Dietsche Warande. Nieuwe reeks. Deel 2
(1879)– [tijdschrift] Dietsche Warande– Auteursrechtvrij
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Bulletin périodique de la ‘Dietsche Warande’.
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rance que sous peu vous alliez prendre place dans le rang des Sévignés de la Hollande... J'y aurais perdu l'élégant anglais et l'habile français de vos nouvelles épistolaires et aussi un prétexte pour vous mettre au courant de mes petites besognes littéraires au moyen de la plume de... telle et telle célébrité settecentiste, taillée à ma façon. Je reprends le fil de mon bavardage un peu plus haut. L'imprimé surpasse en valeur la chose écrite. Voilà ce qui me décide à vous adresser la parole de la présente tribune. La Dietsche Warande, pour en revenir à nos moutons, continue toujours à paraître. Malheureusement mes occupations obligatoires m'interdisent tout-à-fait une publication périodique. Le no paraît quand sa toilette est prête, comme un véritable Pharaon des temps anciens, qui ne se souciait pas de la maxime que l'exactitude est la politesse des rois et qui n'avait de code somptuaire que son bon plaisir. Les dernières livraisons, conjointement avec celle qui paraît aujourd'hui, ont gratifié le public néerlandais: 1o d'une série de nouvelles études sur la vie d'un prédicateur franciscain du XVIe siècle, nommé Broeder Cornelis Adriaensz. van Dordrecht. C'est M.Th.J.I. Arnold, un bibliographe de grand mérite, qui s'est chargé de la réhabilitation complète de ce pauvre prêtre, outrageusement calomnié par une série d'écrivains comme on n'en a guère vu défiler comme témoins à charge dans une même cause. C'est l'exemple le plus remarquable que je connaisse d'un faux bruit, qui prend consistance comme une avalanche et finit par ne plus être discuté. La logique serrée de M. Arnold ne laisse pas au mensonge la moindre chance de se sauver; c'est un réseau d'arguments imperméables. En outre l'étude de M. Arnold renferme de précieux renseignements pour l'histoire de l'art néerlandais. Le rév. père Van Hoogstraten continue ses études sympathiques sur Bilderdijk; et un officier de mes amis, très habile théoricien et coeur chaleureux, nous donne une appréciation de certains détails de la triste question d'Atjeh. L'opinion publique dans les derniers temps s'est beaucoup occupée de la question des ‘Rijks-adviseurs voor kunstzaken’. C'était un comité, nommé par le gouvernement, qui veillait contre le vandalisme, surveillait les nouvelles constructions et | |
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par ses correspondants, vrais sentinelles postées par tout le pays, entretenait un courant d'idées artistiques et patriotiques. Malheureusement a narrowness of mind qui n'a jamais fait défaut dans notre bon pays, quand on croyait que la bande noire, alias les Jésuites, étaient en marche, s'est emparé de quelques-uns de nos organes et ils se sont mis en tête que les ‘Rijks-adviseurs’ ne voulaient rien moins que ‘romaniser la plaine’ et chasser les Protestants du pays au moyen d'un retour à l'architecture néerlandaise d'un peu avant 1566(!). Quoique dans le Comité la grande majorité n'appartint pas à l'Église catholique, le pétard lancé à propos a eu son effet et la fin de l'histoire a été que le Comité a été dissout. Le ‘Nederlandsche Spectator’, qui auparavant applaudissait aux efforts et à la tendance des ‘Rijks-adviseurs’, se croit un Clément XIV, abolissant la Compagnie de Jésus. Plus ordinairement il se pose en Cardinal Bembo, mais son Hellénisme est encore bien plus intraitable que celui du célèbre protégé de Léon X. On a dit un mot de tout cela dans la revue. D'autres causes encore y ont été débattues. Le 5 Fév. dernier nous avons célébré le 200me anniversaire de la mort de Vondel. Nous avons eu de belles fêtes. Mais après, quelques beaux-esprits se sont mis à refléchir, et ont encore cru reconnaître dans ces solennités l'ouvrage des révérends pères