Verzameld werk. Deel 4: proza
(1979)–Paul van Ostaijen– Auteursrechtelijk beschermdBesprekingen en beschouwingen
[pagina 231]
| |
Notes sur Floris JespersMilieu. - La Belgique a-t-elle les peintres qu'elle mérite? - Les peintres de Belgique - je veux dire les peintres wallons (s'il y en a) et flamands - ont-ils un état selon leur mérite? Seul le bon Dieu le sait et ceux qui jugent d'après la méthode de Taine pensent le savoir. Les autres pourront se tirer d'affaire à la manière de Schelling en disant que l'effet ne détermine pas moins la cause que celle-ci celui-là. Les Flamands aiment la liberté. Amants de la liberté à la troisième puissance, plus que leur amour concret, ils aiment cette abstraction un peu niaise qui consiste à se proclamer constamment les amants de la liberté. ‘Nous sommes un peuple libre.’ D'ailleurs dans l'esprit des Flamands cette assertion est fondée: les étrangers, voire les boches, n'aiment-ils pas passionnément notre pays (‘notre petit pays’ disons-nous avec une grimace de diseuse de café-concert), précisément à cause de cette liberté? - Pissez en rue, l'oeil du flic se fermera, non qu'il soit très prude, mais parce qu'il est bonhomme. Evidemment les étrangers aiment notre pays pour leurs quinze jours de vacances; chaque homme a besoin de quinze jours de liberté par an. Seulement notre désir de liberté commence à se trouver devant une tâche difficile dès qu'il cherche à se rendre concret. Nous ne savons que faire de notre liberté, ayant désappris, depuis notre séparation d'avec la Hollande, le jeu des révoltes, de même que d'autre part nous n'avons pas la nostalgie du lointain, ni cet esprit cérébral qui nourrit les débauches spéculatives. - Un jour que Van Ostade eut l'idée de faire une eau-forte destinée, de par son thème, à se vendre sous le manteau, il ne trouva dans le domaine de la liberté que ce ‘Pisseur’ qui, depuis, est devenu la proie des collectionneurs flamands. Van Ostade et ses collectionneurs pensent être très à l'aise dans le genre scabreux. Nous sommes les forçats de la liberté. Quand Dieu créa le monde, il donna aux hommes le libre arbitre, aux Wallons et aux Flamands la liberté. Cette formule purement négative est la seule chose qui nous unisse, c'est le noyau belge. En rapport inverse avec notre désir de liberté, tout ce qui est spéculatif nous est étranger. S'il faut s'en rapporter au récit d'Aristophane où il est dit que l'homme, après avoir été coupé en deux, est déterminé par le désir de trouver son autre moitié, nous pouvons y ajouter, pour ce qui nous concerne, que c'est avec joie que nous renonçons à cette béatitude métaphysique. Au contraire, nous nous plaisons beaucoup à nous déterminer par le désir d'échapper à toute détermination, mais sans faire aucun cas de l'indéterminé lui-même; nous nous sentons très à l'aise dans cet état bâtard qui nous a fait perdre la conscience de l'existence de notre autre moitié. Exception faite pour Hadewych et Gerlach Peters, notre catholicisme n'a jamais été une religion de l'immanence. Adveniat regnum tuum est devenu en flamand une phrase nettement transcendante. Forçats de la liberté, sans esprit cérébral constructeur, notre intuition est-elle restée vive, nous reste-t-il ce moyen de la connaissance du monde? Nous n'avons aucune raison | |
[pagina 232]
| |
pour nous fier fortement à notre intuition. Deux peintres néerlandais connaissent les phantasmes de l'aperception du monde dans un élan intuitif: Breughel et Rembrandt. Mais à côté de cela nous pouvons avouer franchement à quel point nous aimons la manière, le métier. L'histoire de la manière c'est à peu près toute l'histoire de l'art flamand et hollandais. Nulle part métier et académie n'ont causé autant de désastres que dans les Pays-Bas. Depuis Rembrandt, plus aucune lueur dans l'abîme; ni Poussin, ni Chardin, ni Géricault, ni Delacroix. La manière a remplacé la tradition, la liberté la personnalité; plus aucun conflit entre tradition et individuGa naar voetnoot1.
