Histoire de la littérature flamande
(1849)–F.A. Snellaert–
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Cinquième époque.Nous abordons une époque des plus bizarres, une véritable époque de confusion. L'esprit français, favorisé par les circonstances les plus contradictoires, se fait jour sur tous les points; d'une autre part le peuple en Belgique est constamment détourné de toute voie vers une civilisation élevée: nous voyons deux éléments opposés se rencontrer, et contribuer involontairement à entraver le développement de l'esprit public dans un sens national. La France était aux aguets pour s'emparer des provinces belgiques: les continuelles occupations militaires de nos contrées par ses armées, propagèrent la langue française parmi les classes moyennes, | |
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et le mariage de Louis XIV avec la fille du souverain de ces pays ménagea des relations plus amicales entre les Français et les Flamands. Entretemps les Provinces-Unies reçurent des milliers de familles de réfugiés, expulsés de leur patrie par suite de la révocation de l'édit de Nantes (1657), interdisant le libre exercice du culte réformé en France. Ces exilés furent accueillis à bras ouverts; on leur accorda des églises, connues sous le nom d'églises wallonnes et dans lesquelles l'exercice de leur culte se faisait en leur propre langue. De même que les soldats et les employés du roi Louis, les réfugiés préconisèrent exclusivement la littérature française qui, à cette époque, était réellement à son apogée et éclipsait toutes les autres, sous le rapport de la régularité et la délicatesse dans l'expression. Les idées monastiques, devenues plus rigides depuis que le danger de la réforme était passé, agirent de concert avec l'influence française pour étouffer dans notre littérature l'esprit romantique. Ces idées n'eurent, du reste, pas grande peine à se répandre parmi le peuple. L'existence paisible autour du foyer est un trait fondamental du caractère national; il s'agissait simplement d'ennoblir cette existence et de l'appeler à des jouissances plus élevées. L'esprit français rencontra plus de résistance: il eut à combattre contre deux | |
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éléments moyens, tout-puissants sur le peuple, la farce et la chanson; le clergé lui-même comprenant tout le danger de l'influence française, la combattit sérieusement. Parmi ceux qui, en Flandre, voulurent élever une digue contre la France, Jean Lambrecht mérite d'occuper la première place. Résidant à Bruges, il se trouva à La Haye, lors du traité de Munster, revêtu d'un caractère diplomatique: il paraît même avoir donné l'hospitalité au roi exilé Jacques II d'Angleterre. Parmi ses oeuvres poétiques Lambrecht publia une série de poëmes sur la paix entre l'Espagne et la France, entremêlés de petites pièces de théâtre satiriques contre la gallomanie qui allait croissant de jour en jour. D'ailleurs la Hollande, que son esprit d'indépendance semblait devoir tenir éloignée d'un contact pernicieux, la Hollande subit plus profondément encore l'influence des idées françaises. Antonides, le digne élève de Vondel, combattit avec une bouillante ardeur cette influence qui pesait non-seulement sur les belles-lettres, mais encore sur la manière de voir en philosophie. Descartes avait résidé en Hollande pendant les plus belles années de sa vie studieuse, il s'y était fait un grand nombre d'élèves et d'amis. Ce petit pays se distinguait spécialement, à cette époque, dans l'étude des sciences naturelles et philosophiques. Après le système nébuleux de Van Helmont, | |
