux, attachés à leurs habitudes, repliés sur eux-mêmes, profondément affectés par tout changement et incapables de réagir, aux antipodes même de ces aventuriers dont fourmillent par exemple les romans d'un Hemingway, de ces gens que rien ne déconcerte jamais et qui vivent constamment dans l'imprévu sans jamais perdre leur sangfroid. S'il y a peu de vie intérieure dans les romans d'Hemingway, chez Streuvels il n'y a guère autre chose et cela entraîne une certaine longueur du récit où l'événement semble se ralentir, s'étire démesurément, n'arrive pas à passer, à être digéré par ceux qu'il frappe. Reportons nous, | |
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pour nous en convaincre, au début du roman ‘De Werkman’, dont les quarante premières pages sont presque exclusivement consacrées à décrire l'impression produite sur Manse par la nouvelle du retour de son mari, qui est parti faire la moisson en France. Ainsi en est-il de presque tous les personnages de Streuvels: ce sont ses émotifs plus bouleversés par le dérangement de leurs habitudes que par la nature triste ou joyeuse de l'événement lui-même. Ce qui tourmente le plus Vermeulen après qu'il vient d'assomer Louis, ce n'est pas tout de suite le remords, que le désordre causé ainsi dans la vie de la maison: ‘Hij, die bij 't minste voorval dat den gewonen gang der dagelijksche werkbezigheid kwam storen, uit zijn lood geslagen en ongemakkelijk was, hij die een gruw gevoelde voor elke plechtigheid en gewichtige gebeurtenissen - die het diepe van zijn wezen raakten, en hem tegenover het leven stelden, - die maar verlangde om in zijn werkdaagsche kleederen, zichzelfs meester, den gewonen gang te gaan - vervloekte 't nu te meer, omdat hij door eigen schuld het ongeluk op den hals had gehaald. Hijzelf was oorzaak dat de tijd een ander wezen had aangenomen, een wezen dat niet geleek op dat van gister en de andere dagen die zoo gerust en kalm voorbij gingen.’ Vermeulen se sent désormais dépaysé dans sa propre maison. Tout ce qui l'entoure lui paraît étrange comme s'il le voyait pour la première fois. L'événement ne modifie pas seulement le visage du temps mais aussi l'aspect des choses: ‘Heel het uitzicht en de lucht van die kamer was veranderd... Alles bevond zich op de gewone plaats, maar de beteekenis van die zaken en hun onderling verband was hetzelfde niet meer...’ Ainsi le cours des événements modifie les rapports qui unissent l'homme au temps et aux choses. Maurice Rondeau au cours de son aventure avec Mira éprouve fréquemment cette impression d'étrangeté vis-à-vis de lui-même et de ce qui l'entoure. Pendant le bal qui suit sa noce il a l'impression d'assister à un spectacle qui ne le concerne pas et c'est aussi cette impression qu'éprouve Lander et ses complices devant le tribunal. Dépaysés, jetés au milieu d'un monde auquel ils ne participent plus et qui n'est pour eux qu'un spectacle, ils sont souvent enclins à croire que les choses qui leur arrivent ne sont pas faites pour eux, qu'il doit y avoir eu erreur de la part des puissances supérieures ou qu'eux mêmes n'ont pas su les comprendre et se sont peut-être trompés. Le sentiment qu'ils éprouvent alors est une sorte d'ébahissement mêlé de peur. C'est ce qu'éprouve Jan, le héros de ‘Langs de Wegen’ lorsqu'il arrive devant la maison vide de ses parents: ‘Hij stond buiten voor het groote huis als een vreemde indringer; hij was beschaamd dat iemand hem hier aantreffen zou.’ Et lorsque l'aubergiste lui propose du travail sur son champ, c'est la peur qui saisit Jan devant l'étrangeté de cette proposition, peur panique devant ce qui à tout instant le jette hors de sa voie et ensuite c'est la soumission devant l'inéluctable: ‘Jan keek als een verblufte zot, onverwachts ontwaakt in een onbekend land, maar omdat ze hem hier allen aanspraken en bezagen als een gewonen dorpeling die nooit weggeweest was, en omdat ze toch alles wisten, wilde hij niets meer vreemd vinden en geloofde gelaten al wat zij zegden.’ | |
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Placé devant l'énigme des événements Jan finit toujours par croire que les autres doivent savoir mieux que lui ce qu'il a à faire et il va demander conseil à son ancienne patronne pour savoir s'il doit se marier. La faiblesse de ces personnages les livre à toutes les suggestions du dehors et à toutes les poussées du dedans, en fait les victimes passives du destin et les place dans des situations où ils ne reconnaissent plus ni les choses, ni eux-mêmes. Deviennent-ils la proie des événements à cause de leur faible caractère ou l'auteur les a-t-il choisis tels pour mieux mettre en lumière l'impuissance de l'homme en présence du destin? Il est difficile de répondre, mais on ne peut contester le fait que Vermeulen, Maurice Rondeau, Jan sont à des degrés différents des désemparés et des victimes du sort. Le plus typique de tous est certainement le triste héros de ‘Langs de Wegen’. Palefrenier consciencieux, il est sujet à des fugues qui le font brusquement quitter la ferme pour s'enivrer. Il reçoit une lettre lui annonçant la mort de son père et quitte la ferme où il travaille, se croyant forcé de s'établir à son compte sur la part de l'héritage paternel. La vie ne sera plus désormais pour lui qu'une suite de dépaysements et il subira passivement tous les événements. C'est ainsi que son mariage avec Vina lui semble fatalement décidé hors de lui: ‘Ze was in zijn bestaan gekomen omdat ze bij geval naast zijn huis woonde en daarom ook langs zijn wegen ging, - meer niet. Maar de menschen wilden het, de pastoor wilde het - er zou dus noodlottig iets van komen en Jan voelde zich reeds overhellen en mededrijven. Hij was al bereid zich gedwee te laten gaan met hetgeen onvermijdelijk gebeuren moest.’ Mais il n'aime pas Vina et s'aperçoit que le destin l'a conduit à accomplir un acte vis-à-vis duquel il reste foncièrement étranger: ‘Heel de zaak met dat wijf kwam toen als een onmogelijke zottigheid in zijn hoofd... en Vina Van de Wiele werd hem een onnuttig ding, vreemder dan welk wijf ook ter wereld.’ Vieu, veuf, aveugle, accablé d'injures par ses enfants, il voudra retourner à la ferme des Hoste qu'il n'aurait pas dû quitter. Lancé dans l'aventure, chassé par le sort le long des routes, Jan ne parvient plus à retrouver ses attaches. On pense à cette douceur nostalgique de certains animaux enlevés à leur milieu naturel et qui n'arrivent pas à se réadapter. C'est à peu près le cas de Jan: ‘Hij was overweldigd door al het nieuwe dat in zoo'n razende drukte altijd bijkwam..... Wat hij ook deed, hij moest blindeling mede, voort, zonder te weten waar naartoe.’ N'est ce pas la même impression qu'éprouvent les personnages de Maeterlinck, n'est ce pas ce qu'expriment leurs gestes tâtonnants d'aveugles sondant la nuit, leurs balbutiements et ces phrases répétées? Ils se sentent menés par le destin sans savoir où et c'est bien le même thème qui revient dans les romans de Streuvels, mais interprété par les moyens qui ne sont pas ceux de la scène. Rondeau s'aperçoit le soir de ses noces ‘dat hij als een slaapwandelaar, willig en gedwee, de voorgetrokken lijn had gevolgd, hem door een vreemde macht voorbeschikt.’ C'est cette même force étrangère, dont il sent la présence à sa première rencontre avec Mira: ‘Op 't inzichtig gelonk harer oogen en den minzamen glimlach van haren mond, die hem een | |
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bevel en tevens een uitnoodiging scheen, moest hij blijven staan.... Het leek hem alsof zij hem, na eene afspraak afwachtte, in de meening verkeerde dat hij opzettelijk gekomen was om met haar minning te maken.’ Il semble que les personnages de Streuvels, comme ceux de Maeterlinck soient des enfants qu'une force mystérieuse mène par la main. Toutefois, chez Maeterlinck c'est surtout l'attente du destin qui angoisse les hommes tandis que chez Streuvels c'est le plus souvent après l'événement que se montre la main de la fatalité. Maurice se sent libre en agissant contre la volonté de sa mère et c'est seulement après coup qu'il découvre qu'il a été mené. Chez Streuvels le destin vient troubler un ordre de choses familier, une existence en accord avec un milieu qui est le plus souvent la nature où vivent les paysans. L'expulsion hors de ce milieu: voilà en quoi consiste le drame. Les hommes éprouvent alors l'étrangeté des événements et vivent dans un temps qui n'est plus celui de la nature où le passé et l'avenir se reflètent l'un dans l'autre et confondent leurs images, mais le temps irréversible, die Zeit zum Tod, le temps du regret et du souci. Tout au cours de ses pénibles aventures, Jan éprouve continuellement la nostalgie de la ferme où il fut palefrenier, où il a vécu heureux, sans souci et sans aventure, une vie réglée sur le cours des saisons et au milieu de choses si familières qu'il ne les remarquait même pas parce qu'elles constituaient comme le prolongement de lui-même. C'est au moment de quitter la ferme qu'il les remarque soudain, elles cessent alors de faire partie de lui-même et il les voit pour la première fois devant lui comme des objets: ‘Het alm, het tuig, de gareelen, zijn beddebak, de koffer, de haverkist, het Lievenheerke - al dingen die hem vertrouwd waren, met hem vergroeid, die hij gebruikt had, er mede omgegaan zonder er verder op te schaffen, kwamen hem voor alsof hij ze nu eerst zag, onbekend en vreemd aandoen.’ Tout devient étrange parce que le temps n'a plus son visage coutumier et que les choses ne sont plus vécues, mais perçues comme des objets. Auparavant l'âme ne se distinguait pas des choses, le passé et l'avenir ne se distinguaient pas davantage l'un de l'autre dans le retour saisonnier des mêmes occupations, tout était un, fondu l'un dans l'autre, rien n'avait de frontière qui le séparât du reste. C'est ce que Rilke appelle ‘das Offene’, le tout où l'individu n'a pas conscience de son existence séparée et rongée par l'écoulement du temps et qui s'oppose au monde des objets et au temps du souci et du regret. Streuvels rencontre Rilke quand il appelle la nature ‘de onmetelijke opene ruimte, waar het verleden en de toekomst in elkander loopen’. Cette phrase évoque en raccourci l'espace cosmique et l'éternel retour des saisons, les deux thèmes essentiels du romancier d'‘Openlucht’ et de ‘Lenteleven’. Cet infini écrase l'homme quand il le considère du dehors, mais les paysans le vivent; ils respirent l'odeur de la terre, éprouvent le rayonnement du soleil, comme s'ils en étaient la cause et se sentent uns avec les éléments. Ils travaillent sans plus s'apercevoir de l'écoulement du temps que de la fuite des nuages par dessus leurs têtes ni sans qu'aucun objet n'arrête leur regard fixé par delà des choses sur l'ouvert. Jan, qui a vécu cette expérience à la ferme des Hoste s'en souvient | |