Nous sommes incapables de réduire un problème à son schème abstrait. Toutes nos natures mortes, depuis bientôt quatre siècles, ne sont que melons et oranges à la térébenthine. Notre peinture ne relève ni de l'effort, ni du délassement, mais bien d'une chose qui se trouve entre les deux, l'effort conventionnel. Mais même les conventions ne nous appartiennent pas, puisque l'esprit d'abstraction et l'effort vers l'abstraction nous font défaut pour les créer. Aussi nous nous jetons avec avidité sur les derniers numéros des revues d'avant-garde. Nous espérons y trouver les dernières recettes de la peinture: du Lefranc préparé qu'on n'aura plus qu'à mettre sur la toile. Pourtant la routine nous a appris quelque chose. Il y a quatre siècles, nos peintres entreprenaient d'assez difficiles voyages pour aller en Italië, mère des arts, chercher les recettes. Depuis les chemins de fer nous ne nous dérangeons plus pour si peu et la Rotonde suffit aux plus hardis. ‘Nous n'aimons pas les écoles artistiques’; vous trouverez couramment cette assertion dans les écrits de nos critiques. Nous disons volontiers, nous plaisant au jeu des contrastes frappants: ‘ce n'est pas l'isme qui importe, mais l'art.’ (Un monsieur veut-il passer son chapeau à l'arlequin de Port-Royal?) L'école c'est l'effort; l'art, bien au contraire, est le délicieux moment entre la soupe et la pipe. Nous ne créons pas d'écoles. Nous n'essayons pas de mettre la chimère en cage; puisque la chimère n'existe pas, pourquoi faire des cages? Mais notre liberté nous crée des lupanars, d'ailleurs modestes et d'une solide organisation de petits bourgeois. Nulle part mieux que chez nous la ceinture des petites conventions n'encercle plus parfaitement l'instinct. Malgré les belles descriptions de nos romans naturalistes des années 1900-1910, les couteaux de nos costauds sentent moins le sang que la bière. Tout le mal vient de ce que l'on ne veut pas avouer une situation simple comme ‘deux fois deux’. ‘Nous sommes une nation artificielle’, a dit l'historien de la Belgique, Pirenne, ‘et’, ajouta-t-il, ‘en cela est notre plus grand titre de gloire.’ Admettons un instant cette hypothèse et passons aux corollaires. On pourrait se figurer que l'état belge, conscient de son organisation artificielle, dirigerait ses efforts dans le sens que cette | |
[pagina 233]
| |
conscience devrait logiquement lui indiquer. Déjà on pourrait se figurer un état positivement anti-racique combattre, par les forces qui sont à sa disposition, tout ce qui déborde les limites de l'artificiel; un état qui d'une part ne se soucierait guère des manifestations instinctives de la race, manifestations au nombre desquelles il faut compter l'art, et qui d'autre part n'encouragerait que les efforts qui ne sortent pas des limites des sciences positives. Nenni, seigneur! Un des premiers soucis de cette nation artificielle fut la création d'une littérature et d'une peinture nationales. Cet homunculus qui serait très intéressant avec la devise: ‘l'art, je m'en fiche’ veut prouver à tort ou à raison son bon coeur. Mais le voilà pris entre l'enclume et le marteau. Dans sa construction sociale l'état belge doit tendre à niveler les instincts divergents de ses deux races. Aussi longtemps que l'état belge se doit d'avoir peur de l'instinct, c'est-à-dire aussi longtemps que tous les habitants de la Belgique ne seront pas des Belges tout court, aussi longtemps sa mission politique ne peut être qu'une mission de nivellement. Voilà donc l'état belge acculé au nivellement, faisant cependant des révérences à l'instinct; il faudrait qu'il en reste suffisamment pour le gala des arts et métiers. L'état belge aimerait bien