Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden. Deel 95
(1980)– [tijdschrift] Bijdragen en Mededeelingen van het Historisch Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
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Les pays bourguignons méridionaux dans l'ensemble des Etats des ducs Valois
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ducs, écartés de Paris du fait des mésaventures de Jean sans Peur, et de plus en plus contraints à séjourner dans les territoires septentrionaux du fait des guerres à soutenir pour la succession de Hainaut, des revendications qui pesaient sur le Brabant, des conflits avec les villes flamandes, des affaires d'Utrecht, etc. Philippe le Bon et surtout la duchesse et son fils séjournèrent longuement à Dijon entre 1432 et 1443; ceci ne suffit pas à renverser la tendance, et la crise du Luxembourg ramena définitivement le duc dans le Nord. Deux textes, on le sait, jalonnent ce changement d'attitude. C'est, en 1432, l'acte de fondation du chapitre de la Toison d'Or, dont le duc Philippe fixa le siège en sa Sainte Chapelle de Dijon, s'appuyant sur ce que cette ville était la principale du duché de Bourgogne, première de ses seigneuries, celle à cause de laquelle il était pair et doyen des pairs de FranceGa naar voetnoot3.; c'est, en 1455, le mandement qui ordonnait de suspendre les travaux d'achèvement du palais ducal, dont les pierres d'attente manifestent toujours cet inachèvementGa naar voetnoot4.. De ses prérogatives de ‘capitale’, Dijon n'allait plus garder, en dehors de la desserte des fondations de la Toison d'Or, qui se maintint jusqu'en 1790, que le privilège de recevoir les sépultures des ducs et des duchesses, jusqu'en 1477 seulement, en la Chartreuse de Champmol.
Par leur structure institutionnelle, les états du Sud sont-ils très différents de ceux du Nord? On a beaucoup insisté sur le particularisme de ces derniers; les premiers sont, comme eux, faits d'éléments divers, passés en plusieurs étapes dans la possession des descendants du roi Jean le Bon. Le duché de Bourgogne - dont les ressortissants avaient tenu à faire préciser que le roi de France avait hérité de ce territoire ‘par prochaineté de lignage’ - avait ses institutions propres, auxquelles la royauté française avait ajouté des Etats qui surent fort bien défendre le particularisme du duché. La Franche-Comté, venue avec l'hoirie de Marguerite de Flandre, ne se confondait avec le duché ni pour la tenue des ‘jours’, ni autrement; elle avait son propre trésor des chartes, bien distinct de celui de Dijon. Le comté de Nevers et les terres de Champagne purent se séparer d'autant plus facilement des deux Bourgognes qu'ils leur avaient été simplement juxtaposés. Et c'est seulement sous Charles le Téméraire que le duc s'efforça de plier aux normes de l'administration bourguignonne les ‘terres royaux’ cédées par le traité d'ArrasGa naar voetnoot5.. | |
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Les ‘terres royaux enclavées es mettes du duché de Bourgoigne’, d'ailleurs, ne sont pas sans évoquer les principautés ecclésiastiques des pays septentrionaux. La politique persévérante des rois de France avait fait des seigneuries des évêques de Langres, d'Autun ou de Chalon, des abbés de Cluny ou de Tournus des éléments du domaine royal, ce qui permit à Philippe le Bon d'en prendre le contrôle quand Charles VII luí reconnut en 1435 le droit d'y désigner les officiers et de percevoir les revenus appartenant à la couronneGa naar voetnoot6.. Mais, bien qu'ils eussent obtenu également la garde de la cité de Besançon et celle de l'abbaye de Luxeuil, ils ne parvinrent jamais à faire réellement de Besançon, ville impériale, une de leurs villesGa naar voetnoot7.. Les pays bourguignons du Sud constituent donc eux aussi une mosaïque de principautés dont le duc de Bourgogne est, en vertu de titres d'origine diverse et parfois mal assurésGa naar voetnoot8., le ‘seigneur naturel’. Les Valois sont parvenus à imposer, audessus des institutions propres à chacun d'eux, des organes plus centralisés: un gouverneur, une recette générale des finances, une chambre des comptes, une chambre du conseil, une commission des finances, une recette de l'EpargneGa naar voetnoot9.. Mais pour y parvenir, il leur a fallu composer avec leurs sujets. Le cas du Parlement de Bourgogne, institué finalement en 1474, est instructif: cet organisme absorbe en fait, mais non en droit, l'ancienne chambre du Conseil siégeant à Dijon, mais en obligeant les conseillers à siéger chaque année trois mois à Beaune et trois mois à Dole pour prolonger l'existence des ‘grands jours’ du duché et de la ComtéGa naar voetnoot10.! L'oeuvre centralisatrice paraît cependant plus avancée au Sud qu'au Nord: c'est parce que la réunion des différents territoires y a été achevée plus tôt - en fait, dès 1384 - et que les accroissements postérieurs sont restés de relativement faible importance, portant d'ailleurs sur des terres dont les institutions particulières n'étaient pas très vigoureuses - si l'on en excepte les Etats particuliers que le Mâconnais parvint à conserver jusqu'en 1790 -.