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comme d'un paradis perdu et la plupart des personnages de Streuvels éprouvent le bonheur que procure l'intime communion avec la nature, avec l'espace et le temps cosmique, avec l'illimité et l'éternel dans l'ouvert. Le destin vient rompre cette intimité, ils éprouvent alors leur déréliction dans un monde qu'ils sentent étranger et prennent conscience de leur condition mortelle. De cette expérience alternée ils connaissent le douloureux contraste évoqué par Rilke: ‘Immer ist es Welt und niemals Nirgends ohne Nicht;... Hier ist alles Abstand und dort war 's Atem.’ Ceci nous amène à préciser la tonalité religieuse de l'oeuvre de Streuvels. Ses paysans semblent avoir hérité de cette antique ‘pietas’ des Romains qui enferme tous les éléments d'une religion naturelle en enlevant à cette expression le sens abstrait qu'elle tient du XVIIIème siècle déiste et voltairien, en lui rendant son sens original car c'est véritablement un lien sentimental entre l'homme et les choses de la terre. Les travaux champêtres se déroulent comme des rites. Louis se revêtant de son tablier de semeur, comme un prêtre de ses ornements, fait le signe de la croix avant de procéder aux semailles du lin et s'avance ensuite sur le champ avec une démarche hiératique. Que l'on songe aussi au geste quasi-mystique de Vermeulen portant à la bouche une graine de lin qu'il vient d'extraire du sol pour en apprécier la qualité. La ferme elle-même constitue une petite communauté sentimentale cimentée par un amour qui s'étend non seulement aux personnes mais aux animaux et aux choses elles-mêmes. Jan aime ses chevaux presque à l'égal de ses maîtres et les bêtes elles-mêmes se connaissent et s'aiment. Une jument à quitté la ferme et ‘de peerden hebben waarachtig malkander bekeken lijk menschen die hun broer voor altijd zien vertrekken.’ L'amour et le respect pour tous les êtres avec lesquels ils vivent, pour les choses qui ont grandi avec eux et en qui ils ont laissé la trace de leur propre personnalité, le culte des valeurs lariques et surtout l'amour de la nature, tels sont les fondements de la religion naturelle des paysans. Car c'est la nature qui leur sert de méditation pour atteindre Dieu. Il est le maître des saisons, le grand Patron qui dispose à son gré du soleil et de la pluie et Il règne seul sur les champs quand les travaux sont achevés. Les fermiers n'ont alors plus rien à faire qu'à s'abandonner à lui avec espoir et patience. La nature, oeuvre de Dieu, est sacrée et le travail agricole est une sorte d'office divin dans lequel l'homme est le collaborateur de Dieu. Deux choses en effet sont nécessaires pour que les fruits prospèrent: le travail du paysan et le bon vouloir divin qui procure en temps opportun le soleil et la pluie. C'est pourquoi la religion est si intimement mêlée aux travaux des paysans. L'instinct aussi est sacré s'il remplit sa destination naturelle et n'est pas dépravé par l'imagination déréglée de l'homme. C'est pourquoi les fêtes religieuses s'accompagnent de réjouissances et qu'au sein même de celles-ci une place est toujours réservée à la religion comme le prouva, entre autres, la vieille coutume de l'ommegang où après des rites de pénitence, les couples de fiancés défilent dans le village en liesse et achèvent la journée dans les chants et les danses. Nous trouvons l'exemple | |
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d'un peuple dont le christianisme n'a pas étouffé le respect de la vie. Le plaisir même trouve sa place dans l'ordre de choses voulu par Dieu et constitue un moment légitime du cycle de la vie. La tradition lui enlève toute vulgarité et lui donne le caractère vénérable d'un rite. En perdant ses traditions, l'homme moderne a brisé les liens entre le plaisir et la vie, il s'est fabriqué un plaisir mécanique toujours à sa portée et dont le cinéma permanent des grandes villes est l'image la plus typique. Mais pour les paysans de Streuvels le plaisir est resté un jeu où l'homme est actif et qui appartient à un ordre de choses consacré de même que le travail. Le paysan est resté l'homme des traditions pour qui chaque chose doit se faire en un temps consacré. Aussi peut-on dire de l'âme des paysans ce qu'on a dit de celle de Virgile. Aimant l'ordre, respectueuse de la vie, elle est, en dehors même de toute croyance positive, ‘naturaliter christiana’ et dans la vie du paysan tout a un aspect rituel. Aussi les fêtes de la terre coïncident-elles avec celles du ciel et le cycle liturgique avec celui des saisons. Pâques célèbre à la fois la résurrection du Christ et le retour du printemps et les Rogations fêtent la splendeur de l'été. La vie chrétienne et la vie paysanne sont si étroitement unies qu'elles renvoient constamment l'une à l'autre et si la nature mêne à Dieu, le retour à Dieu ramène aussi les travailleurs à leur ancienne vie paysanne comme le témoigne le récit intitulé ‘Kerstmis in Niemandsland’. Verhelst, le héros de cette histoire, est un petit fermier dont l'installation a été détruite par la guerre. Il a du s'embaucher à l'usine et n'a conservé de la religion que l'habitude d'aller le dimanche à l'église. Pendant une messe de Noël il entend chanter son jeune garçon et le chant est si beau, si pur que Verhelst retrouve son âme d'autrefois. Le ciel s'ouvre, c'est le souvenir du paradis de l'enfance auquel est lié la vie d'autrefois, l'existence en plein air remplie par les travaux des champs. Transformé par cette révélation sur le sens de la vie et par la conviction que sa vie retrouvera son sens comme l'année retrouve son printemps, il retourne à l'usine, à la laideur de tout ce qui l'entoure. Son regard fixe traverse les choses sans les voir, absorbé par la vision d'un printemps qui s'est offerte à lui dans cette nuit de Noël et un soir en rentrant chez lui il apprend la nouvelle fermement attendue: les dommages de guerre lui sont payés, il aura une nouvelle ferme et redeviendra paysan. Il savait que le retour à Dieu était l'annonce et la promesse du retour à la ferme. Le conte résume tout le christianisme paysan répandu dans l'oeuvre de Streuvels. G. Marcel dans son essai sur ‘Rilke témoin du spirituel’ regrette que le christianisme ait abandonné cette sympathie cosmique qui caractérisait l'âme antique, celle de Virgile par exemple, cette religion des choses d'ici-bas dont Rilke s'est fait l'apôtre. Les chrétiens par une réaction excessive contre le naturalisme païen et le panthéisme se sont fait une piété trop abstraite, s'unissant à Dieu uniquement par les Ecritures, les sacrements et l'Eglise, traitant la nature comme une chose à utiliser et qui reste exclue de leur amitié. L'auteur termine son étude en souhaitant l'avènement d'une spiritualité qui, sans rien abandonner de la croyance chrétienne en un Dieu transcendant à la nature, | |
