Verzamelde werken. Deel 3. Cultuurgeschiedenis 1
(1949)–Johan Huizinga– Auteursrecht onbekend
[pagina 519]
| |
La valeur politique et militaire des idées de chevalerie a la fin du Moyen AgeGa naar voetnoot*Mesdames, Messieurs,
Je serais très confus de me trouver parmi vous, pour prendre la parole dans cette assemblée générale, s'il ne m'était permis de reporter le grand honneur que m'a fait votre invitation sur l'Université de Leyde que j'ai l'honneur de représenter. Il y a quelques mois, un savant français nous a rappelé dans sa thèse en Sorbonne ce que l'Université de Leyde doit à la France. Nous ne l'avions point oublié d'ailleurs; comment pourrait-on oublier les noms de Scaliger, de Doneau, de Rivet, de Saumaise, qui ont illustré Leyde et la Hollande? - C'est en évoquant ces souvenirs d'une parenté d'esprit, déjà ancienne, entre la France et la Hollande, que je sollicite votre bienveillante attention. En me proposant de vous parler de la valeur politique et militaire des idées de chevalerie à la fin du moyen âge, je n'ai nullement la prétention de vous apporter des choses nouvelles. Je ne veux que grouper sous un jour spécial certains faits bien connus, et réagir dans une certaine mesure contre les tendances actuelles de la science de l'histoire. Les médiévistes de nos jours ne sont guère favorables en général à la chevalerie. A force de dépouiller les archives, où il est bien peu question de la chevalerie, on est arrivé à nous présenter un tableau du moyen âge, où dominent tellement les points de vue économiques et sociaux, que l'on pourrait parfois oublier que la chevalerie a été, après la religion, la plus forte des idées générales et généreuses qui ont rempli les cerveaux et les coeurs de ces hommes d'autrefois. Nous sommes bien loin des romantiques qui voyaient surtout dans le moyen âge le temps de la chevalerie. Quoi qu'il en soit de la chevalerie au temps des croisades, on s'accorde aujourd'hui à raconnaître qu'au quatorzième ou au quinzième siècle, elle n'a été qu'un rajeunissement plus ou moins factice de choses mortes, une espèce de renaissance très consciente et peu sincère d'idées dont la valeur réelle avait disparu. Cet engouement | |
[pagina 520]
| |
romantique pour la prouesse des Artur et des Lancelot est personnifié dans le roi Jean le Bon, qui faillit deux fois compromettre l'indépendance de la France: d'abord en perdant la bataille de Poitiers, puis en donnant la Bourgogne au plus brave de ses fils. De son temps, tout le monde s'empresse de fonder des ordres de chevalerie; les tournois et les joutes sont à la mode comme ils ne l'ont jamais été; des chevaliers errants parcourent l'Europe pour accomplir les voeux les plus étranges et les plus romanesques; on remanie les romans d'aventure, on fonde à nouveau le culte de l'amour courtois. Tout cela peut être tenu, si l'on veut, pour un phénomène superficiel et futile: pour une mode littéraire et sportive de la noblesse et rien de plus. Eh bien! même si ce n'avait été rien de plus, ce n'en serait pas moins un fait historique de première importance. Car il y aurait là l'indice dans l'esprit d'une époque de la tendance à reproduire dans la vie réelle une vision idéale du passé. L'histoire de la civilisation est pleine de pareilles hantises de l'autrefois. De tous les sujets d'étude il n'en est pas de plus importants. Cette nostalgie éternelle d'une perfection qui n'est plus, ce besoin jamais assouvi de renaissance, n'est-ce pas au fond une chose bien plus intéressante que la question de savoir si tel homme d'État a été traître ou dupe, ou si telle campagne militaire visait dès le début à la conquête ou n'était qu'une diversion? J'ai parlé de renaissance; il faut remarquer que les liens qui rattachent à la Renaissance proprement dite ce renouvellement de la chevalerie vers la fin du moyen âge sont beaucoup plus forts qu'on ne se le figure. C'est comme un prélude naïf et partiel de la Renaissance. Car en ressuscitant la chevalerie on croyait revenir à l'antiquité. Dans l'esprit du quatorzième siècle, l'image de l'antiquité se confondait encore avec celle de la Table ronde. Le roi René, dans son poème le Cuer d'amours épris, nous montre les tombeaux de Lancelot et d'Artur entremèlés avec ceux de César, d'Hercule et de Troïlus, tous ornés de leurs blasons. Une coïncidence terminologique contribuait à faire remonter l'origine de la chevalerie à l'antiquité romaine. Comment aurait-on pu se rendre compte que le mot ‘miles’ ches les auteurs romains ne désignait pas ‘miles’ dans le sens du latin médiéval, s'est-à-dire un chevalier, ou bien qu'un ‘eques’ romain était autre chose qu'un chevalier féodal? Par conséquent Romulus, parce qu'il institua mille guerriers à cheval, était | |
