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La litterature exotique et son évolution
EN recherchant les origines de la littérature coloniale française, nous nous sommes demandés si vraiment il y en avait une, car elle se confond à tout instant avec la littérature exotique.
Mon ami Gaston Denis Périer oppose l'une à l'autre: ‘L'une et l'autre, dit-il, ont l'air de se ressembler par les traits extérieurs. Elles diffèrent profondément par leur caractère respectif: ‘exotique’, étant le contraire de ‘national’, tandis que ‘colonial’ s'éloigne moins de ‘métropolitain’.
La Colonie n'est pas l'étranger, mais le prolongement de la Métropole.’
Voyez comme les mots prennent la couleur du temps! Le terme colonial, hier encore ne donnait aucun soupçon, aujourd'hui il est devenu bien péjoratif! Le terme colonial est déjà dépassé par les événements et rappelle une époque où la Métropole imposait aux colonies sa religion, ses lois et son gouvernement direct.
Et c'est ainsi que la littérature coloniale, expression d'une époque, ne nous paraît que comme une étape de la littérature exotique, peut-être sa phase dernière.
Comment va-t-on définir la littérature exotique?
Une littérature d'évasion? Le terme nous paraît trop large, car nous pouvons nous évader en nous-mêmes et imaginer des mondes subjectifs, pleins d'êtres merveilleux et de mythes personnels; mais ce n'est pas de cette évasion-là qu'il s'agit dans la littérature exotique. Celle-ci est née du contact réel avec une contrée et des populations lointaines, où l'imagination des écrivains s'en donna à coeur joie et où ils garèrent tous les espoirs et tous les rêves qui bercent le coeur des hommes: la Terre Promise, le Pays de Cocagne, l'Eldorado, les Mines du Roi Salomon.
Je tracerai ici de la littérature française exotique une vaste fresque où j'attacherai plus d'importance à quelques considérations particulières qu'à une nomenclature complète de faits, de livres et d'auteurs, nomenclature qui sera toujours incomplète.
Remarquons d'abord que cette littérature française exotique reflète fort bien les inquiétudes métaphysiques de l'époque où elle se situe.
Ainsi, tout à l'origine, les récits sont pleins de merveilleux païen, puis de merveilleux chrétien. Au Moyen-Age cette littérature devient particulièrement aventureuse et mystique; aux 15ème et l6ème siècles elle se teint d'un profond humanisme; au 17ème siècle elle cherche déjà à se justifier; au 18ème les romanciers philosophes discutent la raison d'être de l'occupation blanche et se penchent avec bienveillance sur ‘le bon sauvage’.
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A la fin du 18ème et au commencement du 19ème siècle le romantisme sentimental eut quelques brillants représentants. Le 19ème siècle fut marqué par la campagne antiesclavagiste qui vit éclore toute une littérature généreuse, et, peu après, commença l'époque de la littérature coloniale proprement dite où les métropoles, en voulant protéger les peuples primitifs, leur imposèrent leur loi et leur paix.
Après la guerre 14-18, les essais, les romans, les nouvelles marquent une tendance nouvelle et nous voyons les écrivains porter leur curiosité sur l'âme indigène et chercher un terrain d'entente aux races diverses en présence. Enfin, les principaux chefs de file de la littérature française contemporaine épaulent les premiers écrivains aborigènes et nous assistons à une sorte de libération des âmes, ou plutôt, des élites.
Aussi la littérature coloniale proprement dite est dépassée par les événements et il n'y a plus qu'une seule littérature, une littérature simplement humaine, reflétant comme un caméléon, toutes les couleurs du temps et du lieu.
Mais n'anticipons pas. Nous voyons dès le début la littérature exotique emprunter toutes les formes littéraires allant de l'épopée au conte, mais sa forme la plus ancienne et la plus naturelle est l'épopée parce qu'elle sollicite le merveilleux qui est son atmosphère propre.
La littérature exotique s'ouvre brillamment dans la littérature française avec ‘la Chanson de Roland, le neveu de Charlemagne’.
Tout au long de cette épopée on chante sa mission glorieuse qui consiste à porter au-delà des Pyrénées la foi du Christ et la bannière de l'Empereur Charles. Pour ces hommes venant du Nord, c'est l'évocation d'un pays étrange, situé au-delà des routes parcourues par les pélerins de ce temps.