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reprendrait l'héritage de la piété antique. Il semble que certains romanciers flamands répondent exactement à ce voeu. On pense actuellement à ‘Boerenpsalm’ mais surtout à l'oeuvre entière de Streuvels où le christianisme, s'il s'affirme d'une façon moins lyrique et avec moins d'éclat que chez Timmermans, est cependant partout présent, associant dans une large spiritualité et un harmonieux équilibre les choses du ciel et celles de la terre, la vie de la nature et celle de l'âme chrétienne. Et d'ailleurs l'Eglise en perpétuant par ses fêtes annuelles les événements de son histoire ne leur-a-t-elle pas conféré ce caractère d'éternité des choses de la nature, associant le cycle liturgique des fêtes au cycle cosmique des saisons, afin de rappeler constamment aux fidèles que l'Eternel s'est incarné dans l'histoire?
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La piété des paysans se distingue donc par son caractère concret. Ce n'est pas par l'esprit qu'ils atteignent Dieu mais par la nature, par l'union avec les choses et non avec un être qui leur serait purement intérieur. Ils cherchent Dieu dans les choses parce que leur conscience y est mêlée et que leur individualité ne s'oppose pas nettement à leur milieu. Ils sont unis à ce qui les entoure comme des nouveaux-nés à leur mère par le cordon ombilical. C'est l'état d'indistinction originelle de l'âme et du monde, thème commun à tout le romantisme germanique. La séparation n'est pas encore faite entre un domaine abstrait de sentiments et d'idées purement intérieures à la conscience et un monde extérieur fait d'objets, de formes et de couleurs, l'intérieur et l'extérieur ne s'opposent pas l'un à l'autre et leur distinction n'a pas de sens. La vie intérieure des paysans ne les arrache pas au monde spatial mais cet espace n'est pas le simple cadre de repérage des choses perçues. Il paraît doué de propriétés magiques d'où résultent que les choses peuvent brusquement perdre leur distance et leur extériorité vis à vis les unes des autres pour se fondre en un tout. L'enfant vit dans cet espace de la participation et possède le pouvoir de s'identifier avec tout ce qui l'environne. ‘Prutske leeft zoodanig mede met hare omgeving dat zij geen objectieven blik heeft op haar persoonlijkheid en haar eigen “ik” veelal verwart met dingen van buiten. Volgens de omstandigheden het vereischen, verplaatst zij zich met alle gemak in een ander wezen en met haar sterke fantasie, houdt zij het in de onmogelijkste toestanden een langen tijd vol om de wereld te beschouwen van het standpunt dat zij voor de gelegenheid heeft ingenomen.’ Dans ce livre consacré à la psychologie d'une fillette, Streuvels ne se révèle pas seulement psychologue mais poète: c'est qu'il faut être poète pour comprendre l'âme de l'enfant pour qui le monde n'est pas un domaine de formes stables et nettement séparées mais une perpétuelle féerie où tout continuellement se transforme dans l'espace magique et subjectif des métamorphoses. Les frontières qui séparent les êtres s'estompent, ils n'ont pas de limites fixes et bien déterminées mais s'ouvrent les uns aux autres, par- | |
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ticipent les uns des autres et finissent par se fondre dans un tout. Le monde des formes a disparu, c'est de nouveau l'ouvert, l'universelle communion des êtres sous le regard de la fillette et la métamorphose de celle-ci en un être subtil et léger dont le vol et le chant parcourent tout l'espace: ‘Terwijl Prutske daar alzoo bezig is, vergaat in 't rond voor al 't geschapene, het begrip aan de werkelijkheid der dingen: het heden vervloeit in 't verleden, alle materie wordt doorschijnend als glas, subtiel als damp... 't geen men op deze stonde in Prutske's bijzijn ondergaat, lijkt op den oorsprong der tijden, toen alle geschapene wezens, in eenzelfde taal, in nauwe gemeenschap met elkander leefden en zich een voelden... In heel de atmosfeer tintelen stilte en geluid die er, gelijk ragfijne kristalsprietels, op het punt zijn hun uitersten vorm van volmaaktheid te bereiken en tot een harmonie van puur geluk te bedijgen. 't Is alsof, in dit plechtig afwachten naar het wonder dat gebeuren gaat, alle levensadem ophoudt uit vrees de betoovering die het versmelten der elementen van het heelal tot eenheid voorafgaat, te verstoren... zoo waarachtig slaat Prutske, in een prachtige pepel veranderd, de kleurige vlerken open en stijgt de hoogte in! Wanneer zij, een tijd later, in hare menschelijke gedaante op de aarde is nedergedaald, verandert zij zich opnieuw in een merel...’ L'adulte peut lui aussi éprouver par moments cette intimité des choses dans un tout à l'intérieur duquel il se sent lui-même une chose unie aux autres. Ainsi en est-il de Maurice Rondeau quand, de retour chez lui il est repris par l'atmosphère de la maison familiale ‘de enge atmosfeer, de stilte waarin elk voorwerp zijn eigen taal spreekt - waarin hij zelf een voorwerp geweest was, zijn heele leven had doorgebracht, met de dingen vergroeid.’ Il semble aussi que l'âme des hommes s'écoule dans les objets et y reste contenue. Ainsi les meubles, les bibelots, les gravures forment-ils pour Maurice un tout où l'esprit de son père était toujours présent. Il y a autour des objets une atmosphère qui leur vient des hommes qui ont vécu parmi eux, qui les ont employés et usés. Ils ne sont pas neufs comme des objets sortis d'usine mais ils ont cette patine vénérable du temps, sont chargés d'histoire et d'humanité. Lorsque les choses disparaissent elles entraînent avec elles l'âme des hommes, la destruction de vieilles maisons du Waterhoek coïncide avec la disparition des coutumes et des moeurs qui faisaient la mentalité propre du hameau. L'influence des choses sur les hommes est telle que leurs sentiments et leur mentalité changent avec les lieux. Faibles et sensibles, les personnages de Streuvels sont soumis à toutes les ambiances. Mais, s'ils sont influencés par les choses, si leurs sentiments dépendent de l'impression qu'ils reçoivent de ce qui les entourne, il arrive aussi que leurs émotions modifient à leur tour l'aspect du monde environnant. Lorsque Maurice s'aperçoit que Mira le trompe, tout autour de lui est transformé, le paysage a perdu sa beauté féerique, la lumière dorée du soleil devient un jaune cuivré. C'est l'ivresse qui se produit quand Manse apprend la nouvelle du retour de son mari dans ‘De Werkman’. Le terne paysage d'automne se | |
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teinte d'une joyeuse douceur: ‘Onbewust voelde en onderging zij het nieuwe, dat, niet van haar zelf, maar van de dingen rondom scheen uit te gaan: de zoelte van het wakke herfstweer, de mistlucht over de verlaten, doode velden; al 't geen te voormiddag nog zoo kalm verliep - de overgang van den uchtend naar den noen - dat leek nu geheel anders dan de vorige dagen. De naamlooze luwte van de lucht hing als een milde lafenis, een nasmaak van den zomer... De vreugde die zij in haar binnenste meedroeg, weerkaatste op de levenlooze dingen rond haar. Die blijheid bezielde het derve uitzicht, en het stille najaarslandschap kreeg een ander aanschijn onder haren blik.’ Les influences réciproques de l'âme sur les choses et des choses sur l'âme commandent la psychologie de Streuvels, sa manière et son style. L'auteur ne procède pas à une analyse abstraite des sentiments, il les dépeint et les personnages eux-mêmes lisent leurs propres sentiments hors d'eux-mêmes sur le visage des choses. Il n'y a donc pas de différence entre sentir et percevoir. L'âme étant dans les choses ne peut constituer l'objet d'une analyse à la manière des romanciers psychologiques de la littérature française. La psychologie qui convient ici doit englober des éléments concrets, une description poétique et pittoresque des choses imprégnées d'âme et de l'âme répandue sur les choses. Streuvels, romancier de ‘Het Uitzicht der Dingen’ semble apparenté à Rembrandt et aux peintres flamands de tableaux d'atmosphère. Il est dans la tradition du génie flamand, concret et pictural, également éloigné de l'analyse abstraite des classiques français et du pittoresque sans âme des tenants de l'art pour l'art mais naturellement porté vers le symbolisme romantique. Les psychologues les plus complets et les plus concrets ne sont pas les analystes mais les poètes qui ne séparent pas l'homme des choses qui l'entourent. Le bouleversement produit par les événements dans l'esprit des hommes modifie à tout instant l'aspect du monde ou bien c'est cet aspect qui inversement affecte l'âme et crée une atmosphère et c'est en cela qu'excelle le génie romantique de Streuvels. On ne peut lire le passage de ‘De Oogst’ où Wies rencontre ce couple bizarre formé par le vieux Sjob et sa fille Aga, jouant aux cartes le soir dans la grange de la ferme Quélin sans penser à la rencontre des bohémiens dans le ‘Grand Maulnes’ d'Alain Fournier. C'est la même féerie. On dirait qu'on est sorti de la réalité pour entrer dans un monde de rêve. L'impression est la même quand s'ouvrent devant les moissonneurs les immenses terres à blé où ils vont travailler. Leur voyage semble les conduire quelque part hors du monde, dans un pays merveilleux où les champs s'étendent jusqu'à l'horizon, où les fermes sont aussi vastes que des cités, où toutes choses prennent des proportions démesurées. Pour les personnages de Streuvels il n'y a souvent pas plus de différence entre voir et rêver qu'entre sentir et percevoir. La réalité apparaît étrange et lointaine, comme un rêve et le rêve possède les contours précis du réel, c'est l'impression que ressent Maurice Rondeau au début de ses amours: ‘Bij dage liep hij rond als in een droom, handelde bij nachte in zijn droom alsof hij wakker was - 't een liep in 't ander vermengeld. ‘Le rêve, cette autre | |
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face de l'existence, occupe une place particulière dans l'oeuvre de Streuvels. Il constitue pour les hommes un refuge contre les dures réalités de l'existence, traduit leurs désirs et leurs appréhensions et parfois leur apporte une sorte de révélation de l'au-delà et un enseignement sur le sens de la vie. Le récit intitulé ‘Het leven en de dood in den ast’ est un drame nocturne se terminant par un meurtre accompli dans un état à demi somnambulique par un homme sortant d'un rêve. Un puissant concours d'images et de symboles, d'impressions et d'anecdotes mettent en lumière la vanité de la vie humaine. Trois ouvriers s'apprêtent à passer la nuit dans le séchoir à chicorée où ils travaillent. La monotonie de leur tâche leur a enlevé le sentiment du temps et ils ne distinguent plus les jours de la semaine. Hors du temps et séparés du monde, ils sont dans le séchoir comme dans un mystérieux vaisseau battu au dehors par la pluie et