La légende de la sacristine Beatrix
(1930)–Anoniem Beatrijs– Auteursrecht onbekend
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Variations sur BeatrixVous me demandez, Robert Guiette, une préface à votre traduction de ‘Beatrix’, vous qui avez consacré une étude de près de six cents pagesGa naar voetnoot(1) aux nombreuses versions de la légende, à son origine, à sa valeur morale, à ses localisations! Non satisfait d'avoir fouillé le passé occidental et le passé oriental, vous avez poussé vos investigations jusqu'au siècle précédent et l'époque contemporaine. Vous avez rencontré Zorrilla, Nodier, Villiers de l'Isle-Adam, Maurice Maeterlinck et quelques poussières d'astres assez négligeables. | |
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Je suis vraiment confus de l'honneur que vous me faites. Je le suis si fortement que j'ose à peine hasarder une hypothèse sur un point d'histoire, quand vous avancez, sous l'autorité de vos maîtres, que la littérature pieuse du moyen âge fut exécutée sur commande pour l'édification du peuple et pour servir de contrefort à l'Eglise. La eertitude à laquelle vous paraissez vous rallier s'appuie principalement sur les localisations: là où naquit la légende résidait une communauté, et la communauté, afin de s'attirer de plus nombreux pélerinages, incitait un de ses clercs, voire un laïc, à composer un poème, épique ou hagiographique. La méthode a donné des résultats. Mais, quand les localisations du même miracle ou de la même légende sont nombreuses, c'est peine perdue, et voilà le système bien ébranlé. Malgré toutes vos recherches, et encore que vous crûtes ‘brûler’, vous n'avez trouvé ni le monastère de la sacristine Beatrix, ni sa crypte ruinée au milieu des feuillages, ni quoi que ce soit qui pût vous donner l'assurance que ‘c'était bien là’. D'ailleurs, la légende a couru l'Ancien Monde dans l'idiome de chaque peuple civilisé et chacun l'a faite sienne. Vous vous rejetez sur les ‘exempla’, qui sont des florilèges de faits miraculeux, et vous pensez que la main de l'Eglise, si j'ose dire, en mettait dans les chausses des lecteurs adonnés aux | |
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gauloiseries des fabliaux, afin de tempérer leur libertinage.
Cependant, je crois deviner que vous ne tenez pas outre mesure à cette opinion qui me paraît être un hommage à des professeurs révérés. J'en trouve l'indice dans les manières accommodantes que vous prenez avec Le Grand d'Aussy, et je suis au fond très rassuré. Car vous ne pouvez nier, vous qui accordez le luth comme un poète, la spontanéité de l'inspiration, le désintéressement, la fantaisie, enfin, de ceux qui nous ont laissé des oeuvres si supérieures à des ‘devoirs’! Et, de plus, est-il possible que vous vous refusiez à considérer la poésie pieuse comme un genre indépendant de l'Eglise, je veux dire de la Foi?
Pour en arriver plus promptement à mon hypothèse, je ne suis pas si certain que vous, mais je le dirai avec moins d'éloquence, que ‘Beatrix’ appartienne en propre à la ‘Chrétienté’. J'aime à croire que c'est une légende christianisée aux premiers temps du christianisme évangélique, quand se changèrent naturellement en ceux de Marie et des Saintes les noms des Nymphes qui présidaient aux fontaines: que Vénus devint sainte Venice, et Mercure saint Mercure. Pan lui-même, chargé des vertus d'un ermite, guérissait au fond des bois les fidèles du Christ, à | |
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l'endroit où s'était élevée sa stèle phallophore. Aux environs de Dôle, en Franche-Comté, il s'appela saint Pan et devint le patron des boquillons. A Levroux, il se dédoubla en saint Sylvain et saint Sylvestre, et la fête de Sylvain, eélébrée le 17 juillet, coïncidait avec celle d'un certain saint Satyre! Dans l'Autunois, Pan devint saint Greluchon, parce que la tradition des imagiers lui conservait la ressemblance indécente avec les Satyres antiques. Et tous ces dieux et demi-dieux christianisés avaient eux-mêmes remplacé des divinités indigètes. Le merveilleux chrétien s'échafaudait sur le merveilleux païen avec le consentement d'un peuple avide de miracles. Aussi, à son apogée théocratique, l'Eglise ne faisait plus de grands efforts pour échauffer l'imagination des artistes et des poètes: celle-ci s'enflammait bien toute seule.