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emprisonné en Belgique comme hérétique et dont les ouvrages flamands furent imprimés en Hollande, Descartes y importa son rationalisme; et de tous les systèmes qui se succédèrent dans le courant de ce siècle, le sien trouva peut-être le plus grand nombre d'adeptes. Spinoza, qui lui succéda, et dont les oeuvres, originairement écrites en néerlandais, furent imprimées en notre idiome, l'année même de sa mort (1677), ne fut pas publiquement approuvé, et ses écrits parurent seulement avec ses initiales et sans nom d'imprimeur. En Belgique la lutte contre les idées françaises fut vivement soutenue à Bruxelles, où les lettres néerlandaises furent cultivées avec succès, entre autres par GodinGa naar voetnoot1, les avocats Broomans, Walhorn, Van der Borcht, De Condé, les frères De Grieck, tous unis par les liens de l'amitié autant que par ceux de l'art et du patriotisme. La plupart de ces auteurs se vouèrent à l'art dramatique, et Van der Borcht fut sur le point de voir réussir son plan d'un théâtre permanent dans la capitale des provinces belgiques. C'était le premier essai de ce genre depuis l'érection de la scène d'Amsterdam; car, selon toute probabilité, celle d'Anvers ne fut pas antérieure à l'année 1663, lors de la réunion | |
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des deux chambres de rhétorique de cette ville, le Violier et la Branche d'Olivier. Van der Borcht travailla dès avant 1650 à son plan, qui fut puissamment soutenu par Jacques De Condé, Claude et Jean De Grieck. Le premier composa La mort du Christ, production pleine de noblesse et de sentiment. Claude De Grieck fit représenter plusieurs pièces: il se montra homme de goût et de tact en cherchant à marier le drame romantique avec la nouvelle tragédie française. Si le plan de Van der Borcht avait réussi, l'honneur reviendrait peut-être à Bruxelles d'avoir doté le pays d'un drame national. A en juger d'après la Zénobie, ce qu'il y avait de trop vif dans le drame romantique se serait modéré sous les formes plus majestueuses de la tragédie française; l'horrible, le licencieux auraient cédé la place à des tableaux moins hideux; mais d'un autre côté un amour pâle et inanimé n'aurait pas été substitué à une passion libre et ardente, ni un récit froid et glacé à une action vive et saisissante. Cette réforme aurait même agi salutairement sur la comédie; elle eût purgé la farce de ses saletés, sans pour cela nous forcer à accepter un genre auquel répugnaient nos moeurs. Il ne restait donc plus qu'à copier ou à traduire les auteurs français. Un des premiers qui s'appliquèrent à faire connaître le théâtre de Paris, fut | |
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Adrien Peys, poëte d'Anvers, dont la première production dramatique parut en 1661. Il traduisit des pièces de Rotrou, de Corneille et surtout de Molière. Mais Peys ne possédait pas le sentiment du beau; incapable de comprendre les beautés supérieures de ses modèles, il arrêta rarement son choix sur les chefs-d'oeuvre; dans ses compositions originales, il suivit l'ancienne manière, ou bien encore il adopta le genre féerique. En général, on imitait le théâtre français plutôt par mode que par conviction. Longtemps encore on représenta, sur les scènes d'Amsterdam et d'Anvers, des pièces de toute forme et de toute nature; quelques auteurs comiques, restés fidèles à l'ancien système, tels que Alewyn, remportèrent de grands succès, et messire Van den Brant, le rival de Peys, et celui qui paraît avoir le mieux compris le théâtre français, chercha ses moyens d'émotion dans ce qu'il y avait de plus horrible. Quelques-uns de ces écrivains dramatiques ne se sont pas moins distingués dans le genre didactique; Van der Borcht lui-même n'était guère connu jusqu'ici que par son Miroir de la connaissance de soi-même (Spieghel der eyghen-kennisse, 1643), poëme moitié satirique, moitié élégiaque, d'un mérite incontestable. On connaît de Godin des Adages et d'autres pièces fugitives dans le genre | |
