'La littérature néerlandaise et l'émancipation des esclaves des Indes Occidentales/De Nederlandse literatuur en de emancipatie van de Westindische slaven'
(1997)–A.N. Paasman– Auteursrechtelijk beschermd
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La littérature néerlandaise et l'émancipation des esclaves des Indes OccidentalesQuel a été le rôle de la littérature néerlandaise des xviie, xviiie et xixe siècles dans le processus d'émancipation des esclaves noirs dans les Indes Occidentales? Cette question est aisée à poser, mais il est plus difficile d'y répondre. En tant qu'historiens littéraires et scientifiques de la littérature, on a bien sûr tendance à ne pas sous-estimer le rôle de la littérature dans les discussions et évolutions sociales. Cependant les tentatives visant à démontrer la réalité de cette influence ne fournissent généralement pas de véritables preuves, tout au plus des preuves indirectes, des suggestions et des hypothèses. Je diviserai donc ma question en quelques sous-questions concrètes:
Dès le xviiie siècle, par ‘abolition’ on entendait suppression, s'appliquant au départ uniquement au commerce d'esclaves, et plus tard aussi à l'esclavage lui-même, et par ‘émancipation’, on entendait l'affranchissement individuel de l'esclave. Étant donné que pour beaucoup, l'affranchissement légal était lié étroitement à l'émancipation et à l'égalité des droits, ces deux significations jouent également un rôle dans mon utilisation du terme. | |||||||||||||||||||||||||
IEst-ce que la littérature néerlandaise a pris comme thème le commerce d'esclaves, l'esclavage et l'émancipation? Comme on le sait, la participation néerlandaise au commerce d'esclaves a surtout commencé après la création de la Compagnie des Indes Occidentales. Curaçao et Saint-Eustache devinrent d'importants marchés d'esclaves et ceci pour toute l'Amérique. Les plantations, dont l'existence reposait sur le système esclavagiste, et qui étaient dirigées et financées par les Néerlandais, se développaient surtout en | |||||||||||||||||||||||||
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Guyana (Essequebo, Demerary et Berbice), au Surinam et, à une certaine époque, au Brésil. Au milieu du xviie siècle, la participation néerlandaise au commerce d'esclaves était considérable, plus tard elle diminua malgré la grande demande des planteurs guyanais et surinamiens. La participation active des Néerlandais à ce commerce est, aujourd'hui, évaluée à plus de 5% (leur participation officieuse n'est pas prise en compte). Les Pays-Bas interdirent officiellement le commerce d'esclaves en 1814 et ce n'est qu'en 1863 que, longtemps après l'Angleterre, le Danemark et la France, ils abolirent l'esclavage dans leurs colonies des Indes Occidentales. D'ailleurs jusqu'en 1873, les affranchis étaient encore sous le contrôle de l'ÉtatGa naar eind1. Vue la grande implication des Pays-Bas dans le commerce transatlantique d'esclaves et dans l'esclavage domestique et agricole aux Indes Occidentales, on ne peut qu'être étonné du peu d'intérêt accordé à ces thèmes dans la littérature du xviie siècle et de la première moitié du xviiie siècle. Il est vrai que très tôt, à savoir dans la comédie de Bredero intitulée Moortje (1617), apparaît le personnage d'une esclave noire. L'esclavage y est décrit par l'un des personnages principaux comme étant une ‘pratique inhumaine’ et une ‘exploitation honteuse’, mais cela ne l'empêche pas de donner l'esclave en cadeau à sa maîtresseGa naar eind2. À l'exception de quelques allusions en passant, la littérature officielle reste muette sur l'esclavage. Ce sujet n'est abordé que dans des récits de voyage où il est décrit comme un des nombreux phénomènes auxquels le voyageur peut être confronté. Il est évident que les normes littéraires de la Renaissance et du Classisisme n'ont pas favorisé la mise en lumière des thèmes controversés de l'époque. Elles s'y sont même opposées. Le commerce d'esclaves et l'esclavage étaient en effet connus, comme on peut le voir dans de nombreux écrits de prédicateurs, juristes, marchands et voyageurs. D'autant qu'il y avait aussi des hommes de couleur aux Pays-Bas, quoique