L'ère critique ou l'art et le culte
(1837)–Johannes Kneppelhout–
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L'ère critique.Nous sommes, nous sommes trop coupables, ayant eu tant de divins flambeaux de religion allumés, de nous être enchantés des fausses lumières de la philosophie, des conflits du doute et de la discussion. Nous nous sommes donné, les uns aux autres, trop d'importance. Nous avons détruit l'unité. Nous nous sommes séparés du centre des rayons qui crćent, qui échauffent. Tous, nous nous enivrons de nos paroles, de nos droits. Nous sommes bruyants, ergoteurs et misérables. | |
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L'ère critique.Un instinct curieux
Sur moi-même, à la fin, me fait jeter les yeux:
J'examine mon corps, sa grâce, sa souplesse;
J'allois, je revenois, plein d'une douce ivresse.
Mais qui suis-je? d'où viens-je? et comment suis-je né?
De la terre, du ciel, de moi-même étonné,
J'interroge mes sens, ma voix cherche une route;
J'écoutois les oiseaux moi-même je m'écoute,
Et ma langue étonnée articule des sons,
A tout ce que je vois elle donne des noms.
O soleil, m'écriai-je, o bienfaiteur du monde!
Toi, qu'échauffent ses feux, que sa lumière inonde,
Terre, séjour riant dont l'aspect enchanté
Réunit la fraîcheur, la grâce et la beauté!
Vous, épaisses forêts! vous, superbes montagnes!
Et toi, fleuve pompeux! et vous, vertes campagnes!
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Vous tous, êtres charmants que je vois dans ces lieux
Vivre, agir, se mouvoir, et jouir à mes yeux!
De grâce, apprenez-moi, vous le savez peut-être,
Qui m'a mis en ces lieux, et qui m'a donné L'être.
Ce n'est pas moi, sans doute; un suprême pouvoir
Qui par ses bienfaits seuls me permet de le voir,
En me donnant le jour signala sa puissance.
Où chercher, où trouver l'auteur de ma naissance,
Celui par qui je vis, je sens, j'entends, je vois,
Qui m'a fait ce bonheur qu'à peine je conçois?Ga naar eindnoot1).
Ainsi qu'Adam sortant des mains de son créateur, laissant errer ses regards étonnés sur cette belle et jeune nature, éclairée des rayons du soleil qui l'entoure, chaque homme après lui qui commence à réfléchir et à marcher dans la vie, a dû nécessairement se demander: - D'où vient tout ceci, d'où viens-je moimême? Et voyant l'astre du jour pareourir l'espace, les étoiles accomplir leurs révolutions, les herbes germer, les saisons se suivre, les créatures paraître et s'évanouir, tout ce qui existe se mouvoir et agir selon une loi immuable: - Quelle est cette haute intelligence qui gouverne et domine tout ce que je contemple? Vers où tout ceci marche-t-il? Où vais-je moimême? De ce raisonnement de l'esprit humain la re- | |
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ligion naquit. Il n'y avait pour l'homme d'autre solution à tous ces problêmes, d'autre explication à tous ces mystères, que celle par un ètre invisible et tout-puissant qui a tout créé, et qui entretient tout ce qu'il a créé. L'homme adorait la Perfection. La religion produisit les arts. L'homme-enfant et soumis à la matière, ne s'imaginait pas que seulement penser une bonne et noble chose c'était déjà plaire à Dieu; il ne suffisait pas, ou pour mieux dire, l'homme n'y songeait pas qu'il suffisait à Dieu d'une seule larme montée du coeur à propos d'une belle action pour lui être agréable. L'homme réduisit le grand esprit animateur et conservateur de toute chose à sa taille; il lui donna ses qualités, ses instincts, ses passions; reculant devant la haute et simple idée de la perfection absolue - rien que cela - il dépeça l'être sublime et se mit a en admirer un à un les attributs, la bonté, la force, la grandeur, la clémence; il lui donna sa forme, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour saisir, une bouche pour parler; bientôt même il lui imposa ses besoins, ses faiblesses, ses appétits, il se le représenta comme attachant sa préférence à un lieu, engageant sa parole, sensible à la flatterie. | |
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Conséquences nécessaires, l'homme commença le culte de son Dieu par lui dresser une demeure: voici l'Architecture. Pour revêtir l'invisible d'une forme matérielle, il lui fit un symbole: voici la Sculpture, et se fut l'image de la mort même que l'homme se plut à attacher au front de son être immortelGa naar eindnoot2). Ensuite il fit des symboles, non plus pour le tout, mais pour les parties du tout, pour ses propriétés, ses attributs sans nombre; il construisit des temples pour loger, pour garder, pour adorer toutes ces parcelles de la grande et inséparable unité divine, et voici les chefs-d' oeuvre de la sculpture s'éparpillant sur la terre, et ceux de l'architecture couvrant sa surface. Le temple érigé, l'idole sur son piédestal, le symbole dans le sanctuaire, l'homme lui dit ses besoins, lui confia ses peines, lui ouvrit son coeur. Pour que cette parole par excellence, adressée à l'être mystérieux, ne fut pas semblable à la parole vulgaire, peut-être aussi pour qu'elle eût plus d'influence sur le Dieu, l'homme la rehaussa par l'expressionGa naar eindnoot3), car, comme dit Vondel: - dicht en ondicht verschillen onderling gelijck trompetgeklanck en bloote stemGa naar voetnoot(*); et afin de lui | |
