Het Boek. Serie 3. Jaargang 37
(1965-1966)– [tijdschrift] Boek, Het– Auteursrechtelijk beschermd
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Eugénie Droz
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Ancien ouvrier verrier, Brès n'avait point encore fait d'études théologiques, ne savait que peu le latin, et n'acquerra la formation indispensable au saint ministère qu'à Lausanne et Genève (1557-1559), où il travaillera à refondre et augmenterGa naar voetnoot1 son livre. Chacun se demandera comment cet homme peu instruit put avoir recours aux sources patristiques pour se couvrir de leur autorité, comment il lut ces textes grecs et latins, dont beaucoup étaient encore inédits? Dans sa préface, il dit clairement que rien n'est de lui (sauf évidemment l'épître, les notes marginales etc.): ‘Voicy, le present livre nous pourra servir d'argument certain de cela, le quel est composé et recueilly fidèlement des propres livres des anciens docteurs, que si je veux présenter le présent livre (où il n'y a rien du mien ains tout des anciens) pour confession de ma foy à ces ennemys des Pères, je ne doute pas que quand et quand je ne soie, comme un meschant hérétique, condemné à estre bruslé tout vif en cendres’. De toute évidence, l'auteur emprunta la plupart de ces textes à un livre en langue vulgaire, lui permettant de répondre aux dix-huit questions essentielles que les chrétiens de cette époque se posaient. Ce ne sont pas les Loci communesGa naar voetnoot2 de Melanchthon, dont Calvin avait patronné la traduction, mais très probablement l'Unio dissidentium de Hermanus Bodius,Ga naar voetnoot3 dont les premières éditions latines et les premières traductions françaises avaient paru à Anvers, de sorte que Brès pouvait se les procurer.
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Les historiens de la Réforme ignorent parfois les questions posées par l'impression d'une quantité de petits livres, c'est pourquoi nous avons cherché à identifier l'atelier d'où sortit le Baston de la foy. Voici le problème: dans quelle ville un prédicateur populaire habitant Lille, menacé et pourchassé par l'inquisition, pouvait-il faire imprimer cette somme théologique dont ses ouailles avaient le plus urgent besoin? C'est évidemment à Anvers, où les possibilités commerciales étaient aussi grandes que la liberté d'esprit, et qui fut longtemps le centre le plus important du protestantisme des Pays-Bas. Pour ce travail, il fallait trouver un typographe qui sût le français et fût capable d'oeuvrer clandestinement. Il est inutile d'exposer par quel cheminement nous en sommes arrivés à comparer le très rare exemplaire du Baston de la | |
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foy,Ga naar voetnoot1 qui porte au titre: A Lyon. anno. 1555, avec les ouvrages qui sortirent des presses de Christofle Plantin à la même date. Le premier qui porte son nom, bien qu'établi pour Jehan Bellère en mai 1555, est le livre en italien et en français intitulé La institutione di unafanciulla nata nobilmente ou L'institution d'une fille de noble maison... dont la Société des bibliophiles anversois a donné un facsimilé au format de l'original, en 1954. Les caractères italiques et romains des deux volumes (du Baston et de l'Institution) sont exactement semblables, de même que l'interligne et la date de 1555 (20 lignes = 80 mm). La largeur ne peut être comparée parce que le Baston a tout au long des notes marginales. Le papier employé pour cette impression clandestine est filigrané au pot à une anse, signé P.R.(?), le couvercle étant surmonté d'une fleur sur tige à quatre pétales; c'est celui que Plantin emploie en cette même année pour les Flores de Sénèque (mis en vente le 9 août 1555). De banales majuscules romaines gravées devaient empêcher d'identifier le typographe du Baston, et pourtant, nous les retrouvons dans De totius Africae descriptioneGa naar voetnoot2 de Jean Léon Africain que Plantin imprima pour son confrère de Laet, en avril 1556. Dans ce même ouvrage, abandonnant toute prudence,Ga naar voetnoot3 il inséra aussi vers la fin (fol. 278 vo, 287 vo, 289 vo, 294 vo) le petit bois représentant une main gauche à l'index tendu, qui revient à chaque instant dans le Baston pour attirer l'attention sur les passages importants, et sert de fleuron à la fin du texte.Ga naar voetnoot4 En voici une brève description: Petit in-8o, 15 ffc. + 205 ffc. + 14 ffnc. signés A-Z8, Aa-Dd8 avec quelques erreurs. Le texte est composé en romain (26 ll. à la page pleine) et le titre courant en italique. La Somme, le Cathalogue des docteurs, et Conciles, l'Epistre, la Table finale et les notes marginales, en italique.
