Dietsche Warande. Jaargang 7
(1866-1868)– [tijdschrift] Dietsche Warande– Auteursrechtvrij
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Bulletin périodique de la ‘Dietsche Warande’. Tom. VIIe. - No 4.A Monsieur le Sénateur P......... à Moscou.
Mon cher monsieur, SE peut-il qu'il y ait déjà, plus d'une demi-année, que je n'ai répondu à, l'aimable lettre par laquelle vous m'accusiez réception de la mienne du..... 5 Juin 1865! Cependant, il n'y a pas si loin d'Amsterdam à, Moscou! Vous vous rappelez le canard qui avait décidé M. Burger (dict. Thoré) de se rendre d'un seul bond des frontières de la France à votre antique métropole, pour regarder pendant deux minutes le noir tableau qu'on attribuait à, Rembrandt; vous savez comment il chuchota un fi dédaigneux, tourna sur ses talons et fut, la même semaine, de retour à Paris, ou à Génève; j'ignore laquelle des deux lui accordait à cette époque l'hospitalité. Quant à, l'exercice de cette vertu, la Hollande s'en est acquittée de bien bon coeur à, son égard. Aussi jamais notre grand luminariste n'avait été compris, comme l'a fait M. Burger. Ce n'est qu'aujourd'hui que nous sommes en possession du brillant commentaire, qui jette un jour tout nouveau sur l'oeuvre de notre grand maître. Il n'en est que d'autant plus regrettable qu'on tarde à, bâtir une convenable habitation pour les héros de notre art du XVIIe siècle. Je crois vous avoir raconté qu'on avait recueilli une somme de 100,000 florins pour pouvoir jeter au moins les fondements d'nn musée, où le gouvernement logerait la majeure partie des gloires de notre histoire des derniers âges. Malheurensement le ministre de l'intérieur qui aurait dû présider à, la construction de ce musée, M. Thorbecke, était, au dire des experts, un grand homme d'état, mais sans comprendre le moins du monde que l'art aussi a une mission á, remplir près d'une nation, et que, déjà pour des motifs de convenance seulement, la Hollande ne pouvait pas toujours laisser gésir et dépérir dans de méchantes loca- | |
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lités les grandes pages historiques de nos Rembrandt, de nos Van der Helst, de nos Flinck et Bol, de nos Du Jardin et de nos Corneille Troost; que même, n'eût-on à soigner que des Ruysdael, des Hobbema, des Wouwerman, des Berchem, des Vande Velde, des Jan Steen, des Pieter de Hooghe, comme il en abonde chez nous, il valait la peine de disposer une bonne maison pour ces illustres membres de la famille néerlandaise. Depuis peu le portefeuille de l'Intérieur a été confié à d'autres mains. Espérons que M. Geertsema, qui jusqu'ici n'a gagné que des épérons de ..... notaire, prouvera qu'il soupçonne au moins l'existence de ce qui est à nos yeux une des étoiles principales de la vie d'un être raisonnable: l'art. L'art, autre chose encore qu'un détail du Waterstaat.... Figurez-vous que nos différents ministères et nos États-Généraux se sont imaginés jusqu'ici que, dans la génealogie des idées et des phénomènes sociaux, la science de bâtir des écluses et des digues était la mère et le résumé encyclopédique de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. Les questions d'esthétique plastique sont impitoyablement renvoyées aux bureaux du Waterstaat - les administrations du génie hydraulique. Cependant depuis trente ans l'art a de nombreux organes chez nous; on donne, même de par les autorités, des expositions à l'infini. Les ministres et les membres des Chambres ne manquent pas de les aller voir. Partout des édifices, surtout des églises catholiques sont en construction, dont l'ensemble et les détails, avec tous les objets d'art qu'ils renferment, ne relèvent pas directement de... l'art de jeter des digues: mais nos sommités politiques admettent qu'il y a un je ne sais quoi qu'on qualifie du nom de liefhebberij, et que cela constitue un certain goût et une certaine aptitude qui s'attachent et s'attaquent au dehors des choses utiles, pour leur donner ce qu'en Hollandais on appelle een beetjen oogGa naar voetnoot*, et ce que dans d'autres pays les peuples, dans l'élan d'un enthousiasme dont nos hommes d'etat n'ont aucune idée, proclament la beauté. Liefhebben est un terme profondément senti.... Vous vous rappelez bien qu'en Suisse, quand vous vouliez donner une leçon de russe a cette charmante petite meunière, vous lui avez fait prononcer les mots Ye waz lüblü (je vous déchire naturellement l'oreille, avec la prononciation qui me dicte cette orthographe); je ne connais pas l'étymologie de votre lüblü; mais il me paraît avoir plus de rapport | |