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donner en même temps plus de force, d'harmonie, de durée, de solennité, il l'accompagna d'instruments qui imitaient les sons de sa volx et les soutenaient en les épurant: c'est ainsi que la Poésie et la Musique naquirent avec la prière, ce premier et pur culte offert à la Divinité par la foi naïve et vierge de l'homme. Plus tard, pour orner l'habitation sacrée et faire honneur à l'hôte auguste, l'homme retraça sur les murs de l'édifice les grands évènements qu'il croyait advenus par l'influence du grand être ou par celle d'une de ses propriétés, ou bien les y suspendit en tableauxGa naar eindnoot4)): voici enfin paraître la Peinture. - Nous voyons donc ici dans les traits principaux et caractéristiques de toute religion extérieure primitive, le rite catholique tel qu'il se montre encore de nos jours. Unè demeure, c'est l'église; une idole, c'est l'hostie; la messe avec l'orgue et les choeurs, e'est l'hymne payenne et les fanfares du sacrifice; les tableaux ornant les murs du saint lieu n'ont changé que de sujets. Gomme le paganisme, le culte catholique est done en harmonie directe avec l'essence primitive de la nature humaine. - Malheur à l'homme, s'écrient les voix du désespoir, malheur à l'homme poussé dès l'heure de sa création dans le chemin de l'erreur! mal- | |
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heur à lui qui a démembré le Dieu impalpable, et l'a fait descendre morcelé dans ses difformes idoles, qui l'a taillé à sa guise, réduit à ses mesquines proportions! Arrètez! L'homme composé d'une telle âme et d'un tel corps, n'a fait qu'accomplir sa loi organique, sillon nécessaire, providentiel, creusé pour lui par Dieu même. L'enfant marche à la main de son père et son père se fait enfant avec lui; afin de mettre à sa portée ses premières leçons, il revêt ses instructions, ses enseignements, d'une forme puérile; plus tard le temps viendra que de plus grandes, de plus austères vérités sortiront de la bouche paternelle, et qu'elle initiera celui qui sera bientôt un homme, à ce qui maintenant est encore caché à ses yeux d'un voile qu'on ne lèverait pas impunément. Comme l'enfant à la main de son père, l'homme marche à celle de son Dieu, et son père qui est aux cieux a suivi la même route, qu'il a voulu que suivit l'homme à l'égard de son fils. Il lui a fait poursuivre d'abord sa marche avec toutes ses conséquences, l'a ensuite attendu au rivage heureux, sûr du port où il arriverait, et le trouvant préparé à recevoir ses hautes révélations, il a dessillé ses yeux pour l'introduire aux salutaires vérités du christianisme. | |
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Les arts, sortis pour ainsi dire du sein même de la divinité, puisés à une même source chez tous les peuples primitifs, ont subi chacun la loi de sa nature, ont parcouru, autres étoiles du ciel pour éclairer la terre, leur orbite prescrit, leur course à travers les âges. Ils se sont compliqués, diversifiés, enlacés, accouplés les uns aux autres, ou à l'imagination, à l'esprit ingénieux, imitateur, philocale de l'homme, et se sont transformés au fur et à mesure qu'ils se perfectionnaient. Mais, leur carrière accomplie, que font-ils, les arts? Leur carrière se règle toujours sur la marche de l'humanité; cet orbite parcouru, l'art s'arrête, son haleine est épuisée. L'homme, être matériel lui-même, fait entrer toute idée dans une forme matérielle. Toute idée amène sa forme, et l'idée effacée, la forme dépérit. L'art rallentit ou hâte sa marche, selon que l'idée dont il est le signe se fortifie ou s'affaiblit au eoeur des nations. Toutes deux, l'idée et sa forme, expirent en même temps; l'art s'arrête, quand la cause de l'art cesse. La religion est le moteur de l'art, Dieu celui de l'univers; l'art sans la religion s'en va, comme l'univers sans Dieu. Regardons, après ce que nous venons d'énon- | |
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cer, regardons les temples payens de la Grèce et les églises chrétiennes de la France et de l'Allemagne. Une même forme aux temples de la Grèce, une même aux églises des peuples du nord. Oui, ton ciel bleu, o Athènes, ton air embaumé, tes gracieuses olives, la douce voix de tes vierges, surtout ta religion aimable quo t'avaient fait tes poètes, riche d'agréables allégories et de'spirituelles moralités, tes Dieux aventureux, ton Olympe féerique, ta riante nature pleine des objets sacrés de ton culte, devaient faire éclore sous le souffle de ton frais génie, sous le travail de ta main bien-apprise, ces chefs-d'oeuvre d'élégance et de goût, dont le voyageur admire encore les magnifiques ruines. A toi, ville d'Attique, le marbre éolatant que t'envoye Paros, les rangs de colonnes, garde immobile du sanctuaire où le vent soupire en brises mélodieuses; à toi les lignes molles et flottantes de tes chastes statues; à toi la simplicité unie à la majesté, la dignité, la solidité, corrigée par la suavité la plus noble et les ornements les mieux entendusGa naar eindnoot5). Mais à toi, christianisme, à toi qui t'es introduit dans l'âme de l'homme, non, comme le paganisme, par la la tête et l'imagination, mais par le coeur et la sensibilité, qui nous as enseigné à penser et | |
