Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdaant.Emile VerhaerenSire, Madame, Mesdames et Messieurs, On m'a prié de parler ici au nom des écrivains de langue flamande. Je le sens bien: la mémoire d'un poète tel que Verhaeren vit au fond de nous et peut se passer de discours. Lui-même m'a dit un jour, en termes plutôt rudes, son aversion des oraisons funèbres. Mais j'ai pourtant une raison de parler: je crois qu'il convenait, ici, d'affirmer l'unanimité de l'élan qui glorifie Verhaeren, il convenait de dire quelle ferveur, devant lui, unit la | |
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aant.voix flamande et la voix française de la Belgique. Nous réalisons en lui cette solidarité nécessaire de tous les ouvriers de la pensée, quel que soit le langage dont ils usent. S'il n'y avait que ma parole pour le prouver, ce serait peu; mais je puis vous signaler un fait: l'étude la plus pénétrante, la plus ‘fraternelle’ que je connaisse sur Verhaeren est d'un poète flamand, Karel Van de Woestijne. Et quoi de plus naturel? Verhaeren a tiré sa sève la plus chaude de la terre flamande, il a chanté ‘toute la Flandre’ avec un amour égal à celui de cet autre très grand poète de chez nous, Guido Gezelle, et avec ce que j'appellerais une violence de tendresse qui n'appartient qu'à lui; ses vers ont le mouvement de nos plaines et de nos ciels; il a exprimé certains caractères de la race, je ne dirai pas de façon plus subtile ou plus complète, mais certainement avec un relief plus intense que n'importe quel poète flamand. Oh! vous voudrez bien m'accorder ceci, qui est raisonnable: notre amour même pour Verhaeren nous donne parfaitement le droit de regretter parfois que son verbe ne puisse imprégner la masse de ce peuple, le sien, celui qui lui était le plus proche, et fait pour le sentir le plus profondément. Mais certains blâment Verhaeren de n'avoir pas écrit en flamand, d'autres le louent d'avoir écrit en français. Vaine querelle! Qu'on se dise une fois pour toutes qu'un poète, qui a le respect de son art, ne choisit pas sa langue. C'est bien simple: Verhaeren a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le français, de même que Gezelle a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le flamand. Cela | |
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aant.ne regarde que l'artiste qui crée son oeuvre; les autres n'ont pas voix au chapitre. Il n'est pas possible de fixer en quelques traits la place que Verhaeren tient dans notre admiration, dix ans après sa mort. Il faut se restreindre à l'essentiel. Je vois deux espèces de poètes, très différentes et qu'on ne peut comparer: ceux qui ne vivent que leur rêve intérieur, en dehors du temps, et dont l'oeuvre est transposée dans l'éther spirituel, le plan éternel de l'âme. De ces poètes-là, la littérature française de Belgique a donné au monde un des types les plus purs: le van Lerberghe de La chanson d'Eve. Je crois que des recueils de Verhaeren, on pourrait extraire bon nombre de pièces qui lui assurent, lui aussi, une royauté dans ce domaine; ce sont celles qu'en général on cite le moins, et ce n'est pas justice. Mais l'ensemble de son oeuvre le classe plutôt dans cette autre catégorie, les poètes dont l'esprit est tourné vers le monde de l'action, ceux qui, tout personnels qu'ils soient, et Verhaeren l'était farouchement, - sentent battre en eux le coeur d'une foule, ceux qui communient constamment avec la vie ambiante, et la transmuent en eux, la font rayonner du haut d'eux-mêmes. Leurs vers sont des idées-forces. Qu'on m'entende bien: je n'attache aucune importance littéraire aux idées d'un poète, telles qu'on peut les définir en dehors de lui. La chose qui compte, c'est la puissance lyrique qu'il leur confère. Verhaeren disait un jour: le poète se mesure à la part de monde qu'il a en lui. Certes, et il aurait pu ajouter: il se mesure encore au dynamisme spécial dont il l'anime. A ce double | |