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moral et ascétique. Walhorn ne s'est fait connaître que par des Mélanges Poétiques, et les frères De Grieck publièrent plusieurs ouvrages sans les signer de leur nom. Cet engouement presque exclusif pour le genre didactique seconda singulièrement la propagation de ce qu'on pourrait nommer la littérature monacale, littérature étroite, sans coeur, sans inspiration, froide, sacrifiant le côté riant de la vie à un rigorisme outré. Ce fut cette littérature surtout qui, sauf quelques exceptions, arrêta le développement intellectuel dans la nation, poussant l'homme à la mortification de l'esprit, au fanatisme religieus et même à la superstition. Je vais passer en revue les principaux écrivains de cette catégorie. Le premier et sans contredit le plus remarquable est le jésuite Adrien Poirters, né à Oosterwyk dans le diocèse d'Anvers, en 1606, et mort à Malines en 1675. D'une activité prodigieuse, Poirters possédait une grande facilité d'élocution et une verve poétique intarissable. Doué d'un esprit sagace et pénétrant, il devina les usages du monde au point de faire prendre ses descriptions pour des tableaux d'après nature. Destiné à la chaire, qu'il fit retentir pendant trente ans de sa spirituelle éloquence à Anvers, à Lierre et à Malines, il ne put s'adonner en toute liberté à son penchant naturel pour la poésie. Cependant il dota son pays de plusieurs | |
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volumes qui, dans les contrées catholiques, rendirent son nom populaire presque à l'égal de celui de Cats. Le père Poirters dirigea de préférence son esprit et ses recherches sur l'état moral de la jeune fille. Son oeuvre capitale qui compte déjà environ quarante éditions et qui servit de type à plusieurs autres ouvrages, Le Masque arraché au monde (Het Masker van de wereld), est une série de tableaux, représentant les vices des femmes et les dangers dont le beau sexe est entouré. Dans ce temps, un luxe effréné avait envahi tous les rangs de la société, la bourgeoisie rivalisait avec la noblesse, et les gens du plat pays se drapaient de velours. Tout est vanité, a dit le Sage; le père Poirters développa cette maxime avec talent. Son livre est une suite de gravures allégoriques, expliquées par de petits poëmes: puis suivent, partie en prose, partie en vers, des allocutions à l'âme dévote et des post-faces, le tout accompagné d'historiettes, de bons mots, de réflexions; le style en est facile et coulant. C'est un curieux mélange d'esprit et de naïveté. Cet ouvrage a sans aucun doute contribué à diminuer la licence des moeurs. Tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est de ne pas être constamment frappé au coin du bon sens. Dans les autres écrits de Poirters on rencontre | |
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les mêmes qualités et les mêmes défauts. Partout perce une tendance à montrer le bonheur uniquement dans la mortification de soi-même, dans l'étiolement de l'âme. C'était une admirable doctrine pour un peuple, trés-attaché d'ailleurs à la vie domestique, mais voué à l'esclavage, et qui dans son désespoir avait à choisir entre un abîme de vices et un anéantissement complet? Dans ses efforts pour réduire l'existence à un état purement passif, Poirters montre au moins de l'esprit; il dépeint avec talent le bonheur que l'on goûte dans la paix intérieure. La distance est énorme entre lui et le père Vloers, de l'ordre des Dominicains, également né en Brabant et mort en 1663 à l'âge de soixante ans. Vloers a le triste honneur d'être le poëte ou plutôt le rimailleur de la superstition. Ses ouvrages firent assez de bruit dans ces tristes jours de décrépitude pour provoquer au fond de la Hollande les traits de la satire contre l'auteur de contes ignobles, accrédités comme des miracles. Le premier ouvrage de Vloers est intitulé Miracles Merveilleux du rosaire décrits en vers (Wonderbare Mirakelen van den Roosenkrans), Anv. 1656. Le second a pour titre Bouquet de Roses spirituel (Geestelycken Roosen-tuyl), Anv. 1661. Ces roses sont autant d'histoires merveilleuses sur les vertus du rosaire; ici c'est une | |
