La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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L'ame moderneL'Allemagne - nous l'avons établi - réussit à animer de l'esprit pratique et matérialiste des Juifs l'organisation hiérarchique et serrée dont l'Eglise des Chrétiens lui fournit le modèle. Unir deux forces mises à l'épreuve par le temps et victorieuses des siècles était certes idée heureuse, mais non travail facile. Il fallait incarner l'une dans l'autre. Insuffler l'âme sémite au corps catholique. La Prusse l'essaya d'abord. Elle ne tâtonna guère. Son esprit militaire et dur et vénal l'y aida. Alors, l'oeuvre de force et d'adresse se poursuivit de pays en pays, à travers toute l'Allemagne. La Bavière et l'Autriche rechignèrent à y collaborer. Il leur était pénible d'abandonner leur tradition religieuse de bonté et de pitié apprises, de reléguer leurs | |
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idées humaines et claires, de s'abaisser à n'être plus que des Etats sans générosité ni foi. L'Autriche surtout ne se pouvait départir de son vieux passé, ni oublier que c'était contre elle que le nouvel esprit germanique s'était d'abord exercé. Sadowa lui revenait sur le coeur avec un goût d'amertume. Elle céda quand même, parce qu'au fond d'elle elle se sentait, elle aussi, race de proie. Au reste, depuis que sa victoire sur la France lui avait départi la prépondérance en Europe, l'Allemagne étonnait l'Occident. Elle parlait haut et nulle mieux qu'elle ne s'y faisait obéir. Bismarck, l'homme aux bottes puissantes, savait l'art de fouler aux pieds les protestations et les droits. Son verbe était suivi de crainte et de silence. L'aigle allemand ne le mettait point à l'ombre; c'était lui tout au contraire qui l'éclairait de son génie. Il refit un peuple. Il l'arma d'activité et d'audace. Il lui insuffla l'esprit de promptitude et de brusquerie qui fut le sien. Il le détourna des spéculations nobles pour l'atti- | |
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rer vers l'action utile et moderne. Il fut un éducateur terrible, mais efficace. Il affirmait: ‘L'Allemand ne craint personne sous le soleil, si ce n'est Dieu.’ Après la disgrâce et bientôt la mort de son guide et de son suscitateur, l'Allemagne se sentit assez forte pour faire elle-même son sort. Elle possédait des écoles et des casernes. Elle voulut y joindre des usines et des ports. Elle se défiait, avec respect, de son trop jeune empereur. Elle se couvrit de travaux de l'un à l'autre bout de son territoire. Le Mein, le Rhin, l'Oder, l'Elbe furent bordés de fabriques. Des canaux furent créés. Les chemins de fer longeaient ou croisaient en tous sens les chemins d'eau. Des gares énormes étincelaient, dans le soir, sous leurs grands toits de verre. Toute ville ancienne s'ornait d'un quartier neuf; d'immenses bazars servaient de temples à sa fièvre; ses faubourgs s'allongeaient comme des tentacules vers la campagne; d'immenses fumées transversales barraient le vieux soleil. Une camelote | |
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funeste mais désirée par les foules encombra le négoce que l'Allemagne innova. Elle se répandit partout. Elle satisfit les multiples désirs et les goûts différents des peuples. Elle se plia aux ordres de la terre entière et les exécuta. Jadis, le commerce européen se faisait dominateur; il imposait à ses clients lointains ce qu'il fabriquait pour l'usage occidental. L'Allemagne changea cette méthode. Son commerce se fit servile et prospéra au delà des plus vastes espérances. Elle fut bientôt la nation dont l'Asie, l'Afrique, l'Océanie et l'Amérique désiraient la présence sur cent marchés divers. Les bourses de Sydney, de New-York, de Singapoor et de Bombay retentissaient du bruit de l'or allemand. Le courtier de Francfort devint l'agent de la force teutonne et le commis-voyageur de Berlin se fit le propagateur ou l'espion de la politique germaine. L'Allemagne s'agrandissait et se fortifiait ainsi sur tous les continents, et voici que peu à peu, mais avec une ténacité patiente, elle s'affermissait et s'épandait sur les flots. | |
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Au temps de Bismarck, la flotte de l'empire n'existait guère. La colonisation des pays d'outre-mer ne semblait au grand ministre qu'entreprise hasardeuse ou chimérique. Sa politique demeurait continentale: c'était celle des trois empires - le tudesque, le russe et l'autrichien - indissolublement unis et s'imposant à l'Europe latine. Pourtant, même sous son règne, Hambourg déjà se développait et prenait une importance première. Il l'y aidait certes de tout son pouvoir. Il s'était retiré non loin de la ville. Il y possédait son journal. Il parlait au monde et à l'empereur du fond de ce Pathmos maritime, se gardant bien d'être un rebelle, mais prétendant être un adversaire quelquefois écouté. Un jour, une voix se fit entendre: ‘Notre avenir est sur la mer.’ Ce fut la voix cassante de l'empereur Guillaume II. Les destinées germaniques grandirent encore. La plus forte Compagnie maritime d'Allemagne ayant à sa tête l'israélite Ballin dissémina ses vaisseaux d'un bout du monde à | |
