Dietsche Warande en Belfort. Jaargang 1912
(1912)– [tijdschrift] Dietsche Warande en Belfort– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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La question flamandeUit Rome, de Eeuwige Stad, komt ons eene stem over onze tijdelijke belangen, de stem van iemand die gewoon is de lessen der historie te vernemen en in het verleden de reden te zoeken van het heden. Prof. Kurth heeft in de Revue générale een artikel uitgegeven over ‘La question flamande’. Dat is voor ons, Vlamingen, eene heugelijke gebeurtenis: de erkenning aan te werven van een Kurth; het verzoenend woord te hooren klinken van een man, die zich altijd geschaard heeft aan de zijde van het edel streven, van de nobele taken; van een paladijn voor het geschonden recht en de verdediging van alle verdrukten en kleinen. Zulk een man kon niet ongevoelig blijven voor den ridderlijken kant van den Vlaamschen strijd, te meer daar zijn heel leven gewijd was aan het vooruithelpen der democratie, en dat, gelijk hij het zoo goed aantoont, democraat zijn zonder Vlaamschgezind te zijn, iets ondenkbaars is. Wij voelden dus altijd den grooten democraat, den beroemden historicus aan onze zijde; doch nu heeft zijne stem zelf geklonken, en het feit is te verheugend voor ons dan dat wij ze niet zouden laten weerklinken, zooveel het in onze macht is. Vertalen zullen wij zijn opstel niet. Zulk proza raakt men noô aan. Wij laten eenvoudig het artikel in den Franschen tekst volgen. M.E. Belpaire.
‘Cette question est la plus grave de toutes celles qui se posent en Belgique. La question religieuse et la question sociale elles-mêmes n'ont pas pour notre nationalité la portée fatidique de la question flamande. Celles-là, vous pouvez en concevoir les solutions les plus opposées sans que la nationalité belge soit nécessairement atteinte dans ses oeuvres vives; celle-ci, de la solution qu'elle recevra pourra dépendre l'existence ultérieure de notre patrie elle-même. Cette question, on la discute d'ordinaire au milieu des nuages que soulèvent, chez les discuteurs, la passion et le parti pris: ira et studium. J'ai dit que j'en parlerai sans | |
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parti pris et sans passion, pour une raison bien simple qui constitue à mon profit un privilège assez rare: je ne suis ni Flamand ni Wallon. Aucune sympathie ni antipathie de race n'influe sur mon jugement, et je puis dire que le thermomètre de mon pouls ne monte pas quand je parle des revendications de la moedertaal. C'est dans ces dispositions de parfaite impartialité que je vous convie à entrer avec moi dans l'étude de la question flamande. Et pour commencer, nous déblaierons le terrain de quelques-unes des légendes que l'esprit de parti a fait pousser autour d'elle. Ces légendes sont nombreuses, mais je m'attaquerai surtout aux deux principales. La première est d'origine flamingante. Que de fois, depuis une ou deux générations, on a dit et écrit dans les milieux flamands que c'est notre révolution de 1830 qui doit être rendue responsable de la condition d'infériorité dans laquelle les patriotes flamands de notre temps ont trouvé plongé leur idiome maternel. La Révolution de 1830, oeuvre des Wallons et du clergé, serait la cause de tout le mal. Rien n'est plus faux. La Révolution belge de 1830 n'est pas l'oeuvre des Wallons et du clergé: elle est l'oeuvre de la petite bourgeoisie des villes, tant flamandes que wallonnes, qui, partageant la réprobation de la nation entière contre la tyrannie de l'étranger, a, un beau jour, sous l'influence de récents exemples français, recouru aux procédés violents pour mettre fin à un régime détesté. Le clergé n'y est pour rien. Sans doute, le clergé belge avait, lui aussi, des griefs sérieux contre le régime hollandais, mais il se bornait à des protestations pacifiques, et, dans les premiers temps, il refusa même de s'associer au pétitionnement général qui fut le premier indice de la gravité de nos ressentiments nationaux. Et si les Wallons ont joué dans notre émancipation nationale un rôle considérable, ce rôle n'exclut nullement celui des Flamands. Rogier était Wallon, d'accord; mais Louis De Potter était Flamand, et il n'y a personne qui ait contribué à la révolution plus que lui. Sans doute, celle-ci a été, dans une assez faible mesure d'ailleursGa naar voetnoot(1), un mouvement de réaction contre le | |
