Verzameld werk. Deel 4: proza
(1979)–Paul van Ostaijen– Auteursrechtelijk beschermdBesprekingen en beschouwingen
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Heinrich CampendonkQue le public allemand ait cru pouvoir constater dans l'oeuvre de Campendonk la représentation d'un monde mystérieux et féerique, la représentation du ‘Märchenhaftes’ qu'il aimait déjà chez Novalis et Hoffmann et dont il continue à rechercher la présence dans chaque oeuvre d'art, pareil fait nous offre la première occasion de préciser un aspect général de l'oeuvre de ce peintre. L'oeuvre de Campendonk n'est nullement mystérieux, si on prête à ce qualificatif cette portée littéraire qui est un résultat de l'attitude du public vis-à-vis du romantisme allemand. Cet oeuvre ne raconte rien d'un voyage lointain, pas même d'un lointain voyage imaginaire. Mais si, au contraire, le public allemand entendait signifier par ce qualificatif que l'oeuvre de Campendonk révèle l'aspect fantasmatique des choses et la relation fantasmatique entre les phénomènes et le moi apercepteur, si donc il prétendait affirmer que seul le mot mystère convient à la relation qui existe entre les phénomènes, l'aperception et la conception, dans ce cas-là le public allemand aurait entièrement raison. L'aventure du moi en face des phénomènes est infiniment plus mystérieuse que l'aventure d'Aladdin - de qui, pour le surplus, nous sont étrangers non les désirs, mais l'audace qu'il y a à vouloir les exprimer. Le mystère que peint Campendonk est immanent au moi, et non transcendant. Si nous avions à transposer au théâtre un tableau de Campendonk, nous trouverions parmi les personnages: la chaise, la table, un tournesol, une pipe; le régisseur serait ce moi que l'on devrait déterminer négativement et positivement par la parenthèse: non pas le moi individualiste, mais bien le moi biologique, le moi kantien. Il se peut que ce qui précède, cette antithèse entre le mystère de l'aventure d'Aladdin et le mystère de l'aventure du moi, paraisse trop évident pour devoir être encore énoncé. Ce serait vrai, s'il ne s'agissait ici du fait concret que Campendonk exprime la connaissance du mystère de la connaissance. Faire entrer, même à titre d'indication, la critique de la connaissance kantienne dans un essai sur l'oeuvre d'un peintre, ne présenterait qu'une vague utilité s'il ne s'agissait précisément de ce fait concret: une conception de peintre se développant parallèlement à la pensée de Kant. J'aimerais écrire: Campendonk voit comme Kant a penséGa naar voetnoot1. Le peintre naturaliste ou impressionniste n'aperçoit pas son imagination sur le même plan que les phénomènes du monde extérieur; pour lui, son imagination ne rentre pas dans la catégorie des phénomènes. Lorsqu'un peintre naturaliste peint un objet, il le fait avec la conviction que le phénomène est identique à l'objet en soi. Le peintre impressionniste, lui, conclut un compromis: il recrée | |
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l'objet d'après un subjectivisme individuel. La réalisation de l'objet ne lui important qu'à titre secondaire, il en sacrifie aisément les qualités essentielles: la solidité et l'aséité; il le dissout aisément dans l'atmosphère qui doit exprimer son subjectivisme individuel. D'ailleurs, la solidité des corps est toujours nuisible à la signature individuelle telle que l'entend la formule impressionniste. Le peintre pour qui le criticisme constitue une façon de voir, aperçoit, en même temps que le soi-disant phénomène objectif, l'acte de recréer que son imagination vient d'accomplir. Il voit l'objet multiplié par un autre objet de même espèce et qu'il crée lui-même; il se voit phénomène dans le phénomène. Pour lui, le sujet est objectif au même titre que les phénomènes du monde extérieur; en même temps, il ne peut, d'autre part, oublier que ceux-ci sont, au sens kantien, subjectifs. Le sujet est dans les objets comme l'objet dans le sujet; ou plutôt les objets sont pour le sujet une façon de s'apercevoir. Plotin déjà a dit: l'âme n'est pas dans le monde, mais le monde est dans l'âme. Le peintre naturaliste négligeant l'essentiel - sa propre imagination considérée comme phénomène - peint une réalité diminuée de ce qui en fait une totalité, c'est-à-dire qu'en vérité il ne représente aucune réalité. Le peintre impressionniste diminue également la réalité, puisqu'il représente un moi accidentel et non le moi qui dans chaque localisation doit être total. En ajoutant au simple phénomène sa conception individuelle, ce peintre représente une réalité tronquée: de sorte que le phénomène même reste incomplet; l'addition du phénomène et du moi ne saurait y obvier, parce