C'est évidement dans le domaine de la vie économique et des structures sociales que l'on peut attendre des oppositions plus marquées et, d'ailleurs, une plus | |
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grande difficulté à établir des parallèles qui pourraient paraître artificiels. En fait, au Sud, comme au Nord, même si les coutumes régissant les fiefs différent d'une principauté à l'autre, le système féodal et seigneurial est encore en pleine vigueur. Il nous met en présence d'une noblesse essentiellement rurale, tirant ses ressources de l'exploitation d'un domaine et des redevances payées par des censitaires, quelle que soit la forme que prennent ces prestations. Cette noblesse comprend des familles bien dotées, dont les membres sont en mesure de fréquenter avec honneur la cour et les armées des ducs et d'aspirer aux libéralités de ces derniers: le Guy de Brimeu de M. Paravicini est un type achevé de cette noblesse de cour, comme d'autres personnages issus du terroir artésien ou picard - les Croy, les Lannoy, etc. - Les pays méridionaux nous offrent des types comparables, que ce soient des Vergy, des Pot, des Bauffremont ou des Pontailler. Et ce groupe social se renforce des descendants des anoblis, habiles à exercer des fonctions auliques qui échappent aux anoblis eux-mêmes: tels les Rolin, préfigurant les Granvelle du siècle suivant. Cette grande noblesse ne fraie guère, ni au Nord, ni au Sud, avec des ‘gentils hommes’ plus besogneux, dont les familles sont moins bien dotées, ou bien ont laissé leur patrimoine se diviser à l'excès: on trouve dans les montres d'armes et les reprises de fief des ‘écuyers’ dont les ancêtres tenaient bon rang et qui ne peuvent plus faire grande figure, à côté de personnages dont la noblesse paraît récente et acquise par l'exercice du métier des armes. En Bourgogne, leur ‘manoir’ même a perdu les privilèges reconnus aux ‘maisons fortes’ du fait des ordonnances de 1367 et 1408 qui ont ordonné le démantèlement des ‘forteresses’ incapables de soutenir un siège... L'autre catégorie sociale qui peuple les campagnes est faite de ceux qui, vivant du travail de la terre, sont les dépendants des seigneurs. Qu'il s'agisse de mainmortables comme il en existe encore beaucoup en Bourgogne, théoriquement assujettis à une taille ‘arbitraire’, en fait surtout susceptibles d'être frappés par des droits de succession fort lourds, ou bien d'hommes francs qui ont obtenu moyennant des concessions diverses l'abonnement de la taille et l'affranchissement de la mainmorte - ce sont toujours des justiciables, qui dépendent au moins en principe de la justice des seigneurs de la terre. Ainsi la structure sociale que nous offrent les pays bourguignons, si nous nous attachons au paysage rural, ne diffère pas tellement de celui que nous offriraient les plateaux artésiens, les plaines flamandes ou hollandaises, les terroirs forestiers de la région ardennaise. Par contre, les paysages urbains sont beaucoup plus contrastés. Les pays de Bourgogne ignorent les métropoles de l'importance de Bruges, Gand, Ypres ou Amsterdam; la plus grosse ville du duché, Dijon, avec guère plus de dix mille | |
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habitantsGa naar voetnoot11., dépasse de peu cette ville de Zutphen qui pouvait être prise, nous l'avons vu, pour un modèle de petite ville à l'échelle des Pays-Bas. La structure institutionelle est bien différente elle aussiGa naar voetnoot12.. Si une dizaine de villes bourguignonnes ont reçu des chartes de commune dont le modèle a été celui de Soissons, les Soissonnais de 1248 constataient déjà que le duc de Bourgogne avait sur ses villes des pouvoirs excédant de loin ceux qu'eux-mêmes reconnaissaient à leur seigneur. Et le serment que prête le maire de Dijon à son entrée en charge est avant tout une promesse de bien garder les droits ducauxGa naar voetnoot13.. Jouissant tous d'une franchise personnelle, les habitants des villes sont soumis à une justice, que leur administrent les magistrats qu'ils élisent eux-mêmes, et celà jusque dans celles où un prévôt ducal (ou seigneurial) continue à prononcer les sentences: celles-ci sont en fait élaborées par les jurés élus qui l'assistent. Les habitants assurent leur propre défense, formant une milice qui les dispense d'acceuillir, à moins de négociations préalables, les troupes ducales. Ils élisent des représentants qui discutent, au sein des Etats, leurs charges fiscales. Mais, dans l'ensemble, mise à part la banlieue de DijonGa naar voetnoot14., aucune d'elles n'exerce de droit de seigneurie sur le plat-pays environnant. Et ce n'est guère que depuis 1443 que le duc a cessé de tourmenter à tout propos la ville de Dijon en prononçant la saisie de la mairie: mais la transaction intervenue cette année-là assure désormais la soumission des habitants à l'intervention habituelle des agents du ducGa naar voetnoot15.. Certes, on trouverait dans les pays septentrionaux des parallèles: les Valois ont ici aussi cherché à réduire les autonomies urbaines; mais celles-ci témoignaient d'une bien autre vigueur. Dans les villes septentrionales, tout au long de cette période, on a connu des conflits ouverts entre patriciat et métiers. Dans les deux Bourgognes, on aurait pu constater aux treizième et quatorzième siècles l'existence d'un patriciat où se mêlaient chevaliers et riches bourgeois qui pratiquaient les uns et les autres le commerce de l'argent. Mais désormais, si quelques gentilshommes ont leur maison en ville (ils y reçoivent d'ailleurs des locataires), ils restent étrangers à cette dernière; les bourgeois, lorsqu'ils atteignent un certain niveau de richesse, se met- | |
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tent d'ordinaire au service du duc et c'est par ce moyen que certains se glissent dans les rangs de la noblesse, en accumulant des seigneuries que leur abandonnent des nobles aux prises avec des difficultés financières: ils sortent ainsi de la bourgeoisie pour se fondre dans la noblesseGa naar voetnoot16.. Des conflits se dessinent au sein de la bourgeoisie; on en devine un qui oppose les gens de loi, avocats, procureurs, aux marchands qui paraissent plus liés au petit peuple. C'est au sein de ce groupe de notables, où l'on ne saurait reconnaître de véritables ‘lignages’, que se livrent des luttes de clans, en particulier à l'occasion des élections du Conseil de VilleGa naar voetnoot17.. En face d'eux, en effet, point de ‘métiers’ organisés. Dès le treizième siècle, artisans et même vignerons se groupaient au sein de confréries de métier; celles-ci se confinent dans l'exercice d'une entraide à la fois spirituelle et matérielle. L'existence de métiers organisés, ayant pour objet le contrôle de la qualité de la production, se constate dès le quatorzième siècle à Châtillon-sur-Seine, ville drapante qui évoquerait les cités du Nord; elle suscite l'imitation. Mais si Dijon, puis les autres villes bourguignonnes, mettent sur pied des métiers jurés, c'est essentiellement pour assurer le contrôle des ateliers et des boutiques, en liaison avec la mairieGa naar voetnoot18.. Et, s'il y a des éléments turbulents en ville, en dehors des Coquillards qui inaugurent à Dijon le type moderne du ‘gang’ de malfaiteurs, ce sont les jeunes compagnons qui font volontiers du tapage nocturneGa naar voetnoot19., et sans doute aussi les vignerons qui devaient donner des inquiétudes aux corps de ville du dix-septième siècle. L'originalité de la structure urbaine, dans la plupart des villes, est à rechercher de ce côté. Partout, certes, on connaît en ville des hommes qui vivent du travail de la terre. Si, à Dijon, on entend la trompe du pâtre communal qui ramène le soir en ville le troupeau de bêtes qu'il a mené paître dans la proche banlieueGa naar voetnoot20., c'est un fait très largement répandu dans l'Occident médiéval. Par contre, les terroirs bourguignons se prêtent dans l'ensemble à la culture de la vigne, qui s'adapte à des parcelles de peu d'étendue en exigeant une main d'oeuvre abondante, et qui est de grand profit: aussi les espaces suburbains voient-ils la viticulture prendre un grand essor, et les vignerons représentent-ils un groupe nombreux, consti- | |
