Dietsche Warande. Nieuwe reeks. Deel 2
(1879)– [tijdschrift] Dietsche Warande– Auteursrechtvrij
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Bulletin périodique de la ‘Dietsche Warande’.
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masses. Hommes, femmcs, enfants ou vieillards, pans de mur, animaux ou rochers, tous ces objets que le hasard lui offrit pour modèles, l'artiste phénomène les a rendus tels qu'ils étaient au moment où ils ont frappé sa vue. A ce réalisme dans les sujets représentés et dans les formes il ajoute un coloris d'une vigueur et d'un éclat peu ordinaires, disons plutôt tout à fait extraordinaires. N'ayant jamais voyagé en Palestine il nous semblerait téméraire d'émettre un jugement décisif, mais nous croyons pourtant pouvoir dire sans crainte que Verlat à su rendre mieux que tout autre le soleil des pays orientaux, dont l'éblouissante lumière parait bien terrible et d'une crudité peut-être bien dure à nos yeux accoutumés aux demi-tintes et à l'harmonie des tons intermédiaires. Mais cette abondante lumière dont les rayons de couleurs et de feu semblent rejaillir de ses toiles, donne à leur frappant réalisme encore plus de force et en augmente le surprenant effet. Et si, tel que le choix de certains types et de certains sujets le fait supposer, l'intention d'obtenir un succès de surprise et d'étonnement n'a pas été tout-à-fait étrangère à l'auteur de cette galerie, il faut dire qu'il a pleinement réussi et que, du moins ici à Amsterdam, l'engouemept fut complet. On ne savait quoi admirer le plus; l'oeuvre elle-même ou l'énergie, le courage et surtout l'incomparable habileté du peintre qui, privé de toutes les ressources matérielles auxquelles nous sommes habitués, et exilé dans un pays dont le climat rend les indigènes indolents et insouciants, a su produire en deux années une oeuvre qui aurait exigé plus du double de temps pour tout autre que lui. Quarante tableaux sans compter les esquisses, cela en fait à-peu-près deux par mois - et parmi ces tableaux, dont pas un qui ne soit un tableau d'importance par le mérite et la dimension, quelques-uns sont des pages avec plusieurs figures de grandeur naturelle. Il faut croire non-seulement à une fécondité d'idées et une facilité prodigieuses mais aussi à un labeur sans relache et sans repos, à une volonté énergique disposant des forces d'un corps de fer, et surtout à une habileté presque sans exemple, frappant toujours juste et du premier coup. Nous le répétons le succès fut complet et quoique habitué à voir arriver ici tout ce que le monde artistique produit d'éminent et à aller voir dans les autres pays ce qui ne peut venir à lui, le public hollandais affluait et faisait constamment foule | |
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dans la salle d'exposition, on s'arrachait les photographies, tous les journaux firent l'éloge de l'artiste et de son oeuvre et il eut été plus ou moins risqué d'émettre alors une opinion moins favorable. C'est toujours risquer que de vouloir juger sur une première impression; plus encore de critiquer quand il s'agit d'un talent reconnu et que l'on se trouve en opposition avec une opinion générale, car il y a toujours du vrai dans le jugement des masses. Ce n'est donc qu'après nous être donné tout le temps de la réflection et après avoir constaté par nous-même, ici et à Anvers, que l'enthousiasme du premier moment s'était de beaucoup refroidi que nous nous sommes décidé à donner une forme à nos idées, qui, disons-le, sont absolument les mêmes qu'il y a un an. Ajoutons aussi qu'à en juger par un article parisien que nous avons sous les yeux, la galerie Verlat est loin d'avoir eu partout le même succès. Commençons d'abord par rechercher les causes du succès enthousiaste que la galerie a eu particulièrement dans notre monde artistique; ces causes ne sont pas difficiles à expliquer. L'artiste hollandais n'est pas idéaliste, il ne l'a jamais été; il préfère une tête de paysanne aux vierges de Raphaël et les beautés de l'art Grec ne l'impressionnent que peu. Il ne se casse pas la tête à chercher des sujets; il les prend comme il les trouve; les plus simples lui plaisent le mieux et quant aux idées soi-disant philosophiques que M. Charles Verlat à voulu exprimer dans certaines toiles, les artistes hollandais, plus vrais philosophes que lui, haussaient les épaules et ne s'en souciaient guères - et ils avaient quant à cela fièrement raison. 'Ce qui les intéresse tout d'abord et plus que toute autre chose, c'est la vigueur de ton, l'effet, la couleur; leur première impression et leur premier jugement dépendent toujours et principalement de l'effet et du coloris. L'éclat, le brillant des tableaux de Verlat, ces couleurs intenses, criardes quelquefois, placées cranement à côté les unes des autres et mariées par une surabondance de lumière qui les inonde toutes du même flot de rayons dorés, ces tours de force enlevés, pour ainsi dire, à main levée ne pouvaient manquer, si non de plaire, du moins d'intéresser et d'enthousiasmer les peintres hollandais. Un autre charme non-moins enchantant était pour eux la har- | |