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à sentir, à toi les sombres églises sculptées à la façade imposante, au magique portail, aux tourelles, aux colonnettes sans nombre; à toi, douce religion de mystère et d'espoir, la large nef aux longs échos où l'orgue retentit, la forêt de piliers, filles des forêts, où l'astre du jour se joue, qui perçant par les vitraux peints et les splendides rosaces, répand sa lumière capricieuse et bigarrée le long des colonnes, se couche dans la nef sonore, se pend aux murailles comme un tableau fantastique, grimpe aux arcades, monte à l'autel, coule le long des cierges bénits et des encensoirs qui parfument le choeur! Le paganisme attachait les Dieux à la terre, toute la nature était dieu et l'Olympe n'était qu'une montagne. Aussi la grandeur des temples, c'est leur ampleur; la grandeur des églises, c'est leur élévation. Levez les yeux, mortels, et admirez en silence l'audacieux clocher qui s'élance vers les nues, et semble le doigt gigantesque qui montre aux fidèles le chemin du céleste séjour! Pourquoi les temples sont tombés ainsi que les Jupiter, les Apollon; pourquoi le génie antique s'est éteint pour ne se réveiller jamais, demandez à l'Evangile! Avec Jésus une nouvella ère. L'église rem- | |
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place le temple; l'hymne ne conserve que son nom; l'orgue, invention toute chrétienneGa naar eindnoot6), l'orgue, orchestre et monument tout ensembleGa naar voetnoot(*), suivant la belle expression de Joseph d'Ortigues, relève l'expression du cantique; la sculpture décore avec plus de richesse et de profusion l'extérieur et l'intérieur de l'édifice; et par la peinture, qui se colle aux murailles, s'attache aux vitraux, pénètrc jusqu'a l'autel, illumine les missels et s'y joue en fleurs et en arabesques d'or, fait du fondateur de la religion un type, une idole, comme avait fait le paganisme. On le voit, tout art est sacré et ministre de la religion. Comme Jean Schoreel il ne faut donc hésiter jamais entre le pape et Albert Durer, et si l'art devient hérétique, tournez le dos à l'art, c'en est fait de lui, qu'il devienne ce qu'il pourraGa naar eindnoot7). Les vieux peuples avaient marché à petites journées, les modernes iront au pas redoublé. Tout se remue, tout s'agite, tout se heurte, tout s'ébranle, et toujours, au nom, à cause, à propos de la religion; le nom de Dieu est au bout de toute chose et plane sur l'Europe, le glaive est béni comme l'encensoir, le serpent que regarde quiconque veut guèrir | |
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c'est Dieu. La chevalerie est une institution toute religieuse, les conciles sont des assemblées toutes religieuses, l'inquisition est un tribunal religieux, les bûchers sont des actes de foi, les eroisades, les expéditions de Charlemagne contre les Saxons, celles de Simon de Montfort contre les Albigeois, sont des guerres religieuses, le mystère n'est que la bible en action, les premiers acteurs sont gens d'égliseGa naar eindnoot8). Mais voici que toutes ces ramifications de l'art, coulant paisiblement dans leur lit originaire, sont arrêtées d'un coup, détournées de leur chemin. L'unité, l'harmonie des arts se brise, et an lieu de conconrir ensemble à leur sublime but, chacun s'en va de son côté et se dénature en ohangeant de route. C'est la réformation qui éveille la critique endormie, tue l'organisme du slècle, égare l'art. Si la réformation, comme le paganisme, comme le catholicisme, eût exigé d'autres signes ou rappelé les anciens sous une forme différente, il n'en faut pas douter, une autre ère se serait levée sur l'Europe. Mais la réformation qui ne s'adresse qu'à la raison, qui est la religion réduite à sa plus simple expression, qui pourrait à la rigueur se passer d'églises, qui s'abrite encore après trois siècles d'existence sous les vieilles églises abandonnées | |
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du catholicisme, où respire partout le provisoire, et dont le choeur désert, cette belle nef encombrée de chaises et de loges qui regardent les bas-côtés, ee vase ridiculie où monte le prédicateur jeté contre un dés piliers, au lieu de l'autel auguste où étincellent les eierges, arrachent à l'artiste des larmes de douleur et de désespoirGa naar eindnoot9) - la réformation n'avait pas besoin architecture, de sculpture, de poésie, de musique, de peinture. - De poésie, de musique? Les chants évangéliques, odes religieuses de laïques modernes, ne sont qu'un luxe que la réformation se permet à eôté des psaumes vénérables. Pour la musique, il faut convenir que c'est le seul art où la réformation ait apporté sa forme originale. On répète à satiété que le catholicisme encourage les arts, que la réformation les gêne, et rien n'est plus vrai; mais nous irons plus loin, et nous affirmerons que chaque homme portant en: soi dès le ventre de sa mère, l'instinct religieux uni à celui du heau, c'est-à-dire le véritable instinct artistique, le catholicisme doit une immense partie de son influence à son oulte des arts. Comme une perle enchâssée en d'autres perles, comme une mère au milieu de | |
