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Sixième époque.
Après une léthargie de plus d'un siècle, la Belgique fut enfin secondée par le gouvernement dans son mouvement intellectuel. Marie-Thérèse érigea à Bruxelles une académie des sciences et belles-lettres. Malheureusement les hommes qui conçurent et organisèrent cette institution n'entendaient pas le flamand; ils ignoraient le parti à tirer, pour la civilisation, de la langue appartenant à la majorité du pays; l'académie elle-même ne prit connaissance de notre idiome que par quelques mémoires couronnés, publiés dans ses annales. Nous étions sous le régime de ces barons allemands, qui bien loin de prêter la moindre attention à la langue de la
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plus grande partie de la Belgique, s'étaient même très-peu souciés de leur propre idiome. Il était de bon ton parmi l'aristocratie allemande, tant autrichienne que prussienne, d'affecter une prédilection exclusive pour la langue française. Frédéric le Grand était un auguste exemple pour ceux qui dédaignaient leur propre idiome, comme incapable de suffire aux besoins de la haute société. Heureusement pour l'Allemagne, ce pays possédait des Klopstock et des Gellert; et ces écrivains avaient le courage de s'adresser au souverain lui-même, pour protester contre la fausse direction imprimée à l'esprit public. Mais la Belgique, encore sous l'influence léthargique du siècle, ne possédait aucun génie à inspiration patriotique, comme les grands hommes d'outre-Rhin, ou comme mademoiselle de Lannoy en Hollaude qui, elle aussi, flagella avec esprit la gallomanie des courtisans de La Haye; si parmi nous encore il se fut trouvé de ces nobles esprits, il n'y avait pas à la tête du pays des hommes capables d'apprécier ce qu'il y aurait eu de généreux dans de semblables démonstrations. En réalité la voix toute platonicienne de l'Aveugle de la montagne, de l'évêque philosophe, n'était pas propre à dissiper la prévention des grands et des étrangers, qui les dirigaient, contre une langue à laquelle on n'avait pas encore pardonné le tort
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d'avoir abaissé l'orgueil du roi d'Espagne. Ces influences supérieures avaient depuis prés de deux siècles successivement affaibli l'esprit national à un tel point que, si on excepte le jésuite Van den Abeele et quelques grammairiens, nous serions embarrassé de citer, dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, un seul auteur belge capable d'écrire correctement sa langue. Quelle différence avec la littérature d'alors dans les Provinces-Unies! A l'attitude prise par la Flandre au commencement du siècle, on eût cru qu'elle allait devancer la Hollande dans la voie littéraire; ce fut un éclair passager, un effort isolé de quelques hommes, dont les idées n'eurent pas le temps de pénétrer dans les masses. Il est vrai, les sociétés de rhétorique se multiplièrent considérablement dans les villes et dans les villages: ces corps bien dirigés n'auraient pas manqué de continuer l'impulsion donnée par les Labare, les De Meyer et les Stevens. En Hollande les réunions de savants qui se formèrent journellement perdirent ce caractère de clubs, véritable entrave à la marche de l'intelligence pendant près d'un siècle. Elles publièrent des ouvrages périodiques, dans lesquels des discussions savantes s'engagèrent devant un public intelligent et impartial.
A cette époque le mouvement littéraire en Hollande se signala sous l'influence d'une femme poëte,
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Lucrèce Van Merken, née à Amsterdam en 1722 et qui mourut dans sa ville natale en 1789; elle fut la compagne d'un écrivain également doué du génie poétique, Simon Van Winter. Jouissant d'une fortune considérable, les deux époux réunirent autour d'eux tout ce que la capitale des Provinces-Unies possédait de beaux esprits. Douée d'autant de tact que de goût, madame Van Winter eut la gloire de distinguer de la foule les jeunes génies qui plus tard devaient rendre à la littérature son ancienne splendeur. Cette femme célèbre publia plusieurs poëmes et tragédies, qui témoignent tous d'un véritable amour pour le bien public. Son poëme: l'Utilité de l'adversité (het nut der tegenspoeden) est comparable à tout ce qu'il y a de mieux dans ce genre. Elle s'essaya dans le genre épique par deux autres poëmes, l'un intitulé Germanicus, le pacificateur de la Germanie, l'autre, tiré de la Bible et célébrant les glorieux faits du roi David. Nous l'avons déjà fait remarquer, dès les premiers temps de la réforme jusqu'à Vondel, on avait mis sur la scène l'histoire de la Bible; Hoogvliet ayant publié au commencement du dix-huitième siècle un poëme intitulé Abraham, qui eut beaucoup de vogue en Hollande et en Belgique, plusieurs poëtes préludèrent sur leur lyre épique à des sujets tirés des livres saints. Le David est un très-heureux essai dans ce genre. Quant au Germanicus, on peut
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reprocher à l'auteur d'avoir choisi pour héros le vainqueur de nos ancêtres, au lieu d'un de ces fiers Germains qui luttèrent avec succès contre Rome pour l'indépendance du sol natal. Peut-être aussi, partant de l'épithète de barbares, donnée communément aux peuples germaniques du temps des Romains, l'auteur a-t-il voulu célébrer l'avénement d'une nouvelle civilisation. Partout dans ses poésies, madame Van Winter déploie une énergie, une puissance peu communes à son sexe. Ces qualités furent surpassées de beaucoup par celles de quelques poëtes, ses successeurs; mais chez cette femme tout était noble, sa vie entière reflétait l'enthousiasme artistique et le patriotisme qui la dominaient. Elle préludait à cette grande époque dont les acteurs futurs commençaient déjà à rivaliser avec elle. Le théâtre surtout se ressentit de la noble direction donnée par la maison de Van Winter à la littérature; le génie des poëtes fut admirablement secondé par le grand tragédien Punt et sa femme, ainsi que par ses émules Duim et Corver. Mais la manie de tout traduire avait laissé de trop profondes racines dans l'art national, pour céder à l'influence de madame Van Winter. L'art était devenu un simple délassement pour les uns, un maigre gagne-pain pour les autres. Une cause générale de décadence vint en outre frapper le théâtre dans les Pays-Bas: l'opéra s'installa définitivement chez nous et eut
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bientôt un vaste répertoire. Jacques Neyts, de Bruges, forma, vers le milieu du siècle, une troupe d'opéra-comique, avec laquelle il parcourut la Belgique flamande et la Hollande, recueillant partout les plus bruyants applaudissements. La curiosité de la cour de Bruxelles s'en éveilla. Pour la première fois, on voyait en Flandre une troupe dramatique proprement dite. A Amsterdam, Neyts jouait au grand théâtre, lorsque le 11 mai 1772, pendant la représentation du Déserteur, ce superbe bâtiment devint la proie des flammes. Ce terrible accident coûta la vie à plusieurs personnes et causa la ruine de l'acteur Punt, qui y avait son domicile, ainsi que celle de Neyts. Celui-ci revint en Belgique, mais sa troupe affaiblie eut à soutenir une concurrence désastreuse avec les sociétés de rhétorique; celles-ci s'étaient élevées sur tous les points de la Belgique flamande, par suite de l'élan que Neyts lui-même avait provoqué partout, en faveur du chant théâtral.
Sans la catastrophe qui brisa la fortune de Neyts, cet homme aurait peut-être amené une nouvelle révolution dans la partie phonique de la langue. Les sujets de sa troupe, appartenant à la Westflandre, se servaient de leur propre dialecte, plus doux sous quelques rapports que la langue parlée généralement admise, et qui fut fortement goûté par les dilettanti et les dames d'Amsterdam; mais la retraite définitive
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de la troupe flamande rendit bientôt à la routine et au préjugé local tout ce qu'un engouement plus prolongé aurait eu d'influence salutaire sur le chant national. Le triomphe de l'accent doux aurait eu encore pour résultat de rendre la vocalisation à son harmonie première, harmonie fortement compromise depuis que l'accent secondaire de l'ij a prévalu sur l'accent primitif.