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tué surtout de salariés qui entretiennent parfois des conflits avec leur employeurs, notamment à AuxerreGa naar voetnoot21.. L'évocation de la vigne nous met sur le chemin d'un survol de l'activité économique des deux Bourgognes. Celles-ci (et ceci, une fois encore, n'a rien d'original) vivent avant tout de l'exploitation de la terre. Leur fertilité est variée: le Morvan granitique ne se prête qu'à la culture du seigle, les hauts plateaux du Jura ne sont guère plus favorables à celle du blé. Néanmoins les cultures céréalières tiennent le premier plan. Dijon, comme Gray, comme Auxonne, est un important marché de grains, et les archives pontificales ont gardé la trace des achats effectués à Chalon, à Verdun-sur-le-Doubs, à Seurre, tandis que les notaires de Dijon enregistraient les achats opérés par les blatiers sur le marché du lieu et la constitution de cargaisons prêtes a être embarquées sur la Saône. On pourrait évoquer la situation de Douai, autre grand marché de grains dont les exportations étaient acheminées par la Scarpe et l'Escaut vers les métropoles flamandes... Terre à blé, terre d'élevage aussi: les nobles bourguignons vivent du ‘norriage’ de leurs bêtes autant que de leurs ‘gagnages’. Mais, tandis que la Hollande et la Zélande commencent à s'orienter vers le commerce du beurre et du fromage, les riches éleveurs de Beaune, les marchands de l'Autunois et du Charolais s'adonnent au trafic des bêtes de boucherie, qu'il s'agisse des boeufs qu'on vend aux foires du Beuvray, d'Autun, de Saulieu, ou des porcs, qu'on engraisse dans les forêts de chênes. Et, durant tout le quatorzième siècle, c'est l'élevage des bêtes à laine qui a été d'excellent rapport, pour diminuer brutalement à la fin du siècleGa naar voetnoot22.. Quant au poisson des étangs bourguignons et comtois, qui fournissait à Avignon un ravitaillement pour le temps du Carême, il n'assure plus les mêmes ressources au quinzième siècleGa naar voetnoot23.. Et cette production n'a jamais eu les proportions de cette pêche au hareng qui, grâce à de nouveaux procédés de conservation, fait au quinzième siècle la fortune de la Hollande. Par contre, le vignoble est en pleine expansion. Les crises démographique et économique ont pu amener l'abandon de terroirs cultivés en vigne aux treizième et quatorzième siècles: il semble néanmoins que d'autres sont plantés à leur tour, et les mesures prises par le duc Philippe le Hardi et par les villes pour empêcher la substitution de la vigne au blé dans les terres basses, pour éviter l'emploi d'en- | |
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grais inadéquats ou de cépages à grande production témoignent de l'engouement des Bourguignons pour cette cultureGa naar voetnoot24.. Les crus du duché et de la Franche-Comté sont déjà célèbres, tandis que l'Auxerrois fournit Paris de vin de consommation courante. Et, dans les chansons du quinzième siècle, les vins sont inséparables du nom de la BourgogneGa naar voetnoot25.. Les produits du sol alimentent une industrie, que ce soit la laine qui, cessant à la fin du quatorzième siècle de fournir leur matière première aus tissages de Lombardie, continue à l'assurer aux drapiers de Châtillon, de Dijon, de Beaune, ou bien les chenevières qui fournissent de chanvre d'innombrables ‘tissiers’. Mais, bien qu'un texte du milieu du quinzième siècle nous assure qu'un Dijonnnais sur trois vivait de la draperieGa naar voetnoot26., jamais celle-ci ne parvint à s'affirmer à côté des draperies septentrionales. Quant aux ‘toiles de Bourgogne’, assez célèbres pour qu'on en retrouve le nom, vers 1330, jusque dans un lexique latin-turc-persan écrit sur les rives de la mer Noire, le Codex cumanicus, elles restent le fait d'un artisanat rural; ce n'est guère qu'à Besançon qu'on trouve trace d'un tissage du lin par des artisans de villeGa naar voetnoot27.. On pourrait passer en revue d'autres productions, noter que la poix des forêts jurassiennes s'expédie au loin, que les capitalistes bourguignons, et jusqu'au