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ses enfants, le catholicisme est gardé par ses causes premières. Maintenant quelles ont été les suites de la réformation qui a exilé les arts? Le paganisme mort, avons-nous dit, les temples aux échos endormis ont croulé avec leurs tableaux et leurs statues; la cause des formes détruite, la forme vieillit et s'en va: le fruit pourrit et tombe lorsque le noyau est attaqué. Ainsi du catholicisme. Il est vrai que celui-ci est loin d'être mort, et que la réformation n'est pas encore assez avancée, mais elle s'est néanmoins tellement infiltrée dans les esprits avec sa limpide morale et ses simples vérités et son facile abord et ses formes bourgeoises et sa redoutable critique, que les arts en ressentent vivement l'influence funeste. La puissance de la réformation sur les idées du siècle est immense. Nous vivons dans un âge essentiellement critique, et Luther a arrêté l'ère organique par un seul mot. Elle est présente partout la critique; elle est dans la religion, partant dans les arts; elle envahit jusqu'à nos foyers, elle tue en nous toute exaltation, toute inspiration, toute poésie. Expliquons-nous. La religion de nos jours pourrait presque se passer de culte. De nos jours la religion c'est | |
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la morale. Pourquoi sommes-nous chrétiens? Parce que le christianisme est dans l'air, parce qu'il coule dans le sang de notre père et dans le lait de notre mère. Nous obéissons aux lois du Christ à notre propre insu; tel précepte, telle leçon reçue de nos parents, sont une leçon, un précepte, donnés par celui qui a dicté les Évangiles. Nous sommes chrétiens parce que la société qui nous enserre est ohrètienne et parce qu'à ses exigences il est urgent que nous nous soumettions comme des chrétiens; cela est aussi nécessaire que sans cela il n'y aurait pas de soumission. Une exigence chrétienne appelle une soumission chrétienne aussi fatalement qu'une demande au datif ou à l'ablatif appelle une réponse au datif ou à l'ablatif, sans quoi il n'y aurait pas de réponse. Nous serions chrétiens quand même nous ne saurions pas qu'il y eût une révélation, qu'il y eût un Christ, qu'il y eût un culte. Le culte n'est plus qu'une formalité, les catholiques le nieront, cependant cela n'est pas autrement, la participation au culte équivaut à la lecture de quelques belles pages. Encore une fois, la religion, pour nous, c'est la morale, morale divine, que nos aïeux ont puisée dans les livres sacrés et dont ils ont fortifié notre âme dès nos premiers pas dans la | |
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vie. Pourquoi donc, c'est ainsi que nous pensons, pourquoi nous appesantir sur des dogmes mystiques, jeter un regard indiscret dans un avenir qui est fermé pour nous, sonder un abîme dont le fond se dérobe à nos moyens? Suivons bien plutôt l'impulsion de notre coeur, prêtons l'oreille à notre conscience et traversons le monde en faisant sans cesse ce qui nous paraît le mieux; rendons heureux tout ce qui nous environne, tâchons de tenir notre âme en repos, de mourir contents de nous-mêmes, et nous sommes pleinement convaincus que, lorsque arrivera le jour des récompenses, le juste Dieu nous tiendra compte de nos jours de vertu, du bonheur que nous aurons répandu autour de nous et dont nous aurons couvert ceux que nous rencontrons sur notre passage. La vertu seule est nécessaire à l'homme, et seule elle suffit pour assurer son bonheur, disait déja un ancien philosophe. Ayons la foi! C'est elle qui rend bon, qui rend fort, qui rend sublime. Croyons-en notre père céleste, ayons confiance en lui, et répétons-nous aux jours de la joie comme à ceux de l'infortune, face à face avec le bonheur comme avec la mort, ces paroles consolantes qui sont une source immense de gratitude, de | |
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rejouissance et de résignation: - ne vend-on pas deux passereaux pour une pile? et cependant l'un d'eux ne tombe point en terre sans la volonté de votre Père. Fuyons les ergoteries théologiques, l'examen des dogmes, les argumentations ingénieuses, les distinctions érudites, les abstractions métaphysiques; fuyons tout ce fatras qui éblouit la pensée et tue le repos, - il ne faut pas être si savant pour croire qu'on le suppose - mais prions, afin que nous soyons baptisés de la foi, ce précieux sentiment des temps organiques; ne soyons que pauvres d'esprit et simples de coeur, mais n'oublions jamais que nous avons un Sauveur dans le ciel qui récompense la vertu après le vie et que celui qui aura cru sera sauvé. Ne soyons pas comme Thomas appelé Didyme. Croyons, croyons! car bienheureux sont ceux qui n'ont point vu et qui ont cru. La morale, la conscience, voilà la religion du siècle. Tout a été discuté, nivelé; quelques personnes en conviennent, la plupart s'en cachent. L'un se nomme catholique, l'autre protestant, un troisième mennonite, parce que les noms sont là et que leurs pères les ont portés; mieux vaudrait s'appeler chrétiens tout bonnement, former une sainte alliance, et se | |
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donner la main. Cela mettrait une barrière à bien des stériles querelles sans gloire et sans profit. Ce n'est plus aujourd' hui le temps où les croyants se rendaient pleins d'ardeur et de foi vers la maison de leur Dieu, se jetaient brûlants de zèle et de componction à genoux sous la voûte qu'ils lui avaient consacrée, pour le prier avec ferveur et l'adorer naïvement, tandis que la voix du prêtre qui roulait le long des parois, la musique qui répondait à sa voix solennelle, les èchos qui prolongeaient les accords sacrés, les parfums qui brûlaient dans les encensoirs, les vives lumières qui perçaient par les longs vitraux peints et coloraient les dalles de la nef, élevaient l'âme et le coeur par les sens, réveillaient la poésie qui se répandait en paroles sur les lèvres, appelaient des larmes d'extase et d'amour au bord de la paupière; heureux temps organiques où l'individu disparaissait sous le signe, où Dieu seul planait sur toute chose, où le delta mystique brillait au dessus de tout, où les litanies anonymes, armées de leur plain-chant permanent, semblaient tombées du ciel même!Ga naar eindnoot10) Où en sommesnous à cette heure? Ennuyés et glacés nous allons par routine plier le genou à l'église, et nous observons au retour que le premier ténor | |
