Fénelon en Hollande
(1928)–Henri Gérard Martin– Auteursrecht onbekend
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IntroductionLongtemps les historiens de la littérature ont considéré le XVIIIe siècle comme une période qui ne valait pas la peine qu'on y portât le regard. A l'étroit entre ses deux illustres voisins, ce siècle ne pouvait pas soutenir la comparaison avec eux: le XVIIIe qui produisait des chefs-d'oeuvre dans tous les domaines de l'art, le XIXe qui était animé de nouvelles forces vitales, demandaient leur attention chacun en lui-même et les éblouissaient tellement qu'ils ne voyaient pas le lien qui les unissait. Et pourtant il est impossible de s'expliquer la plupart des idées du XIXe siècle, si on ne reconnaît pas la période où ces idées se sont formées dans toute sa grande importance. On a nommé le XVIIIe siècle quelquefois le siècle de la libre recherche; le XVIIe mérite pleinement le nom de celui de l'absolutisme. Cet absolutisme s'exerce en tout: dans la politique, dans la religion et dans la littérature. Le règne de Louis XIV nous montre en France l'absolutisme politique sous sa forme la plus complète, alors que, dans notre pays, les villes et les provinces sont gouvernées par des magistrats revêtus d'un pouvoir quasi illimité. Dans les affaires de l'Eglise, d'un côté un clergé omnipotent, de l'autre un synode non moins influent veillent à ce que les fidèles ne s'écartent en aucun point du seul dogme reconnu comme vrai. La vie littéraire de toute l'Europe occidentale - sauf peut-être en Angleterre, où Shakespeare est resté toujours en vogueGa naar voetnoot1 - est dominée par les théories du classicisme français, qui avec | |
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Malherbe, le Discours de la Méthode de Descartes (1737), la Sophonisbe de Mairet (1631) et le Cid de Corneille (1636), les Fables de La Fontaine et l'Ecole des Femmes de Molière (1662) avait pris une forme plus stable. L'Art poétique de Boileau (1674) n'avait plus eu qu'à fixer définitivement cette forme. Tous les écrivains français du XVIIe et du XVIIIe siècles ont subi plus ou moins l'influence de cet absolutisme littéraire. Même hors des frontières françaises, spécialement dans notre patrie, les règles de Boileau ont exercé longtemps une autorité à peine contestée. Affranchir la pensée de cette contrainte, rendre à l'esprit la liberté à laquelle il a droit, c'est là la tâche qui incombe au XVIIIe siècle. En France les nouvelles idées se révèlent déjà dans la seconde moitié du XVIIe siècle: après quelques escarmouches, la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes éclate, lorsque Charles Perrault lit à l'Académie Française son poème du Siècle de Louis le Grand, où il met les modernes au-dessus des anciens. Il ne s'agit pas de suivre la polémique entre les deux partis dans tous ses détails. Ce qui est l'essentiel, c'est que nous devons voir dans la théorie de Perrault un premier réveil de l'esprit moderne, une première attaque dirigée contre le dogmatisme absolu de Boileau. Bien que dans notre pays la Guerre des Poètes (Poëtenoorlog, 1713-1716) ne soit pas en tout comparable à la Querelle des Anciens et des Modernes, nous y découvrons aussi une lutte entre l'esprit conservateur, représenté par David van Hoogstraten, et les idées de réforme, propagées par Jean le Clerc. L'étude de l'antiquité ne sera plus considérée comme un but, mais seulement comme un moyen pour s'élever jusqu'à la perfection. Ce ne sera plus la raison seule qui prédominera dans l'art, ce sera l'homme entier qui s'y révélera dans toutes ses facultés spirituelles. Son âme lui fera connaître l'Etre Suprême et lui apprendra à l'aimer et à l'adorer suivant les besoins de son coeur; elle lui fera admirer la nature et découvrir ses beautés; elle lui marquera sa place dans la société, tout en lui ouvrant les yeux sur les devoirs envers ses semblables moins privilégiés. A la connaissance de Dieu se rattache la grande question de la vie et de la mort et celle de l'amour dans toutes ses formes. Que toutes les tentatives faites pour atteindre au résultat poursuivi n'aient pas réussi, que plus d'un qui a tâché de créer | |
