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Épitres a Antoine Wiertz.
I
Sur son tableau représentant les Grecs et les Troyens qui se disputent le corps de Patrocle.
Haec mando vobis, ut diligatis invicem.
Evang. sec. Joann. XV, 17.
Hier je me disais: - ‘Muse des rêveries,
Mes pieds ont déserté tes pelouses fleuries.
De ton palais magique aux lambris éclatants,
Mes mains à double tour ont fermé les battants,
Hélas! et loin de moi, ma belle souveraine,
J'ai jeté la clé d'or de ton boudoir de reine.
J'ai fui tes frais jardins, où mille rossignols
Chantent, comme, la nuit, les doux luths espagnols.
Assez ma lèvre a bu le nard de tes mensonges.
Je me suis réveillé du sommeil des faux songes.
De tes enchantements le cours s'est arrêté,
Et me voici rentré dans la réalité.
Quand l'horizon toujours se voile de plus d'ombre,
Quand chaque vent améne un nuage plus sombre;
Quand le ciel au penseur, tourné vers l'avenir,
Cache de plus en plus tout ce qui doit venir;
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Quand la société, vaisseau pris par l'orage,
S'aventure gaîment au-devant du naufrage
Et voit, dans le péril de la foudre et des flots,
Ses pilotes dorniir, chanter ses matelots;
Quand le doute a brisé l'urne d'or des croyances;
Quand l'égoïsme a pris toutes les consciences,
Et que l'arbre d'amour que le Christ a planté
Voit mourir dans leur fleur ses fruits de vérité, -
Le poëte ne doit plus garder le silence.
Il faut qu'il jette aussi son poids dans la balance,
Et que sa voix d'en haut parle au peuple ameuté,
Cette foule où chacun tire de son côté.
Muse aux rimes de fer, comme ceux de ma race,
Prenons le javelot, endossons la cuirasse.
Aux créneaux d'un journal, ma tour, mon château fort,
O ma muse! il me faut, le coeur ardent et fort,
Veiller, veiller sans cesse, et, la mèche allumée,
Sentinelle attentive aux rumeurs de l'armée,
Auprès de mes canons couchés sur leurs affùts,
Épier du regard ses mouvements confus,
Ou, comme le Mentor du fils du roi d'Ithaque,
Porter mon olivier au milieu de l'attaque,
Et dire à tous: ‘Enfants de la même cité,
Mes frères, qu'avez-vous fait de la charité?’
Et pourtant me voici qui rève et qui médite.
Maître, devant la toile où toumoie et s'agite
Cette oeuvre gigantesque éclose en ton esprit,
Toi que la muse antique avec son lait nourrit:
Combat épouvantable et plein de rage amère,
Où luttent corps à corps tous les héros d'Homère,
Colosses de granit par ton souffle animés,
Haletants, furieux et de haine enflammés,
Tourbillon plein de bruit, orageuse mêlée.
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Où, les yeux flamboyants, la narine gonflée,
Ces géants surhumains se battent en hurlant,
Pourquoi? Pour s'arracher un cadavre sanglant.
Oh! comme pleureront les vierges de Locride
Quand il descendra mort sur leur rivage aride!
Oh! comme on entendra de douloureux récits
Du golfe d'Anticyre au détroit de Chalcis!
Car le voilà, si beau de jeunesse et de gloire,
Tombé, quand il touchait au seuil de son histoire,
Et qu'il gravait avec le glaive, son burin,
Homère, son grand nom sur tes pages d'airain.
D'un côté c'est la Grèce, et de l'autre c'est Troie,
S'acharnant toutes deux à déchirer leur proie.
Et le soleil, déjà penché vers l'occident,
Est prêt à se coucher dans son linceul ardent.
Et toujours la victoire incertaine refuse
De descendre au milieu de la foule confuse
Des guerriers, tout baignés de sang et de sueur,
Que teint le jour mourant de sa rouge lueur.
Les dieux sont indécis et gardent le silence,
Et le Sort immobile arrête sa balance,
Et demande lequel de ses plateaux de fer
Doit monter vers le ciel ou pencher vers l'enfer.
Mais attendez, ô flots que roule le Scamandre!
Attendez! attendez! car vous allez entendre
Le triple cri d'Achille éclater vers les cieux,
Qui forcera le Sort et forcera les dieux.
On dit qu'en cette toile, ô maître que j'envie!