Cependant l'opéra n'avait pas déserté la Hollande avec la troupe de Neyts. Ruloffs, Pypers et autres, à l'exemple du poëte de Bruges, mais avec plus de goût que lui, traduisirent des pièces françaises, tandis que Uylenbroek tentait un heureux essai pour le grand opéra, par son OEdipe à Colone. En Belgique, Neyts trouva un concurrent en Cammaert, qui traduisit de son côté, pour le théâtre de Bruxelles, une partie des pièces choisies par le poëte ambulant pour son répertoire. Cammaert avait commencé sa carrière dramatique par des tragédies, dont la première fut représentée en 1745. C'était un poëte fécond, mais très-médiocre; par moments cependant on rencontre dans ses pièces originales des passages qui dénotent un talent poétique capable de s'élever assez haut si, avec moins de présomption et plus d'étude, il avait recherché les secrets de l'art et ceux de la langue. Un seul fait peindra l'état déplorable de l'étude du flamand à Bruxelles: ce Cammaert,
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qui trahit à chaque pas une profonde ignorance des principes de la langue, se posa en législateur du Parnasse flamand, en reproduisant en misérables vers l'Art poétique de Boileau.
De même qu'en Hollande, on commençait alors en Belgique à s'occuper spécialement de la théorie de l'art. Si l'on s'en tint à des essais, ces efforts ne furent pas moins salutaires en attirant de nouveau les regards sur les chefs-d'oeuvre du siècle précédent. Les écrits relatifs à la grammaire étaient loin de se recommander par la profondeur des vues et des investigations. Des Roches plus tard le zélé secrétaire de l'académie, poussa la complaisance pour la routine au point de ne pas oser proposer de revenir sur certaines propriétés de la langue, dont on s'était écarté, en Belgique surtout, depuis près d'un siècle. La force de l'inertie empêchait de profiter des travaux linguistiques des Hinlopen, des Alewyn, des Fortman, des Kluit, des Lelyveld, dignes continuateurs des travaux de Ten Kate et de Huydecoper.
La plupart de ces laborieux savants étaient membres de la société littéraire érigée à Leyde. Fondée à peu près vers le même temps que l'académie de Bruxelles, cette société, qui ne recevait aucun secours du gouvernement, acquit bientôt un haut degré d'estime et mérita par ses travaux d'être envisagée comme l'académie des pays thiois. Plus
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tard ni la société littéraire hollandaise érigée sous les auspices du gouvernement, ni l'Institut de Hollande fondé par le roi Louis Bonaparte, à l'instar de l'Institut de France, ne purent ternir son éclat. Cette société s'occupa spécialement de linguistique et de l'art poétique; la plupart de ses membres cependant ne demeurèrent pas étrangers à la philosophie et à l'histoire. Kluit surtout, un des plus beaux noms revendiqués par l'université de Leyde, s'est fait une place distinguée parmi les historiens modernes. Critique sagace, profond politique et surtout bon citoyen, il prépara l'esprit public à l'unité monarchique.
L'époque où vécut Kluit était riche en historiens distingués: les investigations linguistiques et historiques semblaient marcher de pair. Wagenaar publiait son histoire des Pays-Bas du Nord, oeuvre colossale, estimable sous le rapport du style et des recherches, et qui fut depuis continuée par Stuart. Simon Styl écrivait un livre profondément philosophique, et destiné à rester un véritable monument littéraire, sur les causes de la grandeur des Provinces-Unies. Bondam, Van den Spiegel, Te Water et autres recueillaient des documents pour faire mieux apprécier les bases sur lesquelles reposait l'organisation actuelle du pays. Tout annonçait un réveil intellectuel prochain dans la nation.
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Les belles-lettres proprement dites ne tardèrent pas à participer à ce grand travail de régénération. L'enthousiasme patriotique fut ranimé par l'intérêt qu'inspira la guerre d'indépendance de l'Amérique du nord contre l'Angleterre, l'implacable rivale de la Hollande, guerre à laquelle la nation prit bientôt une part active. D'un autre côté l'Allemagne rendit avec usure à la Hollande ce qu'elle avait emprunté un siècle et demi auparavant à l'école de Heinsius. Trois hommes remarquables, nés vers le milieu du siècle, signalèrent particulièrement cet esprit germanique: ce furent Bellamy, Nieuwland et Van Alphen. Le premier mourut à la fleur de l'âge au moment où ses études lui procuraient la place de pasteur d'un village. Homme de coeur avant tout, Bellamy sacrifia à l'amour, à l'amitié et à la patrie. Toujours simple, il émeut partout, et dans ses poésies patriotiques il sait faire vibrer les ressorts les plus secrets de l'âme. Sa romance intitulée Rosette (Roosje) est un chef-d'oeuvre de simplicité et de tendresse. Bellamy avait toutes les qualités nécessaires pour devenir un des plus grands poëtes de son pays; il lui manquait seulement quelque correction dans le style et un peu de cette réflexion, fruit de l'âge mûr. Nieuwland, enfant du peuple comme Bellamy, et qui mourut aussi à la fleur de l'âge, était un prodige dans les sciences exactes; mais celles-ci
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n'altérèrent en rien le sublime de son génie poétique, témoin sa belle ode intitulée Orion et ses touchantes élégies sur la mort de sa femme et de son enfant. Van Alphen maria la théorie à la pratique. Après avoir fait goûter à son pays sa mélodieuse et grandiose poésie, il voulut initier ses compatriotes aux secrets de l'art qu'il mania d'une manière toute nouvelle. Van Alphen est en outre le créateur d'un genre particulier de poésie, la poésie pour l'enfance. C'est un spectacle touchant de voir un des premiers génies du pays, un homme d'État, consacrer ses heures à l'amusement de ces petits êtres échappés à peine aux soins les plus pressants de leurs mères. Mais ici perce encore ce trait tout particulier de la littérature néerlandaise, cet esprit didactique signalé dans toutes les époques que nous avons parcourues jusqu'au-jourd'hui. Van Alphen a eu plusieurs imitateurs parmi les nombreux poëtes des deux sexes, et l'éducation nationale doit à ce genre de poésie les résultats les plus brillants.
Lorsque par une cause quelconque l'art a décliné, celui qui se fraye une route nouvelle est déjà par ce fait un homme remarquable, et certes il mérite la reconnaissance, même quand se sefforts resteraient sans résultat apparent. Les trois poëtes susmentionnés, indignes de l'état déplorable où était tombée la poésie nationale chez la plupart des soi-disant
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beaux esprits, donnèrent l'exemple des vers blancs peu cultivés jusqu'alors ebez nous. Dépouillée de son manteau magique de la rime, la poésie dut apporter un soin plus spécial à la justesse de l'expression et à la force de la pensée; plus libre, on exigea d'elle plus de grâce dans les formes, et si à la longue le vers blanc ne put soutenir la lutte avec la poésie rimée, soit que l'habitude repoussât ce genre de mélodie, soit que l'accusation de monotonie ait été justement appliquée à la plupart des essais en ce genre tentés chez nous, toujours est-il vrai qu'il contribua beaucoup à rendre à la poésie cette supériorité perdue depuis que Vondel avait déposé sa lyre.
Dans ces jours mémorables, une révolution sociale s'effectuait en Hollande et en Belgique; mais dans les deux pays elle fut pour un moment réprimée par la force brutale. Les hommes les plus compromis se réfugièrent sur le sol français, pour servir bientôt de guides et d'auxiliaires aux soldats de la république. Les deux pays furent conquis au nom de la liberté; mais pour quelques centaines de millions la Hollande racheta un simulacre d'indépendance, et la Belgique fut forcée à coups de sabre de demander son incorporation à la France. Cet état de lutte se traduisit par des productions littéraires bien différentes dans les deux pays: tandis qu'en Hollande
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tout dénotait l'heureux résultat d'un travail intellectuel solide, en Belgique la littérature décelait le réveil maladif d'un corps épuisé. En Hollande l'instruction publique était nationale; si dans les universités l'étude de la langue du pays ne faisait pas encore partie de l'enseignement, au moins quelques professeurs remplissaient convenablement cette lacune par leurs publications. D'un autre côté on pourvut à l'éducation générale par l'érection de la société pour le bien-être public (Maetschappij tot nut van 't algemeen), due aux vues philantropiques et nationales du révérend Nieuwenhuyzen; le chant religieux des réformés reçut enfin des améliorations en harmonie avec les progrès littéraires.
