Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Trois individus et le mien descendent de la diligence de Lille et se trouvent dans la cour de l' hôtel de Flandre à Dunkerque. - A quelle heure part-il, votre bateau à vapeur? - Quel bateau voulez-vous dire? - Celui qui part demain, celui de Rotterdam. - Il n'y en a pas, monsieur! - Comment! il n'y en a pas. - Non, monsieur, il n'y en a pas. - Cependant, c'est bien aujourd'hui le quatorze du mois? - Oui, monsieur! - On m'avait dit qu'il en partait sans manquer les cinq, les quinze et les vingt-cinq de chaque mois. - Cela est vrai, monsieur, pour l'été, mais pendant l'hiver le trajet ne se fait pas régulièrement: le service ne reprend qu'au mois de Mars. Le bateau n'est pas même revenu de la Hollande. A ces derniers mots je découvris les trois personnages que j'avais rencontrés dans la cour de l'hôtel pétrifiés derrière moi: ils devaient faire le même voyage. | |
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- Et les autres bateaux? car il y en a trois. - Ils ne vont pas. Ils ont été mis hors de service. - Sacrédieu! Pour combien de temps suis-je donc ici? - Pour combien de temps sommes-nous donc ici? firent spontanément trois voix. C'étaient mes trois compagnons, sortis de leur léthargie. - Je ne sais pas, messieurs; la dernière fois, le bateau a été un mois sans faire le voyage: un monsieur a attendu ici trois semaines. Ce soir-là personne de nous ne rit ni ne soupa. Le lendemain, de grand matin, les trois voyageurs se rendirent au port chez le courtier. - Monsieur, nous sommes dans la plus grande perplexité. Nous devons aller en Hollande. Pour affaires. Nous sommes pressés. On nous conseille de prendre le bateau à vapeur de Dunkerque. A Paris, à Lille, partout, on nous assure que le service se fait régulièrement, et nous voilà cloués ici, nous ne pouvons bouger. Combien de temps serons-nous ici comme cela? Un mois? - Vous serez partis dans la quinzaine. - Pas avant? - Peut-être, mais pas plus tard. - Quand est-ce que vous attendez le bateau? - Demain. Je prenais tranquillement mon café quand mes trois individus, défaits, tristes et contrariés, revinrent du port. - Nous allons partir; nous prendrons par la Belgique. - Par la Belgique? et pourquoi? | |
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- Mais, diantre, parce que le bateau n'arrive point et que sans cela nous sommes ici pour une quinzaine. - Alors comment irez-vous, je vous prie? - Par la Belgique, comme je viens de vous dire. Garçon! - Monsieur! - A quelle heure la diligence d'Ostende? - A sept heures du matin. - Bien. Nous partons pour Ostende demain à sept heures. Garçon! - Monsieur! - A quelle heure arrive-t-on à Ostende? - A deux heures. - Bien. Nous arrivons à Ostende à deux heures, nous allons à Anvers par le chemin de fer, le lendemain.... - Avez-vous un permis du prince d'Orange? - Est-ce qu'il faut un permis du prince d'Orange? - Absolument, sans cela vous ne pouvez entrer en Hollande. On est très sévère aux avant-postes. - Comment en obtenir? - Il faut écrire au quartier-général. - Et en combien de jours aurai-je mon affaire? - Voyons! En trois ou quatre jours. - Quatre jours! Diable! Alors je crois qu'il vaut mieux prendre l'Allemagne, aller à Ostende, puis à Aix-la-Chapelle, ensuite nous descendrons le Rhin.... - Mais songez-vous que la glace empêche.... - Exécrable saison! maudit statu-quo! Quelle stagnation dans les affaires! | |