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néerlandais obligatoire, mais, jusque dans cette réaction elle-même, les Flamands ont eu leur part comme les Wallons. Laisser s'accréditer la légende flamingante serait antipatriotique; la soutenir, c'est faire oeuvre d'improbité. Ceux qui le font sont des orangistes honteux et non des patriotes belges. L'autre légende est d'origine wallonne. Selon les adversaires des revendications flamingantes, le flamand ne serait pas une langue, mais un simple patois ou plutôt une collection de patois variant de Bruges à Gand et d'Anvers à Hasselt. D'après cette manière de voir, les Wallons seraient parfaitement fondés à revendiquer pour les patois wallons les mêmes droits que les flamingants revendiquent pour leur langue. Une pareille conception des choses suppose, de la part de ceux qui la formulent, un étonnant degré d'ignorance de la question et presque un manque de culture. Car enfin, le flamand pour lequel les flamingants descendent dans la lice est une langue littéraire et non un patois; comme toutes les langues littéraires, il est l'organe intellectuel des classes cultivées, mais il n'exclut pas et même il implique l'existence de divers patois auxquels il se superpose. L'identité du flamand et du hollandais n'est pas une chose qu'il faille prouver: elle est tellement complète qu'en 1864 on a supprimé jusqu'aux différences orthographiques qui, seules, séparaient encore la langue écrite par les Néerlandais du Sud de celle des Néerlandais du Nord. Et puisque je parle de l'unification de l'orthographe, je dirai que je n'ai pas encore pardonné aux Flamands de 1864 d'avoir sacrifié leur y historique au risible ij de Messieurs les Hollandais, qui ne peuvent plus écrire correctement un mot français ou anglais ou allemand dans lequel entre cette voyelle. Qu'estce qu'un HOTEL ROIJAL que j'ai vu à Amsterdam et de quel auteur est le recueil intitulé Les raijons et les ombres? | |
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Mais je me hâte de rentrer dans mon sujet, et je demande que l'on cesse, une bonne fois, du côté wallon, de soutenir une thèse enfantine qui ne saurait avoir qu'un double résultat; exaspérer, à juste titre, les Flamands et valoir un brevet d'ignorance à ceux qui la soutiennent. Après avoir ainsi déblayé le terrain, abordons maintenant le fond de la question. Qu'est-ce que le mouvement flamand? C'est la manifestation belge d'un phénomène universel. Ce phénomène, vous pouvez le constater dans presque tous les pays civilisés: en Prusse, en Autriche, en Russie, dans les Balkans, dans les Iles Britanniques, aux États-Unis, ailleurs encore. Ce phénomène, je lui ai donné un nom: il consiste dans l'éveil du patriotisme linguistique. Il n'est pas antérieur au XIXe siècle. Auparavant, on parlait comme l'oiseau chante, mais on ne réfléchissait pas sur la langue qu'on parlait et l'on ne se préoccupait pas de la nature des rapports entre l'homme et son idiome maternel. On le fait aujourd'hui. Les peuples, à l'heure qu'il est, ont conscience de trouver dans leur langue maternelle l'expression la plus pure de leur génie, l'instrument adéquat de leur pensée, le symbole glorieux de leur civilisation. Les Flamands disent: De taal is gansch het volk, la langue, c'est tout le peuple. Et l'éveil du patriotisme linguistique lui-même est