En Belgique rien de semblable; l'université de Louvain était absorbée par les disputes scolastiques et les affaires de ménage; ses professeurs ne pouvaient songer sérieusement au progrès de la nation. L'enseignement ne produisit aucun ouvrage qui témoignât d'une étude quelque peu approfondie de la langue. Les Jésuites s'étaient servis dans tous les Pays-Bas d'une prononciation mixte, qui leur était propre, et qui fut également bien accueillie partout. Après la destruction de cette société, les prédicateurs en général employèrent à peu près comme aujourd'hui les dialectes locaux. Comment, au milieu de cette négligence pour la langue écrite et pour la langue
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parlée, jointe à l'absence absolue de critique des productions littéraires, comment des oeuvres de quelque mérite auraient-elles pu jaillir du sein d'un peuple désaccoutumé depuis long temps à voir dans la carrière littéraire autre chose qu'un agréable passe-temps, sans aucun but réel? Aussi, lorsque éclata la révolution brabançonne, les productions poétiques ne furent-elles pas à beaucoup près dignes d'une nation enflammée du sentiment de l'indépendance. La prose cependant revivait sous de meilleurs auspices et promettait de se produire avec autant de force qu'elle en avait déjà dans les Pays-Bas du nord. Verloo et Vonck, le chef du parti patriote qui porte son nom, montrèrent par leurs écrits quel bel avenir annonçait dès lors la littérature nationale, si la révolution même eût été couronnée de meilleurs résultats. Mais après le fatal dénouement de la lutte contre l'Autriche, la plupart des libéraux devinrent partisans exclusifs de la France, et sous la sauvegarde de ce puissant protecteur et maître, on se crut dispensé de faire des efforts ultérieurs pour émanciper la nation. Tout ce qui avait rapport à l'élément national rentra dans le désordre; et par suite de la défection de ceux qui possédaient de l'instruction, l'ignorance de la langue alla toujours en augmentant. Les mesures arbitraires du gouvernement français contre l'usage officiel du flamand ne furent pas
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moins fatales. Un arrêté du 14 prairial an XI (13 juin 1803) porte: ‘Dans un an, à compter de la publication du présent arrêté, les actes publics dans les départements de la ci-devant Belgique, dans ceux de la rive gauche du Rhin.... où l'usage de dresser des actes dans la langue de ces pays se serait maintenu, devront tous être écrits en langue française.’ Voilà comme on procédait au nom de la liberté et de l'humanité! Ces mesures vexatoires de la république furent encore surpassées par un décret impérial du 22 décembre 1812, par lequel il fut enjoint aux feuilles flamandes de paraître avec une traduction française. Après quelque opposition, Bruxelles passa sous les fourches caudines; l'ancienne capitale du pays déposa son esprit national. Partout ailleurs cependant le sentiment flamand se réveilla; et, luttant par la force morale contre la volonté d'un gouvernement qui dictait la loi à l'Europe presque entière, ce sentiment s'épancha franchement en dépit des décrets de la république et de l'empire. La Westflandre surtout vit s'organiser les défenseurs de la littérature. Plusieurs villes et villages donnèrent des fêtes poétiques; on y célébrait tous les souvenirs de la nationalité flamande et les vainqueurs recevaient un hommage pour leurs patriotiques efforts. En 1809, la société d'Ypres proposa un poëme sur un héros quelconque appartenant à
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la Flandre: l'année suivante celle d'Alost prit pour sujet de concours la gloire des Belges, et un littérateur qui déjà sous le régime autrichien s'était distingué comme historien et poëte, Verhoeven, de Malines, composa un poëme épique en quinze chants, intitulé la Belgiade, resté inédit à défaut d'encouragement. Quelques hommes se plaisaient à croire que le gouvernement français, au moins dans la personne de ses préfets, aurait prêté la main pour relever la langue du pays. A Gand, il est vrai, on parvint à éluder la défense de donner des représentations théâtrales en flamand, et même Napoléon donna son consentement au concours des Fontainistes de cette ville en 1811, après s'être assuré des intentions bienveillantes de cette société envers le gouvernement.
Un auteur surtout voulut faire intervenir le gouvernement départemental dans la cause flamande: ce fut Van Daele, d'Ypres, le premier qui publia dans ces provinces une revue littéraire. Son grand mérite est d'avoir contribué à l'amélioration du style et du mécanisme de la versification, si pitoyablement négligés. Il y a progrès sensible dans la poésie flamande depuis la publication de son ouvrage périodique et depuis sa nouvelle édition de la traduction libre de l'Art poétique de Boileau par Labare. Ce progrès fut fortement secondé par les relations plus
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intimes établies avec la Hollande devenue également partie intégrante de l'empire français. Des poëtes hollandais prirent part aux concours littéraires en Flandre, et les premiers sujets du théâtre d'Amsterdam firent retentir l'accent national là où il était défendu aux chambres de rhétorique de faire résonner l'antique idiome du pays. Malgré la persécution, le théâtre flamand luttait courageusement. Jamais peut-être la Belgique n'a compté un aussi grand nombre de bons acteurs et actrices, parmi lesquels le plus distingué fut Wattié, qui mourut à la fleur de l'âge à Gand, sa ville natale. Parmi les auteurs dramatiques de cette époque, Hofman, de Courtrai, mérite une place honorable. Cet homme dut tout à lui-même, et dans des conditions plus favorables à l'éducation publique, il serait devenu sans aucun doute une des plus belles gloires de la littérature neérlandaise. Hofman composa plusieurs tragédies bourgeoises, quelques comédies et un ou deux opéras-comiques. Génie éminemment poétique, il possédait à un haut degré la faculté d'improvisation, et plusieurs de ses pièces dramatiques ont été écrites avec une rapidité dont les annales littéraires de la Flandre offrent peu d'exemples.
Il est temps de reporter nos regards vers le nord, où un travail intellectuel remarquable agitait la
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nation entière. Nous venons de voir que vers la fin du dix-huitième siècle le révérend Nieuwenhuyzen jeta les bases de la société tot Nut van 't Algemeen, société qui a pour but de populariser les différentes connaissances humaines, et qui dès les premiers jours de son existence eut à se glorifier des plus heureux résultats. Par la révolution de 1795 le culte réformé cessa d'être culte de l'État, et les membres des autres communautés religieuses furent indistinctement déclarés admissibles aux fonctions publiques. C'était là un grand événement pour un pays comme la Hollande, où les cultes divers sont si nombreux, et qui comptait dans son territoire des contrées administrées jusqu'alors en pays conquis. De plus, la nouvelle organisation représentative développa l'art oratoire, tout en rapprochant des hommes de différents dialectes. Ce régime populaire, dirigé dans un sens tout national, ne tarda pas à enlever les entraves qui s'opposaient jusque-là à un développement plus large de la littérature. On créa des chaires de littérature nationale dans les universités de Leyde et de Franeker; d'après les voeux de la société tot Nut van 't Algemeen, le gouvernement prit sur lui de mettre fin au désordre qui régnait encore dans l'orthographe de la langue. Le professeur Siegenbeek fut chargé de cette tâche difficile, et s'en acquitta dignement eu égard aux circonstances. De
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son côté Weiland, de concert avec d'autres philologues, publia un dictionnaire de la langue et un dictionnaire des synonymes, ouvrages qui manquaient au pays: de plus cet auteur mit au jour une grammaire, qui fut officiellement introduite dans toutes les institutions de l'État. Cette orthographe quasi officielle trouva en Hollande de rudes antagonistes, parmi lesquels il suffit de nommer Bilderdyk. Mais le système de Siegenbeek, soutenu par Vander Palm, triompha des obstacles; ce fut un véritable bonheur pour les lettres, puisque dès lors l'attention ne fut plus absorbée par la forme.