Jésuites! Ils se sont mis à feuilleter leur Vondel, et ils ont fait la découverte que Vondel aussi était un fier Jésuite. Les bourgmestres d'Amsterdam qui ont assisté à la représentation de la pastorale dramatique, que Vondel avait composé à l'occasion de la paix de Munster en 1648, et tous les littérateurs qui ont apprécié la tendance impartiale des ‘Leeuwendalers’ (c'est le nom de la pièce) ont été trouvés en défaut, en tant qu'ils n'avaient pas flairé le Jésuitisme se faisant jour dans cette composition. Plusieurs gens de lettres, qui manient la plume avec une certaine grâce, se sont mis à sonner du cor pour donner l'éveil au peuple hollandais au sujet des tendances ‘anti-nationales’ de son grand et cher Vondel. L'on distingue dans le nombre M.J.-E. Banck, célébrité millionnaire habitant La Haye et M. le professeur Jorissen, honnête savant, mais peu poli et peu profond, demeurant à Amsterdam. J'ai permis, que dans les dernier numéros de ma revue ces Messieurs fussent rappelés à l'ordre. | |
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Différentes notices de nature historique que je dois à l'obligeanee de M.M. Génard, Gezelle, Brouwers, Redtenbacher et P. Alberdingk Thijm ont concouru à compléter le 2me volume de ma nouvelle série. Voilà, chère amie, le succint inventaire de la Dietsche Warande des derniers temps. Après avoir traité du ‘Jardin’, il faut encore vous entretenir de la Maison. J'ai la satisfaction de vous dire
8oyez bonne, et ne tardez pas à m'écrire. Comme toujours, votre très dévoué ami, J.A.A.Th. | |
Réalisme et confusion.
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lestine. Pourquoi un Arabe, et pourquoi pas un Turc, un Mohométan, au teint de cuivre et de bronze, avec forte barbe noire et coiffé d'un beau turban? c'eût été encore bien plus crâne et plus nouveau. Du reste M. Lagaye trouve, aussi bien que nous, que le réalisme de l'avant-scène jure avec le caractère idéaliste des autres parties et cherche une explication qui soit d'accord avec ses idées. Verlat aurait-il voulu souligner, dit-il (p. 15) ‘seulement l'aveuglement éternellement vrai et brutal de la folie humaine brisant l'instrument de sa future guérison et reléguer dans un cadre presque symbolique l'épisode religieux qu'il ne pouvait reconstruire que d'idée?’ Le peintre fut peut-être bien surpris en lisant ces lignes qui veulent lui donner une idée quasi-philosophique qu'il n'a pas eue, et qui d'ailleurs n'est qu'un embrouillamini complet. Le sujet est historique, les personnages du second et du troisième plan sont vivants aussi bien que ceux du devant de la scène, ils sont inséparablement liés les uns aux autres. Vouloir représenter les uns en réalité et les autres en rèvo aurait été une confusion de plus dans les idées. Mais quel peut alors avoir été le motif, la raison, la cause qui a porté le peintre, peut-être sans qu'il s'en soit rendu compte lui-même, à placer dans un même tableau des scènes conçues dans des ordres d'idées si différents? Comment un artiste capable de faire et les unes et les autres a-t-il pu se décider à placer au premier plan tant de choses horribles, comment a-t-il eu le courage de les soigner avec amour pour en faire ressortir tous les hideux détails; pieds souillés de boue et de poussière, haillons troués, visages monstrueux rendus plus monstrueux encore par l'expression de rage et de cruauté? Pourquoi fallait-il que Barabas et les siens soient les personnages importants du tableau, tandis que relégué au second plan le Sauveur semble n'être là que pour expliquer la scène de fureur, au lieu d'être lui-même le commencement et la fin, l'âme de tout l'épisode? Tous ces désaccords et toutes ces bizarreries de conception sont les suites de la confusion des idées d'une tête qui s'efforçant à faire de la philosophie religieuse n'arrive qu'à faire de la politique de parti. Cette grande composition historique en cache une autre qu'il faut voir à travers et qui se passe non pas en Palestine, non pas à Jérusalem, mais de nos jours, en Belgique, à Anvers. Ces bandits, cette canaille repré- | |