Ton crayon homérique a retrace ta vie;
Que le corps de Patrocle est ta gloire, qu'entre eux
Déchirent, en hurlant, de leurs bras ténébreux
Les Troyens, ameutés autour de ta pensee,
Où s'use vainement leur coiére insensée, -
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Car ton oreille entend déjà dans l'avenir
Crier la voix d'Achille, ami, qui doit venir.
Mais je vois autre chose en cette oeuvre profonde:
Dans ton cadre se meut le poëme du monde!
C'est l'ardente mêlée, où le bien et le mal
Se heurtent, combattant le combat social;
C'est le champ clos suprême, Iliade acharnée,
Où luttent, pleins de rage et de haine obstinée
L'esprit de l'avenir et l'esprit du passé,
Patal duel, depuis trois siècles commencé,
Quelle en sera, mon Dieu! quelle en sera l'issue?
Lequel des deux verra sa puissance déçue?
Et quel Achille, au fond de sa tente enfermé,
Quel Achille éteindra le combat allumé?
Pourvu qu'il vienne avant que, dans cette âpre lutte,
La sainte liberté, que chacun se dispute,
O mon peintre! ne soit rien qu'un cadavre aussi,
Hélas! comme celui que nous voyons ici!
L'homme n'est-il donc fait (triste et sombre mystère!)
Que pour combattre l'homme ici-bas sur la terre?
N'a-t-il pour éléments que les divisions,
La haine, la discorde et les dissensions?
Et ne songe-t-il pas que nous sommes tous frères,
Et que, pour nous conduire, en nos routes contraires,
Vers l'avenir, ce but que nous rêvons si beau,
La guerre est une torche et la paix un flambeau?
Ah! si chacun faisait son oeuvre en conscience,
Le peintre son tableau, le savant sa science,
Le sculpteur sa statue ou de marbre ou d'airain
Qui nous instruit avec son langage serein;
Si la presse, fournaise où mille ouvriers blêmes
Dans leur crouset ardent fondent tous les problèmes,
Cherchait de quel métal on fait la vérité;
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Si le tribun, qui sert de guide à la cité,
Sans vouloir que son nom éclate et retentisse,
Demandait, non pour lui, mais pour tous la justice;
S'il ne brisait le bien avant d'avoir le mieux;
Si le poëte un jour, rêveur harmonieux,
Formulait ses chansons aux strophes cadencées
En hauts enseignements, pleins de graves pensées;
Si l'écrivain faisait de son livre un flambeau
D'où rayonnent ensemble et l'utile et le beau;
En un mot, si nous tous, occupés sans relâche
En droiture de coeur à faire notre tâche,
Ouvriers qui fondons l'oeuvre de l'avenir,
Nous nous donnions la main tous pour nous soutenir,
Et si du même pas et dans la même voie
Nous marchions vers le but où le ciel nous envoie,
Vers ce but éternel qu'à notre humanité
Montre le doigt du Christ: la Paix, la Charité!...
Mais tu souris. Pourtant de ce rêve impossible
Je m'obstine à gravir la cime inaccessible,
Moi qu'un amour ardent et profond lie à tout,
Aux humbles qu'on opprime, aux plus faibles surtout
Et qui, prenant toujours ma part dans leur souffrance
N'ai jamais séparé la foi de l'espérance.
Aussi croyons, ami, croyons à l'avenir.
Car Dieu sait ce qu'il veut et ce qui doit venir.
Dans Homère, aujourd'hui, qui te hausse à sa taille,
Des Grecs et des Troyens si tu prends la bataille
Pour nous la dérouler dans l'oeuvre que voici,
Page immense qui fait que je médite ainsi,
Quelque jour, ô mon peintre! arrivera sans doute
Où la haine en nos jours s'évanouira toute,
Où, symboles futurs de tout le genre humain,
Les Troyens et les Grecs se serreront la main.
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II
Sur ses détracteurs.
Nascitur ex bello victoria
Gualtherus ab Insulias
O maître! je ne sais quel instinct me ramène
Sans cesse vers la toile où roule et se démène
Ce combat que chanta ton pinceau souverain
Et qu'Homère peignit dans ses rhythmes d'airain.
Toujours confusément il gronde dans ma tête,
Et mon esprit confond le peintre et le poëte.
Car, s'il rentrait un jour dans notre monde humain,
Homère, ô mon ami! te serrerait la main,
A toi qui, le coeur plein de sa vaste épopée,
Où brille en chaque vers le reflet d'une épée,
Fis un chef-d'oeuvre peint d'un chef-d'oeuvre chanté.