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méchante dame ressuscitée de son tombeau, là un soldat condamné à mort et arraché à la potence, ailleurs une femme que le rosaire empêche de se noyer volontairement, des objets volés retrouvés, un taureau furieux apaisé, un homme assassiné rappelé à la vie, et d'autres récits semblables, le tout illustré par des gravures analogues. Les oeuvres du père Vloers passaient aux mains de la multitude, recommandées par trois approbations ecclésiastiques; heureusement elles sont devenues des raretés de bibliothèque. A côté de Poirters on peut placer le père Croon, chanoine régulier de l'église de Saint Martin à Louvain, mort en 1683. Les cinq volumes de ce poëte contiennent presque exclusivement des emblèmes, appliqués à tout ce qui lui frappait l'esprit; les diverses professions, les différents ustensiles, tout lui semblait propre à fournir des leçons de morale. A une versification facile, le père Croon joint le talent de plonger son lecteur dans la méditation la plus profonde à propos d'un sujet en apparence très-simple. J. Jacques Moons, chanoine de l'ordre des Prémontrés de l'abbaye de St-Michel à Anvers, et qui vivait encore en 1689, composa quelques centaines de fables enrichies d'instructions morales; une versification facile en fait le principal mérite. Jean | |
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de Leenheer, de l'ordre des Augustins, mort en 1691, âgé d'environ cinquante ans, auteur entre autres d'un Théâtre des fous (Tooneel der sotten), Brux. 1669, plaît par ses vers d'une tournure dégagée. Pierre Mallants, chartreux à Lierre, dont on connaît La vie de saint Brunon, Anv. 1673, et le Chemin de la Croix, Anv. 1691, a imité Cats avec beaucoup de tact. Le carmélite De Crock, mort à Bruxelles en 1674, a parfois d'heureuses inspirations, mais il offre un exemple frappant de la décadence du bon sens à cette époque, et fait un mélange confus des dieux de la mythologie et des choses les plus sacrées de la religion chrétienne. Le frère-mineur Joannes A Castro fit imprimer entre 1686 et 1694 plusieurs volumes, dans lesquels il imita assez bien Poirters. Plusieurs autres religieux se distinguèrent dans la même carrière; les plus connus sont Josse Van der Cruyce, Nerrinck, Vichet, Scholten, Van de Bempde et De Busschere. La plupart de ces poëtes entremêlèrent aussi leurs vers de prose plus ou moins élégante; c'était afin de ne pas trop fatiguer le lecteur par des vers souvent monotones, mais auxquels ce changement de forme donnait un certain relief. Les ordres monastiques tirèrent aussi un grand parti du chant. Les recueils de chansons ascétiques s'étaient considérablement multipliés depuis que la | |
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romance populaire avait péri dans les troubles religieux du seizième siècle. Les deux parties des Pays-Bas n'eurent sous ce rapport rien à s'envier l'une à l'autre. Dans les Provinces-Unies, il n'était guère de poëte qui ne demandât à sa lyre quelque chant religieux, soit pour le culte public, soit surtout pour les réunions privées. Aujourd'hui encore il n'est pas rare de voir dans la partie septentrionale des Pays-Bas, à certain jour de la semaine, ordinairement le samedi soir, toute la famille se réunir pour entonner les louanges du Seigneur et pour lui rendre grâces de ses bienfaits. Aussi notre littérature abonde-t-elle en chants de cette espèce. Les provinces belgiques ne sont pas les moins riches sous ce rapport; mais il y a une différence dans le ton général des productions des deux pays; cette différence découle des idées religieuses. En Hollande la plupart des chants sont empreints d'un caractère sombre; en Belgique ils se distinguent en général par la naïveté et même par la gaieté. Les productions des pères Bolognino, Van Loemel, Lixbona, Bellemans, Van Sambeek, Harts et autres, ont un caractère doux et contemplatif, à travers lequel cependant perce un esprit didactique un peu sévère. Un même goût littéraire dominait donc en Belgique | |