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l'autre. Bientôt Brême et Lubeck se joignirent à Hambourg. Le Nordeutscher Lloyd, tout en lui faisant concurrence, unit sa puissance à celle de l'Hamburg America Line. L'Angleterre se sentit atteinte dans sa prépondérance séculaire. Elle n'en put croire la réalité brutale qui lui montrait les admirables steamers allemands traversant l'océan plus rapidement et plus sûrement que les siens. Une volonté de se distancer et de se vaincre anima dès ce moment l'activité de l'une et de l'autre nation. L'Angleterre en cette lutte semblait craindre plus que l'Allemagne. D'autant que celle-ci se mit à augmenter soudain dans les proportions les plus larges sa flotte de guerre. Les progrès s'y faisaient, par bonds. Le Trésor de l'empire s'y employait, avec fureur. On eût dit une rage disciplinée qui ne voulait cesser ni même se fixer des étapes pour alentir sa fièvre. Pendant ces périodes de prospérité sans exemple se levèrent dans les universités et les armées allemandes, des théoriciens dangereux qui résumèrent comme en une nouvelle | |
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déclaration des droits de l'homme l'esprit qui devait régler et présider à cet afflux de puissance et par conséquent d'orgueil. Ce fut le Code de la morale des maîtres que, même dès le lycée, les jeunes Teutons s'assimilent. On en connaît les textes. Gobineau, Ostwald, Bernhardi, Treiske, Lasson les ont rédigés. La force y est employée comme matrice du droit. L'organisation stricte et dure et implacable y est prônée comme un moyen inédit et supérieur de perfection. La race germanique prétend l'avoir découvert pour élever le monde à un plan de civilisation supérieur. Elle seule a le secret de la contrainte nécessaire. Elle y emploie le mal et le bien, comme elle l'entend. Elle fixe les valeurs nouvelles. Elle ne prend pour loi que la nécessité. Tout doit céder à celle-ci. Traités, paroles données, promesses, engagements, fierté, honneur, générosité, pitié, liberté, révolte - vieilles lunes que tout cela. L'Allemagne détient le droit nouveau, parce qu'elle détient la force la plus récente. Elle a par conséquent le devoir d'imposer ses idées | |
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et d'avoir raison, au nom d'elles, contre tous. Elle ne doit tenir compte que d'elle-même pour régler le compte des autres. Depuis les quelque vingt ans que ce programme s'est superposé aux débordements de l'activité et de la puissance teutonnes, il leur a donné leur signification spirituelle et redoutable. L'égoïsme germanique en est devenu monstrueux. Lui seul désormais existe au monde. Il ne peut plus sortir de lui-même pour comprendre n'importe quoi de ce qui est situé hors de lui-même. Le diplomate allemand manque d'habileté et de tact, le militaire allemand manque de prudence et de tactique, le peuple allemand manque de discernement et de jugement, parce qu'ils sont incapables de saisir les différences et les oppositions. ‘Se mettre dans la peau d'autrui’ leur est impossible. Ils se plaignent, s'exaltent, souffrent, se réjouissent pour telles ou telles raisons et ne peuvent comprendre que leurs voisins ou plutôt leurs ennemis éprouvent pour les mêmes motifs soit de la tristesse, soit de | |
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l'exaltation, soit de la souffrance, soit de la joie. Toute psychologie leur est fatalement interdite. Cet éblouissement de soi, qui n'est qu'aveuglement de soi et qui n'aboutit qu'à la faiblesse générale et à la folie collective, a trouvé un représentant ou plutôt un symbole dans Guillaume II. L'empereur est à la fois revêtu d'éclat et miné d'impuissance. Il porte en lui le faux génie nécessaire à l'emploi qu'on lui réserve. Bismarck maniait entre ses poings de la réalité réfractaire et vivante et la façonnait suivant sa volonté; Guillaume II se contente de phraser. Il jongle avec des mots galonnés d'or comme des képis, et croit tenir en main la victoire quand il la prévoit et la promet dans ses harangues. D'où sa dangereuse impatience. Quand sur son ordre, en pleine bataille, ses troupes crient aux Russes: ‘Donnez-nous Varsovie’ et aux Franco-Belges: ‘Donnez-nous Calais’, il croit vraiment que la suggestion par la parole est quasi aussi efficace que l'exploit par l'épée. | |