La légende de ‘Beatrix’, donc, pourrait avoir son origine dans une histoire de Vestale, implantée par l'occupation des Gaules. Il est dit qu'une infinité de miracles furent opérés en faveur de ces prêtresses, soit qu'elles eussent perdu leur virginité, soit qu'elles eussent laissé s'éteindre le feu sacré dont elles avaient l'entretien. Denys d'Halicarnasse rapporte que l'une d'elles, Emilie, s'étant reposée de ses soins sur une novice, le feu s'éteignit auprès de sa compagne | |
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endormie. Les pontifes accusèrent Emilie d'avoir violé son voeu, ce qui pouvait être vrai. Ses Larmes ne touchant pas les juges, elle implora la déesse, déchira son voile et en jeta un lambeau dans le brasier. La mère de Saturne sauva sa servante en enflammant l'étoffe sur les cendres éteintes. Sénèque parle d'une vestale condamnée à se précipiter d'une roche. Malgré ses protestations d'innocence, il lui fallut s'exécuter. Alors, elle pria Vesta et parvint à terre avec mollesse. On cite encore Claudia, qui avait un goût marqué pour la parure et que l'on soupçonnait d'être sans vertu. Au cours du transport d'une statue de Cybèle de Phrygie à Rome, la galère s'échoua à l'embouchure du Tibre. L'oracle des Sibylles déclara qu'une vierge seule pourrait la mouvoir. Claudia, détachant une ceinture que l'Amour avait déjà dénouée, l'amarra au vaisseau, le hala jusqu'au port, et regagna sa bonne renommée. Comme Emilie, elle n'avait pas manqué d'invoquer la Déesse.
J'imagine qu'une vestale a pu s'enfuir du temple avec un pontife ou un chevalier romain, et que le même miracle que celui de ‘Beatrix’, ou quelque complaisance féminine, lui valut d'échapper au châtiment du ‘Campus Sceleratus’... | |
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‘Beatrix’ ou ‘la Sacristine’, était bien digne de vos longues recherches et de la traduction poétique que vous avez faite. Je vous laisse la plume pour louer l'original, ou, du moins, le texte que vous avez élu entre tous.
‘La plus belle, peut-être, dites-vous, des rédactions médiévales, est celle du génial poète moyen-néerlandais... On peut dire que toutes les versions de même langue sont nées de ce modèle. Elles en sont des mises en prose plus ou moins heureuses... Par la puissance et le charme de l'expression, la justesse réaliste de la description et de la psychologie, en même temps que par la poésie et l'émotion, elle vivifie ce qu'il y a de conventionnel dans l'élément chevaleresque qu'elle contient, et justifie pleinement le succès dont elle jouit non seulement auprès des lettrés, mais même auprès du grand public On conçoit aisément qu'il ne se soit trouvé personne pour renouveler poème aussi parfait. Après une oeuvre de cette taille, la médiocrité doit se sentir bien découragée et ne guère tenir à la comparaison. Aussi ne s'étonne-t-on point de n'avoir pas à signaler d'autre rédaction littéraire médiévale dans les Pays-Bas. En vain opposerait-on à ce chefd'oeuvre des ‘exempla’ néerlandais dont l'origine | |
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doit se rechercher dans le succès de Césaire et, sans doute, dans la prédication des Dominicains, qui se répandit dans les Pays-Bas au XIIIe et au XIVe siècles. Rien ne nous permet d'affirmer, comme on l'a trop fait, que le thème jouit d'une réelle popularité dans les Pays-Bas. En effet, l'existence d'une tradition orale vraiment populaire n'est attestée nulle part. Un poète de génie s'empare d'un thème. Son oeuvre admirable peut jouir du plus franc succès sans qu'on puisse conclure, de ce succès, à l'existence d'un courant oral. S'il y eut popularité, n'est-ce pas plutôt popularité de son oeuvre, que du thème en lui-même? Aussi bien, c'est cette popularité qu'attestent, à défaut de copies du poème, qui ne nous est parvenu que dans un seul manuscrit, les mises en prose et ce remaniement qui a nom ‘Ionitas en Rosafiere’, remaniement qui fait entrer le thème dans les romans d'aventures et de chevalerie.’
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Après ce que j'ai dit plus haut de la littérature d'utilité, j'aime vous entendre parler ‘d'un poète de génie qui s'empare d'un thème’ et de la ‘popularité que lui attire son oeuvre, non le thème en lui-même.’ Mais, s'il est vrai, après tout, que | |
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‘l'élément monastique, restant sans cesse uni et intéressé à la propagation du thème’ ait ‘conservé un contrôle sur lui et ne lui ait guère permis de s'écarter des données essentielles et originelles du miracle’, mon esprit, qui le déplore, suit par chemins Beatrix prostituée et la contemple dans les bouges d'Amsterdam. Il l'imagine encore, s'enivrant de vin ou de cervoise, dans tous les ports de l'Europe où sa légende a laissé des traces; dans cette Venise même de ‘Ionitas et Rosafiere’, au fond d'une taverne où elle boit avec des fillettes montrant tétins. Il l'embarque à Aigues-Mortes, en tapinois, à la suite des croisés de La Villehardouin; vêtue à la mode des gentils pages, elle soigne les pesteux de Damiette, à côté du saint Roi Louis.