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et en Hollande. Dans ce dernier pays, en dehors du théâtre et à part quelques pièces érotiques, dont celles de Starter, de Jonctys et de Jean Luyken, sont comptées parmi les plus jolies et les plus originales, c'était la voix de la religion qu'on faisait aussi entendre au peuple. La distinction que nous avons cru pouvoir établir entre les chansons appartenant aux deux divisions des Pays-Bas, est également applicable aux productions qui n'étaient pas destinées à être chantées; on peut s'en convaincre par la lecture des poésies de Pierre de Groot, le fils de Hugo Grotius, de Anslo, de Vollenhoven et de Dullaert. Tous ces auteurs montrent une grande propension au sublime, résultat incontestable de l'étude de Vondel. Avant eux Krul, Jean De Bruine, le jeune, et autres écrivaient dans la manière de Cats et s'abandonnaient à cette gaieté caustique, si fréquemment observée chez les poëtes laïques belges, parmi lesquels il convient de citer encore Gérard van Wolschaten, d'Anvers. J'ai déjà fait remarquer comment l'influence française absorba notre littérature au nord comme au midi. Cette influence fut singulièrement aidée en Hollande par une sorte de lassitude, visible dans la plupart des productions, et, il faut le dire, par une licence qui déshonorait un grand nombre de pièces de théâtre et de recueils poétiques. Un des | |
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plus grands admirateurs de la littérature française fut Pels, qui publia en 1667 une imitation de l'art poétique d'Horace. Plus vaniteux qu'homme de génie, Pels eut la satisfaction de voir se propager ses opinions en matière de goût, en opposition avec Antonides et Vollenhoven, les dignes successeurs de Vondel. Il se mit à la tête d'une société à laquelle il donna pour devise Nil volentibus arduum; quelques membres, à la vérité, s'efforcèrent de perfectionner le drame national, sans copier servilement l'étranger; mais bientôt l'on ne fit plus que traduire, et le théâtre français fut proclamé le seul conforme au bon goût. Plusieurs autres sociétés, ou plutôt des clubs littéraires se montrèrent au grand jour, et toute notre littérature n'offrit bientôt plus qu'un pâle reflet de la littérature française. Dans les provinces belgiques, on ne se jeta sans réserve dans cette voie que vers la fin du siècle. Une ville conquise donna l'exemple. Dunkerque, sous le régime espagnol, la rivale des ports de la Hollande, passant sous le sceptre de Louis XIV, donna un Jean Bart à cet heureux conquérant. Florissante par ses hommes de mer, elle cultiva avec succès les arts, les sciences et surtout la poésie. Sa chambre de rhétorique se trouvait dans ce moment à la tête des institutions littéraires de toute la Westflandre et possédait dans De Swaen un véritable | |
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poëte: un moment la société se berça de l'illusion que le gouvernement français, quoique centralisateur et exclusif de sa nature, daignerait encourager ses nobles efforts pour relever la littérature flamande. De Swaen traduisit le Cid de Corneille et l'Andronic de Campistron: ensuite il donna une pièce originale intitulée l'Abdication de Charles-Quint. Ses traductions sont faciles et d'un style très-poétique; son drame original est sans contredit un des plus parfaits d'après les règles classiques, qui furent composés en Belgique et en Hollande dans cette période. Le théâtre cependant ne paraît pas avoir sérieusement occupé la verve de De Swaen. Il se voua avec plus de prédilection à la poésie sacrée: son talent le met à la tête des poëtes belges de cette époque; son oeuvre capitale, le poëme De la vie et de la mort de Jésus-Christ, est une série de cinquante méditations sur la vie du Seigneur et sur les mystères qui ont précédé sa naissance et suivi sa mort. On se plaît à y voir dominer cette naïveté sublime qui donne tant de charme à la poésie chrétienne. L'impulsion que De Swaen sut donner aux travaux de la société de Dunkerque, et plus encore son talent poétique incontestable, eurent une salutaire influence sur toute la Westflandre. Bruges rivalisa avec le port célèbre et eut à se glorifier | |