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sentent les idiots, les cléricaux, les catholiques. Ces prêtres et pharisiens sont le clergé catholique poussant une canaille aussi bête que cruelle et méchante à la rage et le Christ n'est que la personnification du parti du progrès, du libéralisme; de ce parti sage et modéré qui souffre en silence et dont les membres ne désirant pour eux-mêmes ni richesses, ni emplois, sont toujours prèts à se sacrifier, à donner leur dernier centime, leur peau et leur sang pour le bien-être, la civilisation du peuple; de ce parti enfin, qui placé par sa haute intelligence et sa science profonde bien au-dessus de tout ce qui ne pense pas comme lui, n'a d'autre ambition que de délivrer par le glaive lumineux de la libre pensée et du progrès un troupeau d'imbéciles des ténèbres dans lesquels l'église et ses noirs serviteurs les plongent jusqu'au cou! Voilà le vrai sujet et voilà aussi pourquoi la scène infernale du premier plan inspirée par la haine de parti devait être la scène principale de ce tableau. Et pour que l'on ne puisse nous accuser de chercher des idées que le peintre n'a pas eues et de lui prêter des intentions qui ne furent pas les siennes, nous citerons le texte explicatif, non plus de M. Lagye mais de M. Verlat en personne, tiré d'une lettre écrite de Jérusalem et dans laquelle il donne lui-même l'explication de ses idées. Cette lettre nous la copions. ‘Voici mes deux titres et mes deux thèmes, écrit-il, Vox populi et Vox Dei.’ ‘La première toile représente le Christ devant le peuple qu'il veut émanciper et sauver et qui lui préfère Barabas. Quand je dis le peuple, j'entends les “stokslagers”Ga naar voetnoot1) du temps, instruments | |
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aveugles des scribes et des pharisiens. Le Christ représente le progrès, il combattait une religion et des prêtres corrompus. Aussi au lieu de lui faire grace a-t-on donné à un assassin le pas sur lui.’ ‘Vox Dei - Cette fois le Christ vient juger les hommes à son tour. Il tend la main droite aux persécutés, aux martyrs de l'idée et de la science, à l'esclavage, à l'infortune. Il repousse de l'autre le despotisme, l'intolérance et la croyance aux idoles.’ Après ces lignes tout commentaire ultérieur devient inutile, on sait à quoi s'en tenir. Avions nous tort en disant que les recherches historiques que M. Verlat est allé faire en Palestine n'ont produit qu'un mélange des types et sites d'aujourd'hui avec les idées soi-disant philosophiques que nous prêchent tous les jours les journaux libéraux de la Belgique. Dans le Vox Dei ces idées sont encore plus nettement mises en vue, ‘Charles Verlate, dit M. Lagye, nous initie plus complètement encore à la pensée de son oeuvre qui est toute de réaction contre les tendances faussées du catholicisme contemporain’ et nous ajoutons, que l'on croirait voir une page d'un des grands journaux d'Anvers ou de Bruxelles mise en formes et en couleurs sur la toile et destinée à parader dans une manifestation de gueux la veille d'un jour d'élection. Sur le tableau central... car il faut savoir que le peintre a choisi pour cette composition la forme de triptyque, d'un retable d'autel; choix assez maladroit car le Vox populi et le Vox Dei, qui par leurs titres devraient n'être qu'un, ne sont même pas pendants; choix d'autant plus maladroit qu'il a quelque chose de provoquant et d'ironique, tandis qu'il existe plus d'un retable pour lesquels tout coeur d'artiste doit avoir le plus profond respect; mais quand on veut faire le philosophe et le savant on ne pense | |