Au delà, c'est l'inconnu, les hauts plateaux d'Espagne, les villes blanches perchées sur les crêtes des montagnes, les ruées d'infidèles, c'est l'amitié d'Olivier, la sagesse de l'archevêque Turpin, puis le val célèbre de Ronceveaux, l'ultime bataille, la merveilleuse épée Durandal et le dernier son du cor qui s'éteint avec le dernier souffle de Roland.
Après la chanson de Roland, le fabuleux cycle d'Alexandre le Grand au 11ème siècle emporte les imaginations françaises jusqu'aux confins des Indes, dans des palais d'ivoire, tendus de soie et d'or, pavés de gemmes précieuses, parmi une faune et flore géantes, peuplés de sirènes, de fillesfleurs, d'amazones et d'alertes pygmées. Tous les mythes grecs et latins ressuscitent dans cette littérature brillante mais éphémère.
Un siècle plus tard cette littérature est complètement abandonnée pour faire face à une littérature plus chrétienne, plus intérieure, une littérature qui exalte les hautes vertus morales des chevaliers du Moyen-Age: Lancelot, Tristan, et surtout Parsifal.
L'amour de la ‘Dame’, l'amour de ‘l'exploit’ président à leurs actions, mais pas uniquement, car il y a aussi chez eux la poursuite d'une justice absolue, d'un amour sublime et même l'acceptation de la souffrance et de l'humiliation.
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Lancelot s'en va ‘au Pays d'où l'on ne revient pas’; Tristan, lui, s'embarque finalement pour des contrées lointaines et inconnues, et Parsifal, le plus chrétien de tous, est le typique chevalier du Graal, la coupe mystérieuse contenant le sang du Christ et d'où découlent, dans une splendeur inénarrable, l'absolu amour, l'absolue justice, l'absolue béatitude! Parsifal chevauche des contrées enchantées, pénètre des forêts magiques et, le soir, arrive au pied d'un chateau où tout est fantomatique comme dans un roman moderne de Julien Green ou d'Alain Fournier.
Dans une haute salle, Parsifal contemple un ‘Roi’, douloureux et silencieux, puis il entrevoit le Graal merveilleux, symbole de nos rêves et de nos espoirs métaphysiques. Vous pourriez croire que l'aventure de Parsifal se termine là? eh bien! non, elle recommence. Parsifal repart et pousse son cheval dans un monde plein d'embûches. ‘Il faut lutter et souffrir en cette vie, dit-il, pour mériter de contempler éternellement le Bien, le Vrai, le Beau Absolus.’
La coupe du Graal n'est pas en dehors de nous, elle est en nous. Nous sommes la source de tout absolu. Ainsi, à travers le temps, Parsifal rejoint Kirkegaard.
Si j'insiste sur Parsifal, c'est que la littérature exotique atteint ici sa plus haute signification et sa transformation ultime: l'évasion en nous mêmes, dernier refuge de l'absolu et du merveilleux.
Après cette époque brillante, où l'imagination la plus folle et l'élan le plus sublime se sont donnés rendez-vous, voici qu'apparaît l'époque de l'humanisme, de la Renaissance.
L'esprit d'aventure était né, et les navigateurs vont à la recherche des continents. Christophe Colomb découvre l'Amérique et Magellan boucle le tour du Monde. Un immense appétit de science et découvertes lancent au loin les Conquistadors, qui imposent la Croix à la pointe de l'épée, tandis que les écrivains philosophes ne veulent plus être les serviteurs de la théologie.
Les ‘Amadis des Gaules’, traduits de l'espagnol et inspirés du Tasse et de l'Arioste brûlent d'un amour voluptueux qui s'écoule dans un pays au printemps éternel.
L'amour n'a plus l'accent sublime du Moyen-Age, il devient galant, mais garde toute sa douceur naturelle.
C'est à ce moment que naissent Rabelais et Montaigne. Tous deux s'emparent de ce monde nouveau, ils y placent leurs héros, leurs pensées. Le Tiers livre de Pantagruel, illustre fils de Gargantua, colonise la ‘Dipsodie’, pays lointain. Les femmes d'Utopie, trop fécondes, s'embarquent pour ces pays inconnus en compagnie de professeurs ‘es toutes sciences’. Ces femmes vont peupler et orner les ‘Dipsodes’, c'est-à-dire les sauvages, avec douceur et humanité.