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diesse, la facilité, la sureté de l'exécution. Une peinture fignolée, délicatement dessinée et complètement achevée perd, quelque belle qu'elle soit, tout son attrait pour nos artistes dès qu'elle est ce qu'on appelle lêchée, lissée et qu'elle laisse présumer la timidité d'une main, qui, peu contente d'elle-même, ne va que peu-à peu et à tâtons. On entendait bien dire ça et là que tous ces tableaux sortis comme par enchantement et de la même manière du même pinceau avaient bien un peu l'aspect de peintures décoratives. - Oui, mais quelle sureté dans le coup d'oeil et dans la main pour oser, pour pouvoir brosser avec tant de hardiesse; qu'elle habileté, quel puissant savoir-faire! On admirait les grsndes lignes tracées d'un trait de ces grandes figures si cranement posées; on enviait cet oeil qui voit si juste et cette main qui sans chercher rend ce que l'oeil a vu, qui traite tout avec la même facilité et parait infatigable à produire et à vaincre toutes les difficultés de l'exécution. Ajoutons encore et à sa louange que personne n'est plus que l'artiste hollandais prêt à reconnaitre et à s'enthousiasmer du talent de ses collègues étrangers. Sans perdre jamais son caractère particulier et sans chercher à imiter les autres genres de mérite, il est toujours prêt à les reconnaitre et le premier à leur rendre justice. En expliquant les raisons, nous tenions à les constater, du grand succès que les oeuvres de M. Verlat ont eu à Amsterdam nous avons fait l'éloge à-peu-près complet de leurs qualités, vraiment extraordinaires et dont nous ne voulons en rien rabattre l'importance. Qu'il nous soit maintenant permis de les considérer d'un autre point de vue et de parler avec la même franchise de ce qui nous parait ne pas mériter de louange. S'il s'agissait d'une oeuvre modeste ou d'un de ces pauvres artistes, dénués de ressources et de moyens, pour lesquels faire passablement bien est déjà méritoire et n'ayant, hélas, que trop à souffrir de l'inhumanité de la presse quotidienne, s'il s'agissait, disons-nous, d'un de ces martyrs de l'art, prendre la plume ne serait qu'une vilainerie inutile; mais lorsqu'un artiste doué de tous les dons de la nature, jouissant d'une réputation européenne et entouré de toutes les facilités matérielles, se pose en apôtre de fausses théories et de principes pernicieux il n'y a aucune raison de l'excuser et se taire entièrement devient une action blâmable. Mais | |
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qu'avez vous donc de si terrible à reprocher aux peintures de Charles Verlat et où sont ces théories fausses et ces principes pernicieux? Son réalisme outré, cherché et appliqué partout sans réserve et sans mesure voilà ce que nous lui reprochons d'abord, et ensuite d'avoir dans une confusion d'idées peu pardonnable fait de la peinture de propagande sous l'influence d'un parti auquel l'artiste n'aurait du prêter ni son talent ni son pinceau. Que l'on ne nous accuse pas de prendre les choses de trop haut ni de chercher des idées et des intentions que le peintre n'a pas eues. Dans la brochureGa naar voetnoot1) de M Gustave Lagye qui escorte toujours la galerie Verlat nous lisons les lignes suivantes extraites d'une lettre de M.Ch. Verlat. ‘Par ma peinture, écritil de Jérusalem, j'espère prouver que le savoir et la science ne sont pas un obstacle pour faire du réalisme, mais que sans connaître son métier on ne fera jamais que du réalisme d'ignorant.’ Voilà donc M. Verlat se posant lui-même en homme de savoir et de science et faisant du réalisme non pas par sentiment inné mais parce qu'il veut en faire. Et en effet il recherche et nous donne partout non pas la nature, mais la réalité du moment locale, individuelle, et croit augmenter la valeur de son oeuvre en donnant à son porteur d'eau, l'un des plus beaux tableaux de sa collection, des jambes et des pieds difformes, par ce que le modèle que le hasard lui a mis sous les yeux avait des jambes torses. Le réalisme employé avec réserve, à sa place et avec goût comme moyen de faire ressortir quelques traits caractéristique d'un objet ou d'une personnalité, peut être très-méritoire. Observer la réalité et s'en rapprocher est un excellent moyen de mettre des bornes aux excentricités d'une imagination trop exaltée, mais le réalisme outré qui cherche la bizarrerie et met l'exception laide et difforme à la place de la généralité n'est plus la nature. La nature c'est la créature, homme, plante, bête ou pierre, dans son développement complet et entier, remplissant les fonc- | |
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tions qui lui sont imposées et placée dans l'entourage auquel elle appartient. Le réalisme ou la réalité c'est la créature non pas telle qu'elle doit être dans l'ordre naturel, mais telle qu'elle est pour le moment par suite des accidents de longue ou de courte durée qui dérange l'ordre naturel; c'est donc l'exception et non l'ordre. La nature est belle dans toutes ses créatures, le réalisme s'écarte toujours du beau. Un ou deux exemples pris ça et là ne feront pas de mal. La plante des fleuristes élevée en serre chaude portant à un moment donné une énorme couronne de fleurs sur sa tige frêle et dénuée de feuilles, l'arbre taillé, la haie rasée, tous ces objets ne sont plus la nature. Comme détails caractéristiques ils peuvent ajouter quelque intérêt à la représentation d'une certaine localité mais le bon gout artistique ne les recherchera pas sans nécessité. L'homme abruti par les passions mauvaises, estropié, difforme par suite des privations, de la misère ou du manque de développement est une triste réalité mais n'est plus la nature. Il en est de même de certains cites desolés qui existent peut-être mais qu'il faut aller chercher et vouloir voir d'une certaine manière pour les voir aussi laids. Nous voulons parler du tableau, vue prise à Mâr-Saba. Dans sa brochure M. Gust-Lagye dit que Meissonnier traita ce tableau tout-simplement ‘de paysage de la lune’, mais s'appuyant sur le témoignage d'un touriste anglais qui était en admiration devant cette malheureuse page, il tâche d'en faire admirer la vérité réaliste. Quoique sans pouvoir, pas plus que Meissonnier et Lagye, juger de cette exactitude, le pays nous étant inconnu, nous n'hésitons pas à nous ranger du coté de Meissonnier et à douter fort du sentiment artistique et du bon gout du touriste anglais que quelques détails ont peut-être frappé. Aux mots tout-à-fait justes de ‘paysage de la lune’, nous voudrions ajouter, croute de paté boursoufflée, dorée, brulée, paysage impossible, incroyable, - et s'il est vrai que dans quelque coin de la terre il existe un endroit aussi insipide, aussi dénué de toute beauté que le peintre l'a représenté il fallait avoir bien envie de frapper par l'excentricité et le gout bien malheureux pour avoir, sans nécessité aucune, fait un pareil choix. Il serait inutile et trop long de passer en revue tous les ta bleaux de la galerie; qui ainsi qu'il a déjà été dit ont tous à peu près les mêmes qualités et les mêmes défauts. Sans donc nous | |
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arrêter plus longtemps nous pouvons nous placer de suite devant les sujets de sainteté; c'est là surtout que ce réalisme outré est hors de place et que la confusion d'idées que nous reprochons à l'auteur se manifestent de la manière la plus choquante. La première et principale idée de M.C. Verlat semble avoir été de faire autrement que tout autre. S'il pouvait rester là-dessus quelques doutes, la brochure de M. Lagye les aurait bientôt dissipés. Ne nous dit-il pas (p. 6) en parlant de la ‘sublime et sainte légende que notre enfance a apprise avec vénération!’ la Passion du Seigneur, que ‘c'est cette légende que Charles Verlat est aller évoquer sur les lieux-mêmes où elle prit naissance’ et plus loin (p. 13) en parlant des dernières toiles rapportées par l'artiste lui-même ‘parmi lesquelles figurent plusieurs importantes compositions religieuses où le peintre se soustrayant, comme je l'ai dit - c'est M. Lagye qui parle - à toute tradition d'école et de dogme extérieur s'attaque résolument à la nature, completée par une imagination vivace et des recherches histoririques faites aux lieux-mêmes où il a été retrouver la version exacte du grand drame chrétien.’ Voilà certes de bien belles phrases, habilement tournées qui ne peuvent manquer de produire de l'effet - mais malheureusement ce sont des phrases. Qu'elles sont ‘les recherches historiques’ que l'artiste a faites en Palestine? qu'elle ‘version exacte du grand drame chrétien’ pouvait-il trouver dans la Jérusalem d'aujourd'hui? que veut dire ‘évoquer une légende?’ Les monts et les vallées ont-elles pris la parole pour répondre aux évocations de l'artiste voyageur? A-t-il été retrouver sur les pans de murs en ruines et les monceaux de pierres, restes méconnaissables de l'ancienne cité, quelques inscriptions inconnues jusqu'ici et que lui seul pouvait déchiffrer? et si les Évangiles et les Écritures ne lui paraissent pas dignes de foi est-ce aux Turcs et aux Arabes de la Jérusalem d'aujourd'hui qu'il a été en demander l'explication? Non, apparemment: alors que reste-t-il de toutes ces phrases à effet? A peu-près rien. - Et en effet que trouvons-nous dans ces ‘importantes compositions historiques’ sinon un mélange des types et des sites de la Judée d'aujourd'hui et des idées ‘philosophico-historiques’ que prêchent tous les jours les journaux libéraux de la Belgique. Vouloir faire autrement que tout autre, c'est à dire vouloir | |
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faire mieux est toujours une belle et grande idée; mais cela ne suffit pas; il faut réussir. Il est toujours facile de rejeter, de condamner les choses et les idées anciennes; c'est un moyen peu couteux et à la portée de tous ceux qui veulent se faire remarquer, mais encore une fois, cela ne suffit pas: celui qui abat doit reédifier mieux que ce qu'il a abattu. M. Charles Verlat aurait beaucoup mieux fait de suivre tout simplement le chemin que tous les maîtres de toutes écoles ont suivi; comme eux il aurait pu conserver son originalité artistique et tout son talent, tandis que maintenant il s'est lui-même embrouillé sans les savantes nouveautés qu'il a voulu importer. Il nous représente un charmant jeune couple arabe bivouacquant la nuit près d'un feu allumé. La jeune femme tient sur ses genoux un petit enfant; elle est assise sur l'herbe, très-simplement vêtue et son joli visage est refleté par la lueur des branches qui pétillent. Elle est toute jeune, presqu'encore enfant, elle-même; on sait que les jeunes filles de ces pays-là sont femmes à un âge où dans nos contrées elles seraient encore écolières. Le mari tout jeune aussi les regarde avec amour et bonheur. Ce tableau plein de vérité, de poésie même, sans parler de la force de ton, de la vigueur, de la magistrale exécution, est comme dit M. Lagye une page délicieuse. Mais pourquoi donner à cette page le titre de tableau religieux; pourquoi faut-il que cette jeune famille arabe représentée comme dit la brochure dans ‘sa démocratique vérité’ soit la sainte famille de l'Évangile fuyant en Egypte? L'âne seul qui broute les herbes du chemin; est-ce là un signe suffisant? Ces eunes époux passant la nuit à la belle étoile pourraient être des paysans nomades, des bohémiens en voyage. La Ste Vierge nous dira-t-on était une jeune fille de Nazareth, donc une juive et son époux un Juif, tous deux de la tribu de Juda. Ceci est parfaitement vrai. Mais est-ce-à dire que toutes les jeunes filles juives peuvent nous donner le type de la Ste Vierge? Non, au grand jamais, non; le peintre doit nous représenter bien plus encore que la jeune Nazaréenne, la vierge prédestinée et choisie parmi toutes les femmes pour être la mère de Dieu; la femme, modèle des mères, qui possédant toutes les vertus n'eut dans toute sa vie d'épreuves et de douleurs ni un moment de faiblesse ni une pensée vicieuse; la fiancée du St Esprit et la future reine du | |