Aussi, combien de fois tes doigts ont feuilleté
De ce livre immortel les pages rayonnantes,
Pleines d'éclairs ardents et de foudres tonnantes,
Qui pourra nous le dire? et qui saura jamais
De quel pied obstiné tu gravis les sommets
De la montagne où règne, en sa sphère choisie,
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Homère sur l'histoire et sur la poésie?
Et maintenant, ami, te voilà parvenu
A ce faîte idéal, de la foule inconnu,
D'où ton esprit, planant sur le monde où nous sommes,
Contemple de plus haut les choses et les hommes,
Et sonde, au jour nouveau dont s'éclairent tes yeux,
L'abîme de la terre et l'abîme des cieux.
A tes regards, remplis de visions austères,
La nature se montre avec tous ses mystères.
Tu lis, à livre ouvert, assis en ton milieu,
Dans la création, ce poëme de Dieu,
Comme dans l'âme humaine, enfer profond et sombre.
Où mille passions se démènent dans l'ombre,
Chaos obscur, peuplé de démons ténébreux,
Qui luttent dans la nuit et s'acharnent entre eux;
Et, pareil à Jacob, dans tes songes étranges,
Tu vois marcher l'essaim riant et pur des anges
Sur l'échelle qui lie à la terre le ciel,
Au royaume des temps le royaume éternel!
C'est le triomphe après la lutte, la victoire;
L'aube éclatante après la nuit épaisse et noire.
C'est l'accomplissement du beau rêve qu'hier
Poursuivait ta pensée, ô peintre ardent et fier!
Oh! qu'importe aujourd'hui qu'une brume profonde
Ait dérobé longtemps ton orient au monde
Et longtemps empêché ton radieux soleil
D'epandre ses splendeurs sur l'horizon vermeil?
Qu'importent, maintenant que la lutte est finie,
Les assauts que livra la haine à ton génie?
Car tous les vrais soldats savent que les drapeaux
Déchirés par le fer sont aussi les plus beaux.
Et tu savais qu'un jour, lutteur que rien ne lasse,
Dans notre Panthéon tu trouverais ta place,
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Et que, de ton passé, morne et vain souvenir,
Comme l'arbre du gland, sortirait l'avenir.
Émule glorieux des glorieux modèles,
O maître! dont tu fis tes compagnons fidèles,
Artistes qui, marqués d'un signe au front, le soir,
Viennent à ton foyer tranquillement s'asseoir,
Et, dans le demi-jour de ton atelier sombre
(Monde que ton esprit de tes chefs-d'oeuvre encombre),
Épancher leur pensée en graves entretiens
Et mêler, en causant, leurs grands rêves aux tiens, -
Tu sais toute leur vio et leurs combats sans nombre,
Les abîmes creusés sous leur route dans l'ombre,
Les jalouses clameurs autour de leurs travaux,
Et les acharnements de l'envie au coeur faux,
Ce champignon qui crolt au pied de tous les chênes
Et qui répand dans l'air le poison de ses haines.
Mais tu n'ignores point, ami, qu'un jour aussi
Leur soleil se leva qui leur d it: ‘Me voici!’
Ils n'avaient pour chacun que la voix de leurs oeuvres.
Et, quand parfois, lâchant sur leurs pas ses couleuvres.
L'intrigue embarrassait leurs chemins, - en riant
Ils lui broyaient la tête avec leur pied géant.
Ils étaient grands et forts par eux seuls, par eux-mêmes.
La gloire sur leurs fronts posait ses diadèmes,
Non faits d'or comme ceux, ami, que nous voyons
Autour du front des rois enlacer leurs rayons,
Mais faits de ce métal qu'en sa fournaise sombre
Le Temps, cet ouvrier qui travaille dans l'ombre,
Forge avec son marteau pour votre royauté,
O maître! et dont le nom est immortalité.
Bien qu'ils ne fissent point la cour à la réclame,
Tambour vénal qui bat ou l'éloge ou le blâme,
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Ni la cour aux portiers qui tiennent le cordon
Du chenil de la presse appelé feuilleton,
Où toujours quelque chien, dont l'oeil rouge flamboie,
Jappe, s'il est roquet, ou, s'il est dogue, aboie,
Et, dans son anfre noir, hurle avec plus d'effort
Selon que le passant est plus digne et plus fort. -
Les rois les accueillaient dans leurs palais; les princes
De ces noms lumineux éclairaient leurs provinces;
Les papes leur livraient les murs du Vatican,
Ou leur faisaient bâtir quelque temple toscan,
Ou dresser vers le ciel quelque dôme sublime
Qu'ils jetaient dans les airs pour en combler l'abîme;
L'Église leur ouvrait sa porte à deux battants,
Et, prenant par la main ces hôtes éclatants,
Sur ses plafonds d'azur, tout constellés d'étoiles,
Leur faisait dérouler des fresques et des toiles,
Où, du monde idéal dans le monde réel,
Leur génie évoquait tout le peuple du ciel.