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avec notre liefhebben qu'avec l'aimer des peuples romans. Amo te, je t'aime ne peut signifier que: mon âme se dilate, dans la direction de l'objet auquel on s'adresse; mais cet objet n'est pas le moins du monde défini. Dans l'expression hollandaise ik heb je lief, au contraire, on commence par attribuer l'amabilité à l'objet et on exprime qu'il éveille naturellement le sentiment que cette amabilité (qui n'est, en fin de compte, qu'une des phases du fond et de la forme de la beauté) ne peut manquer d'inspirerGa naar voetnoot*; et on se proclame possesseur de ce sentiment (à un degré plus qu'ordinaire). Mais de ce verbe d'un sens si profond, de ce mot charmant de liefhebben on a façonné le terme affreux de liefhebberij, substantif qu'on a appliqué aux objets le plus tristement mesquins, auxquels tel ou tel esprit à moitié idiot pent s'attacher; ainsi qu'à la faculté de leur porter cette faiblesse un peu maniaque. C'est ainsi que, quand tel habitant d'une mansarde a semé du cresson dans un baquet et quand, le Dimanche, après l'église, il se met derrière cette plantation, disposée dans sa fenêtre, et quand il reste pendant deux heures à regarder ce cresson par une loupe, s'imaginant qu'il est à regarder dans un bois - on appelle cet appareil zijn liefhebberij, et en même temps on appelle liefhebberij la disposition d'esprit, l'innocente passion de ce bourgeois. Tel autre apprend au moyen d'une serinette un petit air à son oiseau de Canarie, - c'est zijn liefhebberij; tel autre va à la pêche, - c'est zijn liefhebberij; tel autre collectionne des coquilles, - liefhebberij; tel autre fait une belle tragédie, - liefhebberij; tel autre court en de mauvais lieux, - gemeene liefhebberij (gemeen - bas); tel autre joue magistralement du cello, - liefhebberij; tel se ruine en achetant des gravures ou des médailles, - dolle liefhebberij (dol, pris en mauvais sens - très déraisonnable); tel fume 25 cigares par jour, - dure liefhebberij (dure - coûteux); tel est dilettant-charpentier, - liefhebberij; tel est un dessinateur comme Töpffer, - liefhebberij. Si quelqu'un peint, chante, sculpte, grave, bâtit par métier, - on convient que tout cela ne s'appelle plus liefhebberij: c'est alors un état, une profession, comme celui de commis au bureau des postes, de boulanger, de blanchisseur, de cocher, de marchand de brosserie, de matelot, de monteur des cloches, etc. etc. etc. On trouve toujours le moyen d'échapper au devoir de confesser que la beauté, que l'art existent, et qu'il convient que l'amour | |
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du beau, le ‘sentiment exquis des convenances’, la faculté de produire ‘ce qui plait au patricien honnête-homme’, occupe une large place dans l'âme humaine et ne soit pas ignoré du gouvernement d'un état. La masse des gens, quand elle ne travaille pas, veut se divertir; mais elle ne comprend rien aux agents par lesquels cette aise lui est procurée qu'elle appelle le plaisir; elle n'y fait aucune distinction. Ici comme ailleurs on a la bêtise d'applaudir l'Africaine, oeuvre posthume de Meyerbeer, où il n'y a qu'un thème, qu'un seul effet d'orchestre, qui ajonte a l'éclat de la gloire du grand maître. Le libretto n'est nullement digne de la réputation de Scribe. Vasco de Gama, pour lequel les auteurs demandent de l'intérêt, est un lâche, un infâme: l'Africaine une sotte qui se suicide, l'enchaînement des faits une chose impossible. Un organe peu rernarqué, le Humoristisch Album, en a donné une parodie excellente et y a ajouté des charges du ténor et de la prima-donna parfaitement réussies. Je dis le ténor et la première chanteuse: ces artistes en effet ne sont que cela. La tradition française est perdue; ils singent fidèlement les Italiens; ils ne jouent plus un drame lyrique; ils chantent des morceaux, et font de leur mieux des révérences au public,..... quoi qu'il en coûte au premier ténor, qui pèse 150 kilos. Si je me plains de la pratique de l'art et de l'appréciation qui lui tombe en partage chez nous, je n'ai guère à me feliciter de la manière philosophique dont la théorie est comprise et appliquée au développement des idées de la nation. L'archéologie, à de rares exceptions près, est généralement considérée comme un des cadres embrassant des objets de liefhebberij. Cependant la société d'archéologie établie à Amsterdam, sous ia présidence du professeur Moll, historien plein de science et de goût, porte quelques fruits, et parmi les membres, auxquels l'étude de nos anciennes formes sociales à le plus d'obligation, j'aime à, citer M. van der Kellen, artiste savant, investigateur infatigable, fidèle réproducteur et classificateur des meilleurs monuments de l'art et de l'industrie du moyen âge. Une autre fois je vous parlerai de notre littérature moderne et j'aurai soin, en vous faisant tenir la livraison de ma ‘Warande’, de ne pas finir ma lettre sans vous détailler ce qu'elle contient. Croyez moi etc.
Amsterdam, ce 27 Fév. 1866. J.A.A. Th. |