la manifestation d'un autre phénomène plus vaste encore et plus universel: l'avènement international de la démocratie. Le patriotisme linguistique est souvent tiède et même nul dans les classes supérieures, que leur éducation a initiées aux langues privilégiées et qui sont tentées de faire preuve de leur supériorité en ignorant le parler populaire. Mais le peuple, lui, qui ne connaît que sa langue nationale, s'attache à elle avec amour parce qu'elle est pour lui le seul moyen de culture et de progrès. Il avait donc plus raison qu'il ne croyait, cet ancien ministre flamand encore vivant - je ne le nommerai pas - qui disait: ‘Défiez-vous du flamingantisme. Derrière tout flamingant il y a un démocrate’. J'ai dit que le patriotisme linguistique s'est éveillé en Europe au commencement du XIXe siècle. Si j'en cherche le premier porte-voix, je rencontre un poète: c'est, aux abords de 1813, Ernest-Maurice Arndt dans sa chanson | |
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célèbre: Was ist des Deutschen Vaterland? Quelle est, demandet-il, la patrie de l'Allemand? Est-ce là où les vignobles fleurissent sur les côteaux du Rhin? Est-ce là où les mouettes crient sur les rivages sablonneux de la Baltique? Est-ce la Bavière ou la Poméranie? Est-ce la Westphalie ou le Tyrol? Est-ce l'Autriche ou la Prusse? Non, répond-il à chacune de ces questions, la patrie de l'Allemand doit être plus grande; elle est, dit-il en conclusion, partout où l'on parle l'allemand. Vous le savez, l'idée d'Arndt a fait son chemin. Un peu plus d'un demi-siècle après, elle créait l'unité allemande. C'est la même idée, transportée au delà des Alpes, qui a créé l'unité italienne et qui produira peut-être plus d'un remaniement encore de la carte du monde. Telle est, qu'il me soit permis de le dire en passant, l'histoire d'une utopie. Gràce à l'éveil du patriotisme linguistique, les peuples civilisés - car ce ne serait pas vrai des autres - se reconnaissent aujourd'hui comme frères à la langue qu'ils parlent, et non plus à la couleur de leur peau ou à la configuration de leurs traits. Et de faire reposer désormais leur parenté sur des caractères intellectuels et non plus simplement matériels comme chez les sauvages, cela constitue pour eux, il faut le reconnaître, un des plus grands progrès de la civilisation. On en a bien fini avec la théorie des races, si chère encore à Augustin Thierry, et au nom de laquelle s'est faite en partie la Révolution française. Non, pour les peuples civilisés il n'y a plus de races, il n'y a plus que des milieux. Vous êtes Flamand ou Wallon, vous êtes Français ou Allemand selon que vous avez été formé dans un milieu flamand ou wallon, français ou allemand: la nationalité de nos parents n'y est pour rien. Le français Adalbert von Chamisso est un des plus allemands parmi les poètes du XIXe siècle. Et pour rester chez nous, s'il y avait des races, comment se ferait-il que les deux noms les plus illustres du mouvement flamand avant Guido Gezelle soient ceux de Henri Conscience et de Peter Benoit, c'est-à-dire deux noms français? Ceux qui les portaient avaient du sang français dans leurs veines, mais une âme flamande dans leur corps. Non, il n'y a pas de race, il n'y a que des | |
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milieux, et ces milieux sont essentiellement des milieux linguistiques, ayant pour emblême caractéristique l'unité de l'instrument intellectuel, c'est-à-dire la langue, et s'épanouissant dans la même atmosphère morale respirée par tous. J'ai dit que l'existence du patriotisme linguistique est un phénomène nouveau. Permettez-moi d'insister un instant sur ce caractère de nouveauté. Avant notre siècle, nous ne voyons jamais les peuples se préoccuper de l'avenir de leur langue ni prendre des mesures pour en assurer la conservation; les Francs se romanisent, les Normands s'anglicisent, les