Chants de réveil (onder ps. Charles Donald)
(1832)–Theodoor Weustenraad–
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Chants
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Palpiter, dans mon sein, quelque chose de grand;
Je sens, sous mes haillons, que mon être reflète
L'éclat d'un avenir qu'il cherche en haletant;
Je sens que mes pensers m'étouffent près de l'âtre
Où travaille ma mère, où rit ma jeune soeur,
Et qu'il me faudrait, seul, un vaste et beau theâtre
Pour répandre ma force et déployer mon coeur.
Pourquoi donc suis-je né sous un vieux toit de chaume?
Pourquoi ne suis-je pas le fils d'un de ces grands
Qui, du haut de leur char, traînent par le royaume
Le splendide fardeau de leurs jours ignorans?
Pourquoi faut-il que moi je vive de racines,
Étendu près du nid d'un chien de basse-cour;
Lui, de mets succulens, de vins des Sept-Collines,
Couché sur un sopha tout parfumé d'amour?
Pourquoi faut-il que moi je dorme sur la paille,
A l'angle d'une étable ouverte au vent du nord;
Lui, sur le mol duvet des cygnes de Versaille,
Au fond silencieux d'un noble château-fort;
Moi qui pourrais, un jour, si j'étais à sa place,
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Relever, sur ce sol, le phare du sauveur,
Tandis qu'il ne fait, lui, de sa riche besace
Jaillir que misère et douleur?
C'est parce que, de la conquête
Consacrant l'odieux traité,
Nos lois ont attaché ma tête
Au billot de l'hérédité!
Anathème à ces lois d'un tems de barbarie
Qui livrent au hasard le sort de la cité;
Dans leur mortier gothique écrasent le Génie
Du pilon de la Honte et de la Pauvreté
A l'homme qui travaille enlèvent son courage,
Et rognent la moitié d'un pain noir et chétif
Qui tombe, avec ses pleurs, à titre de fermage,
Au bassin féodal d'un orgueilleux oisif!
Anathème à ces lois qui frappent d'impuissance
La chair de l'Indigent en sa virilité,
Jettent sur son chemin la perfide semence
Des crimes qu'inventa leur immoralité;
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A ses moindres faux pas, l'enlèvent dans leur serre
Pour le précipiter au pied des échafauds,
Et, d'un rire infernal accueillant sa misère,
Proclament, à l'envi, tous les hommes égaux!
Viens! qu'elles tombent sous ta hache,
Dieu juste du grand Saint-Simon,
Pour que le voile qui me cache
Disparaisse de l'horison!
Et je découvrirai la route
Où mon coeur vola si souvent
La nuit, en songe, sous la voute
D'un arc-en-ciel de feu mouvant,
Déployé par l'heureux Génie
Qui, d'un coup de son aile d'or,
Me revêtit d'une autre vie
Que je ne comprends pas encor;
Et précédait dans la carrière
Trois beaux anges qui, sous mes pieds,
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Éclos d'un orbe de lumière,
M'appelaient de noms oubliés;
Qu'il soit donc brisé par ta hache,
Dieu juste du grand Saint-Simon,
L'anneau de la Loi qui m'attache
A la pierre de ma prison!
Heureux si, jusques là, comprimé dans sa sphère,
Mon Génie en courroux ne s'en élance pas
Pour écraser la tête et brûler le repaire
De ces brigands heureux qui s'enivrent là-bas
Des sueurs et du sang que mon malheureux père
A distillés, pour eux, du foin de ses grabats;
Et s'il ne revient de sa course,
Aveugle et le front tout brisé,
Pour mourir aux bords de la source
Où Saint-Simon l'a baptisé!
N'importe!... Il aura su, le premier de sa race,Ga naar eind(1)
Montrer à l'Univers comme il faut qu'on délace
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Le grand arbre où fleurit Paix, Gloire, Liberté,
Des innombrables noeuds de ce reptile immonde
Qui, depuis trois mille ans, boit sa sève féconde
Et l'épandue en venins sur le sol infecté;
Il aura su montrer comme on sape la base,
Ébranlée et pourrie au milieu de sa vase,
Du vieux roc féodal qui brave la cité,
Et, dans ses flancs meurtris, toujours couve et recèle
Les oeufs générateurs et l'aire maternelle
Du Vautour de l'Humanité!
Oui, qu'il expire au bruit du râle d'un vil maître,
Qu'il meure après un coup retentissant et fort;
La Gloire que je cherche est à ce prix peut-être,
Et la Gloire vaut bien la mort!
Dieu! si je prévoyais qu'au gré de mon envie
Un si noble avenir dût illustrer ma vie,
Je ne me plaindrais point des erreurs du Hasard;
Je ne maudirais plus ces haillons qui me gènent,
Et courberais le front sous les vents qui m'entraînent,
Consolé de mes maux et content de ma part!
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Mais sentir, jour et nuit, dans mon ame profonde,
Retentir une voix à célestes échos,
Palpiter le secret qui doit sauver un monde
Aspirant, par ses pleurs, à des autels nouveaux!
Et flotter sur un lac battu de la tourmente;
Puis errer, mort de froid, en d'arides sillons;
Puis me sentir jeter à la fournaise ardente,
Et ramener, de là, dans la fosse aux lions;
Sans découvrir, de près ni de loin, une issue,
Un homme qui s'approche à l'oeil compatissant,
Une blanche colombe au flanc noir de la nue,
Ah! c'est là, Grand du siècle, un horrible tourment!