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plus à ces choses-là. Nous disons donc que le tableau central du Vox Dei représente le Christ ayant à ses côtés St Jean Baptiste et St Pierre et venant à son tour juger les hommes. Sur les compartiments latéraux nous trouvons tous les grands mots de guerre du libéralisme que nous a déjà fait connaître la lettre citée tout à l'heure. C'est d'abord Galilée passant ses mains tremblantes à travers les grilles de son cachot, type adopté et cent fois repété de la science persécutée; ensuite l'esclave noir, un aveugle et une paralytique représentant naturellement l'esclavage et l'infortune. De l'autre côté se trouvent le despotisme, l'intolérance et la croyance aux idoles, représentés par un César romain, par des moines aux traits farouches et sournois brandissant la torche des buchers et par des prêtres payens venant d'immoler un agneau. Nous ne discuterons pas ces idées à la mode du jour, répétées et rendues trop souvent pour avoir encore le mérite de la nouveauté; nous dirons seulement que pour faire sensation, pour attirer des spectateurs et leur argent, l'idée de représenter des moines armés du flambeau des auto-da-fés est, malgré son peu de nouveauté, un trait de génie pratique qui ferait honneur à un entrepreneur de représentations, mais que l'on ne peut admettre ni même supposer chez un artiste. Il vaut mieux sans chercher une suite d'idées logiques, se borner à constater une fois de plus l'étrange manière de prêcher la tolérance et la paix par des reproches et des sarcasmes continuels. Replaçons nous sur le terrain artistique que les lettres explicatives de M. Verlat nous avaient obligés de quitter un instant et commençons par reconnaitre que ces deux volets ou tableaux latéraux sont admirables d'exécution; toutes ces têtes ont l'expression que le peintre a voulu leur donner; que cette expression soit celle de la souffrance ou de la méchanceté, elle est toujours parfaitement réussie. Il y a dans ces deux volets une énergie merveilleuse et ayant dû abandonner la malheureuse idée de rendre aussi photographiquement que possible un modèle pris au hasard, l'artiste se révèle et prouve par ces deux peintures qu'il pourrait, sans perdre son exécution magistrale, sa force et son brillant, être bien plus que réaliste. Les figures du tableau central, quelque soit l'habileté de la main qui les a tracées et brossées, sont la preuve la plus complète de cette confusion d'idées que nous avons déjà fait remar- | |
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quer. Ici il n'est plus question d'un sujet historique, mais entièrement imaginaire, dans lequel les personnages ne sont plus des hommes faisant telle action à tel moment, dans un lieu désigné, mais la personnification des idées dont ils ont été les défenseurs. ou les propagateurs. Les personnages des volets, qui ne font avec eux qu'une seule et même composition, appartiennent à d'autres âges et à d'autres pays. De même aussi le Christ, St Jean-Baptiste et St Pierre, qui d'ailleurs ne se sont jamais trouvés. ensemble, venant juger le monde appartiennent tout-à-fait au monde idéal. L'Empereur romain du volet gauche n'est pas tel empereur, mais le symbole de la tyrannie exercée non pas à Rome mais partout où il y a eu des tirans, aussi bien en Italie qu'en Allemagne et partout ailleurs. Les moines incendiaires ne sont pas tels et tels, mais la personnification d'une idée, le nègre n'est pas un nègre connu ayant vécu, mais le symbole de l'esclavage exercé sur des hommes blancs aussi bien que sur des marrons et des noirs. Pourquoi faut-il que ce Christ revenant, non pas en martyr, mais en juge suprême et s'adressant à tous les hommes de tous les pays et de tous les siècles, passe en Palestine plutôt qu'ailleurs et ait les pieds souillés de boue et de poussière comme le dernier des va-nus-pieds? Pourquoi ce mélange de l'idéal le plus élevé et du plus trivial réalisme, pourquoi cette confusion d'idées? N'y avait-il d'autre vêtement à choisir, plus en harmonie avec la noble et divine personnalité du Christ faisant justice, que cette ignoble couverture de laine à raies rouges si matériellement rendue qu'on la croirait prise à un hôpital militaire. Et le