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Et nous voici replongés dans le difficile problème des débuts de Plantin, que presque tous les biographes ont ignoré parce que les documents font défaut, ou que nous ne savons les reconnaître et les | |
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interpréter.
Genève, Bibl. publique et universitaire, rés. Bc 3297. (grandeur de l'original)
Il convient de nous reporter d'abord aux années que cet homme passa à Paris. Ayant fini son apprentissage à Caen, s'étant marié ensuite, il trouva une place de compagnon dans une officine parisienne. Dans sa récente monographie, M. Colin ClairGa naar voetnoot1 a avancé une hypothèse qui a toutes les chances de correspondre à la réalité: Plantin aurait travaillé dans la maison à l'enseigne de Saint-Christophe, sise à côté de la commanderie de Saint-Jean-de-Latran, face au collège de Cambrai (emplacement actuel du Collège de France) où se firent | |
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pendant plus d'un siècle les leçons des professeurs royaux.
Vo du titre
Les deux premiers nommés par le roi pour l'enseignement du grec furent Pierre Danès et Jacques Toussain;Ga naar voetnoot1 si nous ne nous trompons, ce dernier joua un rôle dans la vie de Plantin. Il enseigna au Collège pendant dix-sept ans, jusqu'à sa mort survenue en mars 1547, le même jour que son collègue et ami l'hébraïsant François Vatable. Originaire du diocèse de Troyes, Toussain avait étudié sous Guillaume Budé et fut occupé par Josse Bade comme traducteur et correcteur de grec. Les traitements des lecteurs royaux, bien que très suffisants, étaient payés avec un tel | |
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retardGa naar voetnoot1 que le pauvre helléniste fut obligé de prendre des pensionnaires pour subsister.
fol. Dd8 recto. Noter que l'on voit la paume de la main.
Une de ses filles épousa un jeune homme originaire des environs de Dusseldorf (diocèse de Cologne), helléniste également et ami de Chrétien Wechel (d'Herentals), qui publia deux de ses traités de dialectiqueGa naar voetnoot2 destinés à la jeunesse studieuse, en 1535 et 1536. Pour faire vivre ce gendre qui ‘fsaisait profession de bonnes lettres’, Jacques Toussain se démena tant et si bien, que le roi, sur la recommandation de Georges de Selve, évêque de Lavaur, nomma Conrad NeobarGa naar voetnoot3 imprimeur en lettres grecques en lui accordant la | |
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naturalisation. Et c'est ainsi qu'une imprimerie pour le grec ful créée à l'enseigne Saint-Christophe face au Collège. Le pauvre garçon ne porta ce beau titre que pendant deux ans, le temps de tirer une dizaine de volumes, d'établir un commentaire de la Rhétorique d'Aristote,Ga naar voetnoot1 puis il mourut épuisé par d'affreux maux de tête. La maison qu'il avait fondée fut continuée pendant quelques mois par sa veuve,Ga naar voetnoot2 puis reprise en 1540 ou 1541 par un jeune helléniste, Jacques Bogard ou Bogaert, originaire peut-être de Louvain, qui avait épousé une autre fille de Toussain. Il imprima aussi du grec, mais sans porter le titre de typographus regius in graecis.Ga naar voetnoot3 Comme beaucoup d'imprimeries et de maisons d'édition, celle-ci se transmit par les femmes. En 1543, Jacques Bogard publia (sous la direction de Jacques Toussain) un de ses propres ouvrages d'érudition, car ces typographes étaient d'anciens élèves de leur beau-père et des savants; c'est l'édition originale d'un texte grec de Porphyre sur les catégories d'Aristote, Porphyrii in Aristotelis categorias expositio....Ga naar voetnoot4 Vers 1546, il engagea probablement un jeune homme appelé Plantin, âgé de vingt-cinq ans, qui arrivait de Caen après avoir terminé son apprentissage chez Robert II Macé. Et pendant l'année 1548, alors qu'il venait de finir pour