disposer, pour les journées artistiques, d'une bonne petite spontanéité en conserves. Spontanéité bien conservée trouveras chez Amieux Frères. Vouloir détruire le chemin qui mène du conscient au subconscient, vouloir niveler les instincts raciques sans toucher au chemin qui mène du subconscient au conscient, de la source à la localisation artistique, c'est vouloir rechercher une fois de plus la quadrature du cercle. L'art est - on peut choisir cette formule entre mille autres qui se valent - la spiritualisation de la race. Ou encore: la tendance de la race à sortir de sa peau, à s'universaliser. Mais même en admettant cette dernière formule, on ne peut concevoir cette polarisation sans ses éléments. Pour sortir de sa peau, il faut commencer par en avoir une. Tout ceci nous importe à cause de l'ambiance qui en résulte. Notre instinct hésite. Il ressemble à ce prestidigitateur qui, en fin de compte, sort la pochette alors qu'il voulait nous émerveiller par le bocal à gros poissons rouges. Si on me répond que tout ceci n'a aucun rapport avec la création de l'artiste, parce que cette création procède du subconscient, je demanderai par quelle magie ce subconscient reste en vie, privé comme il est de la nourriture du conscient. Evidemment, il y a les exceptions. Mais il faut commencer par le commencement; par cheval qui fait chevaux. Si je commençais par dire: le peintre Floris Jespers fait exception, son ambiance n'a aucune influence sur lui, d'abord ce serait faux, parce que cet artiste souffre avec son ambiance comme pas un, et ce serait en second lieu une affirmation assez gratuite. Echapper à son ambiance est le cas exceptionnel que le grammairien met en petit texte après avoir épuisé toutes les possibilités de généralisation.
Jespers. - Jespers est, bien au contraire, un cas typique de l'influence du milieu et je pourrais à peu près finir ici mon article en invitant le lecteur à opérer lui-même les applications. Le lecteur n'a qu'à reprendre point par point les vices de cette ambiance. L'assimilation de ces vices est le point cardinal du problème Jespers. N'y a-t-il pas autre chose à dire à son sujet? Certes, et nous y arrivons. Floris Jespers | |
[pagina 234]
| |
est un peintre né. La part de Dieu est indéniablement présente en cet artiste. Mais l'organisation consciente en est lamentable. (Il faut le dire même au risque d'entendre les surréalistes applaudir). Ce peintre a atteint sa trente-cinquième année sans avoir le souci d'une représentation personelle. Un don technique, appuyé sur une connaissance approfondie du métier, laisse toutes les forces à la débandade. Serait-ce un malaise, le malaise de l'embarras du choix, de la difficulté à se définir, quelque chose comme le Potomak en peinture? Non. S'il y avait chez Jespers un malaise, nous serions heureux de constater au moins l'aspect négatif d'un noyau spirituel. Cet homme est trop flamand d'aujourd'hui pour ne pas éclater de rire en face de la simple possibilité spéculative d'un malaise métaphysique. Il n'y a aucune résistance à l'atmosphère viciée, à cette atmosphère dans laquelle on retrouvera comme éléments une trop grande conscience d'une trop petite liberté et ce rapport entre le conscient et le subconscient qui, par la recherche d'une émotion à froid, est identique à la quadrature du cercle. Chez Jespers, on trouve au-dessus de sa porte une belle assiette flamande portant la sentence: ‘en fumant, on est content’. Mais Jespers ne fume jamais. Cependant il lui faut cette assietteGa naar voetnoot2. Il n'est pas nécessaire que nous fassions l'autruche par amitié. Voici donc un peintre dont on peut malheureusement dire qu'il est moderne. C'est un peu le