Romains d'Orient s'hellénisent sans s'en apercevoir. Voulez-vous un exemple topique de l'indifférence d'autrefois pour la valeur symbolique du langage? Voici celui de l'empereur Henri VII. Comte de Luxembourg, il est le chef d'un pays qui, de son temps, est encore exclusivement germanique sans addition d'aucun élément roman. Plus tard, il devint empereur d'Allemagne et il réunit sous son sceptre tout ce qui parle l'allemand. Eh bien, non seulement Henri VII n'a jamais parlé que le français, lui, le chef du Saint-Empire de nation germanique, mais, ce qui est peut-être encore plus curieux, aucun chroniqueur n'a jamais pensé à noter cette particularité, encore moins à s'en offusquer, et nous ne la connaissons qu'indirectement. Encore une fois, la valeur idéale du langage comme instrument de civilisation et comme emblème d'unité nationale n'est pas même soupçonnée. Il s'est donc produit, depuis lors, dans l'état mental de l'humanité civilisée, une des révolutions les plus profondes de l'histoire, encore qu'elle reste inaperçue de la plupart des historiens. De Henri VII à Ernest-Maurice Arndt, n'est-il pas vrai qu'il y a un abîme? C'est parce que le moyen âge ne connaissait pas le patriotisme linguistique que le phénomène suivant a été possible. Il y avait alors un peuple qui l'emportait sur tous les autres par son degré de culture et par le charme de sa vie sociale. Plus que l'Italie, la terre des arts. plus que l'Allemagne, le siège de l'Empire, la France était à la tête de l'Europe dès les XIIe et XIIIe siècles. Sa langue et sa littérature étaient partout comme un bien commun de tous les | |
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civilisés. Cette situation éminente du génie français se reproduisit en deux phases: la première au XIIe et au XIIIe siècle, la seconde au XVIIe et au XVIIIe. Vous savez qu'au XVIIIe siècle comme au XIIIe, le français était en Europe la langue de tout homme bien élevé, ‘pour ce que la parleure en est plus délitable’, disait Brunetto Latini, le maître de Dante. La littérature française donnait le ton à toute l'Europe, et les autres littératures se contentaient de l'imiter. Cet intense rayonnement du génie français devait surtout se faire sentir dans les contrées qui voisinaient avec la France, comme les Pays-Bas. Nous avons été tributaires, pendant des siècles, de ce charmant et prestigieux génie. Nos fleuves nous apportaient dans leurs flots la civilisation française. On parlait français dans les cours de nos ducs et de nos comtes, on parlait français dans les hôtels de ville de nos grandes communes et dans les maisons de notre patriciat urbain. Si l'avènement de la démocratie a eu pour suite l'émancipation de la langue populaire, celle-ci n'a pas évincé le français: elle s'est contentée de prendre sa place à côté d'elle. Le français n'a jamais cessé, depuis le moyen-âge, d'être la langue de la bonne bourgeoisie flamande. Favorisée par l'avènement de la dynastie bourguignonne, qui ne parlait que le français, conservée sans altération sous le régime espagnol, et même, chose curieuse, employée avec prédilection par le gouvernement autrichien, la langue française a traversé les siècles les plus divers de notre histoire nationale sans jamais voir sa position ébranlée en pays flamand. Vingt ans de domination française et quinze ans de régime hollandais n'ont rien modifié à sa condition ni dans un sens ni dans l'autre. C'est seulement depuis 1830 qu'il s'est produit une réaction sérieuse en faveur du flamand, et encore reste-t-il des couches profondes du pays flamand qui sont réfractaires au mouvement d'émancipation. Cela se voit surtout dans les milieux féminins, où l'on se persuade facilement que c'est faire preuve de distinction que d'ignorer la langue populaire. Plus d'une de nos belles dames ferait volontiers sien le mot du vieux flamand Arnold Geulinx, le principal des | |