Jean Du Tillet les Libelli seu decreta a Clodoveo, et Childeberto et Clothario et les CapitulaGa naar voetnoot5 de Charlemagne, la mort vint le frapper en même temps que sa femme et leur fils. Si comme je le crois, Plantin fut engagé par Bogard, s'il gagna pendant trois ans sa vie dans cette officine, alors il fut témoin de la mort du vénérable Toussain dont Turnèbe prononça l'éloge funèbreGa naar voetnoot6 avant de devenir son successeur au Collège, et il apprit à composer des textes difficiles en grec, en latin, et aussi en latin carolingien.Ga naar voetnoot7 Il ne faudra plus s'étonner de le voir un jour imprimer une Bible polyglotte. Dans la maison à l'enseigne de Saint-Christophe, il fréquenta des professeurs royaux, Toussain, Vatable, Turnèbe et Guillaume Postel, et noua des amitiés durables, d'abord avec Martin Le Jeune, successeur (1548-1584) de | |
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Bogard, époux de sa fille Perrette, qui fut son correspondant parisien,Ga naar voetnoot1 ainsi qu'en témoignent leurs lettres; ensuite avec Pierre Gaussen, le ‘lingier’ chez qui sa femme avait trouvé du travail, et avec Lucas Brayer,Ga naar voetnoot2 libraire qui devint son client. Il retrouva un de ses amis d'enfance, l'apothicaire Pierre Porret, devenu un personnage assez important, qui habitait rue Saint-Jacques, et fut pour lui plus qu'un ami, un frère. Un point demeure certain, c'est après la mort de Jacques Bogard que Christofle Plantin décida d'abandonner Paris et la France pour aller habiter Anvers. La raison secrète, il ne l'a jamais dite, et ceux qui la connaissaient avaient de bonnes raisons pour se taire. Car tous ont fait partie d'une secte d'origine anabaptiste fondée en 1540, appelée Maison de la Charité;Ga naar voetnoot3 leur conversion fut-elle, comme je le crois, antérieureGa naar voetnoot4 à la mort de Bogard et l'officine à l'enseigne de Saint-Christophe, une ‘cellule’, lieu de réunion secret des fidèles? La seule explication plausible du départ de Plantin pour Anvers est qu'il y aurait été appelé par le ‘père’, c'est-à-dire par le fondateur Henrik Niclaes qui, pour la diffusion de ses nombreux écrits, avait besoin d'un typographe capable et secret, car Dirk van den Borne, de Deventer, qui travailla pour lui jusqu'en 1544 (de même que pour David Joris), avait été arrêté et ne pouvait plus guère se risquer à faire ces impressions dangereuses.Ga naar voetnoot5 L'actuel directeur du Musée Plantin, M.L. Voet, qui connaît la question mieux que quiconque, a dit que Plantin a tendu comme ‘un écran de fumée’ sur certains événements de son existence.Ga naar voetnoot6 Du départ de Paris comme de l'installation dans les Pays-Bas, il a donné après | |
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vingt-six ans une version qui a longtemps passé pour l'expression de la vérité: il aurait pris le chemin d'Anvers, dit-il en 1574, dans une épître à Grégoire XIII, parce que cette ville offrait les plus grandes facilités de travail, que l'université de Louvain lui permettait de trouver des collaborateurs et que, pour la satisfaction de sa foi religieuse, cette cité et toute la contrée environnante brillaient par dessus leurs voisins à cause de leur grande dévotion à la religion catholique, sous le sceptre d'un roi catholique, de nom et de fait. En réalité, derrière ce voile de mensonges, il y a un homme que la foi mystique a littéralement transporté, que le message hétérodoxe de Niclaes (peut-être transmis à Paris par Alexandre Graphaeus) a fait abandonner sa patrie. Le phénomène n'était pas rare à l'époque: Théodore de Bèze, son ami Conrad Badius et bien d'autres quittèrent Paris pour s'en aller vivre à Genève selon la doctrine de Calvin. Pour reprendre la définition de l'un des historiens de la Famille de la Charité, cette secte ‘donne l'impression d'une franc-maçonnerie