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quelque chose de nouveau se soit trompé, rien n'est plus naturel; mais c'est justement par ces recherches que le XVIIIe siècle a prouvé sa grande importance pour l'histoire de l'évolution intellectuelle, sociale, morale et religieuse de l'humanité. Ce n'est qu'au XIXe siècle que les nouvelles théories parviendront à leur pleine expansion. La Hollande occupe, surtout au XVIIIe siècle, une place à part, parce qu'elle ne vit pas seulement de sa propre vie intellectuelle, mais qu'elle participe à celle de tous les pays de l'Europe occidentale. Diverses causes ont concouru à favoriser nos relations avec les autres nations: la situation géographique de notre patrie, son histoire, l'esprit commerçant du peuple et avant tout le large accueil fait de tous temps aux étrangers et aux oeuvres étrangères. L'essentiel de ce qui paraît en France, en Angleterre, en Allemagne est publié dans les Provinces-Unies dans la langue originale ou dans une traduction hollandaise ou française, dans des éditions complètes ou partielles; souvent ces productions sont analysées et critiquées dans des périodiques ou des feuilles spectatoriales. Si nous voulons nous former une idée complète de cette période, il est nécessaire d'apprécier la part que tel pays, tel écrivain, telle théorie a eue au développement de notre vie spirituelle. Aussi voyons-nous que le XVIIIe siècle en Hollande, considéré en lui-même et en rapport avec les courants intellectuels à l'étranger, est devenu un sujet d'études sérieuses et de recherches assidues. Un nombreux groupe de travailleurs a commencé à l'explorer dans toutes les directions. Nous pensons ici aux études du Professeur Knappert, de Mme Knuttel-Fabius, de Mlle Von Wolzogen Kühr et à tant de thèses universitaires qui visent toutes à porter de la lumière dans quelque coin obscur de la vaste matière. Nous relevons ici spécialement les influences de la France. Etant déjà de très ancienne dateGa naar voetnoot1, elles prédominent au XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe sur celles des autres pays. Elles se font sentir dans les moeurs, dans la vie sociale et dans les lettres. Bien qu'une bonne partie des livres français imprimés en Hollande fussent de nouveau exportésGa naar voetnoot2, on ne | |
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peut pas en dire autant des traductions, quoique leur nombre fût très grandGa naar voetnoot1. A cette influence littéraire s'en ajoute une autre, d'ordre social. Combien de Français ne se sont pas établis dans les Pays-Bas, soit comme professeur, précepteur, maître d'école ou pasteur, soit comme laquais, tailleur, coiffeur ou ‘demoiselle’? Ajoutons que, depuis longtemps déjà, le français était la langue ordinaire de l'aristocratie, de sorte qu'il était possible que dès 1605 une troupe française donnât des représentations à la HayeGa naar voetnoot2; le célèbre Christian Huyghens écrit en français; Gijsbrecht-Karel van Hogendorp, élevé à Berlin, correspond avec sa famille en français et devra, en 1782, apprendre à écrire le hollandais comme une langue étrangèreGa naar voetnoot3. Les Van Haren, gentilshommes frisons, qui composent des poèmes hollandais, forment des exceptions. Nous avons cru utile de fixer l'attention sur le caractère général du XVIIIe siècle et sur les relations entre la France et la Hollande pour motiver le choix du sujet de notre thèse. Nous n'ignorions pas que le Télémaque avait eu dans notre pays un succès peu commun, que la fameuse querelle entre l'archevêque de Cambrai et l'évêque de Meaux avait été suivie ici avec un intérêt particulier; nous avions ajouté foi aux paroles de ceux qui avaient prétendu que l'influence du précepteur du Duc de Bourgogne en matière d'éducation avait été très grande chez nous. Des recherches sur | |
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l'influence de Fénelon en Hollande s'imposaient donc avec quelques chances de succès. Puis l'oeuvre de Fénelon, bien qu'appartenant au point de vue littéraire au XVIIe siècle, contient bien des passages où se révèlent les courants nouveaux; elle pouvait donc avoir exercé de l'influence sur les idées esthétiques, politiques et sociales des écrivains hollandais. ‘Ce qu'on ne peut nier, dit M. Paul Janet, c'est que Fénelon a vu plus tôt que personne le mal du despotisme qui minait la monarchie’Ga naar voetnoot1. Ecoutons comment Fénelon réveille l'esprit populaire: ‘Quand les Rois s'acoûtument à ne conoître plus d'autres loix que les volontés absoluës, et qu'ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout. Mais à force de tout pouvoir, ils sapent les fondemens de leur