but de ses efforts constants. Chaque expérimentation n'a de valeur pour lui que par son aspect moderne, ce qui veut dire que cette grande joie neuve, cette joie de l'instinct qui veut prendre conscience de soi, se localiser, se palper elle-même, que cette grande joie lui échappe pour cette petite chimère dérisoire du modernisme. Voilà pourquoi chaque expérimentation qu'il tente n'est que l'application de deux ou trois autres - mais de deux au moins - vues ailleurs, chez des peintres modernes évidemment, l'art ne commençant qu'avec Van Gogh. Par l'ambivalence la plus simpliste, il réagit sur les conventions locales: il connaît soixante aspects de Van Gogh, mais il n'en connaît aucun de Rembrandt. Pour ce qui est de l'expérimental, je répète que l'atmosphère de la Flandre, pays des arts, est écrasante pour Jespers. Nous confondons l'art avec la peinture à l'huile, et sur toile. On nous reconnaît souvent à grande distance grâce à notre bonne pâte flamande. Combien de temps n'a-t-il pas fallu à Jespers avant de pouvoir penser un problème coloristique in- | |
[pagina 235]
| |
dépendamment de la térébenthine et de la toile? Encore fallait-il un accident, la peinture sur verre de Campendonk, pour dissocier les données. Je ne parle pas d'influence. Un chapeau, un verre, le monde formel d'un autre peintre constituent pour l'artiste des phénomènes équivalents. Mais alors il faut aussi que ces phénomènes soient équivalents dans son esprit. Dans ce cas on n'est pas plus influencé par un chapeau que par Matisse. Non, il ne s'agit pas d'influence, mais plutôt de la façon dont Jespers l'accueille et surtout de son action immédiate sur la représentation de Jespers. Seule l'homogénéité du résultat importe. S'il est permis d'être peu rigoureux en ce qui concerne les sources, il convient d'être d'autant plus sévère à l'égard de l'aspect homogène du résultat. Or, voici la chose essentielle: il n'y a pas de représentation homogène chez Jespers. Son oeuvre ne révèle aucune contemplation spécifique; il est évident qu'elle n'en montre pas plusieurs. Il y a un mot allemand qui résume la situation: ‘Nachempfinder’ est celui dont la sensibilité s'éveille au contact d'une autre sensibilité. Le défaut qui persiste chez Jespers est le suivant: Jespers multiplie la représentation d'un objet par la représentation d'autrui du même objet. Il opère d'ailleurs parmi ces représentations extérieures un choix judicieux, ce qui prouve sa sensibilité. Mais la totalité de l'oeuvre reste hybride; un monde où nous trouvons des intérieurs cubistes - qui pour ce qui concerne le coloris sont cependant traités d'une façon très personnelle - des paysages dont des détails de composition relèvent de Campendonk, des portraits avec des détails (des mains, par exemple) de Léger, tout cela à côté d'une sensibilité très personnelle, qu'il a malheureusement reléguée au second plan. Floris Jespers donne l'impression d'être prodigue de sa sensibilité. Il ne l'est que d'une façon très rapsodique. Certes, encore plus que la sensibilité, c'est l'émotion d'art qui souffre de ce que, dans le conscient comme dans le subconscient, le sentiment de la coordination de la représentation soit si peu vif. Mais la tournure viciée qui identifie les phénomènes du monde sensible avec leurs expressions selon certaines manières picturales, se manifeste déjà dans la sensibilité même. A quoi Floris Jespers peut répondre que le fait d'utiliser un schéma existant pour y introduire les problèmes qui lui sont propres, démontre son affranchissement d'une conception romantique de la personnalité. Cette réplique contient une double pauvreté. La première est la pauvreté du compliqué en face de la