| |
Uit: Victor Marie, comte Hugo
Or ce que je suis, Halévy, il suffit de me voir, il suffit de me regarder, un instant, pour le savoir. Un enfant y pourvoirait. J'ai beau faire; j'ai eu beau me défendre. En moi, autour de moi, dessus moi, sans me demander mon avis tout conspire, au-dessus de moi, tout concourt à faire de moi un paysan non point du Danube, ce qui serait de la littérature encore, mais simplement de la vallée de la Loire, un bûcheron d'une forêt qui n'est pas même l'immortelle forêt de Gastine, puisque c'était la périssable forêt d'Orléans, un vigneron des côtes et des sables de Loire. Déjà je ne sais plus quoi dire, ni même comment me tenir même dans ces quelques salons amis, où j'allais quelquefois. Je n'ai jamais su m'asseoir dans un fauteuil, non par crainte des voluptés, mais parce que je ne sais pas. J'y suis tout raide. Ce qu'il me faut, c'est une chaise, ou un tabouret. Plutôt la chaise; pour les reins; le tabouret quand j'étais jeune. Les vieux sont malins. Les vieux sont tenaces. Les vieux vaincront. Mon vêtement et mon corps, (ce premier vêtement, ce déjà vêtement), (et ça m'étonne, car j'ai les mêmes fournisseurs que tout le monde, pourtant j'ai les mêmes fournisseurs que tout le monde), (je ne parle pas pour le corps, je parle pour l'autre, pour le deuxième vêtement, je ne parle pas pour le vêtement or- | |
| |
ganique, je parle pour le vêtement industriel, ancien organique, non plus en tissu cellulaire vivant actuellement organique pour ainsi dire histologique), mon vêtement, et aussi mon vêtement de dessous, mon vêtement de corps, mes souliers, la semelle de mes souliers, la terre qui est sous la semelle de mes souliers, les deux pieds qui sont dans mes souliers, les jambes qui sont au bout des
pieds, en par-ici, l'homme qui est au bout des deux jambes, toute ma tenue, toute mon attitude, le courbement commençant de mes épaules, cette voûte commençante, l'inclinaison de la tête sur la nuque, les jours de fatigue, et déjà les autres jours, (car tous les jours sont déjà des jours de fatigue) mais ce qu'il y a de bien, et de consolant, ce qu'il y a de merveilleux, c'est comme on en abat tout de même les jours de fatigue. Comme on en met par terre. Heureusement. L'homme est une bête, une mécanique d'une souplesse, d'une élasticité incroyable. Et on a l'impression que ça peut durer des années et des années, trente, quarante ans, que ça peut durer toujours. Je crois même que l'on ne fait rien de si neuf, de si frais que certains jours de fatigue. Et en outre je crois que je ne le dis pas, que je ne le pense pas pour me consoler. Mais parce que c'est vrai. On a l'im pression que si on n'était pas fatigué, au moins d'une certaine fatigue, si on était totalement neuf, totalement frais, on n'irait pas même jusqu'au travail, pas même jusqu'au travail neuf, jusqu'au travail frais. Qui est le premier travail, la première zone, le commencement du travail. On resterait en deça du travail, où c'est encore plus neuf, et encore plus frais. Il faut être un peu culotté pour travailler, même dans le neuf et dans le frais. On est fatigué, en se levant, on se met fatigué à sa table de travail. Et puis un roulement s'établit. On ne travaille jamais si bien, le métier, le registre ne rend, ne joue jamais si bien que quand on a commencé un peu fatigué. Il y a comme un entraînement de la fatigue au travail, (de la journée), comme un réensemencement, pour le travail de la journée,
de tout ce résidu de tout le travail antérieur, de toute la vie passée. (Qu'est, pour la mémoire, la fatigué, notamment pour la mémoire organique). On se sent tout à fait comme en manoeuvres, où on se réveille toujours fatigué. On a les jambes raides en se réveillant, en étant réveillé trop tôt le matin avant jour dans la paille, (quand on a pu toucher de la paille); dans les brouillards du matin, dans les fins brouillards de sep- | |
| |
tembre, dans les brouillards de la Loire et du Loiret, de la Somme, du Lunain et de l'Ornain, et de l'Orge, et du Cousin, et de l'Armançon, et du Petit et du Grand Morin on traîne lamentablement, raidement les premières poses. Les pieds vous font mal, vous cuisent, vous brûlent, toute la peau est excoriée. Mais une fois dérouillé, une fois décrassé, tout cela n'empêchera pas de chanter au soleil de midi. Car il s'établit une sorte d'équilibre de marche. Et on ne sait comment: les pieds ne sont plus excoriés. Ainsi vont les étapes journalières d'écrire à la table de travail. Il s'établit un certain équilibre de travail. La fatigue ne revient que le soir, au gîte d'étape, juste au moment de quitter. L'inclinaison de la nuque, sur les épaules dans le milieu entre les deux épaules, la plantaison de la tête sur les épaules par l'intermédiaire, par le ministère de la nuque, toute l'inclinaison (générale) du corps en avant dénonce, trahit ce que je suis, car je le deviens, puisque je le deviens: un paysan (non) égaré. L'inclinaison commençante générale vers la terre nourricière, vers la terre mère, vers la terre tombeau. L'inclinaison générale