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Un jour, pour pousser jusqu'à l'extrême sa démence et celle de son peuple mégalomane, il ramassa dans les plis flottants et creux de son mysticisme, tout l'orgueil, toute la férocité et toute la haine autour de lui répandus. Ses docteurs et ses philosophes parlaient quand même encore au nom d'une vague raison humaine, lui ne voulut plus que vaticiner au nom d'une sagesse sans contrôle. A ce Dieu que Bismarck plaçait audessus de lui et de l'Allemagne, l'empereur assignait une place tout près de soi, à ses côtés. Il en fit son familier et son complice. Il lui enjoignit d'être désormais aux gages de l'Allemagne, nation élue, esprit du monde, épée du destin. Les rois d'Israël et les prophètes parlaient à Jérusalem il y a six mille ans, comme lui parlait au xxe siècle, à Potsdam ou à Berlin. Et sa démence en prenait comme une sorte de grandeur. Désormais l'essor économique de l'Allemagne, la science de ses théoriciens, la discipline de ses armées, la force de son peuple, l'arrogance de son chef devenaient une sorte | |
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de mythe national dont il fallait propager la croyance opportune et l'utile miracle. La culture allemande est faite de tous ces éléments. Elle s'échelonne de la prospérité matérielle au mysticisme transcendant en passant par l'organisation commerciale, scientifique et militaire. Cette culture est-elle vraiment inédite et le monde peut-il en vivre comme d'une révélation nouvelle? D'abord rien n'est moins moderne que d'appuyer un système de perfectionnement social sur le droit divin. Guillaume II ne s'en fait faute. Il reprend les traditions les plus vieilles de l'Europe. Il se dit empereur et roi par la grâce de Dieu. Quand il partit en guerre, il faisait songer soit à Mahomet, soit à saint Louis. Son mysticisme hautement affirmé, gangrène les principes mêmes de sa domination. Toute l'histoire des rois du moyen âge et de la Renaissance nous renseigne sur le danger qu'il nous ferait courir, s'il réussissait à gagner la France et l'Angleterre et la Belgique. L'organisation que ce mysticisme suppose | |
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est la plus antique des organisations, puisqu'elle suppose l'esclavage et la tyrannie. Le professeur Ostwald et tous les pangermanistes en tombent d'accord. Il faut ressusciter la conception périmée des peuples sujets et des peuples dominateurs. Il faut, en outre, que la liberté soit diminuée et réduite au rôle le plus strict. Se soumettre devient plus important que penser. L'université trouve son modèle dans la caserne. Le travail des usines et des fabriques bien distribué et bien divisé certes, mais en même temps réglementé à outrance, fait songer à celui des corporations. Tout est prévu, conduit, figé, cliché; tout est admirable et ordonné, mais tout cela n'est que vieilles cases et vieilles formules à quoi le monde a renoncé. On sait ce qu'a produit sur l'humanité la terreur, la férocité, l'inquisition, l'obéissance passive, le dogme religieux ou scientifique, la soumission des pensées et des désirs à quelque unique but soi-disant sacré, la volonté de puissance se confondant avec l'arbi- | |
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traire et la tyrannie. C'est la vieille âme du monde antique et féodal qui ressuscite à peine teintée d'autres lueurs, c'est la vieille âme que cent expériences néfastes ont épuisée; c'est la vieille âme qu'on a mis mille et mille ans à étouffer et qu'il faut réétouffer à cette heure suprême. L'âme moderne faite de fierté et de liberté, faite de clarté humaine et de joie terrestre, faite d'émotion contagieuse et noblement dangereuse, l'âme moderne presque neuve, - elle ne date que d'un siècle et le temps n'a pu en tirer encore toute la force et toute la lumière - est en opposition irréductible avec l'âme allemande. C'est celle-là, celle-là seule qui est fraîche et qui s'épanouit vers l'avenir. C'est celle-là seule qui appelle les expériences nouvelles et permet à l'humanité de se renouveler et de s'adapter à d'inédites phases de vie. Et cette âme, c'est toi Belgique qui l'as, même avant la France et l'Angleterre, défendue contre la régressive mais formidable Allemagne. Jamais plus grand honneur ne te | |
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fut fait. Tu l'as assumé avec un héroïsme simple. Belgique sanglante, sois aimée en toutes tes blessures et soutenue en tous tes espoirs! |
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