Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden. Deel 95
(1980)– [tijdschrift] Bijdragen en Mededeelingen van het Historisch Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
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Charles le Téméraire et la souveraineté: quelques considérations
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menaçaient la Comté, envahissaient la Picardie, l'Artois, le Hainaut, tandis qu'en Gueldre et sur la Meuse la domination bourguignonne s'écroulait, le patrimoine dans le Nord était en effervescence. Face à l'avance française les pays d'embas tenaient bon, sans doute. Quelques défections pénibles à part, la fidélité à la maison régnante demeurait entière. Mise à l'épreuve, la communauté qui s'était formée sous l'égide de cette maison se prouvait même remarquablement résistante. Mais, de toute évidence, la politique du dernier duc n'avait pas été populaire, combien qu'on puisse avoir admiré, parfois, ses hauts faits. Ses innovations, son manque d'égards, son mépris pour des libertés chéries, ses guerres incessantes et coûteuses avaient soulevé beaucoup de murmures. Sa conception de la ‘chose publicque’, enfin, n'avait guère été celle de la grande majorité de ses sujets. Leurs porte-voix, les Etats, si loyaux qu'ils fussent, s'étaient montrés de plus en plus récalcitrants. A la nouvelle de son élimination, temporaire ou définitive, les ressentiments accumulés faisaient éruption. La réaction se manifesta sur plusieurs niveaux, et pas partout avec la même virulence. Elle était bien générale pourtant. Par ci, par là, des troubles éclataient, notamment dans la grande ville de Gand, où, par malheur, la fille du Téméraire résidait alors. Mais ces rébellions, par lesquelles se faisait jour, souvent, un malaise social, visaient des autorités locales, les gens au pouvoir, non moins que des agents rapaces du prince ou des conseillers censés responsables de son système. Plus important que les incidentelles émeutes, fut, de la part de ces gens au pouvoir qui en étaient quelquefois les victimes, de ces gens qui constituaient les diverses assemblées d'Etats, le refus déterminé qu'ils se savaient maintenant en mesure d'opposer à l'Etat bourguignon tel que Charles le Téméraire, Charles le Travaillant, l'avait conçu. Ce qu'ils envisageaient, ce fut, non pas l'unité imposée d'en haut qui commençait à se dessiner, mais plutôt une union de pays autonomes, avec une large mesure de contrôle, par les Etats, sur la conduite des affaires. Ce qu'ils désiraient, ce qu'ils stipulaient, ce fut le soulagement immédiat des charges qu'ils supportaient, bien entendu, et encore, parfois, l'expulsion des nonindigènes qui remplissaient, chez eux, des fonctions publiques. Ce qu'ils exigeaient surtout, ce fut un retour au bon vieux temps du duc Philippe, le respect des anciens droits, privilèges et coutumes, qui trop souvent avaient été foulés aux pieds, et par conséquent l'abolition du Parlement de Malines, qui plus qu'aucune | |
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autre nouveauté était jugé préjudiciable à ces libertés traditionnelles. A ces sujets, les Etats des différentes principautés ont été unanimes, et ils se sont entendus fort vite. Les représentants du duc, d'autre part, ses conseillers et ses gouverneurs, son épouse même et sa fille, n'ont pas attendu d'être assurés de sa mort pour aller au devant de ces récriminations - je l'ai remarqué tout à l'heure - et pour s'engager dans un chemin qui menait tout droit au fameux privilège du 11 février 1477 et à d'autres privilèges connexes. Cette charte, qu'on est convenu d'appeler, depuis un siècle, le Grand Privilège de Marie de BourgogneGa naar voetnoot2. à cause de sa portée - car c'est la première qui se soit adressée à l'ensemble des Pays-Bas - fut octroyée aux Etats réunis à Gand à ce moment (aux Etats Généraux, comme on dira plus tard), avec l'aveu, je crois, de ceux de la Hollande et de la Zélande, qui ne venaient que d'être convoqués à ce lieu. Ces deux comtés - qui, quoi qu'on en ait dit, n'ont guère fait preuve à cette occasion d'un particularisme exceptionnellement faroucheGa naar voetnoot3. - reçurent, un mois après, le 14 mars, leur Grand Privilège à eux, ainsi nommé depuis toujours, à cause de son ampleur, qui est trois fois celui de l'autreGa naar voetnoot4.. Ici encore, dans le cas de ce Grand Privilège régional, une coopération entre gouvernement princier (certains de ses membres, du moins) et gouvernés se révèle de très bonne heure. Sa genèse remonte à des consultations que le lieutenant du duc là-bas - Louis de Bruges, seigneur de (la) Gruuthuse, comte de Wincestre, chevalier de la Toison, etc. - avait eues avec les villes principales de son gouvernement sitôt qu'il fut avisé du résultat de la bataille de NancyGa naar voetnoot5., mais longtemps avant d'avoir reçu de plus amples nouvelles concernant le duc Charles. A ces occasions, il les avait assurées que leurs voeux et ceux du pays seraient exaucés sans fauteGa naar voetnoot6., et dans la suite (bien qu'il fût débouté entretemps de son office, victime lui aussi de la réaction) il semble s'être appliqué à mener à bien cette affaire. | |