moins nombreux qu'au Portugal, en France ou en Angleterre. On comptait parmi ces gens de couleur, qui séjournaient plus au moins longtemps aux Pays-Bas, des esclaves noirs ou des Noirs affranchisGa naar eind3. Ce n'est qu'à la fin de la seconde moitié du xviiie siècle, lorsque l'influence des Lumières se fit sentir, que le commerce d'esclaves, l'esclavage, l'abolition et l'émancipation commencèrent à jouer un rôle dans la littérature néerlandaiseGa naar eind4. C'est surtout dans les nouveaux genres des Lumières, comme le ‘spectator’ - titre de revues à caractère didactique et moralisateur datant de la première moitié du xviiie siècle - et l'essai, le roman et la nouvelle, le drame bourgeois et la poésie d'almanach, que ces éléments prennent de l'importance. L'esclavage fut également pris | |||||||||||||||||||||||||
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pour thème, quoique moins fréquemment qu'au siècle des Lumières, dans la littérature romantique, surtout dans des récits et des poèmes. Étonnamment peu, à vrai dire, pour un pays qui continua encore si longtemps à utiliser le travail forcé dans ses colonies. Après l'abolition du commerce d'esclaves (en 1814) le nombre d'ouvrages traitant de l'esclavage diminua fortement. Mais dans les années 50 du xixe siecle, quand les discussions parlementaires sur l'émancipation furent ouvertes, ou plutôt se trainaient en longueur, le nombre d'ouvrages augmenta à nouveau. Après l'émancipation de 1863, on n'en avait pas fini avec le thème de l'esclavage des Noirs. On trouve des sommets littéraires du genre dans des ouvrages présentés comme romans historiques tels, ceux d'Albert Helman, J. van de Walle et Edgar Caïro qui sont des auteurs du xxe siècle. | |||||||||||||||||||||||||
IIDe quelle manière le thème de l'esclavage et de l'émancipation a-t-il pris forme dans la littérature? En fait, il n'y a pas dans la littérature néerlandaise d'ouvrages connus faisant l'apologie de la traite et de l'esclavage, comme c'est le cas dans certains écrits de juristes, théologiens, médecins, administrateurs, hommes politiques, planteurs et marchands. Tout au plus, la littérature admet-elle l'esclavage quand les esclaves ont été acquis légalemment et sont bien traités. L'écrivain est ému par le sort de l'esclave et prend violemment position contre les mauvais traitements. On loue le comportement du ‘bon maître’: celui-ci prend bien soin des esclaves qui lui sont confiés, punit le moins possible, autorise les loisirs innocents, leur donne de petits lopins de terre pour la culture d'aliments destinés à leur propre usage ou à la vente, et les convertit au christianisme. Bien sûr, ce n'est un secret pour personne, cette magnanimité est aussi dans l'intérêt du planteur. Des esclaves evangilisés et en bonne santé travaillent plus dur et obéissent mieux. On trouve un exemple assez éhonté du ‘bon maître par intérêt’, dans un roman anonyme d'aventures de 1760 De Middelburgsche avanturier [L'aventurier de Middelburg]Ga naar eind5. Dans une de ses pérégrinations, le personnage principal se retrouve au Surinam où il devient propriétaire d'une plantation et assiste à une révolte d'esclaves. Ceux-ci ont tué le surveillant noir (!), responsable de mauvais traitements à leur égard, et voici que leur meneur les exhorte à fuir massivement et à rejoindre les Nègres Marrons dans la forêt. Cependant les esclaves choisissent de rester, à condition d'être traités convenablement. De leur côté, ils s'engagent à doubler la récolte de la plantation et promettent que leurs femmes seront plus fécondes.À partir de ce moment, il n'y a plus | |||||||||||||||||||||||||