sculpteur Jean de la Huerta, se sont efforcés de découvrir et d'exploiter les filons de plomb argentifère; mais seuls deux produits du sous-sol tiennent une place appréciable dans l'économie occidentale: le sel des salines de Salins, que se disputent les acheteurs tant du duché que de Suisse, de Savoie et de LombardieGa naar voetnoot28., et le fer des fourneaux du Châtillonnais, que l'on achemine vers le marché de Chalon où les marchands de Lyon viennent l'acquérir. Le troisième volet de ce triptyque que nous offre l'activité économique des deux Bourgognes, le commerce, semblerait devoir nous mettre en présence d'une situation très favorable, le duché et la comté se trouvant à la fois sur l'axe reliant les pays de la Loire à la vallée du Rhin et sur celui qui met la mer du Nord en liaison avec la Méditerranée, la Seine, l'Yonne, la Loire, la Saône constituant autant de voies navigables qui pénètrent profondément au coeur de ce territoire, tandis que les cols du Jura lui offrent des passages commodes. Cette situation géographique a fait, au quatorzième siècle, la fortune des foires de Chalon. Mais M. Henri Du- | |
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bois a montré comment cette fortune a pris fin avec ce même siècle: parallèlement au déplacement des voies commerciales qui privilégie au quinzième siècle Anvers et Amsterdam au détriment de Bruges, les marchands délaissent Chalon pour Genève, et c'est là que le duc doit envoyer pour se procurer de l'argent. Or, à la différence de ce qui se passe dans le Nord, ce glissement vers l'Est fait échapper les grandes voies du trafic à l'emprise ducaleGa naar voetnoot29.. N'en concluons pas au ralentissement de l'activité des marchands bourguignons. Un Jean de Courbeton, qui trafique d'étoffes précieuses, peut susciter un conflit avec le duc de Milan à la suite de la saisie d'un de ses chargementsGa naar voetnoot30.; un Bénigne de Cirey, grand marchand de vin dont le fils sera abbé de Cîteaux, les Viart d'Auxonne ou les Vurry de Dole, comme le célèbre chaudronnier chalonnais fixé à Dijon, Oudot MolainGa naar voetnoot31., ont fait fortune dans la ‘marchandise’ à côté de leurs émules restés plus obscurs. Certes, les seigneurs s'illusionnent quand ils croient qu'il suffit de créer une foire et un marché pour que leurs villages deviennent des centres économiquesGa naar voetnoot32.; mais c'est dans cette activité économique que des hommes entreprenants commencent à accumuler les deniers qu'ils font ensuite fructifier en prenant à ferme les revenus ducaux ou en fournissant l'hôtel ducal des denrées qui lui sont indispensables, ou tout simplement en avançant au prince l'argent dont il a toujours besoin. Toutefois, passé 1450, la cour ducale s'est définitivement transportée au Nord et les belles carrières offertes aux gens de négoce deviennent l'exception. On restera néanmoins longtemps fidèle, dans ce milieu, à la ‘foy de Bourgogne’Ga naar voetnoot33.. Si nous avons tenu à présenter ce panorama, c'est pour redresser une perspective qui a été celle de nombreux historiens: celle de ‘pays de Bourgogne’ restés plus arriérés dans leur développement économique, partant constituant un poids mort dans l'Etat bourguignon. Bien qu'éprouvés durement par le passage des routiers sous Philippe le Hardi, par la longue guerre avec les Armagnacs, inaugurée autour de 1410 et qui ne s'achève qu'en 1435, par de désastreux passages d'Ecorcheurs, les deux Bourgognes se suffisent largement à elles-mêmes et assurent de belles rentrées aux caisses ducales. | |