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Certes, Gruuthuse, homme fort capable, était un réaliste, attentif à prévenir des calamités, mais il est permis de soupçonner que ce n'était pas à contrecoeur qu'il a viré de bord et qu'en ceci, il n'a pas été exceptionnel. Si les Etats récusaient les nouveautés récemment introduites, il faut croire que plusieurs de leurs interlocuteurs, parmi les grands seigneurs plutôt que parmi les fonctionnaires de carrière, ne les aimaient pas non plus. Le gouvernement de Charles de Téméraire avait bousculé trop de droits et d'intérêts établis, avait trop brusqué les individualités robustes des pays rassemblés sous son sceptre, pour y avoir été accueilli avec allégresse. La poussée du prince vers la souveraineté interne avait été ressentie comme une atteinte à des conditions auxquelles on était profondément attaché, même en haut lieu. Toutefois, ce n'est pas de la tension entre les concepts d'Etat bourguignon et de communauté bourguignonne que je voudrais vous entretenir aujourd'hui. Les idées monarchiques du duc Charles, qui s'accordaient si bien avec son tempérament volontaire - des idées qui étaient dans l'air à cette époque et qui, chez lui, provenaient d'une conviction profonde et très réfléchie de sa responsabilité devant Dieu - ces idées ne se sont pas révélées que dans sa politique intérieure. Elles se sont manifestées avec autant ou plus de force au dehors, dans ses efforts pour se débarrasser, et par conséquent libérer ses principautés, de tout pouvoir supérieur. Ces revendications de la souveraineté externe - de la reconnaissance de cette souveraineté plutôt, car en pratique elle était déjà largement sous-entendue: ce n'est que d'une façon assez vague et générale qu'on en aura eu conscience, dans les pays bourguignons. Des raisons de s'en méfier n'auront pas manqué, surtout dans la mesure où un rehaussement du statut du seigneur aurait donné une impulsion nouvelle à la fâcheuse tendance de celui-ci à la concentration territoriale et administrative. Tout de même, en principe, cette facette-là de la politique du duc n'était pas de nature à effaroucher ses sujets au même degré. Elle semble avoir cadré fort bien avec certaines de leurs traditions et de leurs aspirations.
L'institution contre laquelle les Etats se sont surtout acharnés (le Grand Privilège général était très spécifique à cet égard), fut donc le Parlement de Malines, en toutes lettres: le ‘Parlement et Court souveraine de tous les duchés, comtés, pays et seigneuries de pardeça’ qu'au début de décembre 1473, Charles le Téméraire avait établi à MalinesGa naar voetnoot7.. Ce qui choquait les délégués aux Etats, qui en tant que seigneurs justiciers, ou en tant que représentants de bonnes villes, étaient investis de droits juridictionnels eux-mêmes, fut la compétence revenant à cette nouvelle | |
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cour de justice, et encore sa procédure. Les Membres de Flandre, qui avaient toujours vu d'un mauvais oeil les ingérences du Parlement de Paris dans la juridiction indigène, n'étaient pas non plus enchantés de la copie quelque peu simplifiée du tribunal parisien qui s'était installée au seuil de leur comtéGa naar voetnoot8.. Mais probablement ce fut en premier lieu aux attributions souveraines de sa création que le duc était intéressé. Déjà adjugées, depuis peu, à son Grand Conseil (et, en certaine mesure, à son Conseil de Dijon), ces attributions furent maintenant carrément énoncées. Lorsqu'il érigea, ‘comme souverain chief de Justice’, le Parlement des Pays-Bas, ainsi que, quelques semaines plus tard, l'autre Parlement, celui de Beaune et Dôle, Charles le Téméraire désirait pourvoir son Etat-en-devenir d'organismes adéquats pour une bonne administration de la justice, ‘qui est l'ame et l'esprit de la chose publicque’. Sans doute, mais en les proclamant souverains, il entendait manifester en même temps son indépendance envers tous et porter défi au roi Louis XI. Tout en s'inspirant d'exemples français, il s'éloignait de la France. Il se considérait, en effet, délié de toutes obligations de ce côté depuis que Louis XI, en se liant avec ses ennemis, aurait manqué aux engagements qu'il avait pris lors du traité de Péronne, en octobre 1468Ga naar voetnoot9.. Et l'on songe à cette audience sensationelle que le duc a accordée, à Saint-Omer, au mois de juillet 1470, à une ambassade royale, qui était venue avec des propositions conciliantes. A cette occasion, le duc de Bourgogne avait reçu les ambassadeurs, assis sur un ‘pompeux et riche trône..., le plus fait en élation qui oncques avoit été vu jusques à ce jour, ne à empereur, ne à roi’; il s'était qualifié de Portugais, de par sa mère, et il avait voué, implicitement, le roi de France aux cent mille diables de l'EnferGa naar voetnoot10.. Cela avait été, de la part de Charles le Téméraire, une démonstration qui avait scandalisé les anciens serviteurs du duc Philippe le Bon. Cependant, demeurer tout le temps, à l'égard de la Couronne de France, dans une situation ambigue, à l'instar de son père, n'était pas son fait. Dès le début de son principat, il avait montré qu'il entendait faire desserrer, pour le moins, ses liens de dépendance. | |
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Dans des négociations qui avaient précédé la rencontre de Péronne, il avait demandé, comme prix d'une bonne entente, entre autres choses, l'abandon de tous les droits de juridiction ou de suzeraineté que le roi pouvait faire valoir sur sa personne, ses pays et ses sujets. Par ce moyen, on n'a pas manqué de l'observer alors, il serait devenu virtuellement roi lui-même dans son territoireGa naar voetnoot11.. C'est à cela, en effet, que Charles le Téméraire tendait d'abord, à la liberté d'un roi plutôt qu'à une dignité que l'empereur romain seul était en mesure de conférerGa naar voetnoot12.. Ce qu'il avait demandé, en septembre 1468, revenait à la concession, par le roi de France, de deux éléments essentiels de ce qu'on entendait par souveraineté (superioritas dans les textes latins)Ga naar voetnoot13.: l'absence de toute autorité supérieure sur le niveau féodal, et l'exercice d'une juridiction suprême (donc la