avant la lettre et qui a des relations partout’. Grâce à elles, les portes s'ouvrirent devant Plantin que le familiste Alexandre Graphaeus, greffier de la cité d'Anvers, mit en rapport avec le bourgmestre et les échevins; il obtint de relier les registres de la ville dès 1552, et jouit de la protection des magistrats.Ga naar voetnoot1 Maintenant, nous comprenons pourquoi cet imprimeur feignit de ne rien composer pendant presque sept ans. Il s'est inscrit d'abord comme typographe, puis au bout de deux ans, comme relieur, ce qui a permis à nos contemporains d'écrire qu'il ‘était principalement relieur’ et d'échafauder des théories sans fondement aucun.Ga naar voetnoot2 C'est oublier qu'ayant une échoppe avec un étalage où sa femme vendait de la lingerie, il lui fallait exposer quelques objets justifiant sa présence et son activité; par conséquent, il vendit des articles de Paris: miroirs, cadres en cuir doré, livres dorés et argentés, étuis à lunettes et à peignes, écritoires et petits coffres servant à mettre bagues et anneaux.Ga naar voetnoot3 Et | |
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pendant ce temps-là, il pouvait probablement imprimer pour Niclaes, ses adhérents et d'autres hérétiques. La juxtaposition des textes choisis par Guy de Brès ne devait pas choquer ses croyances intimes, ne se trouvait-il pas à mi-chemin entre l'orthodoxie et l'hérésie?Ga naar voetnoot1 Comment le manuscrit du Baston de la foy chrestienne put-il lui parvenir, qui le lui remit? Il est difficile sinon impossible de répondre avec certitude à ces questions; Christophe de Brès,Ga naar voetnoot2 frère du prédicateur, qui passait pour verrier et marchand de fourrures mais était surtout colporteur biblique, vendant des livres prohibés imprimés en grand nombre par les typographes de Lyon et de Paris, et qui finit par se réfugier à Anvers, ce frère ‘porte-panier’ ne peut-il avoir servi de trait d'union entre le pasteur de Lille et l'imprimeur Plantin? Celui qui entra chez le maroquinier-doreur-relieur et lui remit le manuscrit de Guy de Brès pour l'impression, celui-là savait que Plantin s'occupait d'éditions clandestines. Et les pauvres colporteurs calvinistes qui parcouraient les routes d'Anvers à Genève et à l'Atlantique ne l'ignoraient pas davantage. Je n'en citerai qu'un exemple (et il y en a d'autres): quand Jehan de Campenon, épuisé par la maladie, teste à la Rochelle, il énumère ce qu'il doit à ses fournisseurs, et en premier lieu ‘au sieur Cristoffle Plantin, marchant libraire a Envers, douze escus ou environ comme appert en mes papiers et par les missives dudit Plantin’, etc. On ne fera croire à personne que ce typographe qui avait la passion de son métier (il l'a dit, il l'a prouvé) se serait abstenu d'imprimer pendant six à sept ans (de 1548 à 1555) parce qu'il ne trouvait pas de prêteur pour monter une presse.Ga naar voetnoot3 Et Niclaes, qui l'avait fait venir et attendait ses services, l'aurait-il laissé inactif? En revoyant attentivement les petits livres publiés clandestinement, munis d'adresses douteuses, pendant cette première période et même ensuite, on devrait retrouver la trace de l'activité secrète de Plantin. Elle n'était du reste pas aussi ignorée qu'il feignait de le croire; peut-être était-il déjà suspect et surveillé depuis longtemps lorsqu'en février 1562, la régente des Pays-Bas signala à Jan d'Immerzeele, margrave d'Anvers, qu'un livre sans nom de typographe ni adresse venait de paraître, imprimé | |