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Mais, en même temps, la comparaison est instructive. Malgré la richesse du vignoble, la vigueur de l'élevage, l'importance de la production de grains, l'essor de la métallurgie et des salines, il suffit de parcourir les villes de Bourgogne pour avoir conscience de ce qu'elles ne rivalisent pas avec celles du Nord. Le domaine de la vie artistique et intellectuelle, toutefois, n'est pas décourageant. Le Nord devient la patrie des grands peintres, et l'art du portrait y atteint à ses sommets; les grands enlumineurs, les musiciens de renom, y trouvent un milieu favorable. Le Sud peut revendiquer la floraison d'une sculpture qui a pris naissance auprès de l'atelier ducal de la Chartreuse de Champmol, attirant des artistes venus de la Hollande, de l'Aragon, de la vallée du Rhône, diffusant ses techniques et ses formules, et qui déborde très vite les programmes arrêtés par les gens du duc. Les gens de cour, les prélats, les églises, les seigneurs du duché et de la Comté forment une clientèle dont les commandes font vivre ce monde d'artistesGa naar voetnoot34.. Et, sans parler des travaux exécutés pour le duc lui-même, les constructions civiles et religieuses des Rolin à Beaune comme à Autun - où le cardinal Rolin fit refaire le choeur et la flèche de la cathédrale tout en construisant une collégiale -, celles des Chambellan à Dijon, permettent de supporter bien des comparaisons. Si l'on pense à la vie religieuse, il apparaît que les deux Bourgognes n'ont pas fourni le terrain favorable à un mouvement comparable à la devotio moderna; tout au plus, dans la vallée de la Saône, sainte Colette a-t-elle pu implanter ses religieuses et les formes de dévotion qu'elles apportaient; de grands abbés, Jean Petitjean, Jean de Bourbon, Jean de Cirey, ont entrepris la réforme de Saint-Martin d'Autun, de Cluny, de Cîteaux. Une fois de plus, les ‘pays de Bourgogne’ ne sont pas frappés d'atonie; ils n'ont pas pour autant les moyens d'atteindre au niveau des possessions septentrionales de la maison ducale.
Mais venons-en à la dernière face de notre propos: quelle contribution les ‘pays de Bourgogne’ ont-ils apportée à la construction de l'Etat des Valois? Il n'est pas inutile de rappeler qu'ils ont assuré à la puissance ducale son point de départ. En acquérant le soutien de ses sujets du duché, heureux de trouver en lui un substitut aux ducs de la vieille lignée capétienne, Philippe le Hardi a été à même de s'imposer à une Franche-Comté qui avait été longtemps rétive, comme à une Flandre qu'il avait fallu, au temps de Roosebeke, ramener une dernière fois à l'obéissance envers son comte. Par leur situation, les deux Bourgognes ont pernis aux ducs Valois d'agir sur la Loire, faisant peser lors de la lutte contre Charles VII la menace de leurs armes sur le Bourbonnais et sur le Beaujolais, occupant | |
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dès 1417 le Mâconnais et l'Auxerrois, poussant à la même date leur avance en Champagne. Philippe le Bon, de Dijon, a pu se porter sur Luxembourg; il a fait connaître sa puissance à la région bâloise, il a eu ses clients en Savoie et au-delà du Jura. Charles le Téméraire a joué de tous ces ressorts-là, en les tendant jusqu'à la rupture: il a même pu penser à l'héritage provençal et le projet de royaume esquissé à Trèves l'aurait établi sur les cols des AlpesGa naar voetnoot35.. Et l'on sait que c'est grâce à cette situation qui les rendait maîtres des passages du Jura que les ducs ont pu - jusqu'au conflit avec Berne - se procurer les mercenaires italiens qui constituaient l'un des éléments de leur armée. Cette base politique est aussi une base financière. Nous savons que les deux premiers ducs ont largement compté sur les finances royales pour équilibrer leur budget: M. Vaughan a évalué à 400.000 ou 500.000 livres tournois les besoins annuels d'argent dont près d'un tiers était satisfait par les ‘dons du roi’. Ceci laissait encore à la charge de leurs territoires une somme globale de quelque 300.000 livres par an. C'est le chiffre auquel, en 1445, parvenaient les conseillers ducaux lorsqu'ils essayaient d'évaluer les dépenses ‘ordinaires’ de l'état bourguignon, à la suite d'une enquête dont M. Arnould a retracé les étapesGa naar voetnoot36.. Pour y satisfaire, les revenus ‘ordinaires’ du duc, ceux qu'il demandait à son domaine (après défalcation, il faut le dire, d'une masse énorme de gages, de fiefs-rentes, de frais d'exploitation qui étaient prélevés au départ), n'assuraient guère plus de 160.000 livres, contraignant le prince à trouver d'autres ressources. Dans le