qualité de ‘souverain chief de Justice’), ce qui transcendait déjà ce niveau. Il est bien vrai qu'en 1468, ces exigences n'avaient été que des conditions initiales, portées au maximum, dont les négociateurs bourguignons étaient préparés à rabattre, mais dans la suite l'attitude de Charles le Téméraire s'est durci. Son obstination à se faire reconnaître indépendant vis-à-vis du royaume de France - indépendance qu'en 1474, son beau-frère Edouard IV d'Angleterre, roi de France en expectative, a concédée par avanceGa naar voetnoot14. - a empêché tout accommodement durable avec Louis XI. Celui-ci était non moins décidé à lui refuser ce désir, à exiger, au contraire, l'hommage que l'autre avait négligé de prêter. Feu Karl Bittmann l'a bien démontréGa naar voetnoot15.. Et si je ne me trompe pas, cette aspiration à la souveraineté, envers l'Empire cette fois, a également été la pierre d'achoppement lors de l'entrevue de Trèves. Plus que les autres édits promulgués à Thionville, au mois de décembre 1473, par lesquels l'organisation d'un véritable Etat bourguignon était vigoureusement entreprise, celui qui fondait le Parlement fut déjà l'acte d'un roi, non d'un duc et comte, combien de fois qu'il eût cumulé ces dignités - ce qui n'est pas à dire que, | |
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quelque jour, devenu roi en titre, Charles le Téméraire n'aurait pas développé ses institutions à l'avenant. Le duc l'avait lancée, cette ordonnance, sans plus attendre l'issue, encore indécise, de ses pourparlers avec l'empereur Frédéric III, qui avaient eu lieu immédiatement avant, à la distance d'une journée, à Trèves, et dans lesquels précisément cette question de royauté avait occupé une place progressivement plus prépondérante.
Reportons-nous, donc, à cette rencontre célèbre de Trèves, qui s'est étendue sur deux mois, du 30 septembre au 25 novembre 1473, et qui est célèbre à cause du faste qui y fut déployé et qui a ébloui les contemporains, et encore à cause du mystère qui l'a enveloppée et qui en grande partie subsiste toujoursGa naar voetnoot16.. Tandis que sur ses aspects cérémoniels et ostentatoires les témoignages abondent, les délibérations elles-mêmes avaient eu lieu au grand secret et en petit comité, in strictissimis et secretissimis tractatibus. Toutefois, quelque chose a transpiré, inévitablement, et les rapports d'observateurs alertes ne sont pas toujours sans fondement. Interprétés avec prudence, ils permettent de suppléer à ce qui a été divulgué dans quelques rares communiqués officiels ou officieux. Ostensiblement, la conférence avait pour objet la pacification générale et la défense de la chrétienté contre le péril turc, et on en a parlé en effet. Mais il y avait une foule d'affaires à régler préalablement entre le duc de Bourgogne et Frédéric III, en sa double qualité d'empereur romain et chef de la maison de Habsbourg, des problèmes anciens et des embrouillements de date récente, qui pour la plupart étaient de nature à trouver une solution dans un accord compréhensif. Une alliance entre les maisons de Bourgogne et d'Autriche avait été considérée depuis une entrevue du duc Philippe le Bon avec Frédéric III, encore roi des Romains, à Besançon, l'an 1442. Récemment, les négociations s'étaient intensifiées et elles avaient abouti à ces journées de Trèves. Deux questions avaient été prominentes dans ce contexte: le mariage de la fille du duc, son héritière présomptive, au fils de l'empereur, et son ambition de s'élever, par le moyen de ce mariage, aux dignités de roi des Romains et, avec le temps, d'empereur et de marcher sur les traces de Charlemagne; tout au moins d'obtenir un vicariat s'étendant à l'ensemble de l'Empire et comportant lui aussi la succession au trône impérial. | |
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Sur ces derniers points, l'empereur n'avait pas été trop encourageant. Abstraction faite de ses vues personnelles, il n'ignorait pas que c'étaient des choses impossibles à réaliser sans l'aveu des princes électeurs et que ceux-ci, pour la plupart, n'y consentiraient jamais. En revanche, il avait repris un ancien projet et proposé au duc d'ériger en royaume ses pays, au titre de l'un d'entre eux, à son choix, un royaume, bien entendu, relevant du Saint-EmpireGa naar voetnoot17.. Proposition qui était sans doute agréable au duc de Bourgogne, pourvu que cette royauté serait en supplément à celle des Romains, non pas en échange de ce rang ardemment convoité. Cependant, à ce qu'il paraît, une fois arrivé à Trèves, Charles le Téméraire a bientôt reconnu la force des obstacles qui s'opposaient à son souhait. Il aura admis que, dans les circonstances, il fallait déchanter. Dans les rapports confus qui nous sont parvenus, nous entendons de moins en moins de la succession à l'Empire; nous apprenons très peu aussi au sujet d'un mariage austro-bourguignonGa naar voetnoot18., mais assez - plus qu'assez, car les rumeurs sont discordantes - qui concerne une royauté territoriale prévue pour le duc de Bourgogne. Son couronnement était prochain, lorsque, à cause de certaines difficultés qui s'étaient produites, on résolut d'ajourner les tractations jusqu'au premier février prochain. Le départ brusque de l'empereur, qui probablement redoutait des importunités in extremis, donna à cette résolution un arrière-goût déplaisant. L'unique résultat concret de ces longues semaines remplies de festivités bruyantes et de négociations ardues, fut la reconnaissance officielle de la plus récente des acquisitions de la maison de Bourgogne: le 6 novembre, dans une cérémonie pompeuse, Frédéric III investit sollennellement le duc Charles des duché de Gueldre et comté de ZutphenGa naar voetnoot19.. Cette inféodation présente quelques aspects assez remarquables. D'abord, elle se faisait en faveur de ce prince et de ses hoirs en tant que ducs de Brabant, le tittre le plus prestigieux dont il disposait à l'intérieur de l'Empire. Je reviendrai dans une minute sur ce qu'il y a tout de même de curieux dans cette qualification. Ensuite, cette concession en fief fut la seule dont, pendant les journées de Trèves, un pays bourguignon ait été l'objet, apparemment la seule aussi qui eût été demandée. C'est ce qui pourrait surprendre, car le statut juridique des autres | |