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avec les caractères de Plantin, lequel, ainsi que ses gens, étaient hérétiques. L'histoire de la Briefve instruction pour prierGa naar voetnoot1 a été souvent racontée; notons seulement que le typographe prétendit que ce texte, tiré à 1500 exemplaires, avait été fabriqué dans son officine à son insu. Quelques mois plus tard, nouvelle alerte occasionnée par l'Instruction chrestienne de Pierre de Ravillan,Ga naar voetnoot2 dont Plantin nia la paternité, et ceci contre toute évidence. On devrait dresser une liste des supercheries typographiques exécutées par cet homme incorrigible et têtu, les unes faites pour gagner de l'argent, les autres à cause de sa passion pour le christianisme mystique et tolérant; ces dernières auraient pu lui coûter la vie. Au printemps 1555, l'imprimeur anversois Jean Bellère fut ‘costretto da gravi facende... partir per Francfordia’; il chargea Plantin de la fabrication de L'institution d'une fille de noble maison, texte bilingue qui offrait des difficultés de composition puisque les deux versions, en regard l'une de l'autre, devaient sembler de même longueur. Et le livre parut au début de mai avec, au colophon, la mention: De l'imprimerie de Chr. Plantain. Bellère savait donc que son voisin français était typographe. Quant aux bibliographes modernes, ils en sont réduits à supposer que Plantin avait déjà travaillé avec lui.Ga naar voetnoot3 Mais alors, pourquoi son nom ne figure-t-il pas déjà sur d'autres livres faits en commun? Nous nous trouvons devant un problème insoluble dans l'état de nos connaissances. Les premiers livres de Plantin, qui prit du reste un départ en flèche, sont d'une présentation parfaite et établis avec goût. En tirant l'Institution, il se paya même une petite fantaisie: quelques exemplaires de luxe sur papier azur avec des pages encadrées et des initiales rubriquées en or.Ga naar voetnoot4 Et tandis (avant, pendant ou après) qu'il faisait ce travail, il composa avec les mêmes caractères bas de casse Le Baston de la foy chrestienne, et ajouta sur la page de titre: ‘A Lyon. anno. 1555’. Mais là, il emploie son propre papier, son petit cliché de la main à l'index tendu et de vieilles majuscules romaines, matériel que l'on ne pouvait lui | |
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attribuer puisque Plantin était inconnu en tant qu'imprimeur.Ga naar voetnoot1 Nous avons donc affaire à un spécialiste de l'édition clandestine, qui exploite les trucs et les précautions des propagandistes chevronnés.Ga naar voetnoot2 Ces travaux étaient facilités parce qu'il oeuvrait probablement seul avec l'apprenti qu'il avait engagé en 1553, et un pressier.Ga naar voetnoot3 De toute évidence, l'Institution et le Baston ne sont pas d'un homme qui aurait abandonné son métier pendant presque sept ans. La composition et le tirage sont soigneusement exécutés et les notes marginales du Baston, qui auraient présenté des difficultés à de moins experts, sans bavures. Nous ne sommes pas les premiers à nous étonner qu'un relieurmarchand d'estampesGa naar voetnoot4 devienne du jour au lendemain un parfait typographe. Plantin prévoyait-il les questions indiscrètes? On le voit, vers le milieu de 1555 publier les FloresGa naar voetnoot5 de Sénèque que Juan Martin Cordero, étudiant espagnol de Louvain, avait traduites; et dans sa préface, ce jeune dadais répète ce que Plantin lui avait dit (ou l'imprimeur aurait-il glissé cette phrase?), à savoir que cet ouvrage est ‘le premier’ imprimé par lui. C'est une contrevérité puisque l'Institution venait de paraître et que le Baston était probablement déjà entre les mains des ouailles de Guy de Brès. Pour la seconde fois: Plantin craignait-il les questions indiscrètes? Il tendit encore un ‘écran de fumée’ cherchant à expliquer pourquoi et comment il passa subitement de la reliure à la typographie. Il aurait été, dit-il, grièvement blessé d'un coup d'estoc dans l'épaule en 1555. Avec douze ans de retard, il fit cette confidence dans une épître en vers adressée aux maîtres d'école d'Anvers (1567): | |
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Cela voyant, j'ay le mestier éleu
Qui m'a nourri en liant des volumes.