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de plusieurs poëtes de mérite, entre autres de Smidts et de Labare. Le premier composa deux tragédies: La mort de Boëce et Eustache. Labare est plus connu comme législateur du Parnasse flamand. Il publia en 1721 une imitation de l'Art poétique de Boileau, qu'il réfuta néanmoins dans quelques points, entre autres quant à l'unité de temps et de lieu, que les français, à l'exemple des Grecs, avaient introduite sur leur scène. Rendant hommage au goût de sa nation, il repoussait les entraves que la poétique française imposait à la littérature. Labare se montra supérieur en fait de goût aux imitateurs que l'école française trouva en Hollande. Dans les Pays-Bas du nord, la littérature s'était vue tout d'un coup comme frappée de stérilité: le théâtre vivait presque exclusivement de traductions et de copies plus ou moins imparfaites. Langendyk se fit une certaine réputation dans la comédie, Rotgans dans la tragédie. Ce dernier publia en outre un petit poëme descriptif: La kermesse de village, chef-d'oeuvre de satire, resté classique, et un poëme épique intitulé Guillaume III, où l'on rencontre une versification facile et un style coloré, mais un abus trop fréquent de la mythologie grecque. Cette manie d'adopter des idées tout à fait étrangères aux peuples modernes, tant sous le rapport religieux que sous celui des souvenirs nationaux, | |
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était alors dominante, et d'imitation en imitation on prit de l'engouement pour l'églogue. Un artiste flamand, doué d'un certain génie poétique, Jean Baptiste Wellekens, né à Alost en 1658, fit un voyage en Italie, où il prit du goût pour la poésie pastorale. Fixé depuis à Amsterdam, il s'y distingua par des poëmes pastoraux et des chants de pêcheurs; ces chants causèrent une vive sensation parmi les riches bourgeois de la Hollande, et Wellekens se trouva bientôt entouré d'une foule d'heureux rivaux. Ce genre de poésie ne pouvait manquer de sourire à un peuple qui regorgeait de richesses et qui se complaisait, après de longs jours de préoccupation, dans les douceurs du repos. Ce n'est pas que la poésie champêtre n'eût été cultivée dans les Pays-Bas avant Wellekens: depuis Hooft, la plupart des poëtes y avaient consacré leurs loisirs, et le grand Vondel peut même être cité comme le créateur du drame bucolique. Les plus célèbres maisons de campagne de la Hollande eurent leurs chantres, qui étaient souvent les seigneurs eux-mêmes. Sorgvliet fut immortalisé par Cats, Hofwyk par Huygens, Ockenburg par Westerbaen. Parmi les contemporains de Wellekens, les plus dignes d'être cités pour leurs chants pastoraux, sont Moonen, Langendyk, Broekhuizen et surtout Vlaming, l'ami intime du poëte alostois. | |
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A cette époque, il y avait dans un hameau près de Delft un enfant des champs, doué d'un génie poétique remarquable, répétant les accents que la nature chantait à son coeur généreux. Poot, labourant la terre, rendit hommage à la vie champêtre avec l'enthousiasme de la conviction; sentant par lui-même, ses épanchements sublimes, par leur naturel, élevèrent le simple paysan au-dessus de ses contemporains, de toute la distance qui existe entre la nature et l'imitation. Heureuse la Hollande, si elle avait eu plus d'encouragements pour des génies tels que Poot! heureuse si elle n'avait pas détourné ce génie même de sa vigoureuse nature, pour une pâle et fausse érudition! Poot au milieu de sa belle carrière laissa souiller sa muse par le clinquant mythologique, triste habit d'Arlequin jeté sur les larges épaules d'un enfant germanique. Mais malgré ces défauts, qui déparent un petit nombre de ses pièces, l'enfant d'Abtswoud restera toujours une des gloires du Parnasse néerlandais. Tandis que dans le nord la littérature exprimait le dolce far niente, elle continuait dans le midi sa course didactique et religieuse. Le théâtre même suivit plus exclusivement cette voie vers le commencement du dix-huitième siècle, comme l'attestent les pièces de Plas, de Bruxelles, des flamands De Muyn, J.B. Hendrix et P. Justinus. Chose | |