St Jean et le St Pierre: sont-ce là le prédicateur et le gardien de la doctrine du Christ, méritant de paraitre à ses côtés quand il juge les hommes? Même dans une scène historique ces deux ignobles figures n'auraient pu représenter ni l'Apôtre ni le Précurseur. M. Verlat semble n'avoir voulu représenter dans St Jean que l'homme du désert, et au lieu de nous donner un homme extraordinaire, ne vivant pour ainsi dire que d'idées et d'inspiration divine, il nous a donné un sauvage, un vrai brigand des prairies presqu'entièrement nud et que l'on craindrait de rencontrer seul dans un lieu écarté. La figure de St Pierre conçue dans le même ordre, ou plutôt dans le même désordre d'idées, n'est pas plus belle. Pour les auteurs du tableau et de la brochure, l'Apôtre qui abandonna tout pour suivre son maître et qui, fidèle serviteur de | |
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sa doctrine, donna sa vie pour elle et mourut en martyr, n'est ‘que celui qui devait renier son maître et dont la mystique dynastie a mis la conscience humaine à de si rudes épreuves’ - (page 16) voilà tout! Aussi est-il représenté appuyant son bâton et son large pied sur la pierre symbolique sur laquelle s'élèvera l'Eglise. Toute la figure est grossière, le visage n'a d'autre expression que celle de l'entêtement. Si, pour le St Jean, le peintre a pris quelque vagabond des environs de Jérusalem pour modèle, il parait s'être rappelé, pour le St Pierre, le type du plus têtu des porte-faix de la ville d'Anvers. Pour un Simon le pêcheur, avant sa vocation, ce type eut peut-être été pardonnable, mais ici, pour l'Apôtre faisant partie d'un groupe idéal et marchant à la droite du Seigneur qui vient juger les hommes, ce type est tout-à fait impardonnable et déplacé. Jésus-Christ, nous le répétons, revenant en Juge suprême de tous les âges et de toutes les nations, n'appartient plus à l'histoire, mais au domaine de l'idéal; c'est l'Homme-Dieu dans toute sa gloire et dans toute sa puissance et divinité; les personnages que l'on place à ses côtés partagent sa gloire et si, pour les faire reconnaître, il est nécessaire de leur donner la forme humaine et quelques symboles ou quelques signes qui rappellent leurs vies et leurs actions, il n'est pas moins nécessaire et logique que leurs figures soient idéalisées, et les détails individuels doivent non-seulement ne pas nuire, mais contribuer à la glorification de ces personnages placés en dehors de l'histoire. Avoir voulu être réaliste à outrance, dans un sujet idéal faisant le milieu, le centre d'autres groupes symboliques, est sur le terrain artistique une confusion d'idées aussi impardonnable que celle du savant et du philosophe qui cherche à faufiler ses opinions politiques sous les versets de l'Évangile. Malgré tout le talent et toute l'habileté dont le peintre a fait preuve comme exécutant, nous ne pouvons voir dans le Vox Dei qu'une page de politique de parti. Un artiste ne devrait pas faire de ces choses-là. Une dernière observation concerne le geste des bras du Christ. Deux idées complètes, précises et entièrement contradictoires, peuvent se suivre immédiatement et être le corollaire inévitable l'une de l'autre mais ne peuvent naître ensemble au même instant. On ne peut exprimer à la fois deux sentiments entièrement contraires; on peut passer spontanément de l'un à l'autre | |
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mais quelque court et insaisissable que soit l'intervalle, les deux ìdées et les deux expressions seront toujours séparées. Le peintre ne pouvant représenter qu'un seul instant, point mathématique dans la durée du temps, ne peut rendre que l'expression d'une seule idée, d'un seul sentiment; d'autant plus que l'immobilité de la représentation donne quelque chose de stable et d'arrêté à ce qui dans la nature ne dure souvent qu'un instant. Nous ne parlons pas de sentiments vagues et analogues, mais de sentiments complets, précis et tout-à-fait