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fiefs impériaux du duc de Bourgogne et la légitimité de sa succession à ces principautés avaient présenté des problèmes depuis que le père de Charles le Téméraire, Philippe le Bon, avait acquis les duchés de Brabant et de Limbourg, les comtés de Hainaut, Hollande et Zélande, Namur aussi, autour de l'an 1430. C'est que presque tous ces territoires avaient été transmis par des femmes, comme si souvent auparavant, ce que le droit féodal de l'Empire cependant, strictement interprété, ne permettait pas. De temps en temps, le duc Philippe avait essayé de régulariser ses rapports avec l'empereur et d'obtenir une investiture formelle - à ses conditions, bien entendu, c'est-à-dire une fois pour toutes et reconnaissant explicitement la transmissibilité en ligne féminine. En attendant, il n'avait pas prêté hommage pour les fiefs impériaux que ses ancêtres avaient possédés tranquillement, et qui pourtant avaient été apportés de même par une femme. A l'occasion d'une mission à la cour impériale, en 1460, il avait fait valoir un argument historique: le royaume de Lothaire II, qui survivait toujours, après six siècles, dans les franchises particulières des seigneuries cisrhénanes, notamment en ce qui concernait le régime successoralGa naar voetnoot20.. Il avait déjà, en 1447, invoqué ce précédent lorsqu'il fut question d'un royaume à créer à son intention, dont l'étendue et la liberté, avait-il stipulé, devraient être comparables à celles du ‘royaume bel et grant’ d'autrefois, ce qui voulait dire, en l'occurrence, qu'il ne serait pas mouvant de l'EmpireGa naar voetnoot21.. D'ores et déjà, cette liberté, que Frédéric III avait refusé immédiatement, mais sur lequel le duc avait insisté, était censé revenir au Brabant et au Limbourg, vénérable héritage des CarolingiensGa naar voetnoot22.. Dans ses dernières années, et faute de mieux, Philippe le Bon | |
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semble l'avoir étendue sur l'ensemble de l'ancienne Lotharingie et avoir posé en axiome que la Hollande, le Hainaut, etc. étaient également des francs alleux, où il ‘était seigneur de la terre et de la mer, sans en recongnoistre nul a souverain que Dieu’Ga naar voetnoot23.. Cette idée, que la diplomatie bourguignonne n'a pas inventée, s'explique en partie par l'équivoque inhérente au concept d'EmpireGa naar voetnoot24.. Le Saint Empire Romain était en principe, toujours, la monarchie universelle; il était encore, et surtout, ‘de Nation Germanique’ (le terme apparaît du temps de Charles le Téméraire), entendez une entité territoriale assez décousue, mais bien délimitée, qui était volontiers conçue comme un Empire universel en petit, comportant une liberté correspondante de ses membres. Nulle part cette tendance était plus marquée que dans les pays marginaux à l'Ouest. Lors des préliminaires du traité d'Augsbourg, par lequel fut constitué, en 1548, un Cercle de Bourgogne plutôt associé qu'incorporé à l'Empire Romain, le gouvernement et les Etats des Pays-Bas n'ont pas non plus voulu d'une dépendance, féodale ou autre, à l'égard de l'Empire. Ils ne l'ont admise, à la rigueur, que par rapport à des territoires récemment affiliés - la Gueldre, Utrecht, l'Overissel -, nullement pour les principautés dites patrimoniales. Ainsi que l'empereur Charles-Quint lui-même le faisait observer à son frère Ferdinand, roi des Romains: ‘touchant mesdits pays denbas ils ne sont, comme vous savez bien, soubz l'Empire et de tout temps s'en sont tenuz exemptz, et ne les y vouldroie de mon temps assubiectir...’Ga naar voetnoot25.. Il ne faut pas croire, en effet, que cette liberté revendiquée pour les pays bourguignons n'ait été qu'une marotte de leurs princes. Quand ils y avaient intérêt, les sujets s'en sont prévalus de même, et pas depuis le seizième siècle seulement. Ainsi en Hainaut, dès que le lien féodal avec l'Eglise de Liège fut rompu, en 1408, on se considérait affranchi de toute sujétionGa naar voetnoot26.. Les Etats de ce pays n'ont pas tardé à | |
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représenter au roi des Romains Sigismond, dix ans plus tard, qu'il n'avait pas à se mêler de leurs affaires, attendu que le comté n'était pas du ressort de l'Empire, bien qu'il fût situé dans ses limitesGa naar voetnoot27.. Quelque véhémente que puisse avoir été la répugnance que les notables des ‘basses régions’ ont éprouvé pour le Parlement que Charles le Téméraire avait établi en anticipant sur la reconnaissance de sa souveraineté, ils auront plutôt applaudi à sa défense de leur indépendance de toute autorité extérieure, qui était la présupposition de cette création abominée. Ce fut encore de la part des Etats du Hainaut (paraît-il) qu'en 1488, Maximilien d'Autriche, qui avait allégué ses attributs impériaux, reçut la réponse: Et que, comme roy des Rommains, il soit souverain des pays de Brabant, Haynnau, Hollande et Zellande, combien qu'ilz soient scitués en l'Empire, c'est directement contre les hauteurs et prééminences que le duc Charles et ses prédécesseurs, ducs et contes desdits pays, ont