puissance. Ils n'ont plus de règles certaines, ni de maximes de gouvernement. Chacun à l'envi les flate. Ils n'ont plus de peuples. Il ne leur reste que des esclaves dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la vérité? Qui donnera des bornes à ce torrent! Tout cède, les sages s'enfuient, se cachent, et gémissent. Il n'y a qu'une révolution soudaine et violente, qui puisse amener dans son cours naturel cette puissance débordée. Souvent même le coup qui pourroit la modérer l'abat sans ressource. Rien ne menace tant d'une chûte funeste, qu'une autorité qu'on pousse trop loin’ (L. XXII). Nous ajoutons immédiatement que Fénelon n'a probablement pas voulu qu'on considérât ce passage comme un appel à la révolution adressé au peuple, mais qu'il l'a écrit comme un avertissement pour les princes. Par rapport avec notre sujet nous y voyons un des premiers indices d'une rupture avec l'ancien régime. Quant à la religion, ses sentiments quiétistes, qui lui ont valu tant de désagréments, ne sont-ils pas au fond un relâchement des liens avec l'Eglise et une glorification de l'individu, une recherche libre de l'âme pour arriver à la plus belle chose que la religion puisse donner: le recueillement et la résignation complète à la volonté de Dieu? M. Paul JanetGa naar voetnoot2 fait ressortir la modernité de Fénelon en disant: ‘Bossuet représente le sens commun et l'amour de la règle; Fénelon au contraire le sens propre et l'esprit de chimère’. | |
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Nous constatons cette même idée de liberté dans les Dialogues des Morts, quand le Poussin explique à Parrhasius pourquoi il n'a pas peint la ville d'Athènes conformément à la vérité: ‘J'ai évité la confusion et la symétrie. J'ai fait beaucoup de bâtimens irréguliers. Mais ils ne laissent pas de faire un assemblage grâcieux où chaque chose a sa place la plus naturelle. Tout se démêle et se distingue sans peine. Tout s'unit et fait corps. Ainsi il y a une confusion apparente, et un ordre véritable, quand on l'observe de près’. Par conséquent, point d'imitation servile du modèle: Fénelon exige pour le génie humain la liberté d'arranger la matière et de grouper les images selon sa conception artistique. Nous avouons qu'en entreprenant la présente étude nous ne nous attendions pas aux grandes difficultés qui se présenteraient. Parmi elles il y en avait une de nature toute matérielle, c.-à-d. que bien souvent les ouvrages qui attiraient notre attention par leur titre étaient introuvables. A part cet obstacle, rien n'était plus embarrassant que de conclure à des influences, quand il s'agissait des productions de l'esprit ou de l'évolution des âmes, surtout quand l'inspiration pouvait venir de plus d'un côté à la fois. En présentant notre thèse nous expérons avoir contribué à faire ressortir la place qu'occupe Fénelon non seulement dans notre pays, mais dans l'histoire des lettres et de la civilisation de l'Europe. Trois savants français ont de nouveau attiré par une série d'ouvrages l'attention sur l'oeuvre et l'influence de leur illustre compatriote. En 1910 M.G. Maugain publia ses importants Documenti biobliografici e critici per la storia della fortune del Fénelon in Italia; après une étude critique sur l'Explication des Maximes des Saints (1911), M. Albert Cherel exposa en 1917 les résultats de ses recherches minutieuses dans son Fénelon au XVIIIe siècle en France, suivi de l'Explication des Articles d'Issy (1918) et d'une édition critique de l'Education des Filles (1920); à M. Albert Cahen, qui avait pris en 1905 la Lettre à l'Académie pour objet de ses études, nous devons l'intéressante édition critique du Télémaque. L'étude la plus récente en rapport avec l'oeuvre de Fénelon est celle que M. Alexandre Eckhardt publia dans la Revue des | |
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Etudes hongroisesGa naar voetnoot1) Dans quelques pages remarquables l'auteur nous donne une idée claire de l'expansion du Télémaque en HongrieGa naar voetnoot2. Si nous avons tâché de faire pour la Hollande ce que des érudits aussi éminents que MM. Maugain et Cherel ont accompli pour l'Italie et la France, ce n'est pas que nous nous soyons attendu à produire un ouvrage comparable aux leurs. Notre livre ne sera pas complet, moins encore parfait. Des recherches ultérieures pourront en combler les lacunes. |
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