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d'action cruelle, plus de fuyards, les récoltes augmentent et la valeur de la plantation croît de manière spectaculaire. Mais on ne signale pas si ces mesures furent maintenues lorsque, après quelques temps, les propriétaires vendirent la plantation. L' éloge du ‘bon maître’ a surtout été fait dans le roman épisolaire Reinhart, of natuur en godsdienst [R. ou nature et religion] (1791 - 1792) par Élisabeth Maria PostGa naar eind6. Le personnage principal portant le nom symbolique de Reinhart (cœur pur) met le principe du ‘bon maître’ en pratique sur sa plantation en Guyana. Avant de devenir planteur, il avait condamné l'esclavage par principe, et avec des mots assez durs, comme une pratique contraire au christianisme, au droit naturel et à l'humanité. Pourtant, quand il reçoit en cadeau une plantation et des esclaves, qu'il est obligé de gérer, il passe à l'état de ‘bon maître’ et se console en pensant que c'est la providence divine qui décide du droit de liberté des peuples. De plus, Dieu compensera dans l'au-delà les misères que l'esclave - même païen - a enduré sur terre. Reinhart et sa femme font de leur mieux pour bâtir un royaume idyllique en pleine jungle. Il consacre une partie de l'argent qu'il gagne aux esclaves, c'est-à-dire qu'il en achète de nouveaux, auquels il assure ainsi une existence heureuse. De tels plaidoyers apparaissent dans la litttérature jusqu'à l'année de l'émancipation. En 1858, alors que l'émancipation était devenue incontournable, la poétesse Anna (pseudonyme de A.A.E.H. Steens Zijnen, née Ampt) plaidait encore dans Schaduwbeelden uit Suriname [Ombres du Surinam]Ga naar eind7 pour le ‘bon maître’ et non pas pour l'émancipation. Pourtant, dans le même temps Julien Wolbers montrait dans son récit De Surinaamsche negerslaaf [L'esclave noir du Surinam] (1854)Ga naar eind8 que le bon maître, la législation et l'évangélisation n'étaient pas suffisants pour rendre l'esclavage acceptable et que l'émancipation seule pouvait mettre fin aux abus. On voit, dans la littérature précédant la législation de l'émancipation, l'évolution progressive de l'image du Noir à un statut d'homme. Cette image était, au départ, très négative - un être inférieur, proche de l'animal ou même un animal, barbare, idôlatre et de plus, laid, cruel, faux, vicieux, paresseux et bête. Ces généralisations négatives ne disparaissent qu'après un long processus d'évolution des mentalitésGa naar eind9. On trouvait déjà dans un roman de l'écrivain anglaise Alphra Behn, Oronoko, or the royal slave (1688)Ga naar eind10, un héros africain de sang royal, ayant reçu une bonne éducation et possédant un physique presque grec. Capturé et envoyé au Surinam, il suscite le respect et obtient la confiance des Blancs et des Noirs. Il devient le leader d'une révolte d'esclaves qui a pour but le retour en Afrique à l'aide de navires détournés. La tentative échoue à cause de la | |||||||||||||||||||||||||
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lâcheté des autres esclaves et César (son non d'esclave) est tué de manière horrible - mise à mort pendant laquelle il ne perdit rien de sa prestance royale. Dans la littérature néerlandaise, des Noirs de si haute extraction n'apparaissent que dans la seconde partie du xvme siècle, dans certains récits ou des pièces de théâtre. Dans des situations de conflit ou de révolte, ils se comportent de manière courageuse et juste: ils ne tuent que les mauvais Blancs et épargnent les bons maîtres. La tragédie Monzongo, of de koninglyke slaaf [M. ou l'esclave royal] (1774), de Nicolaas Simon van Winters, en donne un exemple. Cette pièce a été écrite à l'occasion de la révolte sanglante d'esclaves de 1763 à Berbice, mais au lieu d'esclaves noirs contre des planteurs calvinistes néerlandais, ce sont des Amérindiens opposées à des Espagnols catholiques qui sont mis en scène. C'est une forme de transposition littéraire qu'on ne retrouvera plus dans le théâtre bourgeois de la fin du xviiie siècleGa naar eind11. Après les exceptions royales, il y a les noirs normaux, soit en Afrique soit dans les colonies. Dans le Algemeen Magazyn, van Wetenschap, Konst en Smaak [Revue générale des sciences, de l'art et du goût] de 1785 on trouve l'histoire d'un Noir qui, après avoir pu racheter sa liberté, rembourse les dettes de son maître par pitié et fidélité. De plus, lorsque son maître se trouve dans le besoin il lui fait attribuer un revenu annuelGa naar eind12. Dans le Nederlandsche dichtkundige almanach, voor vrouwen [Almanach poétique néerlandais destiné aux femmes] (1798) parut le maillon suivant de la chaîne d'émancipation: une histoire émouvante sur les bons