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- Messieurs, voilà le courtier qui désire vous parler. - J'apprends, messieurs, que vous avez l'intention de partir. Restez, je vous prie. Le bateau arrive domain, sans faute; son chargement est tout prêt, deux jours après son retour il repart et dans six jours vous serez à Rotterdam, tandis que tout autre chemin vous tiendrait au moins une semaine et davantage. Un rayon de bonheur et d'espoir illumina le visage des trois voyageurs. Ils donnèrent dans le panneau et restèrent. Le lendemain, vers l'heure de la marée, tous trois, le coeur palpitant et les yeux armés d'énormes longues-vues, étaient perchés, comme des mouettes, sur le bout de la jetée qui s'avance à peu prés un quart-d'heure en mer et sur laquelle les bons Dunkerquois, faute d'autre promenade, vont goûter, mais le dimanche seulement, ce qu'ils appellent l'air frais. On trébuche alors sur de vieilles planches mal posées qui craquent sous vos pieds, on ne s'entend pas à cause des brisants et l'on se trouve forcé de tenir continuellement son chapeau, à cause du vent. Mes trois malheureux ne distinguaient que des vagues et des plongeons, et lorsque la mer commença de se retirer ils n'avaient encore rien vu paraître; tout était fini pour ce jour-là. Exaspérés de tristesse, ils frappèrent chez le courtier. - Vous nous avez trompés. Votre bateau.... - Messieurs, j'en suis plus étonné que vous. - Que nous? Qu'osez-vous dire? Mais nous sommes | |
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contrariés, harassés, nous sommes poussés à bout et nous partons. - Mais s'il n'est pas arrivé aujourd'hui, c'est qu'il arrivera demain. - Vous nous tiendriez ici jusqu'à la fin du monde. Nous partons. - Mais je l'attends très fort demain. - Nous partons, nous partons. - Oh! vous ne partirez pas! - Si, nous partirons; demain, à sept heures. - Mais écoutez! - Nous n'écoutons plus rien. Nous partons. Cependant je tâchai de calmer un peu ces esprits alarmés et réussis à leur persuader que ce serait une grande folie de quitter Dunkerque, quand le bateau peut arriver d'un jour à l'autre, et que, quand même il ne viendrait que le lendemain, cela ne leur ferait qu'un jour de retard, ce qui ne signifiait rien, puisqu'ils seraient toujours arrivés plus tôt que s'ils prenaient la route d'Anvers ou d'Aix-la-Chapelle. Ils accordèrent encore un jour. - Messieurs, il est huit heures. - Le vapeur est-il arrivé? - Non. Trois soupirs sortirent de trois lits. Et, comme la veille, ils se mirent sur la jetée, et, comme la veille, il ne vint rien. Ils rentrèrent furieux. - Décidément, nous partons à présent. On a l'air de se moquer de nous. | |
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- Et si le bateau arrive avec la [...]rée de la nuit? - Nous demanderons cela avan[...]e monter en diligence. Ils étaient alors arrivés à ce paroxis[...] à cette exaltation de l'impatience et de l'examination qui se résume par l'unique forme de la résignation absolue et de l'abattement muet et passif. Ils nageaient en pleine mer d'ennui, ne lisaient plus, même le Journal du commerce, ne souriaient jamais et ne rêvaient que tuyaux de plomb. C'est la seule question qu'ils m'avaient adressée sur la Hollande: si l'on pouvait s'y procurer des tuyaux de plomb. La désolation s'était emparée de leur âme. L'éternité se révélait à eux par le désoeuvrement. La journée sociale pour eux avait cessé d'exister. Plus de raison pour se coucher, plus de raison pour quitter le lit. C'était une existence épouvantable que celle de ces pauvres gens. Ils éprouvaient à peu près l'anéantissement de tout ce qui fait vivre et aimer la vie. Rien ne leur inspirait plus aucune envie et je les admire de ne s'être pas tués, car ils portaient en eux tous les principes du suicide. Le lendemain on vint les éveiller à cinq heures du matin. Il faisait encore nuit. - Messieurs, il est cinq heures, mais le bateau est arrivé. - Dieu soit loué! Nous ne partirons pas pour Ostende. A huit heures ils coururent au port, les yeux brillants de joie, l'esprit léger et le rire sur la bouche. Ils virent quelques matelots fumant sur des colis. | |