Nous venons de parler de Vander Palm. Il était ministre protestant et professeur de littérature orientale à l'université de Leyde, lorsque le mouvement révolutionnaire le plaça pour quelque temps à la tête de l'instruction publique. C'était le premier orateur sacré et le premier prosateur de son temps, et sous ce double rapport surtout la littérature néerlandaise lui a d'immenses obligations. Vers le milieu du dix-septième siècle, la prose avait perdu insensiblement de sa force, de son caractère néerlandais; et elle ne s'est relevée qu'à la fin du siècle dernier. Mais sans les cours nouvellement créés de littérature nationale, il y a lieu de croire qu'elle se serait bornée à quelques chefs-d'oeuvre d'éloquence sacrée et parlementaire, pour laisser encore les honneurs
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à la poésie. La nouveauté même de ces chaires vint au secours du sentiment national, et soutenue partout par des hommes de talent, la langue sortit des universités vigoureuse et vivace, animant de son feu sacré les sciences les plus arides. C'est à Vander Palm que la prose néerlandaise de notre siècle doit en grande partie son auréole de gloire. Ses écrits nombreux portent à chaque page le cachet de ce vaste génie, qui sut unir la sévère logique, la profonde pénétration à un style nerveux, varié, riche et libre dans ses allures. Un nombre considérable de sermons, de dissertations et de discours académiques, les uns plus remarquables que les autres, sortirent de l'infatigable plume du célèbre professeur. Il voua une attention toute particulière à la Bible: il donna une traduction des livres saints, enrichie de notes; ses vastes connaissances des antiquités orientales en font peut-être le premier ouvrage de ce genre, dans toutes les littératures. Il publia en outre une Bible à l'usage de la jeunesse, et des paraphrases sur les proverbes de Salomon, véritable trésor de sagesse, écrites dans un style clair et harmonieux. Vander Palm brilla au milieu d'une foule d'hommes remarquables dans les différentes branches qu'il cultiva: l'éloquence de la chaire comptait, dans toutes les communautés chrétiennes, des représentants de grand mérite. Borger, Kist,
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Ypey, Clarisse, Muntinghe, Stuart et tant d'autres s'illustrèrent comme prédicateurs réformés. Borger surtout aurait pu disputer la palme au célèbre professeur de Leyde, son collègue, si sa carrière avait été moins courte. Issu de la bourgeoisie frisonne, il avait l'âme aussi fortement trempée qu'aucun de ses compatriotes; son vaste et vigoureux génie était maître absolu de toute la science qu'exigeait sa spécialité. A peine entré dans l'âge viril, il produisit dans un court espace de temps plusieurs chefs-d'oeuvre d'éloquence et de philosophie, parmi lesquels son Traité sur le Mysticisme mérite une mention particulière.
De même que l'éloquence sacrée, celle du barreau se ressentit bientôt de la bienfaisante influence du revirement national, et la Hollande put se convaincre qu'elle n'avait plus rien à envier aux autres peuples, sous ce rapport, lorsque les Kemper et les Meyer prenaient la défense du malheur. Meyer est suffisamment connu dans le monde savant, par son ouvrage publié en français: Esprit, origine et progrès des institutions judiciaires des principaux pays de l'Europe; mais ses éminentes qualités ne brillent pas moins dans ses éerits néerlandais. Entouré d'une gloire européeenne, il resta presque isolé dans sa patrie; partisan exclusif des codes français, il ne voulut sous ce rapport faire aucune
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concession à l'amour-propre national. Cette position blessa d'autant plus ses compatriotes, que Meyer, en sa qualité de membre de la communion israélite, pouvait être envisagé comme voué à des idées de cosmopolitisme, plutôt que participant à la vie intime de la nation. Quoi qu'il en soit, bien qu'en réalité les écrits néerlandais de Meyer se ressentent fortement de la phraséologie française, ces écrits n'en méritent pas moins une mention toute particulière et pour la forme et pour l'esprit. Ils dénotent cette puissante énergie individuelle, observée chez plusieurs auteurs de l'époque, et qui se fait sentir dans toutes les branches des connaissances humaines.
Mais l'énergie nationale se développa surtout dans la poésie. L'impulsion donnée par Bellamy, Nieuwland et Van Alphen, secondée par les causes déjà mentionnées, donna à la lyre batave une force que ne permettaient guère de supposer l'exiguité territoriale du pays et la ruine de l'influence de la république sur les destinées de l'Europe. C'était comme le symbole d'une lutte désespérée soutenue par une nation prête à périr. Cette énergie sauva la Hollande; car après la chute de l'éphémère royaume érigé par Napoléon en faveur d'un de ses frères, la Hollande, incorporée à l'empire français, fut en état de soutenir, sans en être écrasée, le formidable poids
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de la civilisation dominatrice du peuple conquérant.
Nous l'avons vu tout à l'heure, sous le rapport littéraire, l'Allemagne surtout influa sur la Hollande, à la fin du siècle dernier. La littérature rêveuse et sentimentale s'était montrée sur le sol néerlandais à toutes les époques et d'une manière spontanée; elle ne prit pourtant un certain développement que lorsque les romans de Richardson et la poésie d'Ossian et de Young eurent franchi la mer du Nord. Préparée comme l'Allemagne elle-même par la littérature anglaise, la Hollande se prit d'enthousiasme pour le Werther de Goethe. Feith fut l'apôtre de la nouvelle école: il dirigea le goût sentimental par quelques-unes de ses lettres (Brieven over verscheidene onderwerpen), par ses romans et par ses poëmes: le Tombeau (het Graf) et la Vieillesse (de Ouderdom). Le goût du lugubre et une sensibilité outrée étaient le caractère distinctif de cette école. Les vertus républicaines s'associèrent dans les âmes tendres à des rêveries poétiques, pour embrasser dans un amour platonique la nature entière: le sentimentalisme, c'était le sensualisme sous des formes religieuses avec des tendances vagues au panthéisme: c'était un paradis terrestre rêvé par des philosophes du dix-huitième siècle. Mais si la tendance de cette école offrait du danger pour l'énergie du caractère, au moins dans les Pays-Bas
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elle servit à écarter de la littérature cette foule de recueils obscènes, dont l'esprit retentissait encore jusque sur le théâtre.
L'école sentimentale a l'honneur d'avoir guidé les premiers pas d'hommes qui par la suite brillèrent avec éclat parmi la grande foule des poëtes. Outre le chef de file, qui fut aussi un de nos premiers lyriques et qui composa quelques tragédies classiques de grand mérite, il suffira de citer le seul nom de Tollens.
Cet aimable écrivain, né à Rotterdam de parents gantois, est de nos poëtes modernes celui peut-être qui a le mieux saisi la fibre nationale. En général les chantres neérlandais font trop grande parade d'érudition, défaut grave chez une petite nation, où déjà le nombre des lecteurs est assez restreint pour ne pas chercher à en resserrer davantage le cercle. Quoique Tollens vive encore, nous pouvons dire qu'il est à juste titre le poëte du peuple, titre décerné par la voix unanime du public tant en Belgique qu'en Hollande. Cette popularité, Tollens la doit à une originalité toute flamande, puisée dans le caractère, dans le goût national. Poëte du foyer domestique, ses vers respirent la parfaite jouissance de la vie, soit qu'il célèbre les événements de la famille ou qu'il raconte une ballade, soit qu'il s'enflamme à la gloire des ancêtres, soit qu'il
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recommande la tolérance religieuse et politique, toujours il répand le courage, la consolation, le bonheur. Ces qualités sont relevées par une imagination brillante, un style correct, une versification facile et pourtant sans monotonie. Aussi les poésies de Tollens font les délices de toutes les classes de la société, et dans un pays réputé d'ailleurs comme médiocrement favorable à la culture des belles-lettres, une seconde édition encouragée par dix milles souscripteurs a dû être suivie de près par de nouvelles réimpressions.