décompte de ces revenus domaniaux, à une date qui correspond à l'apogée de la puissance de Philippe le Bon, au lendemain de l'incorporation du Brabant, du Limbourg, de la Hollande, de la Zélande et du Hainaut, les deux Bourgognes comptent pour 26%, la Flandre pour 24%, l'Artois pour 10%. Ceci signifie sans doute que le domaine princier était beaucoup plus entamé dans les territoires de nouvelle acquisition que dans les anciennes possessions bourguignonnes. Mais on doit aussi en conclure que les deux Bourgognes, avant 1430, contribuaient à l'‘ordinaire’ dans une proportion voisine de 40%. Il faut bien entendu corriger cette impression première en tenant compte de l'‘extraordinaire’, c'est-à-dire de ces impositions dont le roi de France avait réussi à rendre la levée régulière dans son royaume. Les ducs Valois - mis à part le cas particulier de l'Artois soumis à une ‘composition’ coutumière - ont su utiliser | |
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cette machinerie fiscale en collaborant étroitement avec les Etats de chacune de leurs terres pour associer à leur politique. Ces Etats votent des ‘fouages’, d'importance variable et de périodicité irrégulière, mais dont, grâce à M. VaughanGa naar voetnoot37., il est possible de se faire une idée d'ensemble. C'est pour constater qu'ici la part des deux Bourgognes apparaît bien moindre - d'autant plus que la Franche-Comté est absente de ces tableaux; elle n'appartenait pas au royaume de France et le duc devait utiliser des méthodes différentes pour y obtenir de l'argent de ses sujets -. En 1422, le duché de Bourgogne payait 36.000 livres contre 14.000 pour l'Artois et 100.000 couronnes pour la Flandre; en 1465, sa contribution est tombée au niveau de celle de l'Artois (toujours 14.000 livres) en face des 25.000 riders payés par les Brabançons, des 36.000 des Flamands, des 54.000 des Hollandais et des Zélandais. Cette disproportion doit être nuancée. En Bourgogne, le plus gros revenu que le duc tire de l'extraordinaire vient de la gabelle du sel, qu'ignorent les pays du Nord (on sait que c'est la perspective de voir substituer une taxe sur le sel aux autres charges indirectes qui provoqua la grande révolte gantoise). Il faut donc ajouter ce qu'apporte celle-ci au chiffre des ‘fouages’ payés par les Bourguignons. Mais, malgré tout, il est évident que ceux-ci paient moins d'impôts que les gens des pays du Nord. Si, d'ailleurs, on admet que les impositions sont calculées en fonction de l'importance de la population et de la richesse de chaque pays, il est évident qu'il pourrait difficilement en être autrement. Les Bourgognes fournissent sans doute moins du quart des ressources financières dont dispose le duc. Mais, en revanche, elles apparaissent comme un réservoir d'hommes, et surtout d'hommes de guerre et d'administrateurs. La Franche-Comté, en particulier, s'est révélée une pépinière de gens de loi et de finances, qui viennent notamment de Poligny et d'Arbois: les Chousat, les de Plaine, les Chevrot et bien d'autres. Ce n'est pas par hasard que Philippe le Bon a implanté à Dole une université qui brilla surtout dans le domaine juridique - tandis que celle que son cousin Jean avait créée à Louvain devenait un grand centre théologique-. Quant aux gens de guerre, les deux Bourgognes les fournissaient libéralement, concurremment au comté d'Artois et aux territoires ‘picards’; les ducs ont préféré demander à leurs sujets hollandais, zélandais et flamands des aides en argent, affectant parfois la forme d'un rachat du service militaire, qui leur permettaient de solder des contingents de mercenaires. Et la vieille chanson du temps de Maximilien, ‘Réveillez-vous Picards, Picards et Bourguignons’, n'en garde-t-elle pas le souvenir, en paraissant faire de ces deux groupes les éléments essentiels d'une armée bourguignonne, tandis qu'on laisse aux Flamands la | |