le vent et en partance pour l'au-delà... Confinés dans cet espace étroit et obscur, accablés par la chaleur moite ils s'évadent par l'imagination et le souvenir. De la vie extérieure ils n'entendent que des bruits. Le galop d'un cheval, celui du jeune fermier qui s'en va courir les filles, leur fournit l'occasion d'évoquer leur propre jeunesse: les ducasses, les bals, les plaisirs. Comme tout cela paraît maintenant vain à ces hommes arrivés au déclin de leur existence, délivrés des passions sensuelles et devenus assez étrangers à la vie pour la considérer du dehors et s'interroger sur elle. Un mariage dont la joie a été épuisée en quelques mois, une ribambelle d'enfants à nourrir, une vie d'esclave sans espoir d'amélioration: tel a été leur sort. Et pourtant chacun a conservé une passion qui donne à sa vie un intérêt. L'un espère un héritage qui lui permettra d'acheter une ferme, l'autre est un amateur de pigeons, le troisième qui n'a jamais pris le train désirerait voyager. Chacun nourrit sa passion en secret sans la communiquer aux autres. Le sommeil s'empare tour à tour des trois veilleurs et chacun rêve qu'il est sur le point d'atteindre l'objet de son désir, mais au moment de toucher au but, chacun se voit frustré et le rêve s'achève par un réveil pénible. La nuit se poursuit ainsi avec ses alternatives de veille et de sommeil et la rêverie se continue en un rêve qui finit toujours en cauchemar. Pendant le sommeil des travailleurs les souris occupent la scène et leurs jeux reproduisent d'une façon dérisoire l'activité et les passions des hommes. Dans un coin dort le vagebond Knorre dont le ronflement inquiétant se transforme en un râle. Pendant ce temps Hutsebolle, l'un des trois ouvriers voit en rêve un de ses pigeons rentrer au colombier. Il va remporter le prix mais la crécelle d'un marchand de moules effraye l'oiseau et l'empêche de se poser. Hutsebolle se réveille et s'aperçoit que ce qu'il prenait pour un bruit de crécelle n'est que le ronflement de Knorre. Exaspéré, il étrangle le vagebond. Un autre ouvrier, Blomme, se voit en rêve à la porte du paradis devant Saint Pierre qui a la barbe de Knorre et le condamne pour avoir trop aimé l'argent. Quand l'air frais du matin vient dissiper les maléfices de cette nuit hallucinante, chacun pense à ce qu'il a vécu pendant ces heures interminables dans cette nef fantastique qui semble l'avoir transporté hors de la vie jusqu'au seuil même de l'au-delà. | |
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Ces hommes ne considèrent pas la vie de la même façon et lui découvrent sa, vraie valeur mais ils ne se communiquent pas leurs impressions, par amourpropre et aussi parce que les mots n'arriveraient pas à les exprimer. Le langage est un outil social qui ne convient pas à l'expression de ce genre d'expérience intérieure. Ce que ces hommes viennent d'éprouver restera toujours inexprimé. L'auteur lui-même est parvenu à nous le suggérer par des images et des symboles plutôt que par des discours, mais ces pauvres gens n'ont qu'un vocabulaire banal, socialisé et les mots ne viendraient pas pour le dire ou paraîtraient aussitôt ridicules. Il y a des choses que l'homme éprouve dans la méditation silencieuse et le rêve mais qu'il est condamné à tenir pour lui et le récit de Streuvels met plusieurs fois l'accent sur la valeur de ces silences où ces âmes simples éprouvent l'ineffable d'une vie intérieure qui double leur vie sociale sans que jamais il n'y ait communication entre elles. A la tombée de la nuit le fermier vient parler quelques instants avec les ouvriers et la conversation roule sur des banalités, coupées par des silences où chacun pense à d'autres choses qui sont les seules importantes ou bien c'est un mot qui évoque de toutes autres pensées que celles qu'il veut exprimer. Les hommes ne se communiquent que par l'extérieur, par ce qui socialement les sépare. Le fermier ne raconte pas à ses ouvriers les ennuis que lui cause la conduite scandaleuse de son fils et ceux-ci ne lui parlent pas davantage de la misère de leur état car ils se sentiraient tous égaux dans la faiblesse de leur humaine condition. Il faut au contraire maintenir les distances et rester chacun à sa place, jouer son rôle social et se tenir à la surface de soi-même. La vie sociale nous masque notre condition authentique et c'est d'elle que l'homme tient son âpreté au gain. Le plus sage de tous les hommes réunis dans le séchoir c'est Knorre, le vagabond sans feu ni lieu, détaché de tout et vivant au jour le jour et en marge de la société. Son existence est une leçon, un reproche vivant pour les autres. Lui, le méprisé, si souvent en butte à leurs railleries, il devient leur mauvaise conscience. Dans son rêve Blomme le voit entrer avant lui au Paradis et il croit encore reconnaître ses traits dans le visage du portier céleste, juge par procuration de l'Eternel. C'est ce personnage muet qui domine le drame de son ronflement macabre et c'est son image qui apparaît dans les rêves et les hallucinations de ses trois compagnons. Sous les haillons et l'aspect misérable de ce chemineau moribond on voit paraître l'esprit de pauvreté de l'Evangile et c'est un humble une fois de plus qui, sans le vouloir, apprend aux autres comment il faut vivre! L'auteur n'a rien pensé de nouveau, il n'a fait qu'illustrer la vieille sagesse des psaumes, mais il l'a fait avec une richesse de symboles et d'images qui fait penser à ces tableaux du moyen-âge ou à ces gravures illustrant les vieux livres d'heures et où l'on voit seigneurs, prêtres et manants méditer autour d'une tombe ouverte. ‘Het leven en de dood in den ast’ est une oeuvre qui relève du symbolisme brueghelien du Triomphe de la Mort.