Du moins, si ces aventures romanesques nuisent à l'unité originelle du poème, j'aurais aimé des détails réalistes sur la sainte, qui ne peut pécher dans sa chair, et je regrette que ni Rutebeuf ni Villon ne nous aient pas laissé quelques vers inspirés par son souvenir. Ou bien encore qu'une tapisserie ne nous commémore point sa geste. On aurait vu Beatrix toute nue, au son des vielles et des flageols, danser la mauresque au milieu des mariniers, ses petits seins ronds sous le menton, et le ventre bombant comme celui des Vénus médiévales - cet âge où la Beauté | |
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consistait à paraître féconde. Par une baie grillagée de losanges, on aurait aperçu les voiles rebondies des fustes et leurs mâts pavoisés de banderolles, avec des hunes bastionnées, chargées de curieux hilares et convoiteurs. Et l'artiste nous eût ménagé une Beatrix fenestrière, accostée, en retrait, de son mauvais-garçon, et sollicitée, dans la venelle, par le bourgmestre, le chevalier, le pauvre ménestrier, le tabellion et le maistreès-arts...
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Les mystiques me feront grief de mon regret, ou ceux qui se plaisent à considérer ‘Beatrix’ comme une oeuvre mystique. Elle ne l'est pas, cependant. C'est un conte, un conte merveilleux, et je ne suis pas sûr que l'on en puisse tirer une conclusion morale ou une interprétation symbolique. La seule conclusion que vous ayez invoquée, Robert Guiette, dans votre ouvrage de ‘la Sacristine’, est que toutes les légendes mariales de repentir et de miséricorde enseignent l'humilité, et qu'il ne faut pas que le respect humain ou la crainte mène au désespoir. Plus encore, ditesvous, Notre-Dame n'est point satisfaite de savoir sa dévote pardonnée, réconciliée avec Dieu: elle veut la réconcilier avec son couvent. Il y a là, ajoutez-vous, comme un excès de miséricorde, et | |
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cela n'est-il pas émouvant? Et vous citez Joseph de Maistre: ‘Voilà la mythologie chrétienne! C'est la vérité dramatique qui a sa valeur et son effet, indépendamment de la vérité littérale et et qui n'y gagnerait même rien.’
Gette humilité, que le Monde antique n'a pas connue, mais qu'il a parfois remplacée par le sentiment de la Fatalité, est l'élément qui donne le plus d'accent au génie, et c'est elle que l'on retrouve plus tard dans le ‘povre escholier Françoys.’ Sans elle, il ne serait plus qu'un fanfaron du vice, comme Beatrix une gourgandine flétrie qui ne revient au couvent que par intérêt. Mais y a-t-il conclusion volontaire de la part du poète? L'humilité n'est-elle pas répandue tout naturellement comme le parfum du siècle? Mais encore, cette humilité est-elle foncièrement chrétienne? Ou bien, n'est-elle pas plutôt imposée par une ère de pauvreté, de famines et de guerres, car rien n'abat mieux l'orgueil que la constance du malheur? La Renaissance, plus riche et plus heureuse, malgré les guerres intestines et extérieures, est dépourvue d'humilité. Je ne crois pas en trouver la cause dans son goût pour le paganisme, ni dans ce fameux progrès de l'esprit humain dont on nous a rebattu les oreilles.
Voilà où mènent la perfection, l'ampleur de | |
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vos travaux! N'y pouvant rien ajouter, et trouvant superflu de vous répéter, j'en suis réduit à vous contredire en marge. C'est aussi pour trouver prétexte à vous relire.
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Ce n'est pas tant d'avoir exhumé ‘Beatrix’ que l'on vous remercie, Robert Guiette, mais bien de l'avoir traduite en artiste, avec un goût parfait, une science consommée de la versification. Vos vers blancs sont des vers: ils en donnent l'impression. Au bout de vingt lignes de lecture, on ne s'aperçoit plus de l'absence de de la rime, cette rime qui est pourtant, disait Wilde, la seule corde que nous ayons ajoutée à la Lyre des Grecs, et qui dénonce, à chaque vers, des états d'âme nouveaux. Et vous avez su conserver ce ton, cette atmosphère d'humilité qui nous a donné des chefs d'oeuvre pathétiques. Aussi est-ce moins le Savant que le Poète que je salue en vous!
Fernand FLEURET. |
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