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du choear chante faux et que l'adagio a été pris trop vite; ou bien nous allons écouter un sermon qui ennuye, - car c'est de mise, il est de rigueur qu'un sermon ennuye - tomber dans une église qui fait pitié et entendre un braillement qui fait peur. Et qu'en rapportonsnous? Des enseignements utiles à mettre en pratique; quelque grande idée de la vertu, de la charité? Loin de là, mais la réflexion que le ministre a fait deux fautes de langue, qu'il a la mauvaise habitude de faire le geste du coeur avec le bras gauche, et qu'il a oublié de prier pour le bourguemaître du lieu. - Voilà où en est le culte public au dix-neuvième siècle, au grand siècle de la critique. Nous ne disons pas pour cela que c'est mal pour l'homme, nous disons seulement que cela est; mais nous disons que cela est mal pour les arts. La réformation pénétrant dans les esprits et fermant la porte à l'art, celui-ci, se fait individuel, matériel et payen, de général, spirituel, religieux qu'il était. Il se transforme, de sacré il se fait profane. Il se diversifie, sa simplicité s'en va. Arrêté au milieu de sa marche sainte et tranquille, il forme des ramifications nouvelles devant l'obstacle de la réformation. Il ne s'était adressé qu'à Dieu, mainte- | |
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nant il parle à l'homme, bientôt il parlera à la chose. L'analyse et la critique commencent à le refroidir. La hauteur de l'art baisse à mesure que l'art s'étend. Bientôt il sera sous terre et nous pourrons lui faire des funérailles. L'organisme du siècle éteint, l'homme s'arrète pour voir ce qu'il a fait, réfléchir à ce qu'il fera, juger comment il a fait, pourquoi il a fait de cette manière et non pas d'une autre; et la Providence prend soin que, un siècle à peu prés avant qu'éclate la réformation, dans les bois fleuris de Harlem, un homme prédestiné s'appuye nonchalamment contre le tronc d'un arbre, trouve à l'ombre de ses feuilles le grand art de l'imprimerie, et s'entoure de valets prédestinés à prendre leur course vers l'Allemagne et à mettre, comme un autre glaive de flamme, leurs caractères nouveaux entre les mains de Luther; elle prend encore soin, qu'il y ait làbas, en France et en Italie, trois hommes de génie, un architecte, un poète, un musicien, Michel-Ange, Malherbe, PalestrinaGa naar eindnoot11), pour commencer en architecture, en poésie, en musique, l'oeuvre de la renaissance qui n'est qu'une décadenceGa naar voetnoot(*), et sonner le tocsin de la critique | |
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dans l'architecture, dans la poésie et dans la musique, tandis que Luther agite celui de la critique dans la religion, dont l'écho se eommuniquera bientôt aux arts secondaires de la sculpture et de la peinture. Depuis le christianisme l'homme avait travaillé, bâti, sculpté, chanté, sous la seule impulsion religieuse, dominé par une même pensée, poussé par une même force, soumis à une même idée, Dieu, et mu par un même instinct. voilà que d'un coup tout se brise. La réformation coupe le fil religieux, partant le fil national, et défend à l'art les abords de l'église. L'art alors court les rues, fait de vains efforts, s'humilie, se salit, se flétrit, se désespère, ne sait où porter ses pas, le pauvre exilé, pousse des sanglots à remuer les marbres insensibles, tend les mains aux églises qui ne le comprennent déjà plus, les ingrates qu'elles sont! Ses cris pénètrent enfin jusque dans les cabinets solitaires. Les érudits, troublés dans leurs combinaisons, l'entendent et l'accueillent... pour son malheur! Oh! pourquoi l'art alors, comme un autre Saül, ne s'est-il pas frappé sur le champ de bataille? Brûlé, sa cendre soulevéc par les vents, aurait, ainsi que la semence des fleurs, fécondé le coeur des nouveaux esprits | |
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et y aurait fait germer - qui sait? - quelque nouvel art inconnu! Mais il en fut autrement. Les savants en firent une curiosité. C'était là lui porter un grand coup, car c'était lui ôter son prestige, lui arracher son auréole! En attendant l'esprit général qui était en progrès ne pouvait se tenir tranquille. Il imita les savants et fit de l'art une curiosité. En se civilisant il civilisa les arts. On se rua sur Rome et sur la Grèce, ce ne fut qu'un choc; point de salut sans l'ancien monde. Voici la renaissance, plante exotique, transplantée du ciel brûlant d'Athènes et de Rome sur notre sol humide et vaporeux et sous notre pâle soleil; plante qui a porté de bien beaux fruits, mais dont l'abondante semence a étouffé les germes de la littérature nationale, indigène; car nous avons des chefs-d'oeuvre de talent et de goût, au lieu d'avoir des chefs-d'oeuvre de génie. Michel-Ange s'cmpare d'un temple grec et d'un temple romain, et entasse sur cet Ossa ce Pélion, idée bizarre, lie d'un breuvage épuisé, pis-aller d'une imagination aux abois; voilà pour l'architecture. Malherbe vient, efface Ronsard à peine mortGa naar eindnoot12), naguère salué prince des poètes, avec toute sa nombreuse école, et commence ce qu'on peut déja nommer le siècle de | |