C'est là ce qui me fait pousser ces cris de rage!
Ne te fâche donc pas s'ils troublent ton sommeil,
J'ai déjà trop long-tems dormi, moi, dans ma cage,
Et cet hymne de pleurs est mon Chant de Réveil!
Malheur, malheur à toi qui règnes sur la terre!
Si ton coeur le repousse ou ne le comprend pas;
Si tu ris, du sommet de ta brillante sphère,
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Des tisons et des os que te lance mon bras;
Si tu crois apaiser la soif de ma Justice,
En versant, dans le broc que m'a légué ta Loi,
Un peu d'or extorqué par ta vile avarice
A des malheureux comme moi.
Viens! aide-moi plûtot à sortir de l'abime!
Tu ne gagnerais rien en m'y laissant périr:
D'autres, plus forts que moi, vengeraient ta victime.
Allons! que tardes-tu? tes bras vont-ils s'ouvrir?
Ah! tu grinces des dents, tu détournes la tête!
Eh bien! va, cours vider la coupe de ton sort;
Nous verrons qui de nous pleurera sa défaite,
Moi, fils d'un Dieu vivant, ou Toi, fils d'un Dieu mort!
Car ne crois pas que je renonce
A jeter bas de leur autel
Le vieux Fétiche et le vieux Bonze
Qui mangent mon pain et mon sel!
Bravant un abandon perfide,
Je me replierai sous l'égide
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D'un Dieu qui guérit tous les maux,
Et dont la parole intimide
Le démon le plus intrépide
Qui règne aux gothiques châteaux.
Toujours plein de vie et de force,
Mon coeur ne fera point divorce
Avec ce Dieu bon, sage et fort,
Qui tuera l'hydre qui s'efforce
De dépouiller de son écorce
Ma boëte où l'Espérance dort!
Ne crois donc pas que je renonce
A jeter bas de leur autel
Le vieux Fétiche et le vieux Bonze
Qui mangent mon pain et mon sel!
Si le Présent m'échappe et trompe mon attente,
Ne le regrettons point: l'Avenir est à moi,
Près d'éclore à mes pieds, dans la pompe éclatante
D'un Reine attendue à la fête d'un Roi!
L'Avenir, beau jardin à trois vastes allées,
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Serpentant à travers une riche moisson,
Et s'arrêtant au seuil des portes étoilées
Du grand temple de Saint-Simon!
Temple de bronze et d'or où des peuples sans nombre
Viendront, de leur amour, lui porter les tributs,
Et derrière lequel s'élèvera dans l'ombre
Ce présent si vanté, si cher à ses élus,
Comme la tour romaine ou l'église gothique
Que fracassa la main d'un géant irrité,
Et dont surgit encore à l'horison antique
Le cadavre décapité!
C'est dans cet avenir splendide
Que m'attend le banquet divin
Dont l'orgueil d'un maître stupide
Tenterait de m'exclure en vain!
C'est là que, m'élançant de la route tracée
Qui s'ouvre devant moi, sous des saules pleureurs,
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Quelquefois, les yeux clos, je vis par la pensée,
Et cette illusion adoucit mes malheurs,
Et, dans ces doux instans où le ciel se découvre,
J'oublie et mon vieux chaume et mon destin de fer,
Et ce monde hideux dont le sein ne s'entr'ouvre
Que pour m'asphyxier de ses vapeurs d'enfer!
Là ne me suivent point ces gigantesques vices
Qui, du fond de leur lit, soulèvent les États;
Ni le pouvoir des Grands, qui, forts de Lois complices,
Moissonnent les champs mûrs et ne les sèment pas;
Ni les mornes douleurs du pâle prolétaire,
Qui meurt de faim, de soif, par droit d'hérédité;
Ni ce Code Pénal qui gouverne la Terre
Du gothique tronçon d'un glaive ensanglanté!
Pourquoi le cri plaintif qui part des bergeries,
Le rauque grondement du chien de basse-cour,
La mugissante voix du buffle des prairies,
Pourquoi, tocsins vivans, viennent-ils, tour-à-tour,
Me rappeler du sein de mon céleste rève,
A ces travaux de serf qui mutilent mon corps,
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Lentement, goutte à goutte, en épuisent la sève,
Et de mon âme en deuil flétrissent les trésors!
Loin de moi, cependant, la coupable pensée
De chercher mon bonheur au guépier du frélon;
Non, je n'aspire pas à la vie insensée
Du mendiant en pourpre ou du gueux en sayon;
J'admire l'Homme-Dieu qui sait, par son génie,
Sur l'autel de la Paix multiplier les pains,
Et je veux, à mon tour, que l'aube de ma vie
Emprunte son éclat du travail de mes mains!
Mais je ne suis pas né pour ramper sur la terre,
Pour végéter au coin d'un stérile vallon;
Dieu ne m'a pas jeté dans le champ de mon père
Pour grandir sous sa bure et porter son bâton;
Dieu ne m'a pas doué de cet oeil plein de flamme
Pour garder le troupeau qui vit sur le fumier,
Et ma voix cède mal au souffle de mon ame
Pour chanter des noëls aux filles du fermier.
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