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qui paraîtra extraordinaire à un étranger, plusieurs chambres de rhétorique comptèrent parmi leurs membres, parmi leurs chefs même, des prêtres dont plusieurs composèrent des pièces de théâtre. Les prêtres Kockaert, du Brabant, et De Pape, de Courtrai, écrivirent des mystères; Van Solthem, chanoine de l'abbaye de Grimberghe et J.F. Van der Borcht, à Lierre, des tragédies. Ce dernier publia entre les années 1735 et 1742 quelques pièces, entre autres Saint Jean-Baptiste et la Destruction de Jérusalem; on y remarque une verve poétique énergique, qui dénote une étude approfondie de Vondel; ce grand homme, négligé longtemps dans tous les Pays-Bas, avait depuis le commencement du siècle repris visiblement en Belgique son rang de prince des poëtes indigènes. Cette propension vers un style plus vigoureux devint alors assez générale dans les Pays-Bas autrichiens, et il s'y joignit une étude, sinon approfondie, au moins plus soignée de la langue. Le jésuite Liévin de Meyer, né à Gand en 1655, publia en 1725 un poëme didactique en trois chants, intitulé la Colère (de gramschap) imité de son propre ouvrage latin de irâ La richesse de la forme y relève encore la sagesse de la pensée. Tandis qu'en Belgique se manifestait une tendance vers l'énergie poétique, en Hollande an | |
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contraire on n'avait d'oreille que pour le poli et le régulier. Feitama s'empara du sceptre de Pels et devint l'oracle du Parnasse hollandais. C'était un versificateur élégant; il se borna à traduire les classiques français et perdit vingt ans à mettre en vers le Télémaque de Fénélon. Cet amour pour le fini fit commettre une révoltante injustice envers deux poëtes contemporains. Les frères Van Haren, gentilhommes frisons et hommes d'état célèbres, avaient vécu loin des clubs littéraires. Qu'auraient-ils fait dans ces cercles de talents étiolés, eux animés d'un si vif patriotisme, si pleins d'enthousiasme poétique? L'oeuvre capitale de l'aîné, Guillaume Van Haren, est le poëme épique Friso, le prétendu premier roi des Frisons; celle du cadet, Onno-Swier, le poëme lyrique en vingt-deux chants intitulé: les Gueux. Tout ce qui sortit de la plume de ces deux frères était frappé au coin du véritable génie; mais l'imperfection de leur langage fit condamner leurs oeuvres par ceux qui se prétendaient les législateurs du goût littéraire. Il arriva aux Van Haren ce qui arrivé à tous les grands génies poétiques à demi cultivés: la médiocrité et l'envie s'emparèrent de défauts, la plupart conventionnels, pour confondre dans une même réprobation et l'âme et le corps. La prose à cette époque subit aussi une marche | |
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rétrograde. L'énergie du style fit place à des tournures artificielles. Cependaut dans plusieurs écrits hollandais appartenant à la seconde moitié du dix-septième siècle, on admire encore la profondeur de la pensée, qui les rend dignes du temps ou vivaient Spinoza et son antagoniste Nieuwentyt: certes la langue ne faisait pas défaut alors qu'il s'agissait d'investigations philosophiques; la preuve en est dans les oeuvres de ces deux grands hommes. Mais dans le nord, l'énergie de la nation était tombée, et dans les provinces belgiques les jésuites, qui y donnaient le ton, recherchaient plutôt un style trivial en harmonie avec une civilisation qu'ils croyaient mieux convenir à l'esprit peu cultivé du peuple. En Hollande l'éloquence de la chaire trouva cependant de dignes interprètes dans Vollenhoven, cité plus haut comme un des successeurs de Vondel, et dans les trois fils du célèbre historien Brandt. Mais vers la fin du siècle, l'éloquence sacrée déclina sensiblement dans les Pays-Bas du nord, et il fallut un autre genre de production pour attaquer les vices de la société. Les ouvrages d'Addison et de Steele passèrent de l'Angleterre sur le continent. Bientôt le goût pour les Spectateurs gagna la Hollande; Van Effen, entre autres ouvrages, y publia hebdomadairement de 1731 à 1735 le Spectateur hollandais (de hollandsche spectator), recueil tantôt littéraire, | |