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Louis XIV, le siècle claasique; voilà pour la poésie. La statuaire travestit les princes et les grands hommes en Jules Césars et en Marc Aurèles. La peinture se soutient quelques temps, mais elle a perdu sa partie spiritualiste, mystique, aérienne; la peinture sur verre est morte, le papillon s'est cassé l'aîle Hélas! les jours naïfs ne sont plus que Jean da Fiesole dans sa cellule solitaire s'agenouillait devant sa toile et priait Dieu pour qu'il fit descendre en son coeur un rayon de la beauté, de la suavité céleste, afin qu'à son tour il fit reluire dans les traits sacrés de ses images la paix suprème, la divine béatitude, dont jouissaient ses modèlesGa naar eindnoot13). Palestrina s'oppose au retour vers l'organisme, arrête sur les lèvres du pape l'ordre qui allait ramener le plain-chant aux églises, réforme la musique et jette le drame dans le service divin. Dès lors les écoles se forment, l'art des sons se prostitue. Malgré ces innovations la musique seule de nos jours est encore tant soit peu art religieux, mais les Oratorios et les Messes sont sa partie subordonnéeGa naar eindnoot14), la moins eonnue, la moins populaire, et qu'est-ce qu'un art qui n'éveille pas les sympathies du peuple? Ajoutez à cela que les plus grands maîtres, les Haendel et les Bach, composaient indifféremment pour | |
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le catholicisme et pour les sectes rèfermées, ce qui devait nécessairement produive une musique critique et sans foi. La simplicité, l'uniformité d'un art est un gage de sa perfection. Les compositeurs rongissent de la mélodie, la déguisent, la chargent de combinaisons harmoniques et l'étouffent sons le poids de leur érudition; enfin l'art entier se fait égoïste, il travaille pour soi et non plus pour le salut de l'homme, non plus pour adorer le grand être qui nous a créés et qui prend soin de nous. Le dix-septième et le dix-huitième siècle, poussés dans cette voie, ont passé par cette ornière, poursuivi, fécondé cette puisaante conséquence de la réformation. Le dix-neuvième est une eharge de ceux qui l'ont précédé: il fait de la critique à propos de la critique. L'art n'a jamais été aussi curieux qu'anjourd'hui, on le mène à la foire. Pour donner un but à l'architecture, à la sculpture, à la poésie, à la musique, à la peinture, chassées de leur sphère sacrée, on a inventé dans quelque jour néfaste les musées en tout genre, établissements, pour nous servir des expressions de notre savant compatriote Humbert de Superville, toujours si destructeurs de toute impression noble et grande des productions de l'artGa naar eindnoot15). L'art vagabond, | |
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son but manqué, son avenir détruit, l'homme n'a su mieux faire qu'entasser la sculpture et la peinture dans de vieux palais où elles dorment ainsi que des momies, arrachées aux parois des églises, auxquelles ces deux arts avaient pris racine comme la mousse à l'écorce des chênes. Il n'a su mieux faire que créer - seul moyen de donner un but, sinon à l'art, du moins à l'artiste - des expositions de tableaux, des concerts, qui ne sont que des expositions de musique, et des académies, qui ne sont que des expositions de poésie, où on lit des vers prescrits qui sont payés et où reçoivent la couronne ceux qui ne seront jamais rois. Ceci est de la dégradation, de la dépravation. Hélas! sur la blanche muraille sacrée plus de sublimes tableaux, cachés par un voile discret, pendus dans un jour mystérieux, enveloppés d'une atmosphère d'encens; plus de musique roulant en l'honneur du saint Dieu sous les voûtes gothiques; plus de vitraux peints, plus de clochers s'élançant vers les cieux pleins de grandeur, de gravité, parlant à l'âme avec une éloquence spontanée! Mais les tableaux, mais les statues, ravis, vieilleries admirables, à leur première, unique destinée, à leur isolement, à leurs piliers, à leur sainte paix; amoncelés | |
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dans d'immenses salles en quantité désolante avec tous les chefs-d'oeuvre qui se sont survécu, illustres inutilités; tous les genres, tous les âges, tons les styles, tous les coloris, tous les cadres - c'est-à-dire, tout ce qui s'est jamais fait en sculpture et en peinture, seule consolation, seul encouragement du malheureux artiste- pêle-mêle amassé, soumis au jugement du public. La musique, chargée de ses genres bâtards, la musique, faite pour remplir une nef, la poésie, pour monter de l'autel à Dieu, aux beaux jours de la foi, exécutée sous le plafond d'une salle, devant une assemblée qui s'étourdit et se fatigue à écouter tous ces morceaux qui se marchent sur les talons et font queue sur le programme! Voilà où notre siècle en est venu, voilà où la critique l'a mené, voilà ce que c'est que de fermer aux arts, la vraie, la seule route qui leur soit ouverte, d'oser entraver la marche que Dieu leur a assignée. On voit bien que l'art est perdu. L'art se popularise mais ne se civilise pas. Et qu'on courre les rues et les cabinets de lecture, qu'on jette les yeux autour de soi sur l'architecture et sur la poésie! L'architecture n'existe plus, l'architecture travestit l'antiquité, vous jette un temple d'Athènes sur | |