[pagina 521]
| |
tenu pour le fondateur de la chevalerie. Un chroniqueur bourguignon, Lefèvre de Saint-Rémy, dit à la louange de Henri V, roi d'Angleterre: ‘Et bien entretenoit la discipline de chevalerie, comme jadis faisoient les Romains.’ Il est manifeste que l'histoire de la politique et des guerres des derniers siècles du moyen âge, telle que la décrit la plume de Froissart, de Monstrelet, de Chastellain et de tant d'autres, nous montre bien peu de chevalerie et beaucoup de convoitise, de cruauté, de calcul froid, d'intérêt bien entendu et de finesse diplomatique. La réalité de l'histoire semble perpétuellement désavouer l'idéal fantasque de la chevalerie. Et pourtant tous ces écrivains-là ont vu l'histoire de leur temps tout illuminée de leur idéal prédominant, qui est la chevalerie. Malgré la confusion et les horreurs monotones de leurs récits, ils l'ont vue, cette histoire, baignant dans une atmosphère de prouesse, de fidélité et de devoir. Ils commencent tous par annoncer leur dessein de glorifier la prouesse et les vertus chevaleresques, de raconter ‘nobles entreprinses, conquestes, vaillances et fais d'armes’ (d'Escouchy), ‘les grans merveilles et li biau fait d'armes qui sont avenu par les grans guerres’ (Froissart). Ensuite ils l'oublient un peu. Froissart, l'enfant terrible de la chevalerie, nous raconte trahisons et cruautés sans fin, sans trop s'apercevoir de la contradiction entre ses conceptions générales et le contenu de son récit. Tous ces auteurs sont fortement persuadés que le salut du monde ainsi que le règne de la justice dépendent des vertus de la noblesse. Les temps sont mauvais, seule le chevalerie pourra y remédier. Voici comment s'exprime à ce sujet le Livre des faicts du mareschal Boucicaut. ‘Deux choses, dit-il, sont par la volonté de Dieu establies au monde, ainsi comme deux piliers à soustenir les ordres des loix divines et humaines... et sans lesquels serait le monde ainsi comme chose confuse et sans nul ordre... Iceulx deux piliers sans faille sont Chevalerie et Science qui moult bien conviennent ensemble.’ L'idée de la chevalerie tend même à envahir le domaine métaphysique. Le fait d'armes de l'archange Michel est glorifié par Jean Molinet comme ‘la première milicie et prouesse chevaleureuse’. La conception de la chevalerie constituait pour ces auteurs-là l'ensemble des idées générales à l'aide desquelles ils s'expliquaient les ressorts de la politique et de l'histoire. Leur point de vue était très insuffisant et très fantaisiste sans doute. Le nôtre est beaucoup plus | |
[pagina 522]
| |
vaste; il embrasse les causes économiques et sociales entre autres. Pourtant cette vision d'un monde régi par la chevalerie, toute superficielle et fausse qu'elle fût, c'était ce que pouvait concevoir de plus clair l'esprit laïque du moyen âge dans le domaine des idées politiques. C'est la formule par laquelle les hommes de ce temps réussirent à comprendre, tant soit peu, la complexité effrayante des événements. Ils ne voyaient autour d'eux que violence et confusion. La guerre, c'était, la plupart du temps, un procès chronique d'incursions isolées. La diplomatie, c'était une procédure très solennelle et très verbeuse, où une foule de questions de détail juridiques se heurtait à quelques traditions très générales et à quelques points d'honneur. Toutes les catégories dont nous nous servons pour comprendre l'histoire leur faisaient presque totalement défaut, et pourtant ils avaient, comme nous, le besoin d'y voir de l'ordre. Il leur fallait une forme pour leur pensée politique, et c'est là qu'intervient l'idée de chevalerie. Grâce à la fiction chevaleresque, l'histoire se ramène pour eux à un grave spectacle d'honneur et de vertu, à un noble jeu de règles édifiantes et héroïques. On me dira que tout cela, tout en étant du plus haut intérêt pour l'histoire des idées, ne suffirait pas à prouver que les traditions de chevalerie