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ciel. Et n'ayant à sa disposition pour rendre et faire comprendre, ni l'action ni la parole, ne pouvant que donner la forme, extérieure il doit la choisir telle qu'elle fasse sentir et comprendre ce qu'il ne peut exprimer. Et voilà pourquoi tous les grands maîtres de toutes les écoles, chacun selon son propre goût, ont choisi pour représenter la Ste Mère de Dieu, les formes les plus belles et les plus nobles sans s'inquiéter de la vérité locale et individuelle, voilà pourquoi ‘les madones grotesquement chamarrées et constellées de pierreries’ ainsi que M. Lagye les nomme et qui selon lui ‘remplacent dans nos temples les idoles du paganisme’ rendent à notre esprit mieux l'idée de la glorieuse Mère du Sauveur que la jeune et jolie femme juive, arabe ou bohémienne de M. Verlat. Ces images qui ne sont en rien des oeuvres artistiques et pour lesquelles nous ne voulons pas prendre parti, nous font pourtant penser â une personne placée au-dessus du genre humain, à une femme, mère et reine, tandis que la vierge du tableau en question n'est rien qu'une gentille enfant, une femme comme toute autre. Mais c'est justement ce que nous voulons, répondent nos savants philosophes; Marie pour nous est une femme juive comme toute autre; nous ne croyons ni à la future reine du ciel ni à l'incarnation miraculeuse de Dieu le Fils - alors, Messieurs, vous nous représentez les scènes et les personnages de l'Évangile, mais d'un Évangile revu et corrigé par vous-mêmes. C'est hardi! - Si nous voulions traiter des questions théologiques, rien ne serait plus facile que de prouver qu'il faut accepter l'Evangile entier et complet avec toutes ses croyances et toutes ses conséquences ou le rejeter de même entièrement, et que l'on ne peut le modifier sans tomber dans les absurdités les plus illogiques, mais nous ne sortirons pas du terrain artistique et répondons seulement quelle confusion dans les idées! Confusion d'idées, voilà le vrai mot! Que dirait-on du peintre qui, voulant représenter les scènes de l'Iliade et de l'Odyssée, commencerait par refaire à sa manière les héros d'Homère, qui trouvant qu'Achille, le terrible Achille, qui à lui seul valait toute une armée, ne pouvait être ce jeune homme imberbe aux traits réguliers, qui élevé parmi les femmes et portant leurs vêtements passa longtemps pour une d'elles, nous ferait un Achille de réaliste à barbe noire et crépue et lui donnerait un visage de guer- | |
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rier qu'Homère lui-même ne saurait reconnaître? Que dirait-on de l'artiste qui, choisissant les sujets du poème de Goethe pour ses tableaux, commencerait par en retrancher ce qui ne lui plait pas et nous donnerait un Mephistopheles et des sorcières bien élevés? On leur dirait avec raison, si Homère, si Goethe ne vous plaisent pas, choisissez d'autres sujets, mais ne nous donnez pas un amalgame moitié eux, moitié vous; n'abimez pas leurs oeuvres. Voilà ce que nous disons à ceux qui veulent corriger les Évangiles; s'ils ne vous plaisent pas comme ils sont, choisissez autre chose mais ne confondez pas leurs idées avec les vôtres - et que l'on nous permette d'ajouter que l'Évangile rien que comme poème vaut certes bien les oeuvres d'Homère et de Goethe. Passons sans trop nous arrêter à répéter à-peu-près les mêmes idées, au tableau, la Mise-au-tombeau, grande et belle page moins brillante, moins criarde d'effet que les autres, mais de beaucoup plus harmonieuse. Suivant le texte de l'Évangile M.C. Verlat nous représente un tombeau, non pas bati de pierres mais creusé dans le roc même. C'est très-bien et très-exact comme détail archéologique. Le corps du Christ, autre preuve de science archéologique, est entouré de linges et de bandelettes. Mais cette importance, attachée aux détails matériels, contribue-t-elle à l'expression du sujet? Nous en doutons. Quel est le sentiment principal qui doit règner dans la scène de l'ensevelissement, sinon le respect, la discrétion, la vénération. Les Évangiles qui n'entrent dans aucun détail matériel semblent par leur modestie nous donner eux-mêmes l'exemple d'une discrétion pleine de respect. Ils se bornent à nous apprendre que le Christ enveloppé dans un linceul blanc fut mis dans un sépulcre neuf taillé dans le roc, et ne parlent ni de bandelettes ni de banderoiles. La vénération, le respect ont dû empêcher les saintes personnes qui portèrent le corps de Jésus au tombeau de le toucher plus que strictement nécessaire et quand même ce serait contraire, non à la vérité que nous ne connaissons pas, mais aux usages du temps, nous préférons voir le Christ simplement enveloppé dans le linceul blanc dont parle le texte évangélique. Combien de fois ont-ils dû retourner et manier le corps divin pour l'emmaillotter ainsi? Ceci n'exprime ni la discrétion ni le respect, et quand la vérité réelle, quand les détails matériels ne contribuent pas à l'expression du sentiment principal, ils doivent | |