Noirs et les Blancs corruptibles, appellée ‘De Africaanen en Europeers’ [Africains et Européens]Ga naar eind13. Un navire européen transportant des esclaves s'échoue devant les côtes africaines. Des Noirs nobles sauvent les passagers de la noyade et prennent soin d'eux pendant des mois. Pourtant, quand un navire européen vient chercher les nauvragés, ceux-ci décident de capturer leurs sauveteurs noirs et de les emmener comme esclaves: une ‘action diabolique commise par ces ingrats, qui ferait frémir même les démons’ affirme le narrateur. Outre leur bonne nature, d'autres qualités des esclaves sont également mises en relief par la littérature: leurs qualités de rhéteur, par exemple. Le chef de la révolte dans De Middelburgsche Avanturier s'adresse aux propriétaires dans un néerlandais parfait et de manière si convaincante que le changement de régime qu'il demande est très vite appliqué. Prenons un autre exemple. Un ex-esclave, Kakera Akotie, se révèle être un épistolaire excellent. Il se plaint des marchands et maîtres d'esclaves. Ceci de manière perspicace et non sans connaissance des philosophes du xviiie siècle. Sa lettre (fictive) a été publiée dans la revue De denker [Le penseur], un ‘spectator’ de 1764Ga naar eind14. | |||||||||||||||||||||||||
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Dans un dialogue entre le maître et l'esclave sur l'esclavage et la liberté, écrit par J.H. de Villates en 1795, l'esclave donne des arguments si bons que le maître lui offre sa libertéGa naar eind15. La fonction de tels textes, qui vantent les bonnes qualités des Noirs, semble être celleci: mettre en garde le lecteur contre les généralisations. Il est des Noirs bons et intelligents, et il y a aussi des Blancs mauvais, bêtes, paresseux, cruels et lubriques. C'est ce dernier groupe de Blancs qui continuera dans les romans et les pièces de théâtre (fin xviiie - début xixe) à traiter les noirs de ‘vermine’ et d'autres insultes du même type! Cependant ces Blancs sont presque toujours caractérisés comme mauvais et à la fin de la pièce, ou du récit, ils sont mis dans leur tort. Les textes littéraires qui s'exprimèrent sans détour pour la suppression du commerce d'esclaves et de l'esclavage ne sont pas si nombreux et sont essentiellement écrits pendant la période des Lumières, souvent sous l'influence d'écrivains français (Montesqieu, Rousseau, Raynal et Frossard) et anglais (Newton, Folconbridge et Clarkson). Souvent on opte dans ces ouvrages pour l'abolition immédiate du commerce d'esclaves et la suppression par étapes de l'esclavage. On est d'accord sur le fait que les esclaves doivent être préparés à la liberté. Les révoltes désastreuses de Saint-Domingue (1790 et 1791) frappèrent particulièrement les esprits et arrêtérent pour un temps l'élan des mouvements abolitionnistes. Il était impossible de donner la liberté à de grands groupes d'esclaves non préparés.Ga naar eind16 On trouve un plan d'émancipation néerlandais, très en avance sur son temps, dans le roman utopique Rhapsodiën of het leeven van Altamont [Rhapsodies ou la vie de A.](1775) par Willem Emery baron de PerponcherGa naar eind17. Le personnage principal, Altamont, est naufragé sur une île déserte. Après un certain temps, d'autres naufragés se joignent à lui. Tout d'abord Amélia, qui devient sa compagne. Ensemble ils commencent à construire une communauté. Dans le récit de la vie d'Amélia, on trouve les idéées et les expériences de son père qui était propriétaire d'esclaves. Celui-ci était par principe contre l' esclavage mais il était pour une abolition progressive. Il voulait préparer les esclaves à l'autonomie. Lois et devoirs, peines et récompenses étaient inscrits dans un code civil concis qui était traduit dans la langue des esclaves. Les esclaves participaient à la direction et à la juridiction de la plantation. En contre-partie de leur travail, ils pouvaient cultiver des aliments et avoir du bétail, aussi bien pour leur propre consommation que pour le troc. Le père d' Amélia mit en place la semaine de travail de cinq jours; le samedi les esclaves pouvaient cultiver leur terre et le dimanche, ils pouvaient se consacrer à la religion et à la détente. Le maître avait fait transcrire les | |||||||||||||||||||||||||