aient eu une influence réelle sur l'histoire des événements. Or, c'est cela que je voudrais démontrer. Est-ce bien difficile après tout? Quand j'ai appelé le roi Jean le Bon le type de cette renaissance de la chevalerie, chacun a pu se rappeler que c'est précisément à cause de son préjugé chevaleresque que son règne a été fatal à la France. La bataille de Poitiers a été perdue par suite de l'imprudence et de l'obstination chevaleresque qu'il montre vis-à-vis de la tactique de l'armée anglaise inférieure en nombre. Après l'évasion de son fils qui servait d'otage, le roi, fidèle à l'honneur, se rend en Angleterre, livrant le pays aux périls d'une nouvelle régence. Autre acte de chevalerie, admirable en somme. L'aliénation de la Bourgogne, quels que fusent les calculs politiques, fut dictée en premier lieu par un motif de chevalerie, devant lequel la raison d'État s'efface: c'était la récompense de la vaillance déployée par le jeune Philippe à Poitiers. En voilà assez pour se convaincre que les idées de chevalerie ont pu avoir une influence réelle, et le plus souvent funeste, sur le sort des pays. On peut même dire que la politique et la guerre comme telles, quelles que fussent les réalités de la diplomatie ou de la | |
[pagina 523]
| |
stratégie, étaient conçues du point de vue de la chevalerie. Tout conflit entre deux pays se présentait à l'esprit comme une cause en droit entre deux individus nobles, comme une querelle, au sens juridique du mot. On soutient ‘la querelle’ de son seigneur, comme si on le suivait devant le juge pour jurer avec lui. Par conséquent, la bataille ne diffère que graduellement du duel judiciaire et du combat de chevaliers en champ clos. Honoré Bonet, dans son Arbre des batailles, les range tous les trois sous une même catégorie, tout en distinguant nettement ‘grandes batailles générales’ de ‘batailles particulières’. De cette conception de la guerre comme n'étant qu'une extension du duel, résulte l'idée que le meilleur moyen de finir un différend politique serait le duel des deux princes, porteurs de la ‘querelle’. Il y a là un exemple curieux d'une idée politique qui a hanté les esprits durant plusieurs siècles comme une possibilité très sérieuse et un moyen très pratique, sans s'être jamais réalisée. Jusqu'en plein seizième siècle, plusieurs princes de divers pays ont annoncé leur intention de combattre en champ clos leur adversaire. Ils l'ont défié en due forme; ils se sont préparés au combat avec beaucoup d'entrain. Puis rien n'en est résulté. On pourrait n'y voir qu'une réclame politique, soit pour en imposer à son ennemi, soit pour apaiser les doléances de ses propres sujets. Pour moi, je croirais volontiers qu'il y avait là quelque chose de plus, que j'appellerais le besoin chimérique, mais sincère après tout, de se conformer à l'idéal de la chevalerie, en se posant devant tous comme le champion du droit qui n'hésite pas à se sacrifier pour son peuple. Comment s'expliquer autrement la persistance étonnante de ces projets de duels princiers? C'est Richard II d'Angleterre qui offre de se battre, lui quatrième, avec ses oncles de Lancastre, de York et de Glocestre, contre le roi de France, Charles VI, avec les siens, les ducs d'Anjou, de Bourgogne et de Berry. C'est Louis d'Orléans qui défie le roi d'Angleterre Henri IV. C'est Henri V d'Angleterre qui, avant de marcher à Azincourt, provoque le dauphin. C'est surtout le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, qui montre un attachement acharné à ce moyen d'en finir. En 1425, il défie Honfroi, duc de Glocester, à propos de la question de Hollande. Le motif, comme toujours, est établi expressément dans ces termes: ‘Pour éviter effusion de sang chrestien et la destruction du peuple, dont en mon cueur ay compacion’, je veux ‘que par mon corps sans plus ceste querelle soit menée à fin, sans y aler avant par voies de guerres, | |
[pagina 524]
| |