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un boulevard de Paris, habille une Bourse comme une demeure sacrée, - symbole effrayant, infâme hypocrisie! - ou parodie nos temps organiques que la réformation vient de fouler aux pieds, témoin l'orgue du dôme d' Utrecht. Quelquefois elle veut être elle-même, elle fait alors des choses sans nom, sans caractère, sans raison, des choses stupides et hideuses, comme la façade de l'hôtel-de-ville de Rotterdam, ou comme certaines églises catholiques qui s'élèvent sous nos yeux et qui étalent complaisamment un péristyle grec surmonté d'un olocher, qui ne ressemble pas mal à deux ou trois de ces temples dont les confiseurs ornent nos desserts superposés on ne comprend pas trop comment les uns sur les autres. Pour que la comparaison soit entièrement juste, il n'y manque que le dieu d'amour ou les pigeons de rigueur qui se balaneent sur un fil d'archal élastique. On voit bien que l'architecture a perdu la tête et ne sait plus ce qu'elle fait. La poésie se soutient quelque peu jusqu'ici, parce qu' il se rencontre encore des hommes qui craignent de mettre un baîllon à leur coeur; mais ne pouvant plus aller à Dieu ils vont à eux-mêmes. La poésie se fait philosephique, réflective; la créature remplace le créateur, l'individu remplace le Dieu, L'homme s'é- | |
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coute vivre et traduit en poésie ce qui se remue au dedans de lui-même, car, ainsi que le dit M. de Balzac, aujourd' hui plus que jamais règne le fanatisme de l'individualitéGa naar voetnoot(*). La forme individuélle elle-même a cessé d'être de bonne foi, tant elle est vulgaire, ce n'est plus qu'une figure de rhétorique. Mais comme elle est rare anjourd' hui la poésie, et la critique comme elle est large! La littérature se fait journal, c'est un métier comme un autre; il faudra prendre bientôt une patente de littérateur, et le ventre seul pousse l'homme à la renommée. Parfois, sans doute, il survient un bon poème, debeaux vers jetés dans le tourbillon par quelque poète en retard, mais comme ils sont vite oubliés, et les flots de la critique comme ils ont hâte de passer sur ces vers et ce poème! Non, il n'est que trop vrai, la poésie ne prend plus. Au théâtre la critique se montre dans la reproduction minutieuse et puérile des coutumes, des habillements et de l'attirail matériel des diverses époques, Avec cela l'art dramatique court grand risque d'envahir le domaine de la fantasmagorie. Acteurs autant que poètes, qu'on se souvienne que le manteau de César aurait dra- | |
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pé tout aussi majestueusement les épaules d'un porte-faix tombant d'ivresse et que l'urne cinéraire ne fait pas le prestige de Cornélie. Quant à la peinture, écoutons Antoine Delrieu: - ‘la peinture tend à se matérialiser pour découvrir une dernière signification dans sa décadence. C'est pourquoi les pastiches, qui veulent si follement ressusciter les croyances et les allures de ses débuts, ranimer dans sa sceptique vieillesse le spiritualisme de son enfance, et remonter aux gothiques, pour caractériser notre âge, transportent dans les douleurs actuelles de l'école, une plus triste et plus cuisante douleur, l'hypocrisie morale de l'art,’Ga naar voetnoot(*) L'histoire s'efforçant vainement de retourner sur ses pas, fait de la critique à son insu: elle copie des chroniques ou fait semblant d'en copier, croyant faire du nouveau. La poésie se cache dans la prose: à la place du poème est venu le roman. Les symptômes de critique, on le remarque, sont nombreux; vous n'avez qu'à faire un pas au hasard et à jeter les yeux autour de vous pour en apercevoir une foule. Voici que se présentent à l'envi à notre mé- | |
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moire la feue église catholique-française de risible mémoire, la rage des systèmes nouveaux et des théories sans nombre, - car, comme le dit Châteaubriand, chacun juge et se croit le droit de juger, d'après ses lumières, son goût, son système ou son amourGa naar voetnoot(*) - don Juan de Marana, pastiche, pleine de génie toutefois, plante critique poussée sur le sol de l'organique mystère, les contes drôlatiques de M. de Balzac qui se donnent l'ennui de parler vieux français au dix-neuvième siècle, enfin nos bals costumés, la toilette de nos femmes qui tend à reculer vers l'époque de la régence, et bien d'autres marques encore que nous ne prendrons pas la peine d'énumérerGa naar eindnoot16). En attendant les eaux du génie baissent. Il y a un vide dans l'art, cela est flagrant, un abîme; on y a jeté les ruines de l'ancien monde, mais il a englouti les ruines de l'ancien monde, ensuite on y a jeté les débris du moyen-âge, mais il a englouti les débris du moyen-âge, et le gouffre est toujours là, terrible et menaçant! Et non seulement dans les arts, dans nos veines, dans nos moeurs privées, coule le poison de la critique. Il n'y a plus de sincérité dans | |