qu'il est impossible d'additionner ou de soustraire ces deux valeurs. (Un garçon possédait une grappe de raisins Frankental. Or, naïf et aimant probablement le nombre, il se dit: ‘J'ai deux grappes: une grappe de raisins et une autre de Frankental’). Il n'est pas nécessaire de voir les phénomènes à travers un tempérament. Ils n'existent, pour moi, que par moi. Ils sont moi. Seulement, il faut s'en rendre compte. Le peintre, chez qui, au contraire, le criticisme est une façon de voir, représente de façon exacte la réalité nécessairement subjective. Sans le sujet considéré comme objet dans les objets, il n'y a pas de totalité. Mais comme cette totalité est pour nous, catégoriquement, une qualité essentielle de la réalité, il n'existe pas de réalité sans ce sujet qui se considère comme: objet dans les objets. Le rôle des objets est d'être le miroir du moi. La conscience de cette localisation du moi dans une pipe, dans une fleur (plus exactement: autour) est, malgré, ou par la connaissance, le seul mystère des objets ‘extérieurs’. Le seul aspect mystérieux que présente ‘l'extérieur’ est une conséquence du fait qu'il n'est pas autre chose qu'extériorisation. Représenter l'extérieur sans l'extériorisation équivaut à la représentation d'une fausse réalité: imprimer des billets de banque sur du papier de journal. Peindre cet extérieur multiplié avec la conscience qu'il n'est pas autre chose qu'extériorisation, c'est peindre vrai et représenter un mystère exact. Situer l'extérieur dans la conscience de l'extériorisation, c'est spiritualiser cet extérieur empirique, la matière. Aussitôt qu'on aura vu selon cette vision, ne fût-ce qu'une seule fois, on ne cherchera pas d'autres merveilles que la réalité même: le merveilleux objet qu'est le moi enfermant en soi une table, une bouteille. Au lieu de niveler la vision et la pensée et bien loin d'exclure le merveilleux, la connaissance nous le révèle. Il n'est plus nécessaire d'être mage ou spirite. L'aspect fantasmatique des objets est une consé- | |
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quence de l'état réel de notre connaissance. Quiconque a conscience de cet état de notre connaissance, n'est plus capable d'apercevoir les choses séparées de leur aspect fantasmatique, c'est-à-dire qu'en voyant une table, il apercevra en même temps le phénomène de son extériorisation. ‘Apprenez à connaître’, nous dit Friedlaender, le néokantien d'après Marcus, ‘qu'il n'existe pas autre chose que des merveilles. Mais l'ordre régulier par lequel l'éternelle merveille créatrice se manifeste objectivement, la fait paraître non-merveilleuse.’ C'est un géranium laque de garance, encadré d'une croisée émeraude, que j'ai aperçu lorsque pour la première fois j'ai vu selon cette vision, conscient de ce qui m'advenait. N'ai-je pas eu la sensation d'être comme une lanterne magique dont les rayons se briseraient sur les objets en soi: géranium et croisée? Mais ce que j'apercevais, c'était bien, à l'extrémité des rayons de la ‘lanterne’, l'image qu'elle projetait sur l'écran. Chaque objet peint par Campendonk me rappelle ce géranium: une vision aussi réelle que merveilleuse et, parce que merveilleuse et-réelle: totale. Je cite cet exemple personnel pour établir que ce qui précède ne désire nullement déterminer une connaissance scientifique, mais bien cet état de cohésion entre l'esprit et la réalité d'où naissent, selon la définition de Carrà, les fantasmes de l'art durable. Ce n'est donc pas en premier lieu par la façon de peindre les objets que se distingue l'oeuvre de Campendonk, mais par cette façon de penser les choses que postule, pour le poète, Cocteau dans son Secret professionnel. Penser les choses, c'est introduire subjectivement une nécessité dans la nature. Penser les choses, c'est les styliser; c'est réaliser, avant la lettre, le style qui, selon Max Jacob, est l'extériorisation par des moyens choisis. Introduire une nécessité subjective, la seule qui nous appartienne, dans la nature, c'est l'enrichir. Styliser c'est simplifier; simplifier c'est enrichir. C'est seulement dans la ligne simplifiée que se révèle la richesse de la nature. Styliser une feuille, signifie simplifier avec discernement à l'aide de moyens choisis, c'est-à-dire rendre la nature formellement plus riche. Par sa façon de penser les choses, en mettant dans la nature cette nécessité subjective, corrélative de sa conception critique, Campendonk stylise, avant la lettre, son tableau. Nous voilà bien à l'antipode du goût allemand tel que le définit Félicien des Ormeaux: ‘le goût allemand équivaut à une idée de la nature considérée avec ses défauts et non comme elle pourrait être dans sa pureté.’