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Évangiles dans les langues des Noirs et y avait ajouté une explication simple de la morale et de la pensée chrétiennes. On encourageait les mariages entre esclaves et l'élargissements des familles. Les parents qui avaient élevé quatre enfants jusqu' à l' âge de 16 ans obtenaient leur liberté. Le maître payait une partie de la récolte de ces affranchis. Le roman utopique ultérieur Aardenburg of de onbekende volkplanting in Zuid-Amerika [A. ou un peuplement inconnu en Amérique du Sud] (1817) de Petronella Moens, fille d'un pasteur d'Aardenburg, ville située en Flandre Zélandaise, nous montre, imaginée en Équateur, une société meilleureGa naar eind18. Là aussi, il y a des lois simples et un ‘gouvernement du peuple’. Les propriétaires blancs de la plantation achètent des esclaves qui peuvent y gagner leur liberté. Ils y recoivent un enseignement et les manuels sont rédigés dans les langues des Noirs. Ceux qui sont mariés ont le droit d'avoir une case et un lopin de terre plus grands. La plantation rachète les produits de leur terre et leurs productions artisanales. Les affranchis peuvent rester en service comme travailleurs salariés ou retourner dans leur pays d'origine. Certains reviennent ensuite avec des membres de leur famille qui veulent aussi travailler à ‘Aardenburg’. Pour influencer les conceptions du lecteur, les écrivains utilisaient des techniques littéraires à la mode de ce temps. La revue De denker de 1764 publie une lettre, soi-disant trouvée, d'un ex-esclave noir du Surinam, nommé Kakera Akotie. C'est donc le Noir lui-même qui s'exprime. Homme libre, il avait été enlevé d'Afrique et emmené au Surinam. Des amis africains haut placés négocièrent sa libération et il retourna sur la côte occidentale d'Afrique, en passant par Amsterdam. Aux Pays-Bas, il décrit ses expériences à son frère. Cette lettre fut trouvée, traduite et publiéeGa naar eind19. L'auteur de la lettre écrit qu'il vient d'être libéré de l'esclavage, pratiqué par de cruels chrétiens. Après son enlèvement, il vécut l'horrible passage transatlantique. Beaucoup moururent de maladies. Les marins violaient constamment les femmes. Ensuite, il y eut l'humiliation du marché d'esclaves et la dure exis- tence sur la plantation. Les punitions cruelles et les abus sexuels étaient monnaie courante. On ne voyait rien chez les colons de l'amour du chrétien pour son semblable. Il dénonce aussi les Africains que la perspective d'avoir des prisonniers utilisables pour le marché d'esclaves incite à faire la guerre. De quel droit peut-on faire un esclave d'un prisonnier de guerre? Et que deviennent ses enfants? Kakera prédit enfin une révolte massive d'esclaves pour se débarasser des tyrans blancs. Aprés ces informations choquantes et ces reproches cinglants, l'éditeur de la lettre prend la parole. Il feint de désapprouver le conteur et | |||||||||||||||||||||||||
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il cite un extrait de L'Esprits des lois, livre 15, chapitre 5, de Montesquieu. Il ne signale pourtant pas qu'il s'agit là d'une satire et tend donc un piège aux lecteurs qui seraient d'accord avec ces pseudo-arguments. Bien sûr, le partisan de l'esclavage pouvait également manipuler ses lecteurs. Dans Eerstelingen van Surinaamsche mengelpoëzy [Premiers mélanges poétiques surinamiens] (1783-1789), le planteur surinamien Paul François Roos défendait l'esclavage ‘sous un bon maître’ en donnant dans le poème ‘Mijn negerjongen Cicero’ [Mon petit Noir C.] la parole à l'esclave CiceronGa naar eind20. Grâce entre autres au témoignage d'un vieil et sage esclave, Quamina, Ciceron démontre que son esclavage n'est pas différent de la liberté et qu'il est même préférable à la liberté factice dont jouissent souvent les Noirs en Afrique et aussi à la liberté misérable des ouvriers salariés ou des fermiers pauvres d'Europe. À la question à Quamina ‘qu'est-ce qu'être libre’, celui-ci répond: (...) mon ami! ce sont des rêves
qui ne me viennent pas à l'esprit,
Je ne sais pas en quoi réside sa grandeur.