toujours maintenu: car ilz ont toujours maintenu qu'ilz tiennent lesdits pays comme frans alleux de Dieu et de l'espée, saulf les haulx chemins de Brabant et la forest de Soigne, que aucuns dient estre fief impérial. Et qui en veult savoir le vray, soit demandé à ceulx qui estoient du conseil du temps du duc Charles, comment il eut prins en gré ceste querelle...Ga naar voetnoot28.. Eh bien, c'est sans doute afin de sauvegarder ces hauteurs et prééminences que le duc Charles, à Trèves, s'est désintéressé d'autres concessions en fief que celle qui se rapportait à la Gueldre, et à laquelle d'ailleurs il se serait plié d'assez mauvaise grâce. Ce qui est à remarquer, c'est que l'empereur Frédéric III a approuvé ce point de vue. Car en inféodant son interlocuteur de ce duché en sa qualité de duc de Brabant, il a tacitement reconnu, d'une façon plus décisive que par des intitulations dont il peut avoir usé auparavant, que celui-ci régnait sur ses possessions héréditaires, tout au moins sur le Brabant, non seulement de fait, mais de droitGa naar voetnoot29.. Abstraction faite de la Gueldre, cette conquête qui avait bien besoin d'être sanctionnée, et en quelque sorte de la Savoye, dont il n'était pas du tout assuré, Charles le Téméraire n'a désiré qu'une seule investiture: celle d'un royaume englobant tous ses domaines situés dans l'Empire et quelque chose en plus. Cela, toutefois, à | |
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une condition essentielle, à savoir que l'accès au gouvernement de cet Empire lui fût garanti. Sinon, pas de royauté vassale; il ne pourrait s'agir alors que d'un royaume souverain à tous les égardsGa naar voetnoot30.. Voilà ce qui explique, ou qui peut contribuer à expliquer, l'insuccès des entretiens au bord de la Moselle. C'est du moins la thèse, l'hypothèse plutôt, que je me permets de vous proposer ce matin.
Les rapports, les rumeurs, qui nous sont parvenus de l'entrevue de Trèves, parlent d'un royaume de Bourgogne, ou d'un royaume de Frise, ou encore de la résurrection de deux titres royaux, de Bourgogne et de Frise. De la Lotharingie on n'a soufflé mot. Un chroniqueur tardif, hollandais, qui a attiré l'attention de Huizinga dans le tempsGa naar voetnoot31., a cru savoir que dans les deux royaumes que je viens de nommer, les fiefs français de Charles le Téméraire auraient été compris, ce qui est improbable, voire à peu près impensable, à moins qu'il ne se soit agi d'une exigence finale et tout à fait exorbitante du duc. Frédéric III avait beau être monarque universel, mais il n'aura pas considéré un seul moment de se brouiller de la sorte avec son voisin le roi de France. Charles le Téméraire peut fort bien avoir eu l'intention d'étendre sa royauté sur ces pays-là, quelque jour, mais tout porte à croire qu'à Trèves, on n'a traité que de ses terres d'Empire, et pour causeGa naar voetnoot32.. Il n'est pas absolument exclu, d'autre part, que dans un stade avancé des négociations, l'octroi de deux couronnes royales ait été envisagé - entre lesquelles, soit dit en passant, les territoires bourguignons n'auraient guère été répartis de la façon étrange que le chroniqueur en question, Renier Snoy, a décrite. Qu'est-ce qu'il nous propose, en effet? Non pas une division plus ou moins correspondant aux ressorts des deux Parlements que le duc allait instituer: la Frise au nord, la Bourgogne au sud. Pas non plus (eu égard aux prémisses de cet auteur) l'application rigoureuse d'un critère de provenance: les pays auparavant français sous le vocable de Bourgogne et les autres portant le nom de Frise. Il parle d'un royaume de Bourgogne qui aurait compris, non seulement le duché de ce nom et le bloc Flandre-Artois, avec d'autres contrées ci-devant sous la Couronne de France, | |
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mais également le Luxembourg ainsi que, apparemment, la Franche-Comté, et qui aurait été coupé par la Frise, de laquelle auraient ressorti le Cambrésis, le Hainaut, le Namurois, Liège, et les autres terres d'Empire, avec des additionsGa naar voetnoot33.. Reste que les témoignages les plus dignes de foi ne font mention que d'un seul royaume, et d'un seul couronnement qui aurait été projetéGa naar voetnoot34.. Il semble permis de supposer que les correspondants qui, tout à la fin, ont parlé d'une dualité (bien qu'un secrétaire impérial se soit trouvé parmi euxGa naar voetnoot35.), se sont laissés égarer par les deux noms qui ont été ébruités, non pas comme des compléments l'un de l'autre, mais comme des alternatives, et plutôt successivement. Il pourrait apparaître que toutes les spéculations auxquelles on s'est abandonné, dans le temps et de nos jours, sont devenues inutiles depuis que les archives cantonales de Neuchâtel ont livré un document très propre à trancher la question: c'est bien le nom de Bourgogne qui aurait été choisi. Ce document est la copie d'un accord auquel des conseillers impériaux et ducaux sont parvenus le 4 novembre 1473, à la suite d'un ultimatum de Charles le TéméraireGa naar voetnoot36.. A vrai dire, ce texte, publié il y a une quarantaine d'années, n'est pas aussi sensationnel qu'il le paraît: l'essentiel de ses données était connu depuis longtemps, d'après un communiqué oral émis le jour suivantGa naar voetnoot37.. On savait aussi que les princes électeurs présents avaient acquiescé à ce résultat, sans vouloir y concourir expressément, ni y mettre obstacle. Il ressort de cette pièce tout de même fort précieuse que les parties étaient convenues de la restauration et érection d'un royaume de Bourgogne, comprenant tous les pays que le duc possédait dans l'Empire, et ceux auxquels il pouvait faire valoir un droit, et encore, en qualité de fiefs, les territoires des ducs de Clèves, de Lorraine et de Savoye et ceux des évêques d'Utrecht, de Liège, de Toul en de Verdun, le tout les enclaves comprises, mais à l'exception des villes impériales. Il s'agissait d'une royauté héréditaire et transmissible dans les lignes | |