Montaigne de son côté se fait le champion de la bonté naturelle de l'homme. il va même jusqu'à excuser le cannibalisme du ‘bon sauvage’ ‘que l'on polit par la bonté et la douceur’. Il ajoute que le primitif a sa civilisation.
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N'est-ce pas que l'on sent déjà le souffle philosophique du 18ème siècle? Décidément la conquête, pour nos écrivains, n'est plus une simple aventure mais une occupation politique voulue et concertée.
Nous sommes à l'époque de la révolution de 89. Les écrivains philosophes imposent leurs vues aux hommes d'Etat. Jean Jacques Rousseau prône les vertus naturelles des primitifs. ‘La bonté chez l'homme est instinctive’, dit-il. Et tous les encyclopédistes sont sympathiques au bon sauvage, menant une vie chrétienne toute naturelle. ‘Pour reconstituer la société actuelle il faut, selon eux, retourner à la nature’.
Voltaire à son tour s'apitoie volontiers sur le primitif, mais quand il l'appelle ‘le Huron’ on sent bien qu'il s'en moque.
Mais voici un changement dans la littérature, elle perd son allure philosophique pour devenir romantique et sentimentale avec l'Abbé Prévost, qui conduit sa tendre Manon et son fol Des Grieux aux rives ensoleillées des Colonies.
Avec ‘Paul et Virginie’ de Bernardin de St. Pierre, nous nous promenons sous les tropiques à l'époque des poétiques voiliers au long cours. Nous voguons dans des baies romantiques hérissées de roches sombres, et les bons sauvages nous réconcilient avec notre méchante humanité. Paul et Virginie ne connaissent que la joie simple de vivre et le bonheur d'aimer.
Chateaubriand dans les ‘Natchez’, ‘Atala’ et le ‘Génie du Christianisme’ ajoute à ces immenses solitudes et ces nuits magnifiques la musique de ses phrases et les sombres couleurs d'une imagination inquiète qui prélude au mal du siècle. Avec cet enchanteur nous sommes à l'apogée de la littérature exotique sentimentale.
Lamartine, Hugo, Musset évoquent ici et là dans leur oeuvre un Orient merveilleux de coloris, mais l'attention ne s'y attache pas longtemps.
Nous arrivons à la littérature coloniale proprement dite. Les traductions de ‘Robinson Crusoé’ de Daniel De Foe, de ‘l'Ile au Trésor’ de Stevenson, du ‘Dernier des Mohicans’ de Fenimore Cooper ouvrent une ère nouvelle à la littérature exotique. L'exotisme à base de folle et splendide ignorance a vécu. Le monde des colonies se précise et les aventures, car il y en a encore de belles, prennent une allure ‘de pris sur place’.
‘Salambo’ de Flaubert, est une reconstitution historique qui n'apporte rien de vivant et de neuf. Pierre Loti, officier de Marine et orientaliste passionné a construit un Orient factice et personnel qui détonne déjà dans un monde où l'information s'organise.
Loti pleure sur la ‘Turquie agonisante’, il s'attarde volontiers dans ‘l'Inde sans les Anglais’ et sa ‘Madame Chrysanthène’ n'est plus aujourd'hui qu'une charmante fiction pour opéra.
Le génial Rimbaud, à l'âge de 25 ans, rêve de ‘Croisades modernes’ et lui-même se dirige vers le sud et disparaît derrière le comptoir d'une factorerie abyssinienne.
Jules Verne transporte la jeunesse dans des pays lointains qui ne sont pas merveilleux; mais il est curieux de sciences et anticipe sur l'avenir. C'est déjà un journaliste-reporter.
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ROGER BEZOMBES
Afrikaanse Ceres.
Uit: ‘L'exotisme dans l'Art et la Pensée’. - Uitg. Elsevier.
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Les Frères Tharaud sont des romanciers exotiques tenaillés par l'exactitude des faits.
Pierre Benoît trouve une soudaine et magnifique évasion dans ‘l'Atlantide’.
Pierre Mille a l'imagination plus constante. C'est un conteur exotique qui s'attache au réel, tout comme son maître Kipling.