On appelle mythe l'acte de sublimer la relation existant entre l'inconnu, qui est la réalité dite objective, et le facteur connu, le moi. L'oeuvre artistique pour laquelle on pourrait revendiquer ce terme, doit fixer la vision fantasmatique de cette relation. C'est précisément ce que je voudrais faire pour l'oeuvre de Campendonk: l'appeler une expression mythique. Une pipe peinte par Campendonk est à l'objet pipe ce que le Minotaure est au fils de Minos. Elle n'est pas un symbole, mais, selon le sujet, l'expression réelle de la relation entre l'objet et le moi. On pourrait dire également que ce n'est pas le phénomène qui importe, mais bien la possibilité de l'aperception du phénomène. | |
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Dans une rue étroite: un cheval blanc, une voiture. Le cheval souple et stable. Voici la voiture qui est au cheval comme un jouet-camelote à un objet naturel. La rue est remplie par la tache blanche du cheval. La tache blanche pèse sur la rue. A peine perceptible, à cause des valeurs voisines, une surface grise s'isole de la masse blanche. Ensuite, les caractères noirs sur la plaque se distinguent des taches noires du cheval. Les caractères croissent. ‘Il mord.’ Qui mord? Les caractères grandissent, puis se resserrent selon le rythme mathématique de la marche. Le contraste augmente et disparaît. Le rythme va de l'hallucinant, qui n'est autre chose que ce léger contraste du cheval blanc et de la surface grise, au grotesque: les petits caractères noirs qui s'efforcent de déterminer cette masse blanche. Les roues d'arrière posent - il faudrait pouvoir dire: carrément - un grand point final. Cette vision est au delà des possibilités verbales. Une émotion optique directe. Le sujet s'est concentré dans une extériorisation optique. Il se résoud dans cette vision d'un phénomène ordinaire, qui, de ce fait, se crée sa forme limitée et isolée, c'est-à-dire nécessaire. La cause de la vision n'est ni dans le sujet, ni dans l'objet, aussi longtemps qu'on s'efforce de voir en ces termes une antithèse. La cause est dans la rencontre d'intériorité et d'extériorité. Les tableaux de Campendonk sont directs comme le cheval blanc pris dans les tenailles de la rue. Des contrastes isolent un phénomène déterminé de l'extériorité environnante. Par l'addition imprévue d'un contraste, une banale apparition se transforme en vision. Les contrastes isolent le phénomène et dès lors les contrastes deviennent les rapports positifs du phénomène isolé. Le contraste détermine le tableau en le séparant de l'extériorité, c'est-à-dire en le repliant sur lui-même. La petite plaque ‘il mord’, sur le cheval, sépare ce contraste comme phénomène total du reste de l'extériorité et détermine l'aséité de cette vision. Ainsi cette surface n'est pas autre chose que l'antithèse nécessaire au cheval, l'expression différentielle d'une synthèse. Le cheval a besoin de cette antithèse pour s'affirmer comme une réalité isolée dans l'extériorité. L'unité s'exprime par l'antithétique. Les contrastes séparent d'une manière directe et précise, de sorte qu'il ne reste aucune trace du processus. Les tableaux de Campendonk possèdent cette qualité de l'isolement direct et précis. L'aséité est nette et laisse le spectateur en face du tableau sans histoire. Le mécanisme de la vision s'efforçant vers l'expression ne laisse pas de traces sur le tableau. Comme une maison achevée. De même que se trouve devant nous le cheval tranquille et sa détermination grotesque, s'isolant en synthèse par l'antithèse. L'oeuvre d'art est désindividualisée et en même temps individuelle, c'est-à-dire désindividualisée par rapport au sujet, et phénomène en soi, donc individuelle - ce qui ne peut être divisé - comme oeuvre d'art, comme microcosme. En matière critique, il faut préciser par des contrastes qui n'existent dans l'oeuvre d'art qu'à l'état de mécanisme de l'expression. On ne peut exprimer l'unité que par des différences, qui ne constituent que par abstraction les éléments ou effets épars de cette unité. En tant qu'individualité spirituelle - avant la lettre donc - l'oeuvre d'art est un tout indifférentiel. Pour prendre corps, pour se manifester, cette individualité a besoin d'une expression différentielle. | |