Mais sur la Côte (Guinée) la pauvre liberté
N'est pas aussi bonne que l'esclavage.
Lorsque Quamina accompagne son maître aux Pays-Bas, ‘pays de liberté’, il se rend encore mieux compte de la relativité du concept de liberté. Je vis une série de pauvres Blancs
qui remercieraient le Ciel
S' ils vivaient aussi bien que nous:
Je les vis brouetter, porter, trimer,
Draguer, tirer, creuser, labourer;
L'indigence régnait chez eux:
Alors je pensai: c'est ça la liberté,
on est aussi libre dans l'esclavage.
Ciceron en conclut que son sort d' esclave est assez satisfaisant ‘Mon joug est doux, ma charge légère’ dit-il en citant Matthieu. En utilisant ainsi le narrateur et le personnage, tout en focalisant l'attention du lecteur, les auteurs donnent un point de vue authentique des pensées et sentiments de l'esclave noir lui-même. Arguments convaincants à l'aide de manipulations littéraires. Vers 1850, le baron W.R. Van Hoëvell utilisa également la manipulation dans Slaven en vrijen onder de Nederlandsche Wet [Esclaves et hommes libres sous la loi néerl.]. Le titre d'un des chapitres ‘Le journal d'un voyageur’ suggère également des expériences authentiques. En outre, Van Hoëvell introduit de nombreux dialogues entre, par exemple, partisans de l'esclavage et anti-esclavagistes, dans lesquels les esclavagistes sont présentés comme moins sympathiques et moins intelligents. Lui aussi fait tenir aux Noirs des propos qui montrent leur bonne nature. Lorsqu'un capitaine, à la poursuite d'un fugitif, est lui- | |||||||||||||||||||||||||
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même capturé et désarmé, il craint d'être tué par son propre fusil; pourtant le Noir lui dit: Masra, je ne suis pas un assassin! Reprenez le chemin par lequel vous êtes venu. Je choisirai un autre côté, mais j'emmène votre fusil! Vous ne pouvez pas me faire de mal, pas plus qu'à mes compagnons, que vous rencontrerez peut-être.Ga naar eind21 | |||||||||||||||||||||||||
IIILa littérature a-t-elle finalement contribué à la prise de conscience, les discussions et les décisions concernant l'abolition de l'esclavage et l'émancipation? La littérature citée, qui était contre l'esclavage et pour l'émancipation a en tout cas été lue, critiquée, parfois louée ou contestée, parfois imitée, parfois rééditée. Elle est souvent mentionnée dans d'autres ouvrages. Mais est-ce que cette littérature a influencé directement ou indirectement la législation ou le comportement des maîtres d'esclaves? Le personnage du ‘bon maître’ a pu interpeler beaucoup de gens, même si ce n'était pas désintéressé. Après l'interdiction du commerce d'esclaves, ce comportement était même la seule solution pour garder son ‘cheptel’ d'esclaves. Mais selon Otto Tank, Marten Douwes Teenstra, Van Hoëvell et autres écrivains du milieu du siècle, il y avait encore beaucoup de mauvais maîtres au SunnamGa naar eind22. La législation officielle en faveur de la population d'esclaves, telle que Johannes van den Bosch la proposait en 1828, apparut comme irréalisable et la réglementation de 1851 fut impuissante à imposer un contrôle total. Les projets d'émancipation littéraires avaient été publiés si longtemps avant l'émancipation légale, qu'ils n'ont presque pas pu avoir d'influence. Pour des raisons principalement d'orde économique, l'assemblée nationale de la République batave avaient volontairement tenu le problème de l'esclavage et de son abolition à l'écart de la législationGa naar eind23. L'interdiction du commerce d'esclave fut, en fait, imposée par l'Angleterre. Les projets officiels d'émancipation du xixe siècle se situaient surtout au niveau financier et pratique: comment les propriétaires pouvaient-ils être indemnisés, comment les autorités pouvaient-elles récupérer ces indemnisations? Ce sont surtout les sociétés et les revues abolitionnistes qui diffusèrent les idées sur l'éducation, l'enseignement et l'évangélisation. En cela aussi les littéraires ont été très actifs. Dans les colonies, ce n'étaient pas les autorités, mais les organismes missionaires et les églises qui se préoccupaient de cet aspect de l'émancipation. À l'époque des Lumières, il n'y a pas eu aux Pays-Bas de sociétés comme celles existant en Angleterre, la Society for the Abolition of the | |||||||||||||||||||||||||