Les traductions de Kipling nous montrent l'Inde des officiers galants, des soldats héroïques et rigolos, des femmes jalouses et déjà se manifeste chez lui la volonté de connaître l'âme des indigènes. Ses orages, ses accidents de rikshaw, ses descriptions de forêts ou montagnes sont écrits avec le souci d'être exact, comme un fait divers de journal. L'Inde avec sa couleur locale est le théâtre de sentiments universels. comme la Normandie et la Provence sont les décors où vivent les paysans de Maupassant et de Daudet. C'est cet accent de vérité et de sympathie qui a fait le succès de Kipling.
Les Frères Marius Ary Leblond décrivent d'une plume légère et brillante les us et coutumes des Nord-Africains avec qui ils ont vécu. Il y a chez eux mille détails charmants sur les jeunes femmes arabes et bantoues du Nord de l'Afrique.
Jean d'Esme montre dans ses romans faciles des Européens attirés par le charme paisible de la vie primitive.
André Demaison étudie les moeurs des animaux qu'on dit sauvages.
L'aventureux Henri de Monfreid parcourt la Mer rouge et l'Abyssinie en reporter-romancier-politicien-commerçant.
Mais voici le vrai romancier colonial, Joseph Conrad, dont les livres assez mal traduits en général, se répandent dans un public de choix. Au début de ce siècle il bourlinguait sur notre fleuve Congo entre Léo et Stan, comme commandant de steamer. Sa nouvelle ‘Un avant-poste du Progrès’ (traduit excellemment par G.D. Périer) étudie le cas pathologique de 2 Européens inconsciemment affolés par l'isolement. Ses romans la ‘Folie Almayer’ et les ‘Frères de la Côte’ sont des chefs-d'oeuvre de littérature coloniale.
L'accumulation patiente de détails sur un milieu humain sans grandeur, les descriptions fouillées d'une nature sombre et sans horizons, la lutte sourde, âpre et silencieuse des races en présence, nous donnent cette hallucinante impression que nous allons fatalement au désastre individuel et social. Conrad est un neurasthénique mais c'est un grand écrivain, sachant construire puissamment une atmosphère jusqu'à son paroxysme.
André Malraux dans la ‘Condition humaine’ nous montre des Orientaux sous l'empire de nos idées philosophiques et économiques occidentales. Ces hommes nouveaux tuent et se font tuer avec une facilité extrême et pour des principes qui n'emportent même pas leur conviction.
Blaise Cendrars, Joseph Kessel, O.P. Gilbert, Siménon romancient parfois leurs souvenirs de voyage et avec une telle puissance d'évocation que certains de leurs livres marquent la littérature coloniale d'une pierre blanche: par exemple le ‘Coup de lune’ de Siménon.
Je terminerai cette rapide énumération de littérateurs que l'aventure exotique a séduits en rappelant le souvenir de Louis Charbonneau, écrivain, | |
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franco-belge, prix français de la littérature coloniale de 1925 pour son roman ‘Mambu et son amour’. Louis Charbonneau a vécu au bord de notre Pool à l'époque héroïque des Brazza et Stanley. Il a tant aimé les hommes noirs et les choses de ce pays que, bien des années plus tard et après s'être retiré chez nous à Gand pour suivre sa femme, une dentellière flamande, il se mit à évoquer pour le grand public sa première aventure amoureuse sous les tropiques, avec la petite Mambu - au ventre tatoué de la swastika - qu'il aima avec toute la finesse d'un vieux civilisé, amour que cette enfant noire lui rendit avec toute la pureté et la sincérité des primitifs.
Dans un de ses livres, écrit à l'époque où Léopoldville comptait à peine 900 Européens et 18.000 Bantous, Charbonneau parle dans un élan prophétique du ‘Pool dont les 2 rives, aux quais merveilleux et animés, sont reliés par un pont gigantesque s'appuyant sur l'île Bamu! Brazzaléo la grande capitale de l'Ouest africain!’ Il décrit ailleurs les chutes d'eaux sauvages captées et disciplinées par le génie des hommes et distribuant leur puissance, par des pylones géants, dans toute l'Afrique Centrale.
Il faut la foi et l'amour de ces aventuriers-pionniers pour rêver un tel avenir à ce pays qu'ils ont aidés à créer et c'est un exemple pour nos jeunes générations qui doivent placer en ce même pays leurs ambitions et lui consacrer sans arrière-pensées toutes leurs activités.