Je ne relèverais pas ce point que chez Tollens le sentiment national domine à un haut degré, s'il ne s'était signalé par le beau chant:
‘Wien Neêrlands bloed door de aedren vloeit.’ chant de paix et d'amour, expression juste de l'esprit public néerlandais.
Le chant de Tollens date de l'existence du royaume des Pays-Bas. La Nation hollandaise de Helmers fut publiée en 1812, alors que la France pesait sur la Hollande de tout le poids impérial. L'ouvrage du poëte d'Amsterdam, que la mort seule préserva de la prison, est d'un genre mixte entre la poésie épique et la poésie didactique; il célèbre la gloire que le peuple batave s'est acquise sur terre et sur mer, dans les sciences, la littérature et les beaux-arts. Chose assez digne de remarque, la
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Nation hollandaise parut presque en même temps que les pièces couronnées par la ville d'Alost, en Flandre, sur la gloire des Belges; et je suis tenté de croire que le concours flamand, tout de circonstance chez un peuple qui ne voulait pas mourir, aura inspiré le poëte hollandais. C'est peut-être là une des causes pour lesquelles le poëme de Helmers a été de bonne heure connu en Belgique: car il est avéré que les meilleurs ouvrages hollandais, écrits dans notre siècle, sont très-peu répandus chez nous, et que le chef-d'oeuvre de Helmers a pour ainsi dire ouvert les portes de la Flandre aux poëtes modernes de la Hollande. Il mérite cet honneur à juste titre, car à part quelque passages ampoulés, tenant au caractère du poëme et du temps où il fut composé, il brille par la vigueur et la grâce des tableaux, et il restera toujours comme un des beaux monuments littéraires de ce temps si riche en chefs-d'oeuvre de tout genre.
Helmers avait pour gendre Loots, dépourvu comme lui d'éducation littéraire, mais poëte sublime et vigoureux, comme l'exigeait la position d'un pays, jadis fort et florissant, qui venait de perdre son indépendance. La poésie de Loots est plus correcte, et n'est pas ternie par le pathos qui dépare dans quelques endroits la poésie de Helmers. La Hollande possédait alors plusieurs poëtes distingués, à qui il
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fut refusé de faire des études régulières. Tels sont encore les deux frères Klyn et Messchert. A défaut des modèles de l'antiquité, la plupart d'entre eux prirent un autre chemin, pour arriver dans la voie où brille la littérature moderne de l'Angleterre et de l'Allemagne. La ballade et la romance, jadis cultivées avec amour dans les Pays-Bas comme dans tout le nord des pays germaniques, furent remises en honneur, et Tollens montra surtout, par ses heureuses imitations, tout ce qu'il y a de naturel, de suave dans ce genre si injustement rejeté dans l'oubli. Si pour le moment ce n'est pas là aux yeux de ses compatriotes un des grands mérites de Tollens, nous devons plus de justice au grand poëte, car c'est essentiellement depuis son apparition que ce genre de poésie a regagné beaucoup du terrain qu'il avait perdu depuis deux siècles. Cette réhabilitation dans l'opinion publique ne fera qu'accroître du moment où la poésie et la musique s'associeront pour rendre à la langue la douce harmonie, dont elle était encore si fière du temps de Hooft. D'ailleurs la mission de la poésie n'est pas de servir particulièrement de véhicule aux élucubrations de l'homme de cabinet; elle appartient à la nation entière, et c'est en élargissant le plus possible le cercle de son auditoire, c'est en s'adressant à tous les membres d'une famille qu'on a le plus de droit
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au titre de poëte national. C'est par cette voie surtout, c'est en peignant la vie intime dans de petits poëmes narratifs, que des poëtes, éloignés des masses autant par leur style obscur que par leur position sociale, sont parvenus à se ménager de la popularité. Je ne citerai que Staring, mort depuis peu, et qui un des premiers à la fin du siècle dernier donna l'exemple de la romance nationale. Ce poëte, au style nerveux et caustique, fit passer dans la poésie l'histoire et les moeurs de son pays natal, la Gueldre, la terre des guerriers et des conteurs du moyen âge.
Je passerai sous silence un grand nombre de poëtes remarquables, pour nous arrêter un peu plus longuement en présence du plus grand de tous - l'illustre Bilderdyk.
Mort en 1831, à l'âge de soixante et quinze ans, à peu près à l'époque où s'éteignirent deux autres grands génies: Walter Scott et Goethe, Guillaume Bilderdyk tint le sceptre de la poésie pendant plus d'un demi-siècle. Nourri à l'école des anciens, d'un esprit droit et d'une imagination brillante, il avait à sa disposition toutes les ressources qu'une langue ait jamais offertes à un auteur. Initié aux sciences exactes, morales, politiques et naturelles, aux beaux-arts, familier avec les langues classiques de l'Orient et de l'Occident et la plupart des langues modernes de
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l'Europe, en un mot doué d'une intelligence universelle, il représentait plutôt ces vieilles provinces-unies planant sur toute la terre, que cette république batave se débattant dans ses dernières convulsions, ou ce royaume de Hollande inventé pour le plus pacifique des Bonaparte. Tout était grand dans cet homme, ses malheurs personnels comme sa fortune littéraire, ses torts comme ses vertus. Condamné à l'ostracisme par ses compatriotes, il fut rappelé dans sa patrie, après dix années d'exil, par un étranger, et après avoir joui de tous les honneurs auxquels un génie si transcendant a droit, il fut plusieurs fois sur le point de mourir de faim sous un gouvernement national. Son existence domestique ne fut guère plus riante que sa vie publique: cloué sur un lit de douleurs jusqu'à l'âge de quinze ans, il ne connut que chagrins pendant un premier mariage, et lorsque après un divorce le ciel lui semblait avoir accordé une compagne plus sympathique à son caractère, le malheureux père eut successivement à pleurer sur la tombe de nombreux rejetons. Plus de cent cinquante volumes sont l'expression de cette vie agitée, tous resplendissant de la force mâle qui fait courber le peuple sous le despotisme du génie. Comme poète il est souvent l'égal de Vondel pour l'élévation et la hardiesse de l'expression, pour le mécanisme, toujours supérieur pour la justesse. Il aborda tous les
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genres, hors la comédie, et en tous il produisit des chefs-d'oeuvre. Poésies érotiques; poésies religieuses, satires, poëmes didactiques, poëmes épiques, tragédies, tout ce qui sortait de sa plume féconde excita l'admiration générale. Ses nombreuses imitations des principaux auteurs de la littérature ancienne, orientale et moderne, surent faire concurrence à ses poésies originales et forment une chrestomathie universelle d'une nature toute particulière. A l'exception peut-être des poésies suaves d'Anacréon, dont le velouté, à mon avis, s'est perdu en passant par la plume de Bilderdyk, ses traductions ou plutôt ses imitations libres soutiennent heureusement la comparaison avec les originaux; il arrive même que sous sa plume la traduction devient préférable à l'original: on peut s'en convaincre en lisant la traduction de l'Homme des Champs de Delille. Mais cette manière de traduire un auteur dans une autre langue a ses inconvénients, surtout quand on y procéde avec un esprit systématique. Bilderdyk, qui dès ses premiers pas dans la carrière littéraire faisait entrevoir des idées monarchiques, devint plus tard partisan du droit divin, système qu'il poussa dans toutes ses conséquences pour se déchaîner enfin contre l'esprit du siècle. Bilderdyk ne tint pas compte de l'idée précise de l'auteur, mais il lui prêta des paroles que, selon lui, il aurait dû tenir
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s'il avait eu assez de force pour être logique. C'est ainsi qu'il traite Pope et son poëme sur l'homme, et, il faut bien l'avouer, l'ouvrage de l'imitateur est un nouveau chef-d'oeuvre. Mais par cette manière d'agir Bilderdyk déchaîna contre lui la colère de ses ennemis politiques, et depuis lors (1808) ses ouvrages cessèrent de trouver grâce. C'était le temps où il commença à écrire pour le théâtre; la cabale empêcha la représentation de ses pièces. L'heureuse position qu'il occupa à la cour de Louis Bonaparte lui donna le loisir de commencer un poëme épique sur le déluge (de Ondergang der eerste wareld): l'abdication de ce roi et la ruine de Bilderdyk, qui en fut la suite, ôtèrent à celui-ci le courage de continuer son oeuvre d'une conception immense; ses ennemis lui reprochèrent avec une amère ironie cet effort impuissant, et lorsque plus tard il consentit à publier les cinq livres qu'il avait achevés, étonnant le lecteur par tout ce que la poésie a de grand, on attaqua les opinions politiques de l'auteur, opinions que l'on rechercha dans la bouche des premiers enfants de l'homme. Ses ouvrages de linguistique même, qu'il commença alors à publier et qui provoquèrent une révolution dans l'appréciation de la nature de notre langue, lui valurent de rudes combats. Il faut l'avouer, ces combats il les provoquait: chassé du sol natal pour des opinions qui n'étaient pas de
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mode, il ne fit que s'y fortifier sur la terre étrangère; ses propres malheurs et la décadence de sa patrie étaient peu favorables à faire passer dans son caractère, irritable à la fois et hautain, l'indulgence pour des opinions contraires aux siennes. Aussi les querelles avec les hommes les plus éminents de son époque, les Vander Palm, les Kinker, etc., furent-elles des plus déplorables; elles donnent à certains de ses écrits une âcreté qui navre le coeur. Mais tel est l'ascendant du génie, tel est le prestige de ces coups de géant, que nous, placés sur un terrain neutre, à l'abri de ses exagérations, nous restons étonnés devant cette profondeur de pensée, cette logique sévère, cette expression hardie, revêtues du manteau étincelant de la plus riche poésie.