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cartésiens belges, disant en 1653 que ‘le flamand doit se contenter de se faire entendre à la cuisine et au cabaret’. Eh bien, c'est contre ce tour d'esprit qu'est venu réagir le mouvement flamand. Il veut relever la langue populaire de son profond abaissement; il veut rendre au peuple flamand un instrument de culture intellectuelle. Ce n'est pas une oeuvre de haine, c'est une oeuvre d'amour. Qu'y a-t-il de plus digne de notre sympathie et de notre respect à tous que l'effort généreux d'un peuple qui travaille à son relèvement et qui, voyant dans son idiome naturel l'instrument le plus efficace de cette grande oeuvre, s'emploie à remettre cet idiome en honneur? Où que ce mouvement se produise, à l'étranger ou chez nous, nous devons l'honorer parce qu'il honore l'humanité. Et pour moi, je le salue bien bas et avec une émotion sincère dans toutes ses manifestations, qu'il soit tchèque ou polonais, croate ou gallois, irlandais ou flamand. Ce n'est pas seulement de la sympathie, c'est encore un intense intérêt intellectuel qu'inspire le mouvement. Ne vous est-il jamais arrivé d'étudier l'origine et la croissance d'un cours d'eau, de le remonter en constatant l'appoint des innombrables affluents qu'il reçoit de droite et de gauche, de pousser enfin jusqu'à l'endroit où sa source jailllit puissante et impétueuse de quelque sanctuaire souterrain? Eh bien, celui qui voudrait remonter aux origines des grands mouvements linguistiques de notre temps se ménagerait une jouissance semblable. Il apprendrait avant tout ce que c'est que la puissance d'une idée. Née dans quelque cervelle isolée, sans action sur la masse et sans contact avec elle souvent, elle se répand peu à peu de proche en proche, jusqu'à ce qu'ayant acquis à la longue une certaine influence, elle finit par gagner les milieux les plus réfractaires et par attirer dans sa sphère d'attraction une multitude de courants intellectuels accessoires qui grossiront son volume et sa force. Au début, le mouvement flamand, comme, je le répète, tous les mouvements similaires, a été la chimère de quelques lettrés, de quelques idéologues comme disait Napoléon; ses seuls fervents sont des poètes et des étudiants. Les gens graves, positifs, pratiques, en parlent avec dédain comme de quelque chose de factice, de théâtral, | |
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comme d'une fantaisie de dilettantes. Mais ne vous y trompez pas: ces dilettantes ont mis la main sur une fibre de l'âme populaire, fibre endormie et en apparence atrophiée depuis des siècles. A force de la chatouiller, ils la réveillent, ils finissent par la faire vibrer. Et alors le peuple se dresse, et le drame commence. Et alors les hommes pratiques, les politiciens se font les interprètes des idéologues: Bismarck deviendra le continuateur de l'oeuvre d'Ernest-Maurice Arndt, le mouvement sera la revanche des idéologues sur les hommes d'État. C'est ce que nous voyons de nos jours, où les onze lois flamandes votées de 1875 à 1907 ne font que traduire une bonne partie des revendications formulées par la commission flamande de 1856, et même déjà, en partie, par les pétitionnaires de 1840. Tel est le processus par lequel passe l'incarnation de l'idée. Et, une fois qu'elle est arrivée à s'incarner, alors elle revêt le caractère d'une force naturelle, d'une force élémentaire comme disent les Allemands, d'un véritable élément. La discuter, la condamner, élever contre elle des barrières, c'est peine perdue. Talleyrand l'a dit: rien ne sert de se fâcher contre un fait, et qu'aurait-il donc dit d'un élément? Lutter contre lui, c'est renouveler l'aventure de je ne sais quel héros d'Erckman-Chatrian qui veut, avec une barre de fer, arrêter un train en marche: la locomotive lui passe sur le corps, et ainsi fera le mouvement