Aujourd'hui, le tourisme déverse au bord du Pool, au milieu des déserts, aux bords des forêts vierges, des groupes bizarres de voyageurs fagottés comme des martiens et venant tout droit de leurs villages du Texas ou d'un appartement de la 6ème Avenue à New-York. Les avions à réaction survolent nos provinces équatoriales, les bateaux sillonnent nos fleuves les plus solitaires, les chemins de fer couvrent les savanes et les déserts de leur échine d'acier, les autos atteignent les plus humbles villages. On déjeune à Paris ou à [B]ruxelles dans une brume froide et l'on dîne le soir au bord du Pool sous les palmiers immobiles dans la moiteur des nuits tropicales.
Aussi le temps de la littérature exotique fantasque est bien révolu. Il reste, il est vrai, quelques décors bien précis, mais l'on se penche davantage sur ce nouvel inconnu: l'âme indigène. Il n'est plus permis de l'ignorer et l'on découvre que cet homme a les mêmes passions, les mêmes joies et douleurs, éprouve les mêmes douceurs sentimentales et est en proie aux mêmes inquiétudes métaphysiques que nous. Pour explorer ce nouveau domaine spirituel, il faut, pour un étranger, des qualités extraordinaires et rares de compréhension, mais qui, mieux que l'aborigène lui-même, connaît ce pays et cette âme?
C'est donc au déclin de ce qu'on appelle la littérature coloniale proprement dite que les jeunes générations de couleurs, formées dans nos universités européennes et americaines prennent conscience de leur valeur racique et de leur originalité, bien qu'ils s'expriment dans la langue de leur tuteur.
Chose curieuse, ce sont les chefs de file de la littérature française qui les épaulent puissamment: l'individualiste André Gide, l'existentialiste Sartre et le surréaliste André Breton.
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Je citerai, hélas, trop rapidement, les principaux tenants de cette nouvelle littérature, littérature d'un peuple nouveau, en ce sens qu'il naît sans transition à une civilisation très avancée. C'est la littérature d'une élite, fort éloignée, et profondément séparée de sa masse.
Il est difficile de ne parler que des écrivains de l'Union Française, il faudra tenir compte aussi de certains d'entr'eux venant des Amériques ou de l'Océanie et dont les oeuvres ont été traduites.
Il y a d'abord René Maran, Antillais d'origine, qui obtint le prix Goncourt en 1921, pour son ‘Batouala’. Il écrit encore ‘Djouma, Chien de brousse’ puis ces derniers temps ‘Un homme pareil aux autres’. Si l'on compare ses premières oeuvres aux dernières on constate un changement profond dans son attitude. D'enthousiaste qu'il était autrefois, il est devenu amer et pessimiste. Il ne faut pas, Maran, que nos désastres individuels influencent notre action sur les jeunes en qui gît l'espoir de notre race.
Léopold Sedar Senghor est un député sénégalais, professeur à l'Ecole de la France d'Outremer. Poète, il composa ‘Chants d'Ombres’ et ‘Hosties noires’. Essayiste, il écrivit ‘Ce que l'homme noir apporte’. Il est, lui, plein de confiance et d'espoir en l'avenir de sa race.
Maximilien Quenum et Paul Hazoumé sont deux écrivains dahoméens. Quenum écrit ‘Au Pays des Fons’, relatant les us et coutumes de sa patrie. Hazouné raconte l'histoire d'une charmante Pénélope noire ‘Doguicimi’, qui se fait enterrer toute vivante aux côtés de son prince Toffa, le bien-aimé.
Birage Diop est un fin conteur sénégalais en même temps qu'un délicat poète.
Aimé Césaire est le plus émouvant poète lyrique que je connaisse et rares sont les poètes d'autres races atteignant sa puissance et son originalité d'images et d'expressions. Le surréaliste André Breton qui se connaît en écrivains de cette trempe le place au-dessus de tous, et trouve en lui cette caractéristique des Africains qui mélangent étrangement de magie noire toutes les religions et toutes les sciences. Il est le Maire de Port-de-France et député de la Martinique. Lisez de lui ‘Batouque’, ‘Le Grand Midi’ et ses ‘Cahiers’.