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tantôt consacré à des sujets de morale; le style simple ou noble, selon la convenance du sujet, démontre à chaque page l'homme de bien et le pbilosophe patriote. Mais au commencement du dix-huitième siècle la science linguistique eut la gloire de contribuer au développement littéraire. Après le siècle d'or de Hooft et de Vondel, les philologues allèrent puiser dans les écrits de ces grands hommes les règles de la grammaire, en ayant soin toutefois de comparer pour la plupart leurs préceptes avec les différents dialectes de la langue commune. L'oeuvre des Lambrecht, des Spiegel, des Heuiter fut dignement continuée par Moonen, Verwer, Séwel et d'autres. La précision dans l'expression était un sujet digne d'exciter l'esprit investigateur des savants de cette époque. Louis Meyer, connu au théâtre par quelques tragédies, compléta un ouvrage de Jean Hofman, intitulé: Nederlandschen woordenschat (trésor de la langue néerlandaise); c'est une liste explicative des termes bâtards, des mots techniques et des expressions vieillies. Cet ouvrage estimé est resté assez imparfait, bien que jusque dans notre siècle on ait cru utile de le réimprimer. Dans les provinces belgiques il se manifesta aussi un revirement linguistique. Un ouvrage très-curieux | |
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en ce genre et sans doute le plus national qui parut en Flandre au commencement du dix-huitième siècle, est le livre d'André Stevens, intitulé: Nederlandschen voorschriftboek. Stevens était maître d'école à Cassel, où il écrivit son livre vers la fin du règne de Louis XIV. Les préceptes linguistiques consignés dans son ouvrage sont en petit nombre: ils traitent spécialement de la prononciation, de l'orthographe et de la pureté du langage. L'auteur insiste avec énergie sur ce dernier sujet, se plaignant amèrement de ses compatriotes, assez indolents pour aliéner leur propre bien. Ces sorties de Stevens sont remarquables; vivant dans une ville sujette au roi de France, il a l'air de traiter ce prince en étranger. L'écrit de l'estimable instituteur de Cassel a été précédé d'une grammaire intitulée: Essai de grammaire flamande (Ontwerp van eene nederduytsche spraek-kunst, door E.C.P. Meenen, 1713). Ce livre parut encore à Bilderdyk d'une utilité réelle. Mais les philologues qui, à cette époque, portèrent la linguistique néerlandaise à son plus haut période de gloire, sont Ten Kate et Huydecoper. Le premier doit à juste titre être nommé le prince des philologues néerlandais; le premier il démontra les véritables beautés de la langue, le premier il fit d'une manière méthodique et large l'étude | |
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comparative de l'idiome national avec les langues congénères. Il débuta en 1710 par un opuscule sur les rapports entre les langues gothique et néerlandaise (Gemeenschap tusschen de gothische spraeke en de nederduytsche). Ce riche résultat d'études profondes faisait bien augurer d'une intelligence destinée à opérer une révolution complète dans la philologie germanique. A Ten Kate revient la gloire d'avoir conduit la science linguistique dans sa véritable voie philosophique; de lui, date une nouvelle ère pour l'étude non seulement de l'idiome néerlandais mais de toutes les langues germaniques, tant anciennes que modernes. Son ouvrage capital: Introduction à la connaissance de la partie transcendante de la langue néerlandaise (Aenleiding tot de kennis van het verhevene deel der nederduitsche sprake) sert de base au système d'étymologie suivi par les grands philologues modernes des Pays-Bas et de l'Allemagne. Balthazar Huydecoper, quoiqu'il ne nous ait pas légué un ouvrage systématique, n'en est pas moins digne de notre estime, comme ayant profondément scruté les ressorts de la langue. Ses remarques sur l'ancien chroniqueur Melis Stoke et celles sur la traduction des Métamorphoses d'Ovide par Vondel, le rendent digne d'être cité à côté de Ten Kate. Ces deux hommes imprimèrent un nouvel élan à | |
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l'étude approfondie de la langue. Ils inspirèrent le goût des anciens monuments de la littérature nationale. Comme un phare lumineux, ils guidèrent cette glorieuse phalange de philologues qui passera bientôt sous nos yeux et à qui notre langue est redevable, en grande partie, de sa netteté et de sa délicatesse. |
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