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Dans l'oeuvre de Campendonk cette individualité spirituellement indifférentielle se manifeste par sa polarisation en éléments fantasmatiques et en éléments tranquillisés. Fantasmatique, parce que, dans les tableaux de Campendonk, les simples objets sont maintenus à l'état de relation entre eux, pour ainsi dire sans qu'ils aient leur place dans un milieu biologique. Sans affectation subjective, pourrait-on dire. Ce qui serait faux, car l'affectation subjective réside précisément dans cette piété qui laisse les choses dans leurs relations, dans leur aséité, leur isolement de tout milieu. L'affectation subjective, c'est cette surprise primordiale devant une réalité inconnue qui rend l'aperception de cette réalité visionnaire. Les objets des tableaux de Campendonk ont l'air d'être là pour la première fois, sans que le sujet connaisse leur destination. Leur seule présence constitue le phénomène visionnaire: le mystère. En premier lieu, c'est l'aséité des objets en soi et la concentration des objets en eux-mêmes, sans rapports entre eux, qui situent les tableaux de Campendonk dans leur unité idéale. D'autre part: tranquillisé, parce que cette surprise est équilibrée par un autre événement que l'on pourrait appeler, selon la formule platonicienne, le souvenir de l'idée. Les objets, en même temps qu'ils étalent leur réalité inconnue, présentent un élément tranquiilisant en face de ce monde mystérieux. On ne saurait préciser cet élément d'une façon positive. Cette réalité inconnue déclanche, par la surprise qu'elle provoque, le souvenir intuitif. La surprise devant la réalité inconnue ne laisse aucune place aux aspects multiples de la réalité passagère. Elle doit s'exprimer par l'élémentaire et ce primitivisme qui est l'équivalent de l'aperception première. Ces qualités sont parallèles, dans le plan expressif, à la surprise dans le plan visionnaire. L'expression dans l'oeuvre de Campendonk semble être toute préparée dans la vision, sans synthèse éliminante. Ayant devant lui le fait concret de l'expression - le tableau - le spectateur n'est pas tenté de suivre une voie inductive pour arriver au contenu spiritualiste. Le schématique dans l'expression s'identifie avec le surprenant dans la vision. Chez Campendonk la synthèse éliminante apparaît superflue, parce que la surprise semble ne pas connaître les aspects empiriques. Ces aspects ne paraissent pas être éloignés: bien plutôt, ils n'ont jamais existé. Tels les peintres paysans bavarois, tel le douanier Rousseau: il n'y a pas d'antithèse empirique-métaphysique dans les phénomènes. Les phénomènes eux-mêmes sont tout. Par conséquent, nulle élimination des aspects multiples et changeants. Pour les peintres bavarois il n'y a rien qui ne soit mystérieux. Mais aussi: tout ce qui se manifeste est réel. Ils ignorent le doute. Tout ce qui se manifeste dérive de Dieu et est réel; tout est mystérieux et réel parce que tout dérive de Dieu et Dieu est la réalité inintelligible. L'accidentel ne trouve pas de place dans leur vision. Leur vision est toujours synthétique et comprend toujours toute l'expression. Leur expression n'est pas un effet: ils traduisent simplement leur vision qui est en même temps expression. Mais ils ne voient que le mécanisme primitif des choses et ne connaissent que l'expression schématique. Ils ne voient que des surfaces et se gardent bien d'aller, scientifiquement, au delà de l'aperception première. Le spectateur voit le résultat de la construction en tant que totalité; jamais il ne risque de se perdre dans une trace du processus parcouru. Ces peintres paysans semblent se jouer de la difficulté. Tout paraît avoir été fait sans effort. - Ils sont les plus proches | |
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parents de Campendonk. Son tableau n'expose pas les difficultés de l'interprétation de la vision. On pourrait dire que son tableau semble être une copie exacte de la vision et que celle-ci ne se distingue en rien d'une autre réalité. Et par rapport à l'élimination, on pourrait dire que Campendonk ne connaît pas d'extériorité empirique; que toutes les choses se trouvent devant lui dans leurs relations platoniques. Son tableau c'est la maison achevée: on ne se perd dans aucune trace ni dans aucune difficulté de la construction. Concentration intérieure qui, de l'extérieur, a l'air d'un jeu. Non seulement la surprise devant la réalité inconnue qui est un résultat intuitif de la connaissance consciente, mais aussi le mystère de cette réalité qui est la possibilité de la connaissance du monde extérieur, élimine les aspects multiples. Comme le mystère de la possibilité importe, il ne permet plus au sujet de dévier dans une aperception des éléments secondaires; cette connaissance de la possibilité fait se concentrer le sujet dans une aperception