Les hommes que je viens de citer appartiennent au groupe spirituel de ‘Présence Africaine’ de Dakar, dont le titre même est une promesse admirablement tenue. Cette revue est une brillante affirmation du génie bantou. Peu de revues possèdent son dynamisme et son intérêt artistique. C'est un véritable bouillonnement de vie nouvelle: l'éveil d'une race qui prend conscience d'elle-même. Cette revue est par moments révolutionnaire, mais ce n'est pas à cause de ces hommes qui ont conquis des situations exceptionnelles, mais à cause de leur peuple, encore enlisé dans un lourd passé, et dont ils se sentent malgré tout solidaires. L'égalité culturelle leur a conféré avec justice une égalité sociale, mais ils n'en restent pas moins trop éloignés des leurs. C'est en ce sens qu'une élite peut parfois être nocive.
L'île Madécasse nous a fourni il y a quelques années d'excellents écrivains dont le principal est Rabéa Rivèlo, qu'un labeur acharné mena à une | |
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haute culture littéraire. C'est un poète mineur aux accents romantiques surannés.
‘Mêle à ce vent chargé des senteurs de la colline La souplesse de ta voix sensuelle et caline’.
Rabéa Rivèlo s'est suicidé, véritable drame individuel et social.
Rabe Mananyara a délaissé la littérature pour se mêler aux événements politiques qui ensanglantèrent Madagascar peu après la dernière guerre mondiale.
L'Amérique nous fournit un écrivain noir d'un sûr métier: Richard Wright. Son ‘Native Son’, traduit en français, est la sombre étude psychologique d'un noir de Chicago.
Anne Petry est une jeune négresse, femme de lettres de Harlem. Ses livres l'enrichissent et elle s'enfuit de l'enfer de Harlem, après l'avoir décrit avec une sadique complaisance.
Mais plus gaie et plus bantoue est Mayotte Capécia dont on a vu le livre mis en vente dans nos librairies congolaises. ‘Je suis Martiniquaise’. C'est une autobiographie. Depuis le Docteur Corré (1902), ‘les créoles’ n'ont guère changé. Mayotte mêle délicieusement les pratiques magiques et le culte catholique, les bords du Jourdain et ceux du Mississipi, le Père Eternel et le vieux mendiant barbu du quartier, tout comme dans ‘Verts pâturages’.
Mayotte raconte sa vie par petites touches vivantes et naïves.
Cette ravissante faculté de mélanger la piété et la fantaisie, la candeur et l'impudicité, le profane et le sacré me paraît typiquement bantou, parce que le bantou est fétichiste et, dans notre sens, areligieux.
Ce don charmant, car c'en est un, faisait dire au catholique Louis Gillet songeant aux coffrets des 3 Rois Mages: ‘Je parierais que la plus belle surprise est le présent du Mage noir: l'abandon, l'enfance du coeur.
Une autre autobiographie noire est annoncée pour les concours des Grands Prix littéraires 1953. La librairie Plon met en compétition un de ses poulains, un jeune écrivain noir de la Guinée, Camara Laye, auteur de ‘Enfant Noir’. Pierre Lescure dit de ce livre: ‘C'est beau parce que c'est simple et humain’. Encore une fois, selon toute vraisemblance, nous constaterons dans cette oeuvre ‘cet abandon, cette enfance du coeur’.
‘Je sens, donc je suis’, dit le doctrinaire de ‘Présence Africaine’. Le noir en effet s'affirme tout entier dans la minute présente, faite de chair et d'esprit, de passé et de présent, de raison et de coeur, comme nous sommes dans la réalité, la vérité.
Et nous voici au bout de cette vaste fresque qui va des débuts de la littérature exotique jusqu'à son aboutissement.
Personne plus que moi ne ressent la peine d'être aussi bref et aussi incomplet, et cependant cette vue d'ensemble permet de faire des réflexions qu'une étude fouillée n'autoriserait pas.
Nous constatons en effet qu'il y a une certaine continuité dans l'évolution de la littérature exotique. La nature n'agit jamais par saut, dit le philosophe, et c'est bien vrai.
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Nous voyons passer cette littérature exotique du mythe paien au mythe chrétien, de l'aventure chevaleresque à un humanisme profond, d'une allure encyclopédique à un brillant romantisme et enfin de littérature coloniale, elle devient simplement une littérature comme la littérature anglaise, russe, espagnole ou arabe, bref, une littérature bantoue, pour ce qui concerne l'Afrique noire.