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aant.point de vue, Verhaeren me semble bien, depuis l'Américain Walt Whitman, le type le plus admirable du poète qui embrasse le monde, qui l'absorbe tout entier et le fait vibrer d'une pulsation large et profonde. Il nous a apporté le culte de la vie, de toute la vie multiforme et innombrable, - ce miracle de chaque instant: vivre! - et la vie de la nature, universelle, - et la vie des collectivités humaines, spécialement du peuple, ce réservoir d'énergie élémentaire, - la vie enfin des idées qui font les grandes communautés, et par-dessus tout, l'amour, jusqu'à cette affirmation totale de soi, le sacrifice. Et tout cela, chez Verhaeren, porté, poussé par le rythme de son âme tendre et fougueuse. Ceux qui ont eu le bonheur de le connaître savent de quel accent il prononçait ce mot qui le résume: ferveur! Il s'est donné pleinement. Et telle est la leçon qu'il nous propose encore: pour se donner pleinement, pour nous donner, avec lui-même, le monde qu'il recréait, il a fait fi de toute convention, il a voulu se sentir toujours l'être neuf dégagé des habitudes reçues, se jetant à chaque fois dans l'aventure divine, sans souci des règles établies. Qu'on me permette de rappeler un souvenir. J'étais un jour chez lui avec le peintre James Ensor; la conversation avait pris ce tour intime qui fait qu'on se sent tout à coup plus près l'un de l'autre, et Verhaeren nous dit, avec ce regard clair qu'il avait: ‘Hein! comme c'est bon de penser que tous les trois, nous sommes fous.’ - Vous m'excuserez de me mêler à cette histoire; je puis le faire sans scrupule: j'avais alors une vingtaine d'années et Verhaeren, qui voyait toujours ses amis en beau, | |
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pouvait encore avoir quelques illusions sur mon compte. - Mais vous saisissez quelle signification le mot ‘fou’ prenait chez lui; car Verhaeren appartenait à la race de ceux que le monde tout d'abord appelle fous, mais dont la folie ne manque en tout cas pas de méthode: ceux qui ne suivent jamais que leur parole intérieure, indéfectiblement, ‘par à travers tout’, comme il disait, et pour reprendre son expression favorite: quand même! Je retiens de lui cette image de son coeur passionné qui s'intitule: La révolte, poème où il évoque ‘une ville au loin d'émeute et de tocsin’ et qui se termine par ces vers: C'est l'heure, - et c'est là-bas que sonne le tocsin;
Des crosses de fusils battent ma porte;
Tuer, être tué! - qu'importe!
Mourir pour sa folie!
C'est tout Verhaeren! Se donner, se donner tout entier à l'idée, au rêve des hommes, la seule réalité qui dure, - mourir pour sa folie! Voilà par quoi son vers est devenu cette force active qui se propage et s'accroît en faisant sans cesse de la vie nouvelle dans des milliers et des milliers d'âmes, force d'enthousiasme héroïque et d'espoir et de foi quand même, - non point l'optimisme bêlant qui a besoin du mensonge, mais celui qui regarde la vie en face, qui l'accepte toute, telle qu'elle est, avec ses joies et ses misères, tragique et belle, et qui trouve sa rédemption dans la lutte même. C'est le fond de son oeuvre, depuis le début. Même dans cette trilogie douloureuse, Les soirs, Les débacles | |
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et Les flambeaux noirs; car il devait aimer la vie avec rage, pour se crucifier sur elle comme il l'a fait là. Et il lui fallait souffrir cette passion et cette agonie pour pouvoir ensuite, brûlé, purifié, renouvelé, s'élever vers un hymne aussi clair que la Multiple splendeur. Tel m'apparaît notre grand, notre cher Verhaeren. Qu'ajouterais-je encore? Nous ne songeons pas à le pleurer aujourd'hui: cette force ardente, voilà ce qui ne mourra plus.
1926 |
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