de la totalité. D'ailleurs: apercevoir dans un objet la possibilité de la connaissance subjective c'est le spiritualiser; or on ne saurait spiritualiser ce qui n'est qu'un détail, ce qui n'est qu'une qualité de l'objet, ou alors cette qualité, ce détail se concentre en lui-même, devient indépendant: une totalité. Nous remarquons donc dans l'oeuvre de Campendonk comme première qualité: la totalité des corps qui, par eux-mêmes ainsi que par leurs relations picturales et architectoniques - les relations extérieures étant à peu près entièrement exclues de par la nature de l'aperception première - forment le tableau. Par cette totalité Campendonk veut réaliser la solidité et la densité - picturalement naturelles - de ses corps. On appelle modelé la manière de suggérer la solidité et la densité des corps par le moyen d'un affaiblissement graduel de la couleur. Tous les efforts de Campendonk se concentrent pour parvenir à l'aide de couleurs locales, sans introduire une source de lumière extérieure et sans nuire à la surface plane du tableau, à une solidité réelle plus grande que celle que permet le modelé. Si on n'emploie pas le terme ‘tradition’ uniquement pour désigner la façon de peindre introduite par la Renaissance - ce qui est d'ailleurs arbitraire - Campendonk se trouve, par cette recherche de la solidité, fortement lié à la tradition, notamment celle des primitifs italiens, des primitifs allemands du XIVme et du XVme siècles (Bertram, Francke et aussi en partie le beau Maître de la Vie de Marie) et du Breugel qui peignit le Pays de Cocagne. Certes, les néo-impressionnistes avaient déjà tenté de réhabiliter la surface plane. Ils y réussirent d'ailleurs, mais seulement en sacrifiant la totalité et la solidité des objets. Or ce qui importe à Campendonk, c'est de réaliser cette surface, tout en maintenant l'aspect total et solide des corps. C'est dans le même but que Campendonk place l'un à côté de l'autre des plans et des objets à échelles diverses, sans indiquer la transition, soit par la perspective, soit par l'atmosphère; des objets à échelles différentes se coupent comme s'ils étaient sur le même plan. De cette façon, malgré la multiplicité des plans, tout se passe a priori sur le tableau; les plans ne sont qu'un jeu de la surface. Ils sont uniquement représentatifs de la connaissance d'un monde extérieur. On pourrait dire aussi, en préférant une expression sagement relative, que Campendonk veut avec ce minimum de concessions que nous retrouvons chez les primitifs de même que chez Breugel - qui, | |
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seul et isolé, avait triomphé de la conception classiciste de son temps - réaliser un maximum de distance représentée et que, d'autre part, il veut remplacer l'unité d'espace par une distance, chaque fois autrement relative, des objets entre eux. Cependant, cette distance-là est plus absolue que celle qui résulte des lois de la perspective linéaire, cette dernière pouvant être évaluée approximativement à autant de mètres. En effet, si Campendonk situe sur un fond bleu de Prusse, à côté d'un nu de dimensions exagérées par rapport aux dimensions du carré, un autre corps de dimensions restreintes, un cheval p.ex., dans une demi-circonférence, et si d'autre part il accentue cette disproportion à l'aide du coloris, en choisissant pour le nu une légère gradation de tons, pour le cheval et la circonférence au contraire des couleurs décoratives au delà de la réalité locale, il atteindra à cette ‘grande distance’, sans possibilité de mesure, qu'on trouve chez les miniaturistes et les primitifs. Il est superflu de dire que cette grande distance n'existe qu'en tant que résultat de l'état de la connaissance du spectateur. En plus de ces moyens, Campendonk se sert parfois de l'avant-plan incliné des gothiques (voir les tableaux Le paysan et sa femme et Village, berger et animaux), ou bien il s'exprime quelquefois à la manière des orientaux, en se servant de ce mode de représentation qui situe, sur les kakemonos, les objets de haut en bas et sur les makemonos, de gauche à droite. (Pour la première manière voir la Nature morte; pour la deuxième le Cavalier, le Village et l'Homme au perroquet, dans ce numéroGa naar voetnoot2. S'il est vrai que l'avant-plan avance quelque peu les choses, il ne recule cependant pas, de façon à percer la surface, les objets qui ne se trouvent pas sur cet avant-plan. La matière aidant, c'est dans ses peintures sur verre que Campendonk a réalisé le plus parfaitement cette surface, tout en conservant