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Slave Trade (1787), ou en France: la Société des Amis des Noirs (1788). Ceci est assez remarquable pour le pays d'Europe qui comptait sans doute le plus grand nombre d'associations. Ce n'est qu'en 1842 que, dans le sillage du Réveil, fut fondée la Maatschappij ter bevordering van de afschaffing der slavernij [Société pour la promotion de l'abolition de l'esclavage], société ayant pour objectif principal l'évangélisation des esclavesGa naar eind24. Des écrivains tels que Isaac da Costa, Willem de Clercq et Guillaume Groen van Prinsteren y jouèrent un rôle important. Dans Bezwaren tegen de geest der eeuw [Objections contre l'esprit du siècle], publié en 1823, Da Costa avait rejeté l'émancipation comme une orgueilleuse chimère de l'esprit des Lumières, mais il changa lui-même d'opinion à ce sujetGa naar eind25. La société qui avait eu des débuts difficiles, fut recréée en 1853. Elle publia la Tijdschrift voor abolitie [Revue pour l'abolition]. En 1856, au cours d'une réunion de cette société, le poète et pasteur Nicolas Beets prononça un discours sur la libération des esclaves. Cette société comptait plusieurs centaines de membres dont les cotisations permirent de racheter la liberté de quelque esclaves convertis au christianisme, par l'intermédiaire des frères moraves. L'œuvre reçut le soutien d'un comité féminin, Damescomité ter bevordering van de Evangelieverkondiging en afschaffing der slavernij in Suriname [Comité féminin pour la promotion de l'Évangile et de l'abolition de l'esclavage au S.], qui collecta de l'argent en organisant des ventes d'ouvrages de dames. Enfin, en 1853 fut fondée la Nederlands Jongelinggenootschap ter afschaffing van de slavernij [Société de la jeunesse pour l'abolition de l'esclavage] qui comportait plus de 20 membres et quelques donateurs. Leur conseiller était l'écrivain J. Wolbers. Les défenseurs libéraux de l'émancipation avaient leurs propres canaux d'information; de 1844 à 1847, ils éditèrent un magazine: Bijdragen tot de kennis der Nederlandsche en vreemde koloniën, bijzonder betrekkelijk de vrijlating der slaven [Contributions à la connaissance des colonies néerlandaises et étrangères, notamment en ce qui concerne la libération des esclaves]. Il y avait environ 70 souscripteurs. La Indisch Genootschap, société d'inspiration libérale, se prononcera en 1855 pour une émancipation immédiateGa naar eind26. Mais tout cela ne constituait pas de véritables manifestations d'un engagement marqué, ni de la part du peuple néerlandais en général, ni des littéraires en particulier. Cependant dans la dernière phase de discusion sur l'émancipation (1848-1862), la littérature a tout de même joué un rôle assez important. Le livre d'Harriet Beecher Stowe Uncle Tom's Cabin [La cabine de l'oncle T.] paru en 1851 en feuilleton et en 1852 sous forme de livre, fut rapidement traduit en néerlandais et ne laissa pas sans | |||||||||||||||||||||||||