richesse du simple; c'est surtout en ce moment-ci de l'histoire de l'art où tous les canons ont été mis en doute, qu'il faut tâcher de voir les objets comme s'ils étaient là pour la première fois. Il faut penser ‘dé’ et non ‘dé de Braque’. Pour ce qui est de la réplique de Jespers disant que l'interprétation d'une représentation ne lui importe guère, que le fait d'avoir une représentation individuelle en peinture lui semble pour le moins une question absolument accessoire, elle présente le second aspect de la pauvreté en question. Jespers me dit: ‘Comme sujet je ne sais pas quoi choisir. Peutêtre emploierai-je un schéma que d'autres peintres ont déjà présenté. Ou bien j'écraserai de la couleur sur ma toile pour avoir un point de départ.’ Pourtant Jespers n'est pas dadaïste, - comment le serait-il, lui qui est toujours si à la page? - et dans ses dernières oeuvres il y a une uniformité assez grande. D'autre part Jespers ne peint pas, d'une manière qu'on appelle abstraite, des cercles et des carrés, mais bien des paysages avec des | |
[pagina 236]
| |
vaches et des dindons, des intérieurs avec des Olympia et des négresses. Il y a donc, si éclectique soit-elle, une représentation. Poussant plus loin, la réplique revient à dire: ‘Je fais avec des éléments du monde extérieur un tableau constructif. Les éléments ne m'intéressent pas.’ Mais alors d'où viendra la totalité constructive? Et Jespers de répliquer: ‘Je pose un bonhomme habillé de bleu, là où j'aurai besoin d'une tache bleue.’ Entendu, mais d'où vient alors le choix du bonhomme? Cette réponse n'explique que le mécanisme de l'expression, la réalisation de la totalité, mais nullement la source dont cette totalité procède. Il n'est pas possible d'épuiser la vie d'un tableau par la construction seule. La construction est tout ce qui est rationnellement explicable, mais elle n'est pas tout. Cet impondérable de l'art qu'est le sentiment du rythme ne peut pas exclure d'une participation au mouvement rythmique la représentation même. Ce que Jespers prend pour un accident est en réalité l'aspect d'une totalité: l'harmonie formelle de la représentation dans le subconscient. Quand Jespers peint à très bref délai un intérieur à surface plane et un nu très modelé, on n'aperçoit pas bien le lien qui les unirait. Et quand Jespers coordonne cette objection avec la nécessité de se démettre de l'élément personnel pour arriver au style, je ne vois pas davantage le rapport entre ces deux termes. Encore faut-il ajouter que, pour ce qui concerne la peinture européenne, Jespers se trompe avec sa coordination de l'impersonnalité et du style. C'est une erreur assez fréquente chez ceux qui citent les musées sans les visiter. Tous les primitifs italiens et tous les gothiques se distinguent l'un de l'autre. C'est seulement avec la manière que l'impersonnalité fait son apparition. La manière, est-ce le style? La variante formelle du modèle suffit-elle? Devons-nous préférer Masaccio à Giotto? Lié à ce qui précède comme la cause à l'effet, nous constaterons qu'il n'y a pas chez Jespers une grande nostalgie vers la schématisation. Il espère qu'en groupant diverses localisations de sa sensibilité comme les lois de l'instinct le lui dictent, les objets se schématiseront nécessairement, c'est-à-dire qu'ils se dirigeront de la matière vers l'esprit, en quittant pour parler comme Saint-Augustin ‘leur robe charnelle’. Jespers ne fait pas passer sa sensibilité sous les Fourches Caudines. Encore une fois, cela tient à ce que Jespers estime que tout se fait sur la toile. Evidemment le tableau s'y fait entièrement et aucune forme ne doit être préconçue. Mais le peintre se fait nulle part et partout.