en avant. C'est ainsi qu'on finit par se ramasser par terre. Je sens déjà l'incurvation, l'incurvaison générale latérale transvers(al)e, horizontale aux épaules, verticale aux reins. Il faut dire aussi que c'est le courbement, la courbure, la courbature, l'inclinaison de l'écrivain sur sa table de travail. Je sens déjà mes épaules se courber. Je vois bien. Je vois que je ne finirai pas comme ces messieurs de la ville, qui se tiennent droit jusqu'au bout, debout jusqu'au bout, et même un peu plus droits quand ils sont vieux que quand ils sont jeunes. Je finirai comme le général; vous savez bien, le célébre général; mais oui, le général qui passe; enfin le général commandant le cinquante-cinquième corps d'armée; v(oi)là le général qui passe; tout cassé, tout bancal, tout bossu, tout malfichu. Je serai un vieux cassé, un vieux courbé, un vieux noueux. Je serai un vieux retors. Je serai peut-être un vieux battu (des événements de cette gueuse d'existence). Je serai un vieux rompu, un vieux tordu, un vieux moulu, un vieux tortu, toutes les rimes (populaires) en u, sauf deux (ou trois) dont l'une est que je ne serai certainement pas un vieux cossu. En quoi je me distinguerai de quelques fermiers de la Beauce. Et de quelques-uns, moins nombreux, du val de Loire. Qui ont plus d'écus au Comptoir d'Escompte que leurs aïeux n'en eurent jamais à quatre
| |
| |
pieds de profondeur sous la cinquième dalle à gauche en partant du mur de refend qui jointe le bout de la cuisine et jouxte la belle chambre, la chambre à coucher, la chambre des maîtres. Je serai un vieux tassé, un vieux chenu. On dira: c'est le pére Péguy qui s'en va. Oui, oui, bonnes gens, je m'en irai. Rêve des jeunes ans, qu'êtes-vous devenu? Ces lèvres suaves, ces gestes courtois. Cette suavité, cette courtoisie bien française. A peine allemande. Je serai un vieux rabougri, ma peau sera ridée, ma peau sera une écorce, je serai un vieux fourbu, un raccourci de vieux pésan. Exactement paisan, en appuyant sur paî, en écrasant paî d'une seule émission de voix très ouverte, large ouverte, nullement une diphtongue mouillée. Non point en traînant sur paî, en traînant paî, mais en le nourrissant en contraire. Trop de vieux derrière moi se sont courbés, se sont baissés toute la vie pour accoler la vigne. Avec eet osier rouge tendre brun que l'on vend au marché, cueilli. coupé des bords de la Loire, des fausses rivières, des îles longues de sable, des sables mouvants, des sables fixés, des ma res courantes, des retours d'eau. Des mortes rivières. Des mortes eaux. Cet osier flexible, au bout flexible, au bout vimineux, à l'extrémité viminale, à l'extrémité de couleur de plus en plus ardente, de plus en plus sève et flexible jusqu'au bout; encore comme tout mouillé intérieurement, dans sa sève même, dans sa sève qu'il garde, de l'eau de la rivière. Peuple laborieux. J'en
ai trop derrière moi. Je crois que c'est pour ça que j'ai ce vice de travailler. Puissé-je écrire comme ils accolaient la vigne. Et vendanger quelquefois comme ils vendangeaient dans les bonnes années. Puissé-je écrire seulement comme ils causaient. Trop de vieux, (et de vieilles), ont vécu sur la vigne, sur la délicate vigne, penchés comme sur une enfant, penchés toute la vie, (ce qui donne des courbatures quelquefois même à ceux qui sont habitués, qui ont l'habitude, (il n'a pas l'habitude), penchés, courbés, pliés, en deux comme le disait ma grand mère (on est toute en deux) pour tailler, sarcler, biner, choyer, désherber, cajoler, regarder, (regarder croître, regarder pousser, regarder mûrir, encourager; pousser du regard), (faire réellement pousser du regard), vendanger d'ingrates et de reconnaissantes vignes. Ils disaient plus sìmplement: J'va travailler la vigne. Tout ce qu'on faisait à la vigne s'appelait travailler. Excepté toutefois vendanger, parce que c'est la récompense et le gain, qui s'appelait faire lavendange. Et
| |
| |
bien qu'on y attrape de rudes courbatures, ce n'était censément pas travailler. C'était la plus grande fête chômée de l'année religieuse et civile.
|
|