contraires; tels que condamner et approuver, aimer et haïr, bénir et maudire. Tous les grands maîtres qui ont représenté le Christ jugeant les hommes ont évité cet écueil des deux expressions contraires. Le plus souvent le Seigneur a les bras étendus ou levés; le jugement est rendu et il en ordonne l'exécution, tandis que les anges le proclament; d'autres fois il se tourne vers les élus et leur adresse les mots de benédiction. M. Verlat a voulu réunir les deux expressions. Son Christ a le bras et la main gauches levés horizontalement pour repousser les groupes du volet gauche tandis que l'autre bras tombant appelle à lui les personnages placés à droite: les deux mouvements rendant deux idées absolument contraires et impossibles à réunir dans une même figure, s'annulent réciproquement et manquent tous deux de complément: l'expression du visage. Ne pouvant sourire à droite et réprimander à gauche, l'expression du visage est nulle et n'explique en rien le mouvement des bras, qui privé de ce concours, devient raide et insignifiant. Cette faute, que l'on ne saurait excuser dans la figure principale de toute la composition, est encore la suite de ce réalisme cherché qui veut tout faire voir et ne rien laisser à l'imagination et qui voulant mettre le doigt sur tout, surpasse les limites de la représentation possible. Nous sommes bien loin de vouloir condamner le réalisme toujours et quand même. Tout dépend du sujet, et nous préférons, par exemple, de beaucoup les animaux réalistes de M. Verlat aux moutons de salon d'Eugène Verboekhoven. Ce que nous condamnons toujours et quand même c'est le réalisme outré, cherché et fait exprès. Expliquons-nous. Une pierre, une bête, une fleur, dont les formes extérieures sont seules intéressantes, peuvent être copiées individuellement et rien que pour elles-mêmes; là le réalisme est à sa place. L'artiste ne doit pourtant pas oublier | |
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que l'art est l'expression de la pensée humaine par des formes palpables, et qu'une imitation parfaite et complète perdrait tout intérêt et ne serait plus qu'un second exemplaire de l'objet représenté. Une fleur en papier, en zinc, en biscuit, tellement bien rendue qu'on la croirait véritable, n'aurait plus aucune valeur artistique et ne serait qu'une seconde fleur n'ayant pas plus de pouvoir sur nous que la fleur primitive; elle serait même moins intéressante, car elle aurait perdu notre amour; cet amour né des soins donnés à sa naissance et à son développement et de la crainte de la voir se faner et périr le lendemain. Indépendamment donc du bon gout qui nous défend de choisir un modèle laid, c'est-à-dire une réalité malade et en désordre, le réalisme a des bornes même dans la représentation d'objets n'ayant d'intéressant que leurs formes extérieures. Dans la figure humaine c'est bien autre chose encore. Là les formes extérieures doivent exprimer l'invisible, beaucoup plus intéressant qu'elles-mêmes. C'est la pensée, l'âme, le coeur que l'on veut voir sous les formes visibles. Quand la réalité du moment, locale et individuelle concourt à faire sentir et comprendre l'invisible il faut être réaliste; quand au contraire la réalité nuit à l'expression de l'invisible elle doit lui être sacrifiée ou plutôt il faut en choisir une autre. Et plus le personnage représenté est, pour ainsi dire, l'incarnation vivante d'une pensée, plus l'artiste doit idéaliser, c'est à dire: chercher dans la nature les formes les plus capables d'exprimer cette pensée. L'artiste plus encore que le poète ou le littérateur. Les derniers peuvent dire que tel homme laid et repoussant était bon et généreux. Si le peintre, voulant représenter cet homme, ne fait que rendre ses traits laids et repoussants et ne sait pas choisir l'instant où les qualités du coeur donnent au visage quelque expression qui les fait ressortir, il ne nous donnera jamais qu'un homme laid et repoussant et personne ne se doutera de la bonté de cet homme. Le portrait en photographie d'une personne qui nous est chère commence toujours par frapper la vue par l'exactitude des formes mais ne nous satisfait ordinairement pas. Il laisse un vide, tandis que le portrait peint, quoique toujours moins exact et moins fini partout, nous cause souvent un plaisir beaucoup plus grand. C'est que la photographie nous donne, sans aucune interprétation, les traits d'un visage, qui, forcé d'être immobile à un moment donné, n'exprime aucune pensée, aucun sentiment, | |