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lui être sacrifiés, une oeuvre artistique doit être une oeuvre d'idées et de poésie et non une leçon d'archéologie. Sans la couronne d'épines placée à côté du Christ on pourrait croire que cette Mise-au-tombeau est celle de tout autre juif mort et enterré par sa famille. Ajoutons comme détail que M. Lagye (p. 19) reproche au peintre de ‘n'avoir pas fait de son Christ franchement un indigène’. Nous au contraire nous l'en félicitons. Passons maintenant aux deux pages principales intitulées par l'auteur ‘Vox populi’ et ‘Vox Dei’ et sans nous arrêter à discuter si cette séparation des deux corps de phrase ne leur donne pas une signification tout-à-fait étrangère, occupons nous de chaque tableau séparement. Tout le premier plan du Vox populi est occupé par une foule de canaille juive. Tous ces hommes à moitié nus ou couverts de haillons sont armés de pierres et de bâtons, ils crient, ils hurlent, menaçant et blasphémant comme de vrais possédés et portent en triomphe sur leurs épaules Barabas le brigand dont ils ont exigé la délivrance. Trois ou quatre prêtres et pharisiens mêlés à la foule excitent la rage et la haine de ces démons incarnés; c'est eux qui leur ont fait demander le relachement de Barabas, et c'est eux aussi qui leur font demander à grands cris le supplice de la croix pour Jésus, le roi des juifs. Toute cette scène est une véritable scène d'enfer, éclairée par un soleil de feu, qui fait briller et reluire la peau de ces hommes et produit des ombres portées larges et fortement marquées. Au second plan, à l'entrée du prétoire, le Christ les mains liées et gardé par des soldats romains est présenté au peuple furieux; dans le fond Pilate triste et impuissant se retire dans ses jardins. Commençons par reconnaître l'immense talent du peintre qui exécuta cette page capitale dont les figures sont de grandeur naturelle, avec une verve, une habileté et un brio tout-à-fait sans exemple. Dans la scène du premier plan qui est aussi la scène principale, choisie pour attirer d'abord l'attention et pour faire émotion, il s'est montré réaliste à outrance, recherchant et rendant l'homme dans tout ce qu'il a de plus laid: stupidité, méchanceté, cruauté en guenilles et en haillons d'un coté; vengeance et hypocrisie de l'autre. Le Barabas criant de plaisir et élevant ses bras encore chargés de chaines est un vrais coquin, un scélerat de la plus dégoutante espèce; le gamin sautant de joie de revoir son ami Barabas et se promettant une | |
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place au premier rang lors du prochain supplice, est un vrai démon moitié homme et moitié singe; toutes ces têtes contractées, ces bras levés, toute cette canaille, toute cette crapule vociférant ses cris de joie et de fureur sanguinaire, tout est frappant de réalité; c'est superbe à force d'être horrible. Et pourtant nous nous permettons une remarque. Pourquoi toute cette populace a-t-elle la peau si brune et si luisante? pourquoi ces hommes sont-ils de bronze et de cuivre? Pourquoi tous ces bras levés semblent-ils ne pouvoir retomber? pourquoi ces têtes contractées et ces bouches ouvertes semblent-elles devoir rester ainsi? pourquoi ces grands mouvements semblent-ils immobiles, et pourquoi s'aperçoit-on que toute cette foule hurl ante ne fait rien entendre? On croirait voir un enfer, non pas vivant, mais condamné à rester éternellement dans ces positions; tous ces hommes, ils ont crié, ils ont remué, ils ont sauté - mais frappés au plus fort de leur exaltation par un pouvoir magique, ils resteront là, tels qu'ils sont, muets, paralysés dans leur effrayante immobilité. M. Verlat, dans son désir passionné pour ce que la réalité a de laid, et voulant plus que jamais prouver que la science et le savoir donnent le beau courage de mettre le hideux et l'horrible tout crû au premier plan, aurait-il oublié que chaque art a des bornes et que celui qui, pour imiter, les dépasse, finit par devenir faux en courant après la réalité que ses moyens ne lui permettent pas de saisir dans toutes ses expressions. Toutes ces bouches crient si naturellement qu'on est choqué de ne pas les entendre, et il y a tant de mouvements portés à leur zénith, tous au même instant donné, que les bornes de l'art se font sentir et que par contre-coup le spectateur, au lieu de recevoir l'impression de la vie, ne reçoit que celle d'un morne silence et de l'immobilité de la mort.
La suite au prochain numéro C. Ed. Taurel. |
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