flamand. C'est aujourd'hui une force incompressible; c'est le souffle de tout un peuple. Il a pour lui toutes les conditions de succès: la supériorité du nombre, la cohésion de gens sachant ce qu'ils veulent, l'enthousiasme de partisans allant jusqu'au fanatisme, puis, encore, l'incohérence et le désarroi de la réaction. Car, pour lui faire obstacle, c'est trop peu des sociétés pour la diffusion de la langue française en Flandre, des ligues wallonnes et des ‘Congrès des amitiés françaises,’ qui sont parfois, si j'en crois la chronique, des inimitiés belges. Ce sont là des résistances sans programme et qui sont d'avance vouées à la stérilité. Oh! je le sais bien, l'action des forces élémentaires n'est pas toujours agréable. Elle ignore la courtoisie, les ménagements délicats, elle ne craint pas de froisser ou d'agacer; elle a les mains rudes et les propos déplaisants; | |
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elle a à son service quantité de zélateurs grossiers et provocants, elle se complaît dans des manifestations de mauvais goût. Tout cela, nul ne le sait mieux que moi, qui, partisan convaincu des revendications flamandes depuis près d'un demi-siècle, me suis vu dénoncer comme anti-flamingant à l'Académie flamande et à la Chambre des Représentants, où, il est vrai, j'ai l'habitude d'être bêché, tantôt pour ce que j'ai dit et tantôt pour ce que j'aurais dû dire. Et nul n'a plus de répugnance que moi pour ces personnages qui s'improvisent les missi dominici de la moedertaal et qui s'en vont, le nez au vent, guetter sur les façades des édifices publics des mots français suspects, qui, comme je l'ai vu faire à la gare du Nord, à Bruxelles, intervertissent l'ordre des inscriptions bilingues, remplaçant les écriteaux français et flamands par des écriteaux flamands et français, qui poussent des clameurs chaque fois qu'en pays flamand un personnage public s'est permis de prononcer quelques mots en français, qui défendent même à des orateurs non flamands de parler leur langue dans une ville flamande, alors qu'eux-mêmes n'ont pas de plus suprême jouissance que de parler flamand à un auditoire wallon, et qui se creusent la tête pour voir quel grief flamand on pourrait bien encore inventer afin d'avoir l'occasion de le redresser. Certes, s'il est un reproche qu'on soit en droit d'adresser aux chefs autorisés du mouvement flamand, c'est de permettre que tous ces irréguliers, véritables bachi-bouzoucks du flamingantisme, compromettent la cause qu'ils prétendent servir et la rendent odieuse aux gens qu'il faudrait y gagner. Mais, cela dit, il faut convenir qu'il y a ici l'inconvénient de tous les grands courants: ils entraînent une quantité d'éléments impurs, et c'est le plus bienfaisant de tous les fleuves, c'est le Nil, qui charrie à la mer les flots les plus bourbeux. Mais, me dira-t-on, s'il est vrai que le mouvement flamand est irrésistible, que reste-t-il à faire à ceux qui voient en lui un grand danger pour la culture française et une sérieuse menace pour la population wallonne? La séparation administrative: le mot a déjà été prononcé au Sénat par une personnalité éminente. Je crois que les Wallons auraient tort de s'alarmer. Je suis persuadé que le mouvement flamand n'est pas un danger sé- | |
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rieux pour la culture française en Belgique, comme certains Wallons le craignent et comme certains flamingants l'espèrent. S'il devait le devenir, c'est du sein du peuple flamand lui-même que sortirait la réaction. Il ne faut pas se laisser faire illusion par la fièvre combative des Flamingants et se persuader qu'ils voudraient renoncer à leur culture bilingue, cet immense bienfait. Ceux qui nourrissent ce rêve parmi eux ne sont ni le nombre, ni l'intelligence. Et quand les Flamingants le voudraient d'ailleurs, ils ne pourraient rien contre la force