Bilderdyk était Néerlandais par excellence; et son amour pour la patrie, poussé parfois jusqu'au fanatisme, l'arma successivement contre l'Angleterre, la France et l'Allemagne. De là ses jugements si divers sur Napoléon, qu'une fois il invoque comme le libérateur de l'Europe contre le despotisme mercantile de l'aristocratique Angleterre, cette éternelle ennemie de la Hollande, et qu'ailleurs il accable, au milieu de sa grandeur impériale, des foudres de son indignation. L'Allemagne à son tour essuya le feu de ses attaques. Ici cependant il ne s'agissait pas
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d'un ennemi menaçant l'indépendance des bouches du Rhin et de la Meuse, ou préparant un coup de main contre la flotte ou les colonies; ce qui lui tournait la bile, c'était le non-sens allemand, contre l'influence duquel il croyait la bonhomie de ses compatriotes trop peu robuste. Les progrès de la philosophie moderne et du romantisme le tinrent continuellement en haleine: le christianisme d'un côté, la littérature classique de l'autre, lui paraissaient menacés. En réalité on ne peut dire qu'il eût tout à fait tort dans ses prévisions; seulement il s'opiniâtrait trop dans une résistance fougueuse. Goethe et lui sont lés deux contrastes dans la lutte moderne de l'intelligence; pour me servir d'une figure vulgaire, le poëte allemand ressemble au libre coursier en pleine carrière, tandis que le poëte hollandais est le courageux cavalier qui veut le dompter. Il possédait la pleine conscience de sa force, mais son emportement l'empêchait de laisser un système parvenir à sa maturité; son amour-propre froissé lui enlevait le calme nécessaire pour traiter les sujets de linguistique avec toute l'intelligence dont il était capable. Il en est ainsi pour l'histoire nationale, qu'il enseigna pendant quelques années, et qu'il traita au point de vue de ses opinions politiques et religieuses. Sa fidélité aux régles d'Aristote fit de lui un partisan exclusif du théâtre français. Ce n'est pas là
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cependant la cause du peu de succès de ses tragédies, car nulle part le théâtre français n'a été imité si généralement et avec autant de succès qu'en Hollande. C'était son système de philosophie qui perçait partout, et qu'on rejetait comme une entrave au progrès de la civilisation. Cela n'empêcha pas ce grand génie de créer une école historique et même une école philosophique, de même qu'il comptait des disciples en poésie et en linguistique; et de son école sont sortis des hommes de grand talent, qui, chacun dans sa spécialité, disputent la palme à leur maître.
On a cru pouvoir faire un parallèle entre Feith et Bilderdyk. Comme hommes de génie, et même d'érudition, cela est absurde. Feith est un poëte correct, il a même de l'élan dans ses odes, et il a écrit agréablement sur la théorie de l'art; mais il ne fait qu'effleurer les choses, tandis que Bilderdyk traite son sujet à fond. Si l'on compare le Tombeau de l'un avec la Maladie des Savants de l'autre, les meilleures pièces de Feith avec l'Ode à Napoléon de Bilderdyk, le Mucius Scévola du républicain avec le Floris V de l'absolutiste, tout en rendant hommage aux talents de Feith et au service rendu par lui à la littérature, on se convaincra de l'énorme distance qui sépare ces deux auteurs. Si parmi les sommités littéraires qui brillèrent au commencement de notre siècle, il en est un capable de soutenir la
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comparaison avec le géant littéraire, c'est sans contredit Kinker; je crois même que l'étude des oeuvres du professeur de Liége se rattache forcément à celle des oeuvres de Bilderdyk. Tous deux poëtes, grammairiens et philosophes, ils se sont trouvés continuellement en opposition sur le même terrain. Kinker représentait le droit naturel et la philosophie de Kant et de Fichte; il écrivit même un poëme panthéiste intitulé: l'Ame du Monde (het Alleven, of de Wereldziel). C'était tout l'opposé de son antagoniste, qui dissertait longuement sur la grâce et le péché originel. Bilderdyk ne rencontra jamais de si rude et de si solide adversaire, témoin la critique raisonnée de sa grammaire; s'ils se rencontraient parfois, c'était au sujet de la théorie de l'art, qu'ils traitaient avec une égale profondeur et un égal sentiment du beau. Kinker mania avec succès l'arme de la satire: les Lettres de Sophie à Feith, en réponse aux Lettres à Sophie, de l'auteur du Tombeau, sont un mordant plaidoyer en faveur de la philosophie allemande; il censura amèrement le système d'étymologie de Bilderdyk, dans ses Adieux au fleuve de l'Y: il appliqua le traitement homoeopathique à la manie de l'horrible, dans la tragédie bourgeoise. Il prit part à la fondation des meilleures revues politiques et littéraires qui parurent de 1789 à 1815.
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La poésie de Kinker est parfois nuageuse comme la philosophie qu'il défendait contre la presque totalité de la nation. Quoiqu'il accablât Feith du poids de ses sarcasmes, il ne réussit pas mieux en vers, que Van Hemert ne l'avait pu en prose, à faire prévaloir le système du philosophe de Konigsberg; son panthéisme passa pour ainsi dire inaperçu, et ses démêlés avec Bilderdyk ne lui attirèrent pas toute l'attention qu'il méritait. Sa promotion à la chaire de professeur de philosophie et de littérature néerlandaise, à l'université de Liége, fut un ostracisme honorable, afin de l'éloigner d'Amsterdam, où sa tournure d'esprit gênait quelques sommités. L'enseignement était la vraie mission de ce profond penseur. Seulement il est à déplorer que l'on n'ait pas plutôt envoyé Kinker en Flandre, où il convenait de diriger, à côté de l'amour pour la langue, le goût plus épuré de la poésie. Certes, à Gand et à Louvain, ses opinions philosophiques auraient suscité au gouvernement des embarras qu'on n'avait pas à redouter à Liége, où la franchise de Kinker lui valut une bienveillante sympathie; mais à vrai dire, la mission nationale dans les provinces flamandes ne se présentait pas plus favorablement pour le prêtre catholique, que pour le panthéiste. Il était décidé que tout professeur de littérature néerlandaise y rencontrerait une opposition
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systématique de la part de ceux qui dirigeaient l'esprit public.