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tandis que le peintre étudie son modèle, le fait parler et tâche de saisir le moment où son ame anime ses traits. Si ceci est vrai pour un portrait, dans lequel la ressemblance est la principale qualité voulue, à bien plus forte raison ce sera vrai quand il s'agit de figures et d'un sujet historique et encore plus pour un sujet symbolique, tel que le Vox Dei où chaque personnage devient l'expression d'une pensée, d'un caractère. Un peu de réalisme sera toujours utile pour rappeler l'humanité et donnera aux figures un plus grand pouvoir d'impression, car l'homme aime à se reconnaître. Dans un sujet historique, lorsque les types individuels et les détails de localité sont connus, il faut en tirer parti pour augmenter l'aspect de vérité, et contenter le raisonnement autant que le sentiment, mais tous ces détails réalistes de costumes, de types, de sites, etc. n'ont qu'une importance secondaire, et doivent concourir à rendre la pensée principale. S'attacher à reproduire la laideur, les défauts, les difformités et tout ce que la réalité a de trivial et de hideux peut être excusable, quand on veut représenter des scènes obscènes de guinguettes et de cabarets, à condition pourtant que ce réalisme soit plus naïf que savant et jamais fait exprès. Adrien Brouwer, Jan Steen et tant d'autres ne se sont certes pas gênés et personne ne leur en fera jamais un reproche; pourquoi? parce que leur réalisme est sans prétention à sa place et concourt à l'expression des scènes qu'ils ont voulu rendre. Vouloir donner aux personnages d'un sujet historique, religieux ou symbolique un aspect de vérité, en faisant ressortir ce que la réalité a de laid et d'ignoble, c'est nuire à la noblesse, à la dignité du sujet, de la pensée, c'est faire preuve de mauvais goût et avilir son oeuvre. Les artistes du moyen âge, surtout ceux des écoles hollandaise et flamande, avaient aussi leur réalisme. Sans étudier l'histoire du costume et sans rechercher les types historiques et nationaux ils ont representé dans leurs admirables tableaux les personnages de l'Évangile en costumes de leur temps et ont pris pour modèles leurs compatriotes et leurs contemporains. Si l'on veut c'est un défaut, surtout pour nous qui sommes habitués maintenant à l'exactitude des costumes. Pourtant ce réalisme ne fait aucun tort à la dignité de leurs oeuvres, parce qu'ils choisissaient dans la nature qu'ils avaient sous les yeux, les types et les costumes qui exprimaient le mieux la naïveté, la noblesse, la grandeur. | |
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Exprimer la pensée, le caractère des personnages était pour eux le but principal; ils ne souillaient pas les pieds du Seigneur de boue et de poussière et la Madonne de Holbein n'est pas moins superbe que les vierges de Raphael. Idéaliser c'est donc chercher et choisir dans la nature les formes extérieures qui rendent le mieux la pensée, et éviter tout ce qui peut nuire à l'expression de cette pensée. Quand l'idéal s'écarte de la nature et veut être plus beau qu'elle, il devieut conventionnel, théatral et faux. Le réalisme, qui ne voit dans l'homme que les formes corporelles de son modèle, est tout aussi faux. L'homme n'est pas seulement un corps de chair et d'os; l'invisible chez lui, c'est à dire l'ame, la pensée, le caractère, les passions qui l'animent, tout cela est bien plus important que les formes du corps. Pour exprimer cet