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Les rapprochements faits au cours de cette étude montrent combien l'oeuvre de Streuvels est riche de pensée. Les vieux thèmes du romantisme allemand s'y mêlent à des thèmes chrétiens et à la truculence flamande pour aboutir à la formule originale d'un romantisme paysan, mélange de poésie et d'observation réaliste. Mais quelle que soit la profondeur de l'oeuvre de Streuvels, elle ne comporte pas le moindre hermétisme et peut intéresser aussi bien le grand public que les doctes. Elle n'a rien de ces oeuvres à succès où de faciles effets de couleur locale et un pittoresque de pacotille cachent le vide de la pensée et l'inutilité foncière de l'ouvrage. Elle ne se rattache pas davantage à une école bien déterminée. L'auteur est sans doute nourri de romantisme mais il n'a pas écrit pour illustrer des thèses et cependant son oeuvre est pleine de suggestions que la critique est en droit de développer. N'est ce pas la marque d'une grande oeuvre que de faire penser, de suggérer des idées que l'auteur n'a nullement eu l'intention d'imposer? Un romancier qui pense est ordinairement un mauvais romancier parce qu'il sort de son rôle qui est de raconter et de décrire mais il ne lui est pas interdit de faire penser et c'est même seulement à cette condition qu'il fera oeuvre durable. Il y a par exemple chez beaucoup de romantiques flamands et même les plus grands une fâcheuse propension au pathos philosophique qui est une marque de lourdeur d'esprit et de vulgarité. On ne trouvera rien de tel chez Streuvels où les mêmes thèmes se trouvent non pas toujours développés mais le plus souvent suggérés avec une discrétion qui est comme le reflet dans l'oeuvre de la modestie même de l'homme. La pensée est assez intimement mêlée au récit pour ne jamais le couper: c'est une brève remarque au milieu d'une page, une vue profonde en quelques phrases ou en quelques mots et jamais sous une forme sentencieuse ou générale. Le romancier ne s'oublie pas et c'est ce qui donne à l'oeuvre la plénitude et la perfection d'un tout dont il n'y a rien à retrancher. Le secret de cette réussite vient de ce que, malgré sa grande culture, l'auteur est resté proche du peuple qu'il a étudié avec une attention passionnée. Un grand romancier sacrifie tout à son sujet et s'oublie en lui. L'oeuvre de Streuvels est une oeuvre d'amour et un hommage au peuple et c'est de là que vient sa perfection et sa pureté. Peut-être est-ce ce dernier terme en effet qui conviendrait le mieux pour la qualifier dans son ensemble. On n'y trouve aucune scorie, aucune impureté. L'auteur n'écarte jamais ses personnages pour philosopher tout seul sur la scène, pour prononcer des plaidoyers ou des réquisitoires. Bien qu'il ait pris pour sujet le peuple de Flandre, Streuvels ne peut être qualifié de romancier social parce que l'homme du peuple n'est pas chez lui l'homme d'une classe mais l'homme échappant justement aux catégories sociales et dépouillé de tout ce que la société met en lui d'artifice et de convention. La réalité sociale est impure et détourne l'homme des problèmes essentiels de son existence et c'est dans le peuple et parmi les plus humbles que Streuvels trouve l'homme dans sa réalité la plus authentique aux prises avec la nature, le destin et la mort. Rien ne serait plus instructif que d'opposer l'oeuvre de Streuvels à celle du romancier | |
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français Maxence Van der Meersch qui, lui, mérite le titre de romancier social. Van der Meersch qui continue la tradition de Balzac et de Zola se distingue comme observateur des moeurs bourgeoises et lorsqu'il se penche sur le peuple il le considère comme une classe et toujours à l'intérieur de l'ordre social et avec l'optique sociale. Ses romans sont des plaidoyers et il partage avec Balzac le goût des théories sociales. Son christianisme présente les mêmes caractères que celui de Balzac et de Paul Bourget, c'est une doctrine sociale et de là vient que, malgré les dons incontestables d'observation dont elle témoigne, son oeuvre, comme celle de Bourget, apparaît comme impure, conformiste et un peu désuète. On y trouve abondamment développé ce qui chez Streuvels est laissé de côté, et n'est évoqué que pour être repoussé aussitôt comme artificiel et inauthentique. Van der Meersch étudie la condition sociale tandis que Streuvels est le romancier de la condition humaine, de l'homme dans le monde, en prenant ce dernier mot non dans un sens social mais métaphysique: le cosmos et non la société. Par les sujets qu'il traîte, Streuvels est sans doute peu moderne et plus en retard sur son temps que Van der Meersch car on ne trouve pas chez lui ce souci de la brûlante actualité qui apparente le romancier au journaliste et fait du roman le résultat d'une enquête dans un milieu social. Par contre, par la profondeur de sa pensée et de ses thèmes Streuvels rencontre d'une façon assez imprévue toute une pléiade de romanciers actuels préoccupés par le problème du sens de l'existence et soucieux de placer l'homme devant les réalités authentiques de sa condition: les instincts, la nature, la liberté, le destin, la mort. Si ce mouvement littéraire, et le genre qu'est le roman métaphysique apparaissent nouveaux, c'est parce qu'ils succèdent à une période où le roman