des choses. On n'extirpera pas le français en Flandre, parce qu'il y a des racines trop fortes. Le français, pour tout Flamand cultivé, est une seconde langue maternelle. Depuis plus de mille ans, il a cette situation. A l'aurore des États modernes, il en était déjà ainsi. Dans quelle langue, pensez-vous, Baudouin Bras-de-Fer fit-il sa déclaration d'amour à la belle Judith, fille de Charles le Chauve, qui se laissa enlever par lui et qui devint sa femme? Eh bien, c'est dans la langue du traité de Verdun, où amour se disait déjà amour comme aujourd'hui: Pro Deo amur et nostro comun salvament. Et depuis lors, les classes cultivées ont parlé français en Flandre: je l'ai montré par d'innombrables exemples dans mon livre sur la Frontière linguistique. La civilisation flamande est bilingue; qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en afflige, peu importe: il faut commencer par le constater. Lui enlever l'un des deux instruments de sa culture, ce serait la mutiler. Dépouiller la Flandre de la supériorité que lui vaut le maniement des deux langues, ce serait un crime de lèse-civilisation. Ceux qui l'entreprendraient se verraient bientôt menacés par une réaction formidable comme celle qui s'est produite contre le roi Guillaume. Le mouvement flamand n'a pas besoin de l'extermination du français, et la véritable formule de son programme, sur laquelle il semble que tous les patriotes doivent être d'accord, c'est de donner satisfaction à tous les griefs flamingants, sans sacrifier une parcelle de la culture française en pays flamand. A la vérité, il se peut que quand cela sera fait, les Wallons aient encore sujet de se plaindre. Lorsque, comme c'est juste, toute la Belgique flamande se trouvera fermée | |
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pour ceux qui ne savent pas sa langue, les Wallons seront dans une situation d'infériorité manifeste vis-à-vis de leurs compatriotes flamands. Ils resteront, comme fonctionnaires, comme magistrats, comme hommes publics, confinés dans leurs provinces, alors que, maîtres des deux langues nationales, les Flamands seront chez eux dans tout le pays. Mais cette situation ne serait pour les Wallons inférieure et humiliante qu'autant qu'ils le voudraient bien. Ils ont un moyen efficace de remédier au mal et de rétablir l'équivalence absolue entre eux et leurs compatriotes flamands: c'est... d'apprendre le flamand. Ce moyen est si simple et si facile qu'on est stupéfait à bon droit qu'il n'y ait pas été recouru depuis longtemps. Nous vivons dans un temps où tout le monde reconnaît la nécessité de posséder quelques langues pour se mettre en contact avec quelques civilisations: vous avez autant d'intelligences que vous savez de langues, disait déjà Charles-Quint. Dans ces conditions, ne serait-il pas inouï qu'on se refusât à connaître celle des langues qu'un Belge a plus d'intérêt à posséder qu'une autre, parce qu'elle est celle de la majorité de ses compatriotes et parce que, en outre, elle est la clef des deux autres langues qui, avec le français, se partagent l'hégémonie de la civilisation moderne, je veux dire l'allemand et l'anglais. Je sais bien qu'on prétend qu'un Wallon ne peut pas apprendre le flamand. C'est là une calembredaine: l'auteur responsable de ce certificat d'incapacité linguistique délivré aux Wallons est Jules Bara, à qui j'aurais dit volontiers: Parlez pour vous! Est-ce que par hasard les Wallons seraient une race de qualité inférieure, incapable de pénétrer par l'étude dans le génie des autres peuples et enfermée, par son infirmité intellectuelle, dans le cercle étroit du français. Allons donc! Nul ne le soutiendra sérieusement, pas même Jules Bara. Et lorsqu'on soutient en gouaillant qu'on ne sait pas apprendre le flamand, cela veut dire tout simplement qu'on traite le flamand en jargon si barbare qu'un homme cultivé, comme l'est quiconque a passé par la culture française, doit considér er comme indigne de lui de l'apprendre. Voilà la vraie signification de la prétendue incapacité wallonne: ceux qui s'en réclament veulent nous | |