Coloris. - Malgré toutes ces réserves, j'ai hâte de passer outre et déjà, quand je pense au coloris de Jespers, je me reproche de m'être trop longtemps attardé à leur sujet. C'est dans son coloris que nous devons chercher la part de Dieu, le don de ce peintre. La part de Dieu en effet, parce que, une fois un résultat acquis, tous les tableaux qu'il s'est soucié de mener jusqu'à leur terme extrême, relèvent de la même force coloristique, qu'ils appartiennent à ses périodes impressionniste ou expressionniste. Et l'on ne songe plus ici à formuler un reproche d'éclectisme, bien que le coloris de ce peintre soit plus abondamment varié que son monde formel. Le jour où l'on disposera du recul nécessaire pour mesurer son oeuvre entier, cette égalité et cette constance de la force coloristique apparaîtront plus clairement encore, dégagées du souci des progrès à constater. Cette constance est une pierre de touche pour la qualité de l'oeuvre. Dans la | |
[pagina 237]
| |
grammaire picturale, elle est la règle des talents, règle qui n'est pas sans exception. - De la Folle Marguerite au Pays de Cocagne il n'y a chez Breughel qu'une stabilisation et une simplification des formes, mais les deux oeuvres témoignent dans la même mesure d'une égale puissance. Il y a une force toute aussi grande dans les premiers Van Gogh de la période hollandaise que dans les Van Gogh de Provence - la période parisienne seule offre ici une lacune - et le Don Quichotte de Cézanne n'est que différent, mais nullement inférieur à ses plus jeunes natures mortes. Lorsqu'on se sera délivré de la tentation de s'émerveiller uniquement devant la dernière oeuvre, on retrouvera avec plaisir le rythme et la plénitude coloristique dans des oeuvres comme Le miroir vert, Fille, Atelier lumineux et on les mettra, comme la chose la plus naturelle, à côté des oeuvres plus hardies du même peintre. Les thèmes coloristiques reviennent d'ailleurs à des intervalles plus ou moins rapprochés: le Ruban véronèse (1916) se retrouve dans Jeune fille juive (1921), mais la succession de valeurs de la première peinture a fait place dans la seconde à une surface en trois couleurs avec un très léger modelé; mais le thème est resté identique; le vert de la robe de 1921 reprend le vert du ruban de 1916 avec les mêmes compléments de rouges. En 1924 il reprendra une nouvelle fois le même thème; mais cette fois-ci en poussant plus loin la solidification coloristique, par la distribution de certains ocres. Comme raffinement de coloris, ces toiles se valent à peu près; le Ruban véronèse est à une peinture en valeurs ce qu'est à une peinture plus moelleuse le Petit poney juif. Ou bien voici des valeurs de bleus, de rouges, de jaunes, partant des quatre coins du monde, de la toile, à la recherche de leur Dimanche chestertonien; elles le trouveront dans une surface verticale du plus raffiné gris-bleu. Si vous faites la preuve par neuf, vous verrez ce gris-bleu se résoudre, procédant du plus grand au plus petit et de la dominante aux compléments, dans les valeurs bleues, rouges, jaunes, dont la fonction est purement musicale (Atelier lumineux). Vous verrez à quel haut degré Jespers fut un impressionniste de la surface plane et dès lors, passant à son oeuvre constructif, vous constaterez qu'il n'a dû exécuter aucun saut périlleux pour arriver à sa manière actuelle. Le naturel dans la façon de traiter la surface plane marque son apport nouveau dans notre néo-impressionnisme germanique. Rik Wouters, se rattachant à Cézanne, est beaucoup plus que Jespers épris d'une certaine métaphysique de la toile; il nous montre par des découpés osés à quel point l'espace le tente. De plus, son coloris brabançon accentue sa personnalité. L'impressionnisme de Jespers est plus nettement peinture pure, impressionnisme de la palette et de la toile seulement, et surtout de la toile. Par là il se rattache à Matisse, comme Wouters à Cézanne. Sa période cubiste solidifie l'expression coloristique dont on retrouve le point de départ dans le fauvisme du Violoncelliste et de la Fille. Il reste de cette période quelques natures mortes qui appartiennent à ce que son oeuvre contient de plus achevé et qui, par leurs surfaces lisses et leurs plans sans modelés, constituent le point de départ de sa peinture sur verre de 1924. Verts émeraude, ocre clair et foncé, la gamme des cadmiums, or rouge et jaune, argent pur et argent mêlé de rouge, des violets de cobalt parcimonieux, un bleu de cobalt, voilà les préférences qui relient ses natures mortes de | |
[pagina 238]
| |