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perspective de payer les vins de Beaune que les autres auront bus ‘quatre patards la pinte, ou bien battus seront’? Ceci est sans doute l'une des raisons de la prédominance si marquée des gentilshommes de Bourgogne au sein de l'hôtel ducal (dont on a marqué combien elle se différenciait de la proportion qui existe dans l'ordre de la Toison d'Or). L'hôtel n'est pas qu'un ensemble de services domestiques; c'est aussi un élément de l'armée. Les écuyers des ‘quatre états’ forment une des batailles de l'ost ducal; les chevaliers chambellans, qui ont siège au conseil, ont aussi des obligations particulières à l'égard du service arméGa naar voetnoot38.. Si les commensaux du duc, qui narrent des histoires, souvent lestes, dans la chambre du prince, au témoignage des Cent nouvelles nouvelles, sont en grande partie des Bourguignons, c'est d'abord parce que l'évolution historique a amené ceux-ci à s'assurer dès le départ, et à se transmettre, les postes de l'hôtel; c'est aussi parce qu'ils forment le noyau de l'armée ducale. On pourrait penser que ces pays pauvres en villes, dotés en contre-partie d'une abondante noblesse depuis longtemps habituée au service du prince, supportent davantage l'impôt du sang en laissant aux autres le poids des impôts payés en espèces monétaires... et dont une part non négligeable leur revient sous forme de gages, de pensions et de dons de toute nature.
Est-ce à dire que les pays du Sud ont été un poids à supporter pour ceux du Nord? N'insistons pas sur ce que les hommes de Bourgogne qui bénéficient des faveurs ducales vivent à la cour ou auprès d'elle, et dépensent dans le pays où ils vivent l'essentiel de leurs revenus. Mais constatons que la politique ducale, jusqu'aux toutes dernières années, n'a pas cherché à faire des deux Bourgognes le point de départ de ce que nous avons appelé ailleurs le ‘dessein bourguignon’Ga naar voetnoot39.. En 1473 encore, le Téméraire est occupé en Gueldre; en 1474, sous Neuss; en 1475, en Lorraine - et, s'il entend s'assurer la liberté du passage dans ce dernier pays, ce n'est pas nécessairement au profit de ses territoires méridionauxGa naar voetnoot40.. L'hostilité déclarée du comte de Nevers ne l'a pas incité à étendre ses domaines aux dépens de ce dernier, bien que, lors de son mariage avec Isabelle de Bourbon, il ait paru intéressé par la terre de Château-Chinon: il lui a suffi d'une pression diplomatique contraignant Jean de Clamecy à accepter des garnisons bourguignonnes dans les places frontières. Ce sont les troupes locales, à peine renforcées d'éléments empruntés aux contingents de mercenairesGa naar voetnoot41., qui ont gardé les marches de la Bour- | |
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gogne au cours des trois campagnes de 1471, de 1472 et de 1475, remportant en 1472 des succès signalés avant de connaître en 1475 l'écrasante défaite de Montreuillon. Jusqu'à cette date, les deux Bourgognes ont pratiquement été laissées à elles-mêmes, suffisant à leur défense comme à leur administration, tout en contribuant dans une proportion non négligeable à fournir à un duc lointain les moyens de mener une politique dont les objectifs essentiels se situaient dans les vallées de la Meuse et du Rhin, voire au-delà puisque la Frise y figurait en bonne place... Ce qui est remarquable, c'est que les deux Bourgognes paraissent avoir conservé intacte leur fidélité envers ce ‘prince naturel’ qui ne faisait plus acte de présence chez elles que pour s'y faire enterrer. Lorsque ‘Mademoiselle’, Marie de Bourgogne, fit appel à la ‘foy de Bourgogne’, et malgré le ralliement à Louis XI des hommes en place, plus réalistes que chevaleresques, Comtois et Bourguignons se soulevèrent contre les troupes d'occupation et leur menèrent la vie dure pendant trois ans. Maximilien a pu récupérer la Comté; Charles-Quint comptait sur la loyauté inconditionnelle des Comtois et pouvait escompter celle de plus d'un BourguignonGa naar voetnoot42.. La profondeur de cette adhésion - tout comme le sursaut inattendu des miliciens des villes et des gentilshommes des pays du Nord qui tinrent en échec Louis XI à Guinegatte - doit elle aussi tenir sa place sur le plateau de notre balance. |
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