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masculine et féminine, mais (un grand mais) qui aurait été dans la mouvance de l'Empire. Le nouveau roi et ses successeurs étaient tenus de faire hommage à l'empereur et à ses successeurs à lui, et ceci pour les régales, pour ‘les choses et droits qui ci-devant, dans les pays de Monseigneur le duc, avaient été reconnus comme des fiefs impériaux’Ga naar voetnoot38., et enfin pour les territoires ajoutés à cet ensemble. En contre-partie, le duc s'obligea à fournir une aide militaire contre les Turcs, à un maximum de 10.000 combattants. Deux jours après, la cérémonie de l'investiture de la Gueldre se déroulait, par laquelle le duc de Bourgogne, ainsi qu'il fut remarqué, désirait s'intégrer à l'Empire, ‘dem reich dadurch verwandt werden’ - ce qui était encore une façon de dire qu'auparavant, malgré sa domination massive à l'est de l'Escaut et de la Saône, il avait été étrangerGa naar voetnoot39.. Un résultat magnifique, dira-t-on, cet accord du 4 novembre, de nature à satisfaire l'ambition la plus exaltée. Tout de même, cette convention nous laisse rêveurs. Le statut, féodal ou allodial, des principautés bourguignonnes y avait été très prudemment formulé, sans doute, de sorte que, de la part du duc, il n'était pas possible de s'en offusquer. Toutefois, sa royauté elle-même n'aurait pas été souveraine. Comment le duc de Bourgogne, qui était si impatient d'une autorité supérieure, qui pour ses fiefs français revendiquait obstinément la souveraineté, se serait-il contenté de moins dès qu'il s'agissait de sa couronne? Tandis que son père, qui n'aurait pas songé à se séparer de la France, avait bien exigé, trente ans | |
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plus tôt, l'indépendance à l'égard de l'EmpireGa naar voetnoot40.? On pourrait présumer que l'extension impressionnante de son pouvoir qui était prévue valait bien la formalité d'une génuflexion. Mais le royaume de Philippe le Bon, tel qu'il avait été entrevu un instant, en 1447, se serait également étendu loin des limites de ses possessions actuelles, et lui n'avait pas voulu d'une subordination, quelque nominale qu'elle fût. La réponse, je suppose, pourrait être celle-ci: le 4 novembre, la royauté territoriale n'avait pas encore été substituée définitivement à celle des Romains. Charles le Téméraire espérait toujours arriver au sommet de l'Empire, ne fût-ce qu'à la longueGa naar voetnoot41.. Dans ces conditions seulement il aurait eu intérêt à une connexion étroite. Mais il n'a pas tardé à se raviser. Aussi bien, le protocole du 4 novembre ne représente-t-il pas le dernier mot dans cette affaire de royaume. On a négocié pendant trois semaines encore, et ce n'est que pendant ces trois semaines, que, dans les rapports expédiés de Trèves, le nom de la Frise apparuGa naar voetnoot42.. Probablement, il avait été discuté auparavant, ce nom, avant qu'on fût tombé d'accord sur celui de Bourgogne. C'est pourtant un nom assez inattendu, que les observateurs n'auront guère imaginé, mais un nom familier à l'entourage de Charles le Téméraire. Car c'est de la Frise, dont le titre était accouplé à celui de la Hollande, que les délégués de Philippe le Bon se sont réclamés la première fois que l'aspiration de la maison de Bourgogne à la royauté avait été proclamée, en 1433, au concile de Bâle, bien que, en quête de royaumes historiques dont le duc était censé incorporer la tradition, ils eussent pu se prévaloir aussi des royaumes de Bourgogne et de LotharingieGa naar voetnoot43.. C'est encore ce nom-là qui a réapparu régulièrement lorsque l'excellence de cette maison avait eu besoin d'être relevée. En 1447 également, lors des pourparlers que j'ai mentionnés, ce | |
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fut bien le titre royal que le duc Philippe avait préféré, mais que Frédéric III avait écarté tout de suite, ‘um ursach willen’Ga naar voetnoot44.. Pourquoi cette préférence marquée pour le titre frison? Sans doute ne pouvait-il que renforcer les prétentions du duc à des contrées qu'il ne possédait pas encore, et que l'empereur lui refusait, parce qu'il les considérait indissolublement unies à sa couronne. Et peut-être le nom de la Frise avait-il une connotation de liberté toute spéciale: la fameuse liberté frisonne, qui était, en essence, rien d'autre que ce liaison direct (bien théorique, d'ailleurs) avec le chef suprême, au séculier, de la chrétienté. Mais la question demeure: pourquoi la Frise a-t-elle été considérée comme un royaume particulièrement apte à être ressuscité? J'ai traité de cette matière dans ma leçon d'ouverture, il y bien longtempsGa naar voetnoot45., et j'espère y revenir, mais maintenant, à la fin, hélas, de ma carrière universitaire, il me faut bien avouer que je ne suis pas absolument sûr. J'ai décelé plusieurs voies par lesquelles le bruit d'un royaume frison aurait pu parvenir aux oreilles des gens du quinzième siècle, sans avoir tout à fait réussi à décider laquelle de ces voies a été la plus opérante. Mais pourquoi ne pas en croire les contemporains qui ont parlé d'une tradition ‘par anciennes cronicques’? Pour l'instant, il suffira de constater que, dans le temps, la Frise a été considérée comme un ancien royaume et que les ducs de Bourgogne se sont volontiers prévalus de cette qualité historique. C'est Huizinga qui le premier a souligné le rôle qu'a joué le