1920-21 à ses peintures sur verre de 1924; elles le séparent à la fois, d'un côté, de la peinture française, de l'autre de la peinture flamande telle qu'elle est représentée par Permeke, De Smet et Van den Berghe. Bien que travaillant par surfaces planes il se sépare des français par une gamme dont l'origine terreuse est plus évidente que chez ceux-ci; mais elle est également d'un éclat barbare, une gamme qui pourrait être le canon d'une barbarie de civilisation ésotérique extrême. Travaillant à un niveau plus clair, loin des contrastes violents que se permet Permeke - jet de lumière vert-clair dans un tableau de valeurs grises -, également éloigné des variations d'ocres et de bruns de De Smet, il se sépare nettement des Flamands de Laethem. D'autre part, sa clarté relevant davantage de la palette que des tubes à couleurs métalliques, il se distingue de Hentze. Mais à eux deux - en dehors des peintres purement constructifs - ils défendent dans notre peinture un éloignement de la pâte flamande. Les controverses nous montrent, chez certains critiques, une tendance à identifier, en ce qui concerne la technique, notre peinture flamande avec cet empâtement de gris et d'ocres qui n'a rien de spécifiquement flamand. On commet une erreur semblable à celle qui identifie la reproduction du folklore flamand avec une représentation qui exprimerait, en peinture, nos éléments raciques. Si l'on se place au seul point de vue de la peinture, aucun Flamand n'a comme Jespers une tendance à se rapprocher de Breughel. C'est le seul qui ait au moins quelque chose du maître, notamment des objets traités avec un très léger modelé dans des jaunes, des verts, des rouges francs. Floris Jespers se sert des couleurs locales les plus hardies jusqu'à la limite de cette tradition. Bien plus que les peintres des empâtements ocreux et bien plus que ceux qui considèrent l'aspect folklorique pour autre chose qu'un accident, pour la construction et la représentation breugheliennes, bien plus que ceux-là Jespers pourrait, par sa construction nette et claire, par son coloris franc avec un minimum de modelé, se rattacher à cette seule tradition purement néerlandaise, cette grande lueur dans l'abîme de nos opiniâtres réalismes.
Conclusions provisoires. - La réussite ou la non-réussite d'un tableau de Jespers ne dépend pas du degré de la concentration, mais bien d'un état permanent du fragmentaire. Il y a chez Jespers trop de liberté et trop peu d'indépendance. Son manque de discipline lui fait prendre l'artisticité pour l'esthétique et lui permet d'user de sa sensibilité comme si elle était à-priori une émotion d'art. En conséquence de cette erreur, Floris Jespers prend pour la construction du tableau à-priori ce qui n'est que la construction directe, il prend le processus pour le moteur du processus, les mouvements lithurgiques pour la transsubstantiation même; c'est un naturaliste de la construction. Il estime, bien par erreur, qu'en partant de cette construction directe il touchera à l'impersonnalité de l'art ou - ce qui pour lui est identique - au style. Certes nous devons à Jespers déjà certains apports nouveaux, dans ses toiles impressionistes aussi bien que dans ses natures mortes cubistes et ses peintures sur verre. Pour la peinture sur verre nous lui sommes redevables de certaines innovations techniques, par exemple le procédé consistant à frapper la surface colorée à l'aide de petits points. Mais ces apports nouveaux ne se marient pas à un nouveau monde formel. Il n'y a rien de | |
[pagina 239]
| |
décidé dans l'attitude qui précède l'oeuvre. Il convient d'appeler Jespers momentanément un homme, plutôt qu'un peintre fragmentaire. Jespers a été trop occupé par les récentes évolutions pour pouvoir se poser des problèmes picturaux d'une façon libérée du déterminé temporaire et local. Il a regardé la tradition trop exclusivement par le côté métier et encore ce métier n'était-il qu'une interprétation arbitraire du métier de peindre, interprétation qui résumait une évolution du néo-impressionnisme à l'expressionnisme. Déjà il est possible d'apercevoir dans ses toiles récentes et surtout dans ses peintures sur verre des recherches dirigées par de plus grands soucis en ce qui concerne les conditions absolues de la peinture. Pour qu'il représente pour l'art européen un apport nouveau définitif, il est nécessaire que Jespers réalise la conformité à ces conditions d'une façon qui exprime qu'il s'est construit personnellement, sans apport extérieur, la dialectique de ces conditions. Momentanément, il faut l'attendre là, bien que l'on puisse encore souhaiter que, pendant deux semaines, Jespers cesse de peindre pour écrire toujours à la suite le mot ‘peindre’; de temps à autre il devrait s'arrêter un moment sur ce mot. |
|