la représentation des objets dans leur totalité et l'aspect solide des corps. L'épaisseur du verre détermine déjà par elle-même la sensation de l'espace que l'image créera sur le verso du verre. La matière du verre anime l'espace qui se trouve à quelques millimètres de distance; elle permet au ton quasiuni qui, chez Campendonk, figure l'espace, d'exprimer quelque chose de transcendant à sa matière. L'épaisseur du verre joue à peu prés le même rôle que la matière-eau dans l'aquarelle. L'espace séparant les corps, et qu'exprime p.ex. un bleu de Prusse uni, se trouve multiplié par ces quelques millimètres d'espace réel. Lorsque Campendonk peint sur verre cathédrale, les sinuosités du verre renforcent encore cette coopération de la matière. Sur des surfaces de tons neutres, le dessin sévère déterminera les différents plans des corps: ornement, la ligne brisera l'uniformité des rouges anglais unis ou rayés de blanc, des ors ocrés et rouges, des bronzes et des gris. Discrètement, mais des deux côtés du contour, ornement de la surface dominante - un nu, une tête - légèrement des violets de cobalt, des émeraudes éclaircis. A côté, à échelle différente et d'un coloris plus accentué - jaune cadmium, vert cinabre, vert Véronèse bleui, vermillon - quelques ornements solides: remplir la page et concentrer vers la dominante. Aussi est-ce dans ses peintures sur verre que Campendonk est le plus prés du but qu'il s'est proposé: | |
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créer une réalité sans rapports avec la réalité extérieure; un organisme aussi réel qu'une fleur et qui, n'ayant pas d'équivalent dans la nature, n'est subordonné à aucune comparaison avec celle-ci. Réalité faite d'une association de qualités qui semblent divergentes: malgré la concentration des objets en eux-mêmes, ceux-ci ne sont cependant, de par leur caractère impersonnel, que des éléments. Ils n'existent que par les rapports du tableau; tout en étant la cause, ils sont déterminés par l'effet. Nous voici arrivés au dessin. Dans les meilleures oeuvres de Campendonk il est d'une solidité consciemment accentuée: sévère. Il n'est pas nerveux comme celui de Klee, ni manifestement expressif à la manière de Delacroix et de Daumier. Campendonk ne se proposerait-il pas d'atteindre à ce dessin idéal qui, tout en gardant intérieurement le pathétique de Delacroix, participerait de la tranquillité extérieure de Chardin? - Avoir la force expressive du dessin romantique, sans passer par une manifestation ouvertement ardente et personnelle. A l'aide d'un dessin de signature passionnée et personelle, le peintre ne peut atteindre que le maximum individuel et non le maximum qui, du point de vue théorique, doit être picturalement possible. Le pathétique doit être au dessin ce que le sens secret est à la légende. D'ailleurs un dessin d'une signature manifestement personnelle ne permettrait pas à Campendonk d'extérioriser ce qui lui est essentiel: représenter, désindividualisée, la vision du fantasmatique. Le mystère est une réalité dont le sens caché échappe cependant à notre conscience. Le dessin qui aidera à exprimer ce mystère doit être solide comme les choses perçues selon l'aperception première et avoir, à peine perceptibles, les modulations du surprenant. Il doit être un état d'équilibre entre la réalité solide et les vibrations du fantasmatique. Par ses modulations cachées, le dessin confère le souffle à la matière comme il donne, par sa solidité, un corps à l'esprit. Or, un sévère état d'équilibre nous préserve de courir rapidement aux extrêmes vers lesquels nous pousse notre tempérament, c'est une discipline. Le dessin de Campendonk est sévère, discipliné. Enfin l'atmosphère. Au cours d'un article sur la ‘peinture japonaise’ Ardengo Soffici écrit: ‘il est superflu d'affirmer que la composition est la résultante d'une inspiration et d'un calcul parfait, d'une harmonie des espaces qui se trouvent entre les corps et de l'atmosphère, espaces pleins ou vides, clairs ou obscurs selon qu'il convient à chaque cas particulier ou que l'exigent les lois régissant la matière, lois intuitives il est vrai, mais tout aussi rigoureuses que celles de la géométrie et de la logique.’ Pour moi cette affirmation n'est nullement superflue, car je ne vois aucune raison pour admettre comme démontrée la nécessité d'une polarisation picturale entre les corps et l'atmosphère. Les corps des tableaux de Campendonk sont situés dans un espace pictural; en dehors du tableau, ils n'ont pas d'existence. Par conséquent les lois naturelles régissant les corps ne sont pas valables pour les corps picturaux que crée Campendonk. Son espace est fiction; il ne prétend à aucune analogie avec l'espace scientifique. Picturalement, son espace c'est la page; les formes ont pour fonction de remplir la page. Il s'ensuit pour le spectateur la sensation que les corps se trouvent immédiatement dans un espace vide dont la fonction n'est nullement de coordonner les éléments. Aucune atmosphère spécifique n'enveloppe ces corps; d'autre part, ceux-ci ne sont pas situés dans une atmos- | |