invisible il n'a pas seulement ses formes extérieures, mais aussi le son de la voix, sa manière de parler, ses gestes et ses mouvements, qui réunis et correspondant avec les formes visibles, qu'elles animent, corrigent et complètent, forment cet entier que l'on appelle l'individualité personnelle de chacun. Le poëte, le littérateur peut nous décrire toutes ces différentes expressions de l'invisible tout aussi bien que les formes visibles, non pas à un instant donné, mais dans tout le cours de leur durée. L'artiste dramatique les imite et les représente; son oeuvre, il est vrai, ne reste pas, mais au moment de son existence elle a la voix et le mouvement, elle est vivante. Le littérateur et l'acteur ont infiniment plus de moyens que le peintre, qui ne dispose ni de la voix, ni du mouvement, et dont l'oeuvre acquiert par son immobilité un caractère tout différent de celui de la nature; car la vie est un mouvement continuel. Le peintre ne pouvant rendre qu'une partie de la vérité, tombe dans le faux, quand il met cette partie à la place de la totalité. Il doit donc modifier de manière à ce que les formes visibles qu'il rend fassent sentir et comprendre l'invisible qui échappe à ses moyens, il doit choisir les formes qui sont favorables à l'idée et écarter celles qui dans la nature, dans le continuel mouvement et l'expression complète de la vie, ne nuisent pas, mais qui isolées et immobiles sur sa toile donnent une idée contraire à celle qu'il veut rendre. Finissons par une application, et prenons comme exemple la plus noble et plus belle figure qu'un artiste puisse être appelé à représenter; la figure du Christ. Le Ré- | |
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dempteur était fils d'une mère juive, de la tribu de Juda, et doit donc, selon le réalisme de nos jours, avoir la physionomie d'un enfant d'Israël. C'est possible, mais est-ce là son caractère particulier? et que fait, même à ceux qui ne veulent voir en lui que le meilleur, le plus sage et le plus vertueux des hommes, que fait aux Chrétiens qui croyent à sa divinité, qu'il ait eu le nez aquilin, les yeux noirs et le teint brun; que nous fait à nous tous qu'il ait porté un turban, une robe blanche ou une couverture de laine? Admettons qu'il ait eu tout l'extérieur d'un juif, qu'il ait, dans sa noble misère, porté des vêtements usés et déchirés, - n'avait-il pas aussi sa voix, son maintien, ses mouvements pour exprimer la bonté, la sagesse, la douceur, toutes les vertus de son coeur et toute la noblesse de son âme? Et ceux qui l'entouraient, ceux qui l'entendirent et le virent quelques instants seulement, n'ont-ils pas vu et reconnu en lui l'homme extraordinaire, qui, quoique Israélite de naissance, était tout excepté un juif. Soyez réaliste ou admirateur de l'idéal, cherchez la beauté dans la ligne ou dans la couleur, selon le sentiment que Dieu a mis en vous; donnez à la figure du Christ le type de sa nation ou la longue chevelure dorée de la légende, mais surtout et avant tout, faites-nous voir en lui l'homme extraordinaire, l'homme placé au-dessus de tous les autres mortels, dont la parole divine a changé la face du monde en un mot: l'Homme-Dieu de l'Evangile. Nous n'avons plus rien à ajouter, continuer serait répéter ce que nous avons déjà dit; il vaut mieux nous arrêter. Sans avoir prononcé le mot esthétique qui fait toujours plus ou moins peur aux artistes, nous croyons pourtant pouvoir placer ce mot sur notre titre. Si les artistes lisent ce que nous avons écrit, peutêtre trouveront-ils que l'on peut parler d'esthétique sans être trop pédant ni trop ennuyeux, et si ces lignes arrivent sous les yeux de M. Verlat et qu'il veuille bien les lire, nous espérons qu'il nous pardonnera d'avoir osé dire si franchement notre pensée et voudra bien nous savoir gré d'avoir, même dans les pages qui nous sont les moins agréables, fait honneur à son immense talent. C. Ed. Taurel. |
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