royaume de Frise lors de l'entrevue de Trèves, et M. Vaughan, dans l'exposé le plus récent et le meilleur (deux qualités qui ne vont pas nécessairement ensemble) qui ait été publié sur les tractations tréviriennes, a eu raison de ne pas le négligerGa naar voetnoot46.. Mais qu'est-ce qu'il s'est passé, au juste, au cours de ces trois semaines qui se sont écoulées depuis l'accord que je viens d'esquisser et la rupture de la conférence? Après coup, retiré à Coblence, l'empereur s'en est expliquéGa naar voetnoot47.. Il avait été parfaitement disposé, déclara-t-il, à donner suite à la convention (celle du 4 novembre, présumablement), mais c'était le duc de Bourgogne qui avait soulevé des difficultés (‘manicherlei eintrag und irrung’) et qui avait fini par poser des conditions auxquelles, en conscience, il n'avait pas pu se soumettre. Quelles difficultés et quelles conditions? Peut-être il y en a eu plusieursGa naar voetnoot48., mais pour celle que j'aime à | |
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croire décisive, plus décisive en tout cas qu'une insistance du duc sur l'adhésion formelle des princes électeurs, je voudrais m'en référer à une information fournie par la chronique du Conseil de Lübeck, rédigée peu apreès. Je sais bien que M. Vaughan, qui a connu également cette source (qu'est-ce qu'il n'a pas connu?), n'en fait pas grand casGa naar voetnoot49.. Je me permets, respectueusement, de différer. Après tout, Lübeck, la métropole de la Hanse teutonique, n'était pas une ville quelconque, et le rédacteur de sa chronique officielle, qui était probablement le chef de sa chancellerie, n'était pas un plumitif quelconque, mais un homme qui peut avoir disposé de tuyaux intéressants. De toute façon, je réclame votre indulgence, parce que le témoignage lübeckois m'autorise à préciser mon hypothèse de tantôt. Qu'est-ce qu'il dit, ce chroniqueur hanséatique? Le duc de Bourgogne aurait voulu devenir roi de Frise, et sous cette couronne régner sur tous ses pays. Et il aurait proposé à l'empereur encore autre chose: il entendait être un roi libre, exempt de toute sujétion à l'égard de l'Empire romainGa naar voetnoot50.. Ainsi, Charles le Téméraire, décu provisoirement dans ses espérances plus ambitieuses, serait revenu à l'idée d'un royaume complètement souverain. Son érection, quelques semaines plus tard, de la cour suprême du Parlement, par laquelle il écartait aussi bien le Kammergericht impérial que le Parlement de Paris, ne pourrait-elle pas constituer un indice de cette évolution de ses pensées? Pour ce royaume il aurait choisi le nom de Frise. S'il en a été ainsi, il faut croire que ce nom-là a été jugé plus convenable à la souveraineté, pour quelque raison que ce fût. On peut concevoir encore que le duc ait désiré réserver l'appellation de Bourgogne pour usage futur, au cas où il aurait envisagé la formation d'un autre royaume, composé de ses pays auparavant français. Ou qu'il ait cru peu opportun d'adopter ce titre tout de même provocateur dans une période de trêves avec son adversaire de France. Ou qu'il ait voulu faire reconnaître expressément ses droits sur la Frise... On peut même supposer, attendu la facilité avec laquelle la ‘cédule’ du 4 novembre avait parlé des pays revendiqués par le duc, que l'empereur s'était enfin décidé à abandonner la Frise à son sort et au duc de Bourgogne... Mais ce serait s'aventurer bien avant dans la voie des spéculations. Qu'on ait parlé d'un royaume de Frise, les derniers jours de la conférence de Trèves, est confirmé par un bout de papier que M. Vaughan a dépisté dans un recueil conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, où il est inséré dans une copie | |
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plus ou moins contemporaine de l'ordonnance instituant le Parlement de MalinesGa naar voetnoot51.. M. Vaughan a considéré douteuse son autorité, et avec raison. Il faudra admettre, pourtant, qu'en combinaison aves les autres données, sa valeur suggestive n'est pas négligeable. Ainsi que mon ancienne assistante, Mlle De Roos, a bien voulu me confirmer, il contient la copie, également contemporaine, mais assez rapide, d'une notice écrite le ler janvier 1474 à l'intention du ‘rentier de l'abbaye de Loos’ lez Lille, personnage dont l'identité m'échappe. Il est difficile de se refuser à l'impression que cette pièce provient d'un cercle d'initiés (quelques graphies ahurissantes sont peut-être dues au copiste). Après un relevé du personnel du Parlement, il y est dit: ‘un nouveau roy de Frise aura tout aultres serviteurs, et fera nouvelle loy, nouvelle monnoye, nouveau sceau et nouvelles armes...’. Trait assez caractéristique, ces armes sont ensuite décrites minutieusement. Elles sont, en bref: d'azur au lion rampant d'or, couronné de même, la queue fourchue et disposée en croix de St-AndréGa naar voetnoot52.. Les armoiries projetées, donc, n'auraient nullement concordé avec l'un des deux blasons que les armoriaux de ce temps présentent comme ceux du roi de Frise et qui nous sont toujours familiers: celui d'azur aux bandes d'argent semées de coeurs de gueules, et celui d'azur semé de besants d'or à deux léopards de même, qui était porté par les ducs de Bourgogne pour la seigneurie de FriseGa naar voetnoot53.. De l'énumération des bannières de ce royaume FriseGa naar voetnoot54. on peut conclure qu'il aurait été identique au royaume de | |
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Bourgogne prévu dans l'accord du 4 novembre, c'est-à-dire qu'il aurait compris exclusivement des terres impériales; c'est-à-dire, encore, si étrange que cela paraisse, qu'à un certain moment, le nom de la Frise a été substituté à celui de Bourgogne.