Une deuxième constatation, c'est que ce sont les écrivains d'imagination, poètes et romanciers, qui ont été les promoteurs de toutes les idées généreuses et qui ont toujours été à l'avant-garde du progrès. Ils ont exprimé avec magnificence et courage les espoirs et les rêves de leurs contemporains, ils les ont poussés hors de leur égoïsme et les ont jeté dans l'aventure religieuse, chevaleresque, nationale, humaine.
S'il y eut des armées de croisés, des découvreurs de mondes, des chevaliers du Graal, assoiffés de justice et de vérité, si l'esclavage a trouvé des adversaires héroïques et si un peuple comme le peuple noir retrouve aujourd'hui sa confiance en soi-même, c'est grâce aux romanciers bien plus qu'aux politiciens.
Et si enfin nous pouvons espérer pour demain une Eurafrique où toutes les races soient harmonieusement mêlées, trouvant ensemble un idéal et un intérêt commun, ce sera sûrement grâce à des rêveurs et des poètes qui sauront toucher le coeur des hommes de bonne volonté.
Il est un spectacle inoubliable que la plupart des voyageurs Europe-Afrique ont pu contempler, c'est la vue du Pic de Ténériffe à l'aube d'une belle journée tandis que le paquebot qui les porte s'approche majestueusement de l'Ile célèbre en froissant la robe de soie des eaux océanes.
‘L'aurore aux doigts de rose’ caresse légèrement le pic lointain enrobé de neige et dont le cône nacré paraît comme un continent flottant entre le zénith ténébreux et la terre encore plongée dans les ombres de la nuit.
C'est là une des colonnes d'Hercule qui soutenait et terminait le vieux monde grec et romain:
‘au temps où le ciel sur la terre, marchait et respirait dans un peuple de dieux!’
Le soleil chasse la nuit tout à l'entour du pic brillant et dévoile lentement tous les monts voisins, nus et noirâtres, dont les déchirures profondes et verticales se perdent dans l'océan.
Blotties comme des gemmes précieuses dans les flancs étagés et verts de la montagne approchante gisent de splendides habitations. Ici on n'évoque plus l'Olympe majeslueux et lointain mais les merveilleux jardins des Hespérides où luisent les pommes d'or sous le sombre feuillage.
Le soleil éclate ici et là dans des fenêtres invisibles derrière des rideaux d'orangers. L'île grandit, s'allonge, et la masse de ses montagnes semble vouloir nous couvrir et nous absorber.
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C'est dans cette douce contrée au printemps éternel que la sensuelle Armide, autre Antinéa, attira par ses charmes le chevalier Renaud, le beau croisé.
Le paquebot tout blanc s'allonge au quai et tous les souvenirs du passé s'enfuient avec les dernières ombres de la nuit. Maintenant le soleil inonde toute la ville, les monuments, les clochers, les parcs, et plus prés, le port et ses bateaux de pêche.
Le voyageur descend. Ici les ouvriers triment comme dans tous les ports du monde parmi les sacs, les caisses et les ballots; des enfants courent en guenilles et de misérables créatures mendient.
Au marché public la foule pauvrement vêtue, grouille parmi des monceaux de victuailles, de fruits et de fleurs; dans les rues les hindous exhibent leur pacotille brillante et colorée.
Ici et là entre deux vitrines, le voyageur s'arrête devant une porte splendidement forgée et contemple un patio étagé, silencieux, intime où il rêve à ses amours secrets.
Parfois la chance lui fera rencontrer une belle espagnole, au teint blanc et mat, aux grands yeux indifférents, assombris par de larges prunelles noires.
On ne songe plus ni aux colonnes d'Hercule, ni au jardin des Hespérides, ni au palais d'Armide, mais on vit pour soi les inquiétudes des gens qui passent, et ceci n'est pas moins passionnant que cela: le merveilleux et le fantastique du passé se sont réfugiés dans l'homme lui-même.
J'ai voulu montrer par cette succession d'images qu'offre au voyageur un lever de soleil sur l'île de Ténériffe la progression des phases de la littérature exotique à travers les âges.
Henri Drum
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