Si l'esprit aveugle des partis est dangereux, il l'est surtout pour un pays dont l'homogénéité n'est pas solidement constituée. Le royaume des Pays-Bas, formé de la presque totalité des provinces thioises et de quelques provinces wallonnes de l'ancien apanage des ducs de Bourgogne, fut envisagé, par les uns, comme un agrandissement de territoire en compensation de pertes de pays d'outre-mer, par les autres, comme une réalisation de la monarchie d'Albert et d'Isabelle. Ce dernier parti appartenait naturellement aux provinces méridionales et avait son principal levier dans le clergé flamand. La langue, expulsée de la vie publique par le régime français, réintégrée dans ses droits par le roi Guillaume, fut d'abord énergiquement défendue par lui; mais par des causes qu'il n'est peut-être pas encore temps de discuter, il s'éleva bientôt dans les provinces flamandes une opposition contre le soi-disant hollandais, qu'on voulut à tout prix distinguer fondamentalement du flamand. Ce revirement dans l'opinion de ceux qui avaient en main une partie de l'instruction publique nuisit considérablement à l'étude de l'idiome national. Ainsi le flamand, abandonné par les hommes de loi, qui avaient vécu pendant un quart de siècle sous le régime français, ridiculisé par des étrangers
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recevant l'hospitalité belge, vit se tourner contre lui ceux qui, la veille encore, étaient ses plus solides soutiens, et par une équivoque inouïe on parvint à exciter le peuple contre ce qu'il possédait de plus précieux.
A côté de ces différents obstacles à la réhabilitation de l'idiome national dans les provinces flamandes, il faut placer les demi-mesures du gouvernement. Dans les différentes branches de l'instruction il plaça, il est vrai, des hommes de capacité qui nous initièrent aux secrets de la langue, perdus depuis deux siècles; mais ce qu'on lui doit imputer comme une faute, c'est de s'être exclusivement borné à ce qu'il regardait comme son strict devoir. Ainsi il ne sut pas encourager parmi la jeunesse universitaire flamande l'étude exclusive et professionnelle de la littérature néerlandaise; il ne sut faire aucun sacrifice pour organiser le théâtre, ce qui aurait été facile avec un personnel nombreux à choisir dans les chambres de rhétorique flamandes et brabançonnes et dans les troupes dramatiques de la Hollande, dont les premiers sujets, et principalement la tragédienne Wattier, avaient excité l'admiration de Napoléon et de Talma. Tout ce qu'on crut devoir faire sous ce rapport, se réduisit à encourager à de rares intervalles des excursions à Bruxelles, à Anvers et à Gand des acteurs du théâtre d'Amsterdam, et d'avoir
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des paroles bienveillantes pour les sociétés de rhétorique. Il s'érigea sous ses auspices quelques sociétés littéraires dans la résidence royale et dans les deux capitales de la Flandre; mais ces corps savants, nullement organisés selon le goût propre des Belges, furent bien plus des arênes ouvertes à l'intrigue et à la brigue des places qu'ils ne servirent la cause nationale. Aussi s'engloutirent-ils dans la tempête de 1830, laissant à peine surnager quelques débris. Une autre faute grave fut de ne pas faciliter aux Flamands l'accès des meilleurs auteurs, tandis qu'on encourageait la réimpression des productions de la littérature française.
Les destinées de la langue restaient donc confiées en grande partie aux chambres de rhétorique. Si ces chambres ne s'étaient pas encore dégagées de la routine qui entravait le libre essor du génie, elles avaient au moins le privilége d'appartenir au sol, depuis des siècles et de représenter des besoins réels. Avec plus de tact, on aurait pu rendre à ces sociétés l'éclat dont elles jouissaient au seizième siècle; elles seraient redevenues de brillants foyers de civilisation. Les différents concours qu'elles ouvrirent, attestent que réellement le goût et l'étude de la langue faisaient de rapides progrès.
Mais, pour stimuler l'énergie de la nation, les chambres de rhétorique se tenaient trop dans
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l'isolement; leurs travaux se restreignaient trop dans le cercle étroit de leurs membres. A Anvers il y eut une plus large communication entre le public et les hommes de lettres. Là les accents du poëte trouvèrent plus de retentissement et la défense des droits de la langue fut plus vive. C'est dans les premières années de l'existence du royaume des Pays-Bas que surgit notre Willems, véritable personnification, pendant plus d'un quart de siècle, de la littérature et du mouvement flamand. Né en 1793 aux environs d'Anvers, il se sentit de bonne heure attiré vers la métropole des arts, où la littérature nationale s'était ménagé dans la société Tot nut der jeugd (pour l'utilité de la jeunesse), un sanctuaire au milieu de tant d'éléments destructeurs réunis dans la première ville maritime de l'empire français. Willems, couronné en 1812 dans un concours à Gand, où le respectable octogénaire Cornelissen, eut le courage de faire l'éloge de tout ce qui a constitué la gloire de la Flandre, Willems se fit jour en 1818 par un plaidoyer en faveur du flamand, sous forme d'une Épitre aux Belges. Cet écrit, plein d'énergie, était peut-être le morceau de poésie le plus parfait qui depuis un demi-siècle fût sorti d'une plume flamande. Willems accompagna son poëme d'une traduction en prose et de notes françaises, à l'usage de ceux qui ne lisaient pas le flamand, et pour répondre
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directement aux attaques de quelques hommes de robe, déjà refutées en partie par le Spectateur belge. Comme il s'agissait des droits du flamand au titre de langue officielle dans les provinces où l'on se sert de cette langue, Willems se mit en devoir de prouver ces droits par l'histoire du pays. C'était venger le droit des gens sur la propagande française, la sainte alliance des peuples sur une usurpation de vingt ans. La France vaincue à Leipsic et à Waterloo, l'influence de sa langue anéantie en Allemagne et en Hollande, s'était conservée active dans la partie flamande de la Belgique. Willems gagna sa cause, mais au détriment de la vivacité de son esprit poétique; ce qu'il faut regarder sous certain rapport comme un malheur, vu le très-petit nombre de poëtes de mérite que ces premiers jours de lutte nous produisirent et l'apathie que montra le gouvernement lorsqu'il s'agit de prendre des mesures efficaces afin d'encourager la renaissance de la littérature.
Pendant que Willems combattait les hommes du barreau, il eut à soutenir une autre lutte contre quelques membres du clergé, au sujet de son Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique (Verhandeling over de nederduytsche tael- en letterkunde, opzigtelyk de zuydelyke provintien der Nederlanden, 1819-1824), ouvrage d'un style
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élégant, d'une critique saine et d'une érudition profonde, mais qui aux yeux de quelques personnes élevait trop haut les poëtes hollandais au détriment des poëtes flamands. Les membres du clergé qui attaquèrent notre auteur avec le plus de vivacité, furent Buelens et Thys. Le premier, qui eut à peu près à la même époque une querelle de plume avec le vicaire général de Malines, Verheylewegen, au sujet d'un sermon que celui-ci venait de publier, prouva pas ses propres écrits qu'en réalité il n'y a pas de distinction à faire entre le flamand et le hollandais pour quiconque a l'amour propre de soigner son style. Thys, jadis hagiographe de l'abbaye de Tongerloo, membre de l'Académie de Bruxelles, s'était fait connaître parmi les hommes généreux qui, à la fin du dix-huitième siècle, et au commencement de celui-ci, enrichirent notre pays d'ouvrages sur l'agriculture. Lorsque, en réponse à une question proposée par la société littéraire d'Anvers, il se jeta dans le dédale de la linguistique, Thys se perdit. Comme Scrieckius et Becanus, comme son contemporain De Grave, il attribua une antiquité fabuleuse à la langue flamande. Willems fut plus sage: de même que Ypey, l'auteur de l'Histoire de la langue néerlandaise (Beknopte geschiedenis der nederlandsche tale, 1812), il envisagea la langue maternelle comme la branche teutonique moderne
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la plus rapprochée des anciennes langues indo-germaniques. Parmi les Belges qui à cette époque se livrèrent à l'étude de leur idiome, il fut du petit nombre de ceux qui en comprirent la composition intime, largement développée par Bilderdyk, plus parfaitement encore par Hamaker dans ses Akademische voorlesingen, ouvrage remarquable sur la filiation des langues, publié peu de jours avant la mort de l'auteur (1835). Mais revenons à Willems. Il lui restait à prouver l'identité du flamand et du hollandais, et à démonteer les causes d'une différence apparente. Cette mission il l'accomplit dans une dissertation: de la manière hollandaise et flamande d'écrire le néerlandais (Over de hollandsche en vlaemsche schryfwyzen van het nederduitsch, 1824). Dans cet opuscule il proposa une orthographe mixte, qu'il suivit depuis et qui servit de base aux discussions du congrès linguistique tenu à Gand en 1841. Mais durant l'existence du royaume des Pays-Bas son système ne fut accueilli par personne. Les institutions favorables aux progrès de la langue adoptèrent l'orthographe de Siegenbeek, tandis que ses adversaires se firent un bouclier de la misérable grammaire de Des Roches.