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phère totale. S'il y avait une atmosphère dans les tableaux de Campendonk, elle se manifesterait par sa façon de réagir sur les corps; or l'espace n'y exprime aucune réaction. Selon les primitifs, qui expriment la surprise en face de la sensation première, l'aperception de l'atmosphère n'est pas un problème important pour le peintre. L'espace dans la Flagellation du Christ d'Ugolino da Siena, ne témoigne d'aucune réaction atmosphérique, ce qui se trouve surtout indiqué par la position du fouet et de la verge; les corps sont individuellement réalistes; chacun possède, considéré du point de vue naturel, son existence propre, sans facteur commun. Dans le Miracle de la légende de Saint François de Taddeo Gaddi, toute l'expression réside dans les gestes et mouvements contradictoires, mais ces gestes et mouvements sont strictement limités au corps; l'espace n'est expressif que parce qu'il représente, en face des mouvements, un vide, sans réaction. Et quoique tous les personnages de la Plainte autour de la mort de Saint François de Fra Angelico soient animés du même pathos, dans l'espace ce ne sont que des corps placés l'un à côté de l'autre: une série presque monotone d'individus. L'espace serait devenu atmosphère si, par les lignes de ses intervalles, il eût traduit une sympathie avec le geste pathétique des personnages. Il n'en est rien: l'espace est neutre et c'est dans cette neutralité que réside toute sa force. Quant à l'atmosphère impressionniste, où les objets ne relèvent que d'une force secondaire, voilà bien le contraire de ce que veut réaliser Campendonk. Mais de toute façon: l'expression de l'atmosphère n'est-elle pas aux corps ce que la tonalité est à la couleur locale; en refoulant l'expression de l'aperception première en faveur d'une méthode soi-disant scientifique, le peintre ne renonce-t-il pas à la possibilité de l'expression du surprenant? Cette piété devant la totalité de l'objet est tellement grande chez Campendonk que - et ici il se rapproche une nouvelle fois de la tradition - là où des corps se joignent, par exemple, un homme tenant une fleur, l'acte matériel de tenir, la jonction se trouve à peine exprimée. L'homme ne tient pas la fleur; la fleur est dans sa main. Je pourrais comparer, d'une façon assez libre, les corps qui composent le tableau de Campendonk à ces joueurs de football qui, chaque dimanche à deux heures précises, s'alignent et jouent leur rencontre strictement, selon les règles du jeu. La partie terminée, ils se quittent pour se revoir le dimanche suivant. De toute façon ils sont à l'antipode de ces joueurs qui, bien que hantés du triomphe de leur association, jouent un jeu individuel et ce, malgré leur grande camaraderie. Enfin, pour terminer, j'aimerais me permettre une comparaison que me suggère le bel essai de Maurice Raynal sur Georges Braque. Raynal, retirant les objets hors du cadre du tableau, nous raconte l'amour malheureux d'un sept de carreau pour une dame de coeur ainsi que les péripéties qui s'ensuivent, de telle sorte cependant que l'histoire finit à merveille, puisque nous retrouvons le sept de carreau en bonne place sur le tableau. Je ne sais si tout cela peut advenir à un sept de carreau peint par Braque. Ce qui est certain, c'est qu'aucun objet peint par Campendonk ne saurait servir de prétexte à une évasion poétique. Ils sont en place, ils y restent. Surtout pour le spectateur. Dans le monde extérieur ils se tromperaient de route. Les objets de Campendonk sont pareils à des hommes que quelqu'un aurait par erreur placés dans un aquarium. S'y trouvant | |
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bien, ils ont désappris les usages du monde qui leur était propre. Puisque l'on ne sait donc qu'en faire, il faut qu'ils restent dans l'aquarium. C'est pourquoi les objets de Campendonk sont toujours à leur place, de même que le sept de carreau de Georges Braque après l'aventure que Raynal lui attribue peut-être par erreur.