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faire entendre seulement qu'ils sont incapables de s'encanailler, en descendant jusqu'à jargonner du flamand. Et, du même coup, nous revoilà au point de vue des belles dames dont je parlais tantôt. Tant qu'en Wallonie on ne se sera pas débarrassé de ce ridicule préjugé, on ne devra s'en prendre qu'à soi-même si l'on croit avoir à se plaindre de son pays. Nous sommes une nation bilingue: il est juste, il est nécessaire que chaque Belge cultivé sache les deux langues nationales. Qu'en Flandre le paysan ne connaisse que le flamand, et en Wallonie que le français, d'accord, mais ceux qui ont la prétention d'être l'élite de la nation ne peuvent pas se contenter de cet idéal villageois. Ce programme si modeste est-il une utopie? Mais je vous prie de remarquer que nos ancêtres l'avaient réalisé en un temps où il présentait plus de difficultés qu'aujourd'hui, et où il était beaucoup moins nécessaire. Je ne vous redirai pas le zèle que les Thiois mettaient à apprendre le français, mais je me permettrai de vous montrer que les Wallons ne méprisaient pas, comme certains de leurs descendants le font aujourd'hui, d'apprendre le flamand. Voici d'abord ce que faisaient à Tournai les concitoyens de Jules Bara, ‘Come d'ancienneté ait esté usé et accoustumé audit pays de bailler enfant pour enfant de la langue d'oyl à celle de Flandre et de celle de Flandre à celle d'oyl, pour apprendre les langaiges.’ En Hainaut, nous voyons le comte Baudouin V confier son fils au roi des Romains ad discendam linguam theutonicam et mores curiae, comme dit Gislebert de Mons, c'est-à-dire, pour apprendre la langue allemande et les manières de la cour. Et Hemricourt nous cite un Guillaume de Waroux ‘qui demorat en sa jovente, pour apprendre honneur et tiexhes, delèz le saingnor de Hers adont vivant’. Les exemples sont nombreux, et vous serez peut-être étonnés d'apprendre que des souverains si fiers que Charles le Téméraire et Louis de Bourbon parlaient flamand à leurs sujets flamands. Nos grandes villes étaient polyglottes. Il y a quelques années, j'ai retrouvé aux archives de Cologne une assez volumineuse correspondance entre cette ville et Liège; eh bien! la plupart des lettres écrites par le premier magistrat | |
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liégeois étaient en allemand ou pour mieux dire en limbourgeois! Liége, la capitale de la Wallonie, écrivait en flamand! Si on lui demandait de le faire aujourd'hui, quel tolle chez certains Liégeois qui ne doutent pas de leur supériorité intellectuelle sur leurs ancêtres du moyen-âge! Nous aimons à dire que nous représentons, nous autres Belges, la fusion du génie latin et du génie germanique, et nous avons la prétention de réaliser un si noble programme. Eh bien, dans ce cas, soyons bilingues, comme l'exige de nous la grandeur de ce rôle et l'avenir de notre patrie; sachons tous manier les deux langues nationales et soyons tous chez nous dans tous les coins de notre Belgique. Nous avons déjà donné plus d'un exemple au monde. Donnons-lui encore celui d'une petite nationalité résolvant d'une manière originale et nouvelle le redoutable problème linguistique. Il semble qu'on n'en connaisse aujourd'hui qu'une solution: grouper en un seul Etat tous ceux qui parlent la même langue. Montrons à l'Europe que nous en avons une autre: grouper des populations diverses dans le même culte des grands souvenirs nationaux, dans la ferveur pour un idéal de justice et de liberté. dans la jouissance paisible et féconde des mêmes bienfaits d'une grande civilisation.’ Godefroid Kurth. |
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