Briefwisseling. Deel 1: 1608-1634
(1911)–Constantijn Huygens– Auteursrecht onbekend
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757. J.L. Guez de BalzacGa naar voetnoot1).Vostre lettreGa naar voetnoot2) a couru de grandes fortunes avant que d'arriver icy. Ell' a erré sept mois tous entiers, et je la dois au remors d'un inconnu, qui n'ayant pû estre méchant qu'à demy, s'est contenté de l'ouvrir, et n'a pas voulu que je la perdisse. Je serois heureux, s'il y avoit moyen de recouvrer ainsi les autres choses que je regrette, et si je n'avois qu'égaré un homme que j'aymois de tout mon coeur. Mais je l'ay perdu pour jamais, et vous ne sçauriez me rendre ce que je vous avois prété. Je n'ay garde pourtant de m'en prendre à vous, ny à vostre innocente patrie. Je ne suis pas de l'humeur de celuy-là, qui dit mille injures à la pauvre Troye, et luy reproche les histoires et les fables, parce que son frere y mourust, et peut-estre d'une maladie qu'il avoit prise en un autre lieu. Ma douleur est plus sage que la sienne. Je vous sçaurois mauvais gré de la perte que j'ay faite, si vous vous en esliez enrichy, mais nous pleurons tous deux nostre amy communGa naar voetnoot3), et vous avez mesme le premier droit en cette triste societé, par l'avantage que vous avez sur moy de luy avoir rendu les derniers devoirs. Il a veu tomber de vos larmes dans son sang. Vous avez remply vos yeux et vostre esprit de toutes les circonstances de sa mort, et je ne doute point qu'elle ne vous ayt empéché de sentir nettement la victoire de Mastric, et de paroître le visage serein au plus beau jour de la vie de vostre Prince. Pour moy, je ne suis point encore capable de consolation, et j'ay arraché de dessus ma playe autant d'appareils que la philosophie y en a pû mettre. Il me semble que ma douleur me tient lieu de mon amy. Je la possede avec quelque sorte de douceur, et en suis si jaloux que je croirois avoir fait une seconde perte, si je ne l'avois plus pour m'entretenir. Il faut neantmoins que j'obtienne d'elle ún raisonnable intervalle, afin que vostre largesse ne demeure pas sans reconnoissance, et que vous sçachiez que sont devenus vos presens. Je les ay reçeus, Monsieur, apres vostre lettre, par une autre differente avanture. Je les ay communiquez aux plus honnestes gens de nôtre province. J'en pare à present mon cabinet, et n'estime point de beaucoup tant tout ce que vos havres étallent de riche, et toutes les raretez precieuses que la mer vous apporte des dernieres parties de la terre. Il y a autant de difference entre le stile de vostre amyGa naar voetnoot4) et celuy des autres panegyristes, qu'entre la fierté d'un soldat et les affeteries d'une courtisane. Cette éloquence virile, pleine de courage et de hardiesse, semble plùtost combattre que discourir, et donner plùtost secours au Roy de Suede, que luy donner des loüanges. L'oeconomie de la tragedieGa naar voetnoot5) est dans les regles, et selon l'intention d'Aristote la bienséance n'y pouvoit estre plus religieusement observée. Les vers sont magnifiques et dignes d'un theatre d'yvoire. Châque partie m'en a plû. Mais surtout les c[h]oeurs m'ont ravy, et parce que je soûpire toûjours apres l'Italie, celuy des soldats romains est ma passion. J'y ay trouvé mes plus secrets sentimens, et je m'écrie souvent en la meilleure compagnie où je me rencontre, comme si j'étois agité d'une divine fureur: O laeta ocia Formiae! caet. J'ay seulement à vous proposer un petit scrupule, et ne sçay pas bien pourquoy Tisiphone est introduite avec Mariamne, qui parle du Styx, du Cocyte, et de l'Acheron; ny s'il se peut former un corps naturel de deux pieces si differentes, que sont à mon advis la religion juifve et la payenne. Mon doute vient de mon ignorance, et non pas de ma presomption. Je demande enseignement, et ne cherche pas querelle. Particulierement avec un homme qui regne en ces matieres critiques, et que je reconnois pour le vray et le legitime successeur du grand ScaligerGa naar voetnoot6). J'ay leu ses deux traitez de la satyre d'HoraceGa naar voetnoot7), qui sont certes deux chefs-d'oeuvres, et ne | |
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pense pas avoir jamais veu ensemble plus d'antiquité renouvellée, plus de raison continuë, plus de subtilité appuyée de plus de force. Il ne s'amuse pas à élever sur un mot qui ne reçoit point de difficulté, un trophée de passages tous semblables, à la mode de nos faiseurs de notes, qui les entassent les uns sur les autres, et n'apportent dans leurs écrits que la crudité et l'indigestion de leur lecture. Il traite la grammaire en philosophe, et sousmet les livres à la raison, et l'autorité que le temps leur a donnée aux principes que la verité a établis. Il a découvert cette idée de l'art, de laquelle les meilleurs ouvriers ne s'approchent que de loin, et cette derniere perfection, auprés de laquelle on void des taches et de l'impureté dans les ouvrages les plus travaillez. J'ay grand dessein, Monsieur, d'aller me rendre sçavant sous sa discipline, et d'estre en mesme temps vostre courtisan et son auditeur. Je médite ce voyage dés l'année passée. Mais je voudrois bien que vos armes eussent achevé de me faire le chemin que je desirerois tenir, et qu'il n'y eust rien d'espagnol depuis Paris jusques à la Haye. La sainteté des poëtes et des orateurs n'est pas reconnuë par tout le monde. Ils ne sont point inviolables chez les barbares. Ces ennemis publics ne pardonneroient pas mesme à Apollon, ny aux Muses, et ma personne ne leur seroit pas en plus grande reverence que mon livre, qu'ils ont fait brûler en plein conseil par les mains du Marquis d'AytonaGa naar voetnoot1). N'est-il pas vray que vous n'avez point ouy parler d'un executeur plus illustre, ny qui face plus d'honneur au mestier, et que le Comte d'Egmont et de Horne ne furent pas traitez en leur supplice avec tant de pompe et de dignité? Je n'oserois rire, Monsieur, de cette cruauté extravagante; le bon intervalle est expiré, et il n'y a pas moyen d'estendre plus loin le congé que j'ay eu de ma tristesse. Je vous quitte donc, pour la reprendre, et finis apres avoir juré per illos manes, numina doloris nostri, qu'il ne me reste rien dans le monde qui me soit plus cher que vostre amitié, et que je suis de toute mon ame ..... A Balzac, le 2 Fevrier 1633. |
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