Voici quelques dates marquant l'évolution de Campendonk, avec l'indication de ses principales oeuvres: Il passe par l'Ecole d'Art Décoratif de Crefeld, sa ville natale. Son professeur, le Hollandais Thorn Prikker, propose comme exemple, cas exceptionnel, Cézanne et Van Gogh et parle déjà - c'était en 1908-09 - de surface plane et de construction. Premières oeuvres de Campendonk: des natures mortes qui relèvent de Cézanne ou de Van Gogh, puis des natures mortes pointillées. En 1911, des aquarelles d'un coloris très matériel. En 1912, quelques dessins nerveux. Ensuite, ayant quitté le Bas-Rhin pour la Haute-Bavière et ayant appris à connaître Marc, Kandinsky et August Macke, Campendonk peint une série d'aquarelles de formes serrées et de coloris barbare. Peu après, par réaction peut-être, il abandonne ce coloris pour des expérimentations en grisaille à la manière des cubistes français. Thèmes (nature morte - violon) cubistes. Enfin, en 1914, Campendonk débute, pour ce qui concerne la conception, dans la voie qu'il n'abandonnera plus: l'expression de la vision fantasmatique. De 1914 à 1916, quelques peintures sur verre. En 1917, la préoccupation d'une construction élémentaire et simplifiée devient prépondérante. OEuvres principales: Les pêcheurs, Deux nus dans une forêt et Fleurs; oeuvres de tendance divergente, considérées du point de vue de l'état actuel de la peinture de Campendonk: la peintare sur verre Jeune homme à une table et le tableau Devant l'étable, tous deux d'un dessin baroque, et en ce qui concerne le dernier: sacrifice de la solidité des corps en faveur d'une atmosphère plutôt impressionniste. - 1918-19: expression lyrique (individuelle) de la vision du fantasmatique, coloris trop pur (tube); tableaux: Le cheval rouge, éléments lyriques dispersés, pointillé par endroits, dualité entre la vision serrée et sévère et l'expression lyrique; dans la même manière: La forêt, coloris lyrique - vert, rouge, bleu - peu mélangé et d'origine chimique. Ensuite, toujours en 1918, des oeuvres d'une expression plus serrée: le premier Penzberg, un Intérieur et en 1919 les belles toiles Le berger, Le jardin et Forêt, jeune fille, chèvre, oeuvres définitives où Campendonk réunit pour la première fois les qualités que nous avons situées plus haut. De 1919 encore: un Nu dans un intérieur d'une vision surprenante et d'une signature trop personnelle. En 1920, année capitale pour l'évolution de Campendonk, recherche d'une construction évidente. Tableau de transition, e.a.: La vacherie, avec des éléments contradictoires: partie inférieure atmosphérique et lumière issue d'une source extérieure non stabilisée; partie supérieure: solidité des corps. (Remarque générale: le problème de l'atmosphère reparaît chez Campendonk à chaque période de transition; il exprime chez lui un état d'incertitude). Pour triompher de son coloris lyrique, Campendonk revient à la grisaille, abandonnée depuis 1912. Il y renonce déjà partiellement dans Les baigneuses et totalement dans Deux hommes. OEuvres définitives: Les baigneuses (construction manifeste en parallèles), | |
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Le voyageur, Les deux hommes, Le paysan et sa femme: dans ces trois dernières peintures les grandes surfaces planes font leur réapparition, mais de coloris plus mélangé et d'origine naturelle (ocres, rouges anglais); en passant par l'empâtement, il revient à la surface lisse. De 1920 encore, ce beau petit tableau qu'est le Nu avec un Pierrot et un voilier (reproduit dans la brochure de Biermann, No 17 de la série Die junge Kunst). Des bruns, des ocres, des rouges anglais, une petite feuille vert Véronèse, une ligne de violet de cobalt, quelques accessoires en noir. Manifestement, les corps n'y sont, malgré la concentration en eux-mêmes, qu'éléments, dépourvus de vie individuelle, n'existant que par l'entité du tableau. En 1921: Le cavalier, - légère accentuation lyrique - puis des natures mortes, L'Homme au perroquet et un bel Intérieur, dont certains corps trop modelés paraissent cependant quelque peu étrangers à l'ensemble. De 1921 à 1923, des peintures sur verre. |
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