L'estoc receu, puis après m'a esmeu
De les escrire à la presse, sans plume.
Il faut beaucoup de bonne volonté pour croire cette triste histoire, où la vie et la carrière du Tourangeau furent en danger; n'en retenons qu'un fait: il lui fallut changer de métier parce que pour la reliure il fallait trop se mouvoir et se baisser. En réalité, l'impression est bien plus pénibleGa naar voetnoot1 que la fabrication de boîtes en carton et d'objets en cuir doré, car dans une petite officine comme celle de la rue des Douze Mois, le maître, s'il ne conduisait pas la presse, devait être au four et au moulin: surveiller l'encrage, la mise en page, remplacer les lettres tombées en cours de tirage, serrer les formes, faire de nombreux travaux qui l'obligeaient à lever les bras (avec cette blessure toute fraîche!), se pencher en avant et rester debout pendant des heures. Nouvel étonnement quand on songe que Plantin fut relieur parce que ses moyens ne lui permettaient pas d'acheter une presse (coût 50 florins) et voici qu'il peut changer de métier et acquérir l'outillage indispensable à un typographe (il est vrai que l'une des versions de l'agression, version du XIXe s., met en scène le père de l'agresseur, Anversois de grande fortune, qui verse au blessé une ‘forte somme d'argent, avec laquelle, aussitôt après sa guérison, il acheta une maison, éleva une imprimerie, et commença ces travaux qui devaient le rendre si célèbre’). Autre constatation susceptible de nous étonner: devenu imprimeur-éditeur-libraire, Plantin continua à relier et à faire relier: en 1555 (la blessure est-elle déjà cicatrisée?), il ‘racoustre’ et fait un miroir à un étui à peigne, et un coffre avec un miroir; en 1555 encore, il relie cinq exemplaires des Flores,Ga naar voetnoot2 en 1562, lors de la vente de tout son matériel, il possédait une presse à relier et huit à imprimer, en 1564, il achète des ‘ustensiles pour reliure’.Ga naar voetnoot3 Que faut-il en conclure? Qu'à Anvers, ce Français a travaillé comme on travaillait à ParisGa naar voetnoot4 au XVIe siècle, c'est dire qu'un petit atelier de reliure faisait partie de la maison, un ou deux ouvriers étant capables d'habiller des livres destinés à être offerts (mais on ne reliait pas d'avance), et comme à Paris et à Lyon, | |
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il eut, dès 1557, des reliures ornées de sa marque typographiqueGa naar voetnoot1 Labore et Constantia, que l'on tirait au balancier. Souvent, il s'adressait à des artisans travaillant à façon (d'abord Jean Petit, Français de la rue des Lombards), qu'il fournissait de papier, de cuir et de parchemin. Nous aurions oublié cette agression si Balthasar I Moretus (né en 1574), qui s'est plu à laisser une image édifiante de son grand-père, n'en avait donné une version détaillée en 1604 (soit cinquante ans après l'événement) qu'il connut par ouï-dire; cependant rien n'y manque, même pas les noms du chirurgien et du médecin Goropius Becanus,Ga naar voetnoot2 qui deviendra un des bailleurs de fonds de l'officine. Nous savons qu'il obtint la bourgeoisie anversoise le 28 juin 1555, et n'exerça pas avant cette date. Comme l'imprimerie plantinienne fonctionnait officiellement depuis le mois d'avril, il faut en conclure qu'elle ne fut pas créée après ce coup d'estoc, mais avant. Les biographesGa naar voetnoot3 ont trouvé dans ce récit une abondante documentation anecdotique. Qu'il nous suffise de savoir que 1555 est la date où le typographe Plantin sortit de la clandestinité et commença à tenir une comptabilité, ce qui ne veut pas dire qu'il renonça pour autant à son action secrète; sa vie sera double: tandis qu'il imprime les livres de