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d'émouvoir l'opinion publique, aux Pays-Bas comme ailleurs. J. Wolbers profita de cette publication pour dire dans Slavernij in Suriname, of dezelfde gruwelen der slavernij die in de ‘Negerhut’ geschetst zijn, bestaan ook in onze West-Indische koloniën [L'esclavage au Surinam ou les mêmes horreurs décrites dans ‘La Case’ existent également dans nos colonies des Indes Occidentales] (1853)Ga naar eind27 que de tels abus n'étaient épargnés aux colonies néerlandaises. Et le baron van Hoëvell a essayé avec son ouvrage Slaven en vrijen onder de Nederlandsche wet (1854) d'écrire un équivalent néerlandais de la Case de l'Oncle Tom qui mobiliserait autant l'opinion publiqueGa naar eind28. En la personne de ce baron libéral, on voit en vérité le seul littéraire néerlandais qui a eu une grande importance dans l'encouragement effectif del'émancipation des esclaves: indirectement par son livre qu'il dédia à la Commission de 1853 qui devait se pencher sur le problème de l'esclavage; directement par la lutte acharnée qu'il a livrée au parlement. Van Hoëvell avait également dénoncé les abus qui avaient lieu aux Indes Orientales. Il milita pour l'allègement de la pression du ‘système des cultures’ sur les Javanais, pour la diffusion de l'enseignement, pour le libre commerce et pour la liberté de la presse en Inde et, bien sûr, pour l'abolition de l'esclavage dans les Indes Orientales. Dans sa nouvelle Eene slaven-vendutie [Une vente d'esclaves] (1853), il montra à l'aide de méthodes littéraires à quel point une vente d'esclaves dans ce pays aussi pouvait être répugnanteGa naar eind29. Par son livre, il espérait susciter l'indignation générale et déclencher une croisade nationale contre l'esclavage. Sans atteindre à un tel résultat, cet ouvrage, qui fut réédité trois fois, créa tout de même un certain remous. Ce livre est un mélange de rapports d'une froideur administrative et de récits émouvants. L'écrivain ne cesse de faire appel à la conscience du lecteur. Les descriptions d'abus de pouvoir, de punitions, de rigueur disciplinaire, de concubinage et d'abus sexuel, de poursuite de fugitifs, sont des scènes d'une cruauté saisissante qui sont, selon l'auteur, légèrement stylisées, mais qui ne reposent que sur la vérité. Il n'a pourtant pas voulu nommer les personnes concernées, c'est pourquoi on le soupçonna d'exagérer quelque peu. Il est surprenant que Van Hoëvell n'échappe pas à certains stéréotypes raciaux (de notre point de vue: racistes, et peut-être aussi sexistes). Les maîtres juifs d'esclaves sont appellés ‘les plus cruels’ et il fait d'eux un portrait peu sympathique. Plus un esclave a du sang de Blanc, plus l'écrivain plaint sa situation. Une esclave chrétienne de sang mêlé (avec une peau quasiment blanche) est, à ses yeux, la créature la plus à plaindre. Mais bien sûr il se rendait compte aussi que c'était là un moyen de convaincre la plupart des lecteurs. Il place le Noir à un degré de | |||||||||||||||||||||||||
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développement inférieur au Blanc mais audessus ‘des autres races humaines’Ga naar eind30. Ainsi ce louable militant de l'émancipation se montre aussi un homme de son temps. Van Hoëvell comprit que des récits émouvants pouvaient avoir plus d'impact qu'un rapport avec des arguments chrétiens, éthiques et économiques, et il a pleinement utilisé ce moyen de manipulation pour lutter contre ce qu'il appelait ‘la honte des Pays-Bas’ et pour favoriser l'émancipation des esclaves noirs. Il est donc clair que la littérature néerlandaise a eu une fonction dans le processus d'émancipation surtout dans la prise de conscience, mais que les liens concrets entre la littérature et les autorités coloniales et la législation de l'émancipation sont assez flous. Cela devra donc faire l'objet d'une étude plus approfondie.
B. Paasman | |||||||||||||||||||||||||
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Bibliographie
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