dont il convendroit mains gentilz hommes et aultres, tant de vostre ost comme du mien finer leurs jours piteusement’. Tout était prêt pour le combat: l'armure magnifique et les vêtements d'apparat, les pavillons, les étendards, les bannières, les cottes d'armes pour les hérauts, le tout orné richement des blasons ducaux et de ses emblèmes, le briquet et la croix de Saint-André. Le duc s'était soumis à l'entraînement, ‘tant en abstinence de sa bouche comme en prenant peine pour luy mettre en allainne’. Il s'exerçait chaque jour dans son parc de Hesdin avec des maîtres d'escrime. M. de Laborde donne par le menu le détail des frais que suscita cette affaire, mais le combat n'eut pas lieu. Cela n'empêcha pas que, vingt ans plus tard, le duc ait voulu de nouveau décider une question touchant le Luxembourg par un combat singulier avec le duc de Saxe. Dans ses vieux jours, il fit encore voeu de combattre corps à corps le Grand Turc. On retrouve la coutume de ces défis entre souverains jusqu'en pleine Renaissance. François de Gonzague offrit de libérer l'Italie de César Borgia par un duel à l'épée et au poignard. Charles-Quint lui-même, à deux reprises, proposa formellement au roi de France de finir leur différends par un combat singulier. N'essayons pas de préciser trop rigoureusement le degré de sincérité que contenaient ces projets fantastiques qui ne se sont jamais réalisés. Sans doute il faut y voir un mélange de conviction sincère et de fanfaronnade héroïque. N'oublions pas que dans toute civilisation archaïque, la démarcation nette entre le sérieux et la pose se dérobe à nos regards. Dans la vie chevaleresque, le jeu grave et solennel se confond sans cesse avec la raison et le calcul. En négligeant l'élément de jeu on ne comprendrait pas tous les ressorts de la politique médiévale. J'ai dit jeu; ne faudrait-il pas plutôt dire passion? Ah! je ne veux pas dire que dans la politique de nos jours les passions ne comptent pour rien. Mais au moyen âge elles avaient pris une formalité distincte, un aspect presque personnel, comme les figures allégoriques qu'on voit sur les tapisseries. La passion de l'honneur, de la gloire et de la vengeance se dressait devant les esprits dans la splendeur de la vertu et du devoir. La vengeance, pour un prince du quinzième siècle, est un devoir politique de premier ordre, non pas chrétien sans doute, mais qui pour lui tient néanmoins du sacré. Aucun motif de guerre ne frappait autant les imaginations que celui de la vengeance. D'après | |
[pagina 525]
| |
le Débat des heraulx d'armes de France et d'Angleterre, la ‘juste querelle’ qui oblige le roi de France à conquérir l'Angleterre se fonde en premier lieu sur le fait que le meurtre de Richard II, époux d'une princesse française, n'avait pas été vengé. Viennent en second lieu la réparation des ‘innumerables maulx’ que la France a souffert des Anglais et ‘les grans richesses’ que promet la conquête. Mais nous risquons de nous éloigner de notre sujet, car après tout la vengeance, quoique étant un point d'honneur éminemment chevaleresque, a ses racines dans une couche d'idées encore plus profonde que celle de la chevalerie. Revenons donc à l'effet de ces idées proprement dites sur la conduite de la guerre. Un seul exemple suffira pour illustrer comment se heurtaient continuellement les exigences de la stratégie ou de la tactique et les préjugés chevaleresques. Quelques jours avant la bataille d'Azincourt, le roi d'Angleterre, en chevauchant à la rencontre de l'armée française, dépassa un soir par méprise le village que les fourrageurs de son armée lui avaient désigné comme endroit pour y passer la nuit. Il aurait eu le temps de reculer, et il l'aurait fait, si un point d'honneur ne le lui avait défendu. Le roi, ‘comme celui qui gardait le plus les cérimonies d'honneur très loable’, venait de promulguer une ordonnance d'après laquelle ses chevaliers, en reconnaissance, devaient ôter leurs cottes d'armes, parce que l'honneur ne souffrait pas qu'un chevalier reculât en vêtement de bataille. Or, le roi lui-même avait vêtu sa cotte d'armes, partant il ne pouvait pas regagner le village désigné. Il passa donc la nuit là où il était venu et fit pareillement s'avancer l'avant-garde, malgré les dangers que cela aurait pu entraîner. Sans doute, quand il s'agissait d'une décision importante, la plupart du temps la prudence stratégique l'emportait sur les points d'honneur. Les invitations à l'ennemi, qui étaient d'usage, pour s'entendre sur le choix d'un champ de bataille, indice très clair de l'assimilation d'une bataille à une décision judiciaire, sont généralement refusées par celui qui occupe la meilleure position. La raison ne l'emporte cependant pas toujours. Avant la bataille de Najera (ou de Navarrete), où Bertrand du Guesclin fut fait prisonnier, Don Henri de Trastamara veut à tout prix se mesurer avec l'ennemi en rase campagne. Il se prive volontairement des avantages que lui offrait la configuration du terrain et perd la bataille. On n'exagérera pas en disant que les idées de chevalerie ont exercé | |