G.M. Bruto, de Sénèque, Pierre Belon, Pierre Du Val etc., il compose aussi le traité de Guy de Brès, et les écrits de Niclaes, dont certains sont très importants: Den Spegel der Gherechticheit est un in-4o de plus de 700 pages. A notre connaissance, M.L. VoetGa naar voetnoot4 est le premier à avoir remarqué que l'épître aux maîtres d'école d'Anvers est de 1567, année où le duc d'Albe arriva dans les Pays-Bas et où la répression renforcée contre l'hérésie fut instaurée. C'est la fin du gouvernement de Marguerite de Parme, qui avait témoigné une coupable indulgence au typographe tourangeau. Maintenant, Plantin est parmi les suspectsGa naar voetnoot5 avec ses amis le greffier Graphaeus et le médecin Goropius Becanus; sa tête est mise à prix. Il se sépare alors rapidement de ses bailleurs de fonds calvinistes et essaie de faire disparaître l'imprimerie anti-espagnole et | |
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calviniste fondée à VianenGa naar voetnoot1 (Niclaes l'aidera à sauver son matériel). A cette époque, et à en juger par sa correspondance, il semble au bord de la dépression nerveuse et sans l'aide de ceux qui protégeaient Henrik Niclaes, il n'aurait pas survécu à la purge. Il remue ciel et terre, écrit en France et en Espagne, et nous avons encore l'un des certificats de catholicitéGa naar voetnoot2 qu'il sollicita de ses amis, celui que Pierre Porret. l'apothicaire de la rue St.-Jacques, lui adressa de Paris le 25 mars 1567. Nous avons dit qu'étant de la Famille de la Charité, il avait même subventionné l'impression du Spegel der Gherechticheit; on voit ce que pouvait valoir son témoignage, mais l'inquisiteur d'Anvers n'en eut pas besoin. M. Saulnier,Ga naar voetnoot3 qui s'est récemment penché sur ce texte, s'étonne de voir que Porret ‘éprouve assez curieusement le besoin de raconter au destinataire (comme dans certains discours de réception académiques) sa propre jeunesse’. Tout s'explique quand l'on sait, comme nous, qu'il cherchait à disculper le pauvre Plantin. Ce texte ne contient pas seulement un certain nombre d'erreurs de fait, que les historiens se plaisent à redresser,Ga naar voetnoot4 mais aussi des contrevérités, de sorte qu'il conviendrait de s'en servir avec précaution. Malheureusement, c'est sur lui que se fondent ‘faute de mieux’, les biographies plantiniennes. * * *
Encore deux mots sur Guy de Brès. L'heure de son martyre approchait; il fut arrêté, jugé, puis pendu sur la grand' place de Valenciennes le 31 mai 1567, pour avoir contrevenu au commandement de la Régente, c'est-à-dire d'avoir célébré la Cène de Jésus-Christ contre son mandement. Christofle Plantin en sut-il quelquechose? D'autres soucis l'accablaient alors. Il fut si bien soutenu par le cardinal de Granvelle que, deux ans plus tard (1569), on lui confia l'impression de l'Index des livres prohibés. Arias Montanus, alors à Anvers pour travailler à la Bible polyglotte, fut le rédacteur principal du Librorum prohibitorum index,Ga naar voetnoot5 formé de trois parties; la première énumère les auteurs dont toute l'oeuvre est interdite, par exemple Hermannus Bodius, la seconde, ceux dont certains livres seulement sont prohibés, et la dernière, les Libri prohibiti ab incerti nominis auctoribus compositi. | |
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Parmi, eux, on relève, fol. D 3 vo: Baculus fidei. Si le duc d'Albe et Arias Montanus ignoraient le nom de cet auteur ‘pas déterminé’, PlantinGa naar voetnoot1 n'aura guère eu de mal à se rappeler le pauvre pasteur de l'église de la Rose de Lille, et le petit livre dont il l'avait chargé.Ga naar voetnoot2 |
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