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- Où donc est-il le bateau de Rotterdam? - Mais, parbleu! à Rotterdam, je pense. Le commissionnaire de l'hôtel avait fait une tournée au port à quatre heures du matin et avait pris le Commerce de Lille, entré la veille dans la soirée, pour le bateau nouvellement arrivé. Mais les trois voyageurs ne furent plus irrités; ils avaient parcouru toute la gamme du leurre et du désappointement, ils n'avaient plus de volonté à eux, ils étaient parvenus au pinacle du chagrin, de l'ennui, de l'irrésolution, au-dessus duquel il n'y a que la mort. Les horreurs de l'attente les avaient brisés. Ils se rangèrent silencieusement autour du poêle, l'oeil morne et la tête baissèe, comme les chevaux d'Hippolyte. Plus de courses sur la jetée, plus de longues-vues braquées sur l'horizon; ils étaient las, ils étaient exténués, ils étaient stupides. Vers le soir un cri déchirant, sorti de leur vaste poitrine et qui rendait toute l'horreur de leur position, les tira de leur assoupissement. Puis tout rentra dans le silence. Cependant l'un d'eux ouvrit un oeil, cet oeil se fixa sur moi et me lança un regard plein de reproche et de jalousie, en voyant ma tranquillité et mon flegme angélique. Ce fut la première fois qu'un Français se trouvait malheureux de ne pas être Hollandais. - Monsieur, lui dis-je, je vois que vous ne vous refuseriez point à me faire un plaisir. Sa tête chargée de nuages fit débonnairement un signe d'assentiment. | |
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- Eh bien! alors, de grâce, partez! allez-vous en d'ici, au plus vite, car je suis certain que le bateau n'arrivera qu'aussitôt après votre départ. - Je ne vous comprends pas. - Ce sont là les lutineries du sort. On a vu souvent de semblables hasards. Vous voyez que je suis un peu superstitieux. - Monsieur est poète? - Pardon. Plût au ciel! La vie recommençait à se manifester en lui: le bonhomme devenait curieux. - Alors vous êtes dans le commerce? - Pardon encore. Je suis fainéant. Je voudrais pouvoir rendre l'effet que ces dernières paroles firent sur les trois voyageurs. - Fainéant! c'est donc cela! Aussi quel calme et quelle sérénité! Ma phrase fit son effet. Quelques minutes après, les trois voyageurs avaient pris leurs places sur la diligence d'Ostende et je comptais être bientôt débarrassé de mes trois tuyaux de plomb, lançant le désespoir à pleines ondes. Ils allaient monter en voiture. Le conducteur criait déjà: - messieurs de l'intérieur! quand accourt le commissionnaire essoufflé, hors d'haleine et criant à tue-tête: - voilà le vapeur! voilà le vapeur! ne partez pas, messieurs! Ils laissent partir la diligence. Mon triple désespoir vole au port en battant des mains. Mais le malheur s'était | |
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acharné contre eux, le commissionnaire s'était trompé, le bateau qui entrait dans le port arrivait de Hull. Enfer! Je ne peindrai pas la scène qui eut lieu, la fureur, le désespoir de ces trois malheureux, obligés de rester encore vingt-quatre heures à Dunkerque. Et moi qui leur criais toujours: - mais partez donc, mais partez done! Le lendemain, heureux jour! j'apprends qu'ils sont enfin sur la route d'Ostende. Quelques heures après leur départ une légère vapeur grise flottait sur l'horizon. C'était le Dunkerquois! Trois jours après il me ramena à Rotterdam par une heureuse et belle traversée de vingt et quelques heures. Tandis que je surveillais le débarquement de mes malles, arrive le bateau de Nimègue. Sur ce bateau il y avait trois voyageurs qui ne m'étaient pas inconnus. J'allai vers eux. - Eh bien! quand je vous disais que je serais arrivé avant vous!
1839.
FIN DU TOME PREMIER. |
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