Le royaume connut un moment de calme; c'était le temps où la nouvelle génération flamande essaya son premier essor. D'Hulster, alors le poëte le plus
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classique et le plus correct de la Flandre, était à son apogée, et Willems lui-même sut demander à sa muse quelques beaux vers au milieu de ses études historiques et philologiques. Bientôt l'union entre les catholiques et les libéraux ranima la guerre contre la langue, et Willems la défendit de nouveau avec toute l'énergie d'une profonde conviction contre les hommes les plus éminents de l'opposition. La révolution éclata; elle traita l'idiome flamand en vaincu et rélégua dans une petite ville son noble défenseur, qui était employé du gouvernement, triste mais sublime symbole du sort réservé à la langue, qui, nonobstant une perte considérable de territoire, est restée celle de la majorité. N'accusons pourtant pas injustement. Si les Flamands perdirent leur prépondérance, c'est qu'ils étaient préparés de longue main à une chute. Il n'en est pas moins vrai qu'il était du devoir de tout coeur généreux, dès que l'horizon commençait à s'éclaircir, d'aviser aux moyens de réhabiliter l'idiome national dans ses honneurs et dans son droit. Certes, il n'appartient pas aux partis qui aveuglent les masses de décider d'un bien commun, et on n'est pas plus en droit d'aliéner sa langue que son pays. C'est ce que sentit probablement Willems lorsqu'en 1834 il accompagna sa traduction en flamand moderne du Renard d'une préface, dans laquelle il fait un tableau animé, mais vrai, de l'état
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de désolation où se trouvait le flamand. Ce langage hardi retira Willems, déjà rentré dans la commission d'histoire momentanément supprimée, du lieu de son exil, et lui ouvrit les portes de l'Académie, qu'on lui avait tenues fermées même avant la révolution, sous prétexte que le gouvernement cherchait l'occasion de néerlandiser ce corps savant.
Les cinq années de sa retraite, Willems les avait consacrées spécialement à ouvrir aux Flamands la voie de la littérature du moyen âge, si propre à éveiller le sentiment national. Ces études mirent au jour les profondes connaissances de l'auteur en philologie et en histoire, en même temps qu'elles stimulèrent le zèle de la jeunesse restée fidèle à la langue du pays, ce qui valut à Willems à juste titre d'être regardé comme le chef du mouvement flamand. Les chambres de rhétorique se réveillèrent et il se forma dans les principales villes de nouveaux foyers littéraires. On avait prétendu que le nouvel ordre de choses avait tué le flamand: son réveil ne fut dans l'esprit de ses ennemis que le chant du cygne. L'idée était vraiment des plus poétiques: de rassembler une pétillante jeunesse, pleine de feu et d'ardeur, pour lui faire chanter un dernier hymne à la patrie mourante. Cet hymne se traduisit en une protestation énergique, adressée à la chambre des
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représentants, contre les injustices faites à la langue de nos pères, et qui fut suivie de près par une fête solennelle dans la métropole de la Flandre, à l'occasion d'un congrès linguistique, tenu le 23 octobre 1841. Cette fête, d'autant plus significative que des membres du gouvernement y prirent la parole dans la langue du pays, fut le premier acte solennel du mouvement flamand.
On se méprend ordinairement sur la nature du mouvement flamand, parce que la plupart de ceux qui ont voulu le juger ont plutôt obéi à un préjugé qu'à la réflexion. Ainsi naguère encore on en faisait une question politique ou religieuse selon qu'on appartenait au parti libéral ou catholique; les timides y voient la triste aurore d'une nouvelle séparation. Pour les esprits forts le mouvement flamand est une machination du clergé afin d'étouffer la civilisation de nos provinces, où les grandes villes sont comparées à des oasis souffrant du contact du désert. Qui ne comprend que les véritables ennemis de la civilisation ne sont autres que ces hommes qui veulent sacrifier une noble cause aux passions haineuses des partis? Mais la langue flamande n'a plus à se soucier de toute cette opposition mensongère et perfide: elle marche droit au but, à la face du soleil; et, malgré toutes les entraves possibles, ce but elle l'atteindra. Elle l'atteindra
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parce que l'élan qu'elle montre émane de son organisation même.
Il nous reste à dire encore un mot sur les premiers encouragements publics, que la littérature flamande reçut du gouvernement. En 1834 il fut fait un appel aux poëtes belges pour la composition d'une pièce de vers sur l'indépendance de la Belgique. Dans cet appel la littérature flamande fut traitée sur le même pied que la littérature française. Le nombre des poëtes qui briguèrent la palme dans la langue de Maerlant fut de beaucoup inférieur à celui des poëtes français: il ne se présenta que trente-deux concurrents; mais l'examen comparatif des pièces couronnées fut tout à fait à l'avantage des premiers. Je n'invoque pas ce concours pour établir un parallèle entre le mérite de la poésie flamande et de la poésie française en Belgique; je comprends trop bien tout ce qu'il y a d'accidentel dans le résultat de ces exercices littéraires; mais la conséquence que j'en veux tirer, c'est qu'après une si glorieuse épreuve, le flamand au moins ne méritait pas d'être dans la suite mis à l'écart dans les circonstances analogues.
Le lauréat flamand était Ledeganck, enlevé récemment à la patrie, quelques mois après Willems et, comme celui-ci, dans la force de l'âge. Si l'on reconnaît spécialement à la prose du célèbre chef du
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mouvement flamand, la pureté et la clarté d'expression, ces mêmes qualités sont inhérentes à la poésie, si pleine de sentiment, de Ledeganck. Il méritait d'être placé au premier rang, non qu'il fût le plus original, le plus hardi ou le plus sublime parmi nos poëtes modernes, mais les productions des dix dernières années de sa vie étaient sans contredit les plus classiques, c'est-à-dire, celles dont les plans étaient le plus sagement conçus.
Ici je devrais entrer dans des considérations qui se rattachent trop à la génération actuelle, pour les aborder avec la liberté nécessaire à l'historien. Je dirai seulement que la littérature flamande, continuellement méconnue, a dû employer ses moyens plutôt à combattre ses ennemis, qu'à élever son propre édifice; que dans ses moments de repos, elle a plutôt visé à captiver le coeur qu'à briller par la profondeur de la pensée. Mais son mérite, auquel il n'y a rien à contester, c'est d'être nationale par excellence; c'est aussi le seul caractère distinctif qu'il fût en son pouvoir de faire apparaître dans toute sa plénitude. Cette force vive s'usera-t-elle plus longtemps sans atteindre le but de ses efforts? Sauvera-t-elle le pays flamand, en répétant la maxime qui, depuis des siècles, ranime le courage de tout peuple près de périr: Aide-toi, le ciel t'aidera? Ou bien le gouvernement secondera-t-il
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efficacement la littérature et le mouvement flamand, afin de faire recouvrer à nos provinces assez d'énergie, pour surmonter les obstacles matériels et moraux, qui les empêchent de reprendre le rang qu'elles occupaient jadis, et dont certainement elles sont encore dignes?
FIN.
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