[pagina 526]
| |
une influence constante sur la conduite de la guerre, soit en retardant, soit en précipitant les résolutions, en faisant manquer les chances et négliger les profits. Influence réelle, par conséquent, mais en somme négative. Il y a cependant un autre côté de la question qu'il faut envisager quelques instants. En appelant le système d'idées de la chevalerie un noble jeu de règles d'honneur et de préceptes de vertu, j'ai touché le point où l'on peut constater des rapports entre la chevalerie et l'évolution du droit des gens. Quoique les origines de ce dernier remontent à l'antiquité et au droit canon, c'est la chevalerie qui a été le ferment qui a rendu possible le développement d'un droit de guerre. La notion d'un droit international a été précédée et préparée par l'idéal chevaleresque d'une belle vie d'honneur et de loyauté. Ce n'est pas une hypothèse que j'énonce. On trouvera effectivement entremêlés les premiers éléments du droit des gens avec la réglementation casuistique et souvent puérile des pas d'armes et des combats en champ clos. En 1352, le chevalier Geoffroi de Charny, mort à Poitiers en portant l'oriflamme, adresse au roi, qui vient d'instituer son ordre de l'Étoile, un traité composé d'une longue série de ‘demandes’, c'est-à-dire de questions de casuistique, concernant la joute, le tournoi et la guerre. La joute et le tournoi ont la priorité, mais l'importance des questions des droits de guerre se manifeste par leur nombre très élevé. Rappelons-nous que cet ordre de l'Étoile fut le comble du romantisme chevaleresque, fondé expressément ‘sur la manière de la Table ronde’. Mieux connu que ne le sont les ‘Demandes’ de Geoffroi de Charny est l'ouvrage qui parut vers la fin du quatorzième siècle et dont la vogue a duré jusqu'au seizième: l'Arbre des batailles, de Honoré Bonet, prieur de Selonnet en Provence. Il faut s'étonner que M. Ernest Nys, qui s'est tant occupé des précurseurs de Grotius et spécialement de Honoré Bonet, ait nié l'influence des idées de chevalerie sur le développement du droit des gens. Comme nulle part il n'apparaît mieux que dans l'Arbre des batailles, à quel point la conception dirigeante qui inspire à l'auteur, ecclésiastique lui-même, ses idées très remarquables, est celle de la chevalerie. Les problèmes de la guerre juste ou injuste, ceux du droit de butin et de la fidélité à la parole donnée se présentent à l'esprit de Bonet comme des cas de conduite chevaleresque, qu'il traite par distinctions spéciales et formalistes. On y trouve pêle-mêle les questions d'honneur personnel et les | |
[pagina 527]
| |
questions les plus graves du droit des gens. En voici quelques exemples: ‘Se harnoys perdu en bataille se doit rendre quant il a esté presté.’ - ‘Se harnoys et chevaulx loués en bataille, et illec sont perdus, silz se debvoyent rendre ou non.’ On sait que la rançon des prisonniers nobles était d'une importance extrême dans la guerre du moyen âge, et c'est ici surtout que convergent l'honneur chevaleresque et les principes du droit des gens. ‘Se ung homme est prins soubz le sauf-conduist de ung aultre se il est tenu de le délivrer à ses propres despens.’ - ‘Se ung homme doibt retourner en la prison après ce que il a esté mys hors de la dicte prison pour aller veoir ses amys ou pour traicter de sa finance et il ne la peut finer, se le dit homme doibt retourner en la prison en esperance de souffrir mort.’ Insensiblement on passe des suppositions spéciales aux questions d'ordre général. ‘Ceste fois nous vueil je faire une telle question, c'est assavoir par quel droit ne par quelle raison peut-on mouvoir guerre contre les Sarrazins ou autres mescreans, et se c'est chose deue que le pape donne pardon et indulgence pour ces guerres.’ L'auteur prouve qu'elles ne sont pas même licites dans le but de convertir les païens à la foi. Quant à la question importante: ‘Se ung prince à ung aultre peult les passaiges de son pays refuser’, on ne saurait être d'accord avec l'auteur, qui prouve que le roi de France a le droit d'exiger le passage par l'Autriche pour aller guerroyer en Hongrie. On le sera de tout coeur, au contraire, dans la question, si le roi de France, en guerre avec l'Angleterre, peut faire prisonniers ‘les povres Angloys, marchands, laboureurs de terres et les bergiers qui gardent les brebis aux champs’, Bonet répond que non; non seulement la morale chrétienne le défend, mais encore ‘l'honneur du siècle’. L'esprit de mansuétude et d'humanité, dans lequel l'auteur résout ses questions, va jusqu'à étendre le privilège de sûreté en pays ennemi au père d'un étudiant anglais qui voudrait aller voir à Paris son fils malade. L'Arbre des batailles, hélas! n'était qu'un traité théorique. Nous savons très bien que la guerre de ces temps-là a été très cruelle. On a trop peu respecté les belles règles et les exemptions généreuses telles pue les énumérait le bon prieur de Selonnet. Pourtant si un peu de clémence s'est introduit lentement dans les moeurs politiques et militaires, c'est plutôt le sentiment d'honneur qui y a contribué que les convictions de légalité et de morale. Le devoir militaire a été conçu d'abord comme l'honneur d'un chevalier. | |
[pagina 528]
| |
Taine a dit: ‘Dans les conditions moyennes ou inférieures le principal ressort est l'intérêt. Chez une aristocratie, le grand moteur est l'orgueil. Or, parmi les sentiments profonds de l'homme il n'en est pas qui soit plus propre à se transformer en probité, patriotisme et conscience, car l'homme fier a besoin de son propre respect, et pour l'obtenir, il est tenté de le mériter’. Il me semble que c'est là le point de vue duquel il faut envisager l'importance de la chevalerie dans l'histore de la civilisation. L'orgueil assumant les traits d'une haute valeur éthique, la fierté du chevalier préparant la voie à la clémence et au droit. Si vous voulez vous convaincre que ces transitions d'idées sont réelles, lisez le Jouvencel, le roman biographique de Jean de Bueil, compagnon d'armes de la Pucelle. Qu'il me soit permis d'en citer un seul passage, où la psychologie du courage a trouvé une expression simple et touchante. ‘On s'entr'ayme tant à la guerre. Quand on voit sa querelle bonne et son sang bien combatre, la larme en vient à l'ueil. Il vient une doulceur au cueur de loyaulté et de pitié de veoir son amy qui si vaillamment expose son corps pour faire et acomplir le commandement de nostre créateur. Et puis on se dispose d'aller mourir ou vivre avec luy, et pour amour ne l'abandonner point. En cela vient une délectation telle que, qui ne l'a essaiié, il n'est homme qui sceust dire quel bien c'est. Pensez-vous que homme qui face cela craingne la mort? Nennil; car il est tant reconforté, il est si ravi, qu'il ne scet où il est. Vraiment il n'a paour de rien.’ Voilà le sentiment de la chevalerie qui se transforme en patriotisme. Tous les meilleurs éléments de celui-ci: l'esprit de sacrifice, le besoin de justice et de protection envers les opprimés, ont germé dans le sol de la chevalerie. C'est dans le pays classique de la chevalerie qu'on entend pour la première fois les accents émouvants d'un amour de la patrie, empreint du sentiment de justice. Il n'est pas besoin d'être un grand poète pour dire ces simples choses dignement. Aucun auteur de ces temps-là n'a donné au patriotisme français une expression plus touchante et plus variée qu'Eustache Deschamps, poète assez médiocre. Voici, par exemple, en quels termes il s'adresse à la France: Tu as duré et durras sanz doubtance
Tant com raisons sera de toy amée,
Autrement, non; fay donc à la balance
Justice en toy et que bien soit gardée.
| |
[pagina 529]
| |
La chevalerie n'eût point été l'idéal de vie de plusieurs siècles si elle n'avait contenu de hautes valeurs sociales. C'est dans l'exagération même de ses vues généreuses et fantastiques qu'a résidé sa force. L'âme du moyen âge, féroce et passionnée, ne pouvait être conduite qu'en plaçant beaucoup trop haut l'idéal vers lequel devaient tendre les aspirations. Ainsi fit l'Église, ainsi a fait la pensée du féodalisme. Que la réalité ait continuellement démenti ces hautes illusions d'une vie sociale pure et noble, qui oserait le nier? Mais, en définitive, où serions-nous, si nos pensées n'avaient jamais dépassé l'exacte distance du réalisable? |
|