Vous aurez remarqué, Mesdames et Messieurs, qu'à défaut de preuves formelles, il m'a souvent fallu me contenter d'indications, puisées, bien sûr, dans des sources contemporaines, pour avancer des hypothèses plus ou moins plausibles, mais des hypothèses, rien de plus. Que voulez-vous, lorsqu'il s'agit de saisir des volontés et des intentions, des désirs, des desseins ou des motifs? D'ailleurs, dans les négociations, les choses les plus importantes ont souvent été aussi les plus secrètes, dont on a traité de bouche, sans en rien confier au papier, ou au parchemin, avant d'être arrivê à un résultat. Si je me hasarde, avant de terminer, à vous proposer, sous toutes les réserves voulues, et de façon tout à fait tentative, une autre hypothèse, il me faut confesser que je ne dispose même pas de ces indications contemporaines. Je m'y enhardis tout de même. C'est l'hypothèse que Charles le Téméraire, qui est mort soixante-dix ans avant l'ouverture du concile de Trente, et qui a tout ignoré d'une contre-réforme, s'il avait vécu plus longtemps, aurait anticipé la réorganisation de l'Eglise des Pays-Bas, qui, préparée du temps de son arrière-petit-fils Charles-Quint, s'est réalisée sous le fils de celui-ci, Philippe II. Ce bouleversement a doté, comme vous savez, les Pays-Bas bourguignons de dix-huit évêchés, répartis sous trois archevêchés. J'ai dit ailleursGa naar voetnoot55., qu'on a de la peine à concevoir qu'un prince à l'esprit aussi rigoureux et méthodique aurait négligé les anomalies de la géographie ecclésiastique, et cela à une époque où ‘la tendance est nette qui rétrécit de plus en plus l'Eglise à la dimension de l'Etat’Ga naar voetnoot56.. Dans ses territoires, notamment dans son duché de Brabant, cette tendance s'était manifestée plusieurs fois. Les circonscriptions diocésaines et les formations politiques s'y entrecoupaient de la façon la plus bizarre, et les sièges épiscopaux dont ses sujets dépendaient étaient situés, en grande partie, en dehors de ses domaines, qui ne pouvaient pas se prévaloir d'un seul siège métropolitain. Or, à un royaume digne de ce nom, il convenait de comprendre dans ses limite un archevêché pour le moins, ainsi qu'une dizaine de cathédrales. Un traité de politique composé, dans le milieu bourguignon, quelques années après la mort du duc, et qui a joui d'une certaine vogue, n'a pas omis de relever ces conditions, qui étaient considérées aussi essentielles à la royauté que la | |
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possession, en toute liberté, de quatre duchés, ou de leur équivalent, le quadruple, en comtésGa naar voetnoot57.. Dans la correspondance du cardinal de Granvelle se rencontre, sous l'année 1565, une allusion à des négociations initiées par le duc Charles ‘pour avoir en chascun pays ung eveque’Ga naar voetnoot58.. Les dépêches des légats ou nonces apostoliques auprès de la cour de Bourgogne qui ont été publiées sont muettes à cet égard, et ni feu le Père Dierickx, qui autrefois a étudié l'érection des nouveaux diocèses, ni M. Walsh, qui s'occupe aujourd'hui des relations de Charles le Téméraire avec l'Italie, y compris le Saint-Siège, n'ont trouvé rien qui serait de nature à confirmer cette affirmation. Des sondages dans les archives vaticanes et dans celles de Lille sont restés infructueux eux-aussi. Mais ces recherches n'ont que commencé. Jusqu'à nouvel ordre, je suis tenté de croire le cardinal de Granvelle sur parole.
Je me rends compte, Mesdames et Messieurs, qu'il a été bien présomptueux de ma part que de vouloir parler ‘à propos de Charles le Téméraire’, de Charles le Téméraire et la souveraineté, devant un auditoire qui comprend des autorités aussi éminentes que MM. Bartier, Vaughan et Paravicini, ces historiens modernes du duc, ainsi que MM. Walsh et Contamine, qui plusieurs fois déjà ont fait preuve de leur compétence en cette matière. Vous voudrez bien reconnaître, cependant, que mon intention a été modeste. Je n'ai désiré que vous proposer quelques suggestions que, pour le moment, je crois valables, et dont j'ose espérer que vous ne les avez pas jugées trop... téméraires. |
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