était exclusivement psychologique et social, mais les thèmes qui les inspirent ne sont guère nouveaux et on pourrait les retrouver dans la plupart des grandes oeuvres du passé puisqu'aussi bien ce sont eux qui ont donné leur grandeur à ces oeuvres. La mort, le destin, la nature dominent la tragédie grecque comme les drames de Shakespeare et de Goethe. Mais la vie sociale et les progrès de la civilisation matérielle et du confort au cours du dernier siècle semblent avoir endormi les hommes dans un optimisme trompeur et leur avoir fait oublier les grandes forces qui dominaient le drame antique. Au XXème siècle le culte du progrès s'effondre. La science permet aux hommes de déclencher des forces dont la maîtrise leur échappe de plus en plus et les hommes retrouvent le sens du destin devant les grandes forces cosmiques qu'ils utilisent tout en se sentant dominés et entraînés par elle. Mais les humbles paysans n'ont jamais cessé de les sentir et vivant en dehors de la comédie humaine ils ont conservé une conception plus exacte de la vie. Avec des mots nouveaux les romanciers d'aujourd'hui redécouvrent de vieilles réalités que l'humanité oublie souvent dans le divertissement social qui réduit l'univers aux proportions d'un théâtre et transforme l'homme en un acteur. Streuvels ne fait que rappeler cette vérité oubliée, que d'autres redécouvrent peu après lui. L'homme n'atteint sa véritable mesure que lorsqu'il s'évalue à l'échelle cosmique. | |
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Et cependant, quelle que soit l'aversion que l'auteur manifeste pour le social, on peut le considérer comme un observateur des groupes humains, des petites communautés paysannes: la ferme, le village, le hameau. Il ne s'agit pas ici de ce qu'on appelle la société avec ses rapports complexes d'intérêts et ses conventions mais de groupements de paysans unis par la communauté des moeurs et des traditions. La conscience de cette communauté s'exalte et s'entretient particulièrement dans les fêtes annuelles où le groupe atteint sa vie la plus intense et le sentiment le plus vif de son unité. Le Waterhoek est un exemple typique des groupements de ce genre, sorte de tribu endogame et xénophobe, farouchement repliée sur elle-même et que l'auteur décrit avec la précision d'un observateur et la compétence d'un sociologue. Le monde paysan de Streuvels est constitué par des groupements de ce genre, d'hommes plus ou moins primitifs, proches de l'état de nature et ignorant des rapports et des conventions qui régissent la société bourgeoise. Le peuple qui apparaît dans l'oeuvre de Streuvels est constitué en petites communautés apparentées les unes aux autres mais non en une classe. Il y a entre communautés et citadins une répulsion mais pas d'antagonisme, les deux mondes vivant à part et n'ayant que des rapports accidentels. De ces deux mondes l'un est authentique et l'autre artificiel et faux. Car de même que l'individu ne retrouve sa grandeur que par le contact avec les forces cosmiques, la société n'a de valeur pour Streuvels que sous l'aspect primitif de la tribu dominée par la personnalité puissante d'un chef dont l'autorité n'est consacrée par aucune forme juridique. Streuvels nous raconte le déclin d'une de ces communautés dont Walschap dans son ‘Houtekiet’ nous montre au contraire la formation. La société authentique c'est le groupe rural primitif. Ainsi Streuvels est essentiellement le romancier de la terre flamande à peu près comme Tolstoï fut celui de la terre russe avec cette différence toutefois que Tolstoï se fait souvent l'avocat du peuple tandis que Streuvels, quelqu' ému qu'il soit en face des humbles paysans de Flandre, n'a voulu en être que le fidèle témoin. A ce titre de témoin du peuple il possède davantage de droits que Maeterlinck dont le symbolisme trop raffiné est plus accessible à l'élite cultivée qu'au public populaire et davantage aussi que Verhaeren dont l'oeuvre plus truculente et plus populaire est écrite en français. C'est avec juste raison que les travailleurs flamands considèrent Streuvels comme un des leurs car nul ne les a mieux pénétrés, mieux connu leurs qualités et leurs défauts. Et c'est parce qu'il a été le fidèle témoin de son peuple que Streuvels comme un Tolstoï ou un Mickiewikz a sa place marquée dans la littérature européenne. Son oeuvre est le plus pur miroir de l'âme du peuple flamand, elle exprime une certaine conception du monde et de la vie propre à ce peuple. C'est pourquoi il est possible que la traduction de l'oeuvre de Streuvels dans les principales langues d'Europe profite à toute la littérature flamande en suscitant pour elle un mouvement d'intérêt qui - toutes proportions gardées - rappellerait celui suscité à la fin du siècle dernier pour tout le roman russe par les traductions de Tolstoï et de Dostoiewski. Il serait périlleux de faire des | |
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pronostics sur le sort d'une oeuvre littéraire, mais il n'est pas déraisonnable de supposer qu'un des plus grands mérites de Streuvels sera d'avoir fait connaître à l'Europe la terre flamande et l'âme de ses travailleurs et que le nom de Streuvels sera aussi étroitement associé au roman flamand que ceux de Dostoiewski et de Tolstoï le sont au roman russe. |
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