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notre entourage domestique. Nos meubles et nos modes étaient grecs et romains sous le directoire et l'empire, les trois jours les trouvèrent gothiques, aujourd'hui nous exploitons le règne de Louis XV; tout cela à bon marché, témoin entre mille, ces méchants papiers à draperies peintes que nous collons sur nos murailles et qui contrefont si pauvrement les splendides tapisseries de damas qui ornaient si largement les salons de nos pères. C'est un dévergondage de luxe. On n'a plus de goût, on a mesquinement et misérablement celui d'un autre; tout ce qu'on fait est du réchauffé. On n'accepte plus rien, tout est discuté. Plus de leçons à donner aux jeunes générations! A chaque conseil, à chaque sage parole, elles répondent sèchement: - C'est fort bien dit, en vérité! vous saluent et courent s'ennuyer au Louvre ou à l'Opéra. Ou bien elles ferment le livre qui offre à leur âme une nourriture fortifiante et salutaire, et lui ouvre des points de vue nouveaux, en disant, sans trop songer à ce qu'elles disent: - Cette idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plaidoyerGa naar voetnoot(*). | |
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Et où l'humanité va-t-elle ainsi avec ses doutes, ses tâtonnements, sa mauvaise foi, son crépuscule, son ennui, fils de son inexorable critique? Laissons faire à Dieu! Ce qui est certain, c'est qu'avec la société, les moeurs, les habitudes, l'état des choses, les idées d'anjourd'hui, il n'y aura jamais que de la critique partout et toujours. Il n'y a jamais eu de siècle où on a parlé davantage d'artistes et où il y en a eu moins. Notre raison, et ce qui en est provenu, la tyrannie de l'industrie, ont achevé de tuer l'art. De nos jours il n'y a qu'une puissance, une seule, mais terrible: la vapeur. A genoux, contemporains! adorons l'eau bouillante qui s'évapore, ce léger nuage qui s'exhale de ce vase, l'artiste par excellence de notre âge, le vrai signe, le vrai symbole de nos temps civilisés! A genoux, peuples! encore quelques années et la vapeur bâtira, sculptera, chantera, peindra! A genoux! L'art sera mort, c'est vrai; l'esprit sera mort, c'est vrai; mais votre artiste sera là, mais votre Dieu sera là!... - Et l'homme? Sa raison l'aura perdu. La civilisation c'est la pointe du crayon, on | |
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la taille jusqn'à ce qu'elle se casse; il faut recommencer. Il en sera encore ainsi de la nôtre. Il y aura des troubles, des soulèvements de nations entr'elles, ou de la nature contre les hommes, les bases des états trembleront, les peuples frémiront répandus dans les champs, il y aura de grands tremblements de terre en tous lieux, et des famines, et des pestes, et des épouvantements, et de grands signes au ciel, la civilisation de nos jours crèvera, mais après ces bouleversements, ces orages de sang et de poudre, cet effrayant branlebas du monde, percera un nouveau soleil de bonheur et de paix et de printemps pour l'humanité; tout se sentira renouvelé, rajeuni, et un autre ordre organique des choses, naturel, simple, primitif, surgira, qui lancera sa poésie pure et salutaire à pleines ondes vers le ciel! Notre siècle va voir un accomplissementGa naar voetnoot(*).
La poésie n'est jamais épuisée. Sans doute il y a de nouvelles Amériques à découvrir, de nouvelles étoiles dont la lumière dorée n'est pas encore venue à nous et qui attendent leur Colomb, leur Isaäc Newton; et quelquefois en | |
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écoutant les beaux accents des grands lyriques de France, ne nons semble-t-il pas entendre la trompette devancière qui nous doit annoncer l'ère nouvelle qui va s'ouvrir, voir poindre les idées de l'avenir et en contempler les Saint-Jeans? Oui! et c'est surtout en faisant attention aux défauts qu'on leur reproche, que nous aimons à voir en eux les Shakespeare de notre age, poètes, qui rudes et sans frein, s'emparent de toutes les jeunes idées, s'en font une phalange guerrière et courent avec elles à la conquête de l'immortalité. Quoiqu'il en soit, nous ne murmurons pas de tout ceci, mais nous nous disons sans cesse, que, puisque cela est, puisque Dieu a laissé l'homme détourner les arts du lit qu'il leur avait creusé, puisqu'il a laissé la raison envahir les champs de la sensibilité, la tête dominer le coeur, puisqu'il a permis que Luther fermât l'ère organique et ouvrit l'ère critique au monde chrétien et qu'il n'y eût plus enfin que doute et que vapeur au siècle, c'est que Dieu l'a bien voulu. Ses desseins sont impénétrables, et sans doute les temps de calculs et d'appétits grossiers où nous sommes, doivent nous conduire vers des jours plus sereins. Ne jugeons pas, suivons aveuglément. Faisons comme fait la foule, suivons | |
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la pente du siècle. Ne nous plaignons pas du malheur de la terre, les jours du bonheur vont venir. La vieille Europe s'endort, et se fait chrysalide, à l'Europe rajeunie pousseront les splendides aîles du papillon. Et si les philosophes, si les artistes au désespoir orient anathême sur les vices du siècle, sur la stérilité de l'esprit, si quelques hommes solitaires et dé. solés versent des larmes amères sur tous les dèsordres qui se font autour d'eux, allons vers ceux-là, et répétons, en leur montrant les cieux, le cri de Pierre-l'Hermite, autre machine dans la main du Seigneur, au concile de Clermont: - ‘Dieu le veut! Dieu le veut!’ |
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