Prose et vers
(1838)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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A l'oeuvre! Images sur images, vers sur vers
Entasse, noble amant des murmures de l'onde!
Fouille dans les trésors à la pensée offerts,
Philosophe hautain! Pélerin, cours le monde!
Jeune homme, plonge-toi dans les plaisirs sans frein,
Remplis ta coupe d'or de vins fumeux, le sein
Lascif et bondissant de ta svelte maîtresse
D'un fol et triste amour comme un vin sans ivresse!
Tous, - insensés où vous allez! - oh, secouez
Les pensers auxquels l'âme est en proie, et jouez,
Courez ou bondissez, donnez-vous le martyre,
Jetez la gloire sur vos noms ou le mépris,
Poursuivez la faveur qui si tôt se retire,
Chassez la rêverie au suave délire,
Puisez aux endroits vils par le vice flétris, -
Vous n'arracherez pas cette implacable épine,
Qui de chaque mortel déchire la poitrine.
Car l'homme, hélas! toujours cache une plaie au coeur
Qui ne se ferme pas, sous un aspect rieur,
Léger, insouciant. Un cancer le dévore,
Qu'un linge pur aux yeux dérobe constamment.
La chanson sur sa lèvre habite incessamment,
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Il défie aux festins les buveurs et l'aurore,
Mais le coeur saigne. Hélas! c'est tantôt un tombeau,
Un mal du corps qui brise l'âme, ou, noir corbeau,
La misère qui vole aux cieux de la pensée,
Irrite le malheur par la réflection,
Ouvre à l'oeil plein de pleurs un plus rude horizon,
Par les vents de la faim vers le crime est poussée;
Parfois c'est le remords, une lâche action
Dont le poison fatal corrompt toute une vie,
Ou bien le vieux serpent que l'on appelle envie,
Qui se plaît à salir la réputation;
Quelquefois l'avenir; - l'avenir! une crainte! -
La mémoire souvent d'un bonheur qui n'est plus;
Une illusion morte; une amour mal éteinte;
Un infidèle ami; des parents qu'on a vus
Arrachés de ses bras pour le sépulcre; une âme
Qu'on croyait noble et chaste et que l'on trouve infàme;
Un fils sur qui l'on a rassemblé son espoir,
Et qui nous hait, et qui, pour trahir son devoir,
Vil déserteur, de la famille à l'heure sombre
S'échappe, un mauvais fils que l'on n'ose plus voir,
Et qu'on ne nomme plus à ses enfants, dont l'ombre
Seule des longues nuits permet de retracer
Les traits charmants et doux qui n'ont pu s'effacer;
Une fille trompée et séduite, étrangère
Désormais au foyer paternel, non au père;
Une épouse adorée et morte en son printemps; -
Voilà du coeur humain les sombres habitants,
Les longs coups de poignard que dès ses jeunes ans
L'homme reçoit de la mauvaise destinée,
Et qui font désirer la suprême journée.
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Cher ami, comme tous tu portes ton souci;
Le sort en tes beaux jours vient de plonger aussi
Sa dague sans pitié, de tes cieux une étoile
Vient de choir, l'avenir à tes yeux tend un voile.
Naguère encor pour toi, jeune ami, tout brillait,
La nature semblait riche, belle, agréable,
Ton oeil cherchait un pas imprimé dans le sable,
Les parfums t'enivraient que midi distillait,
Le soleil souriait sur la verte pelouse,
Toujours s'ouvrait pour toi la fenêtre jalouse,
Tu chantais, tes regards versaient mille clartés;
L'amour allait si bien à ton jeune courage,
Ta constance si bien à ton printemps volage;
L'amour parait ton front de ces molles beautés,
Qui traduisaient aux yeux le bonheur de ton âme,
La bonté de ton coeur et l'ardeur de ta flamme.
Oh! je t'aimais ainsi! J'aime à voir le bonheur,
Qui dore l'amitié de sa douce lueur;
Il faut que mon bonheur vienne de ceux que j'aime,
Et te voir si heureux c'était l'être moi-même.
Et maintenant tout est fini, ton phare éteint,
Ton arbre dépouillé de fleurs, ton temple vide;
Pauvre découronné, tu ne l'avais pas craint
Qu'un jour tu marcherais dans le désert aride!
Tu portes à présent ton épine, et ton coeur....
Aussi bien qu'à l'amour sois fidèle à l'honneur!
Un serment est sacré pour toute âme candide.
Et puis, tu fais verser des larmes. Malheureux
De son malheur, tu sais que par toi malheureuse,
Une autre comme toi gémit; vous êtes deux;
Vous vous aimez encor; votre flamme amoureuse
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Brûlera constamment dans l'ombre de vos coeurs,
Et nul n'en saura voir les prudentes lueurs.
En attendant, sur tout ce qui fut aimé d'elle
Tu mettras ton amour et toutes tes faveurs;
Tu liras ses regards dans les yeux de ses soeurs,
Tu la verras debout près des nids d'hirondelle,
Tu sentiras flotter son souffle dans les airs,
Tu croiras contempler dans tout ses traits si chers,
Les vents t'apporteront de sa voix le murmure,
Effarouchant de loin chaque pensée impure,
Les songes dans ton coeur répandront ses secrets,
Tu sentiras un charme à tout ce que tu fais;
La rêverie, aimable soeur de nos tristesses,
Et la soeur des amours, la poésie, iront, -
Comme la neige ou le duvet, blanches hôtesses,
Sur les rameaux descend, - se poser sur ton front.
Chasse donc, chasse, ami, la pensée importune!
‘Il n'est pire douleur,’ dit Dante Alighieri,
‘Que la mémoire du bonheur dans l'infortune.’
Le malheur est un pain pour l'homme seul pétri.
Ne résiste jamais à la main qui te frappe:
On ne châtie, ami, que ceux qu'on aime bien.
Ne murmure jamais. Comme un pieux chrétien,
Résigne-toi. Tes destins changeront. La grappe
De l'amour à ta lèvre un jour se suspendra.
Un jour, crois-moi, le temps aux hommes apprendra
Qu'il faut aller au fond, que toujours l'apparence
Déçoit, et que souvent la morne indifférence
Cache un amour sans borne, intarissable, sûr.
Oh! n'accusez jamais, hommes froids et frivoles,
Car vous ne savez rien, et pourtant il est dur
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D'entendre: ‘tu fais bien, mon cher, tu te consoles!’
Lorsqu'on garde une plaie inguérissable au coeur,
Et qu'il faut sous la glace étouffer sa fureur.
Oh! ne chancelle pas, ami! Qu'un jour ma plume
Puisse peindre à tes yeux, exempte d'amertume,
La joie et le bonheur, l'amour et les plaisirs,
La gloire du vainqueur et les chastes désirs!
Habitant exalté de l'amoureuse sphère,
Mes regards te suivront comme ceux d'une mère,
En silence sur toi je fixerai les yeux,
Ange noble et serein ne tombe point de cieux!
A celle qui t'attend offre un jour les prémices
Du jardin de ton coeur, et ces rares délices,
Ces doux ravissements, ineffables transports,
Alors tu reliras ces pages sans remords.
Novembre 1837.
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