Humbles de coeur, mais grands d'esprit et de pensée,
Ils régnaient, mais d'en haut, sur la foule insensée;
Comme des charlatans, au bruit de leurs tambours,
Ils ne convoquaient point la ville et les faubourgs
Au bazar d'un salon, triennale boutique,
Où chacun de son mieux appelle la pratique,
L'un avec ses marchands de choux et de canards,
L'autre avec ses printemps faits d'un plat d'épinards,
L'autre avec ses tableaux de genre, ignobles scènes,
Où le peuple abruti, dans des bouges obscènes,
Du côté le plus vil toujours nous apparait,
Lui que Dieu, comme nous, à son image a fait,
Et que l'art, oubliant ses enseignements graves,
Livre à notre mépris, ainsi que ces esclaves
Que Sparte, mère dure, en ses jours triomphants,
Exposait, pris d'ivresse, aux rires des enfants.
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Ils voyaient de plus haut l'art, cette sainte chose.
Ils ne salissaient point leur âme à notre prose,
Les pieds dans la nature et le front dans les cieux,
Ils parlaient à l'esprit comme ils parlaient aux yeux.
Ils semaient dans le coeur des foules empressées
Ou de grandes leçons ou de grandes pensées,
Ils jetaient sur le vrai le vêtement du beau,
Et l'art n'était pour eux qu'un rayonnant flambeau.
L'un faisait, relevant quelque gloire abattue,
Du marbre ou de l'airain jaillir une statue:
Un prince que le peuple a gardé dans son coeur;
Un soldat appuyé sur son glaive vainqueur;
Un sage qui médite et dont la main ajuste
La balance des lois avec les poids du juste;
Un poëte, embaumeur de tout grand souvenir,
Qui fait que le passé revit dans l'avenir;
Un savant qui, fouillant l'abîme obscur des choses,
Monta vers les effets par l'échelle des causes;
Ou quelque citoyen qui mourut en riant
Et suivit Curtius dans son gouffre béant.
L'autre avec ses pinceaux évoquait sur ses toiles
Les rois couronnés d'or, Dieu couronné d'étoiles,
Eux drapés dans leur pourpre et dans leur vanité,
Lui debout sur les temps et sur l'éternité:
Ici, le Créateur faisant son oeuvre austère;
Là, le Sauveur ouvrant ses deux bras à la terre,
Pour serrer sur son coeur toute l'humanité
Et lui dire ce mot qui dit tout: ‘Charité’;
Ou la mère du Christ, cette rose fleurie
Pour le jardin des cieux sous le nom de Marie;
Ici, quelque martyr qui mourut sans effroi
Et se fit, en priant, un linceul de sa foi;
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Là, quelque vieux guemer dont le nom dans l'histoire
A pour nimbe l'éclat d'une illustre victoire,
Soleil dont le rayon splendide et solennel
Fait chanter l'avenir, ce Memnon éternel.
Ils célébraient ainsi par leurs apothéoses
Le beau, le vrai, le grand, les hommes et les choses,
Les sublimes vertus, les nobles actions,
Ces diamants, qui font l'écrin des nations
Et que, magicien par qui tout se transforme,
L'art, ce pieux orfévre, enchâsse dans la forme,
Pour que le peuple, ainsi qu'un avare son or,
Les compte quelque jour pour son plus cher trésor.
Comme ceux-là, que Dieu marqua de son empreinte,
O maître! tu réponds à ta mission sainte,
Tu marches le front haut et l'esprit dans les cieux.
La flamme de ton coeur illumine tes yeux,
Et ton art souverain fait, à sa fantaisie,
De l'idée ou du fait sortir la poésie,
Cette âme, ce parfum, cette splendeur de tout.
Reste dans ta pensée, et poursuis jusqu'au bout,
Poursuis, ô mon ami! ta route solennelle,
Et ne traîne jamais les plumes de ton aile
Dans les chemins étroits où vont ces nains jaloux
Dont les têtes à peine atteindraient tes genoux,
Et dont l'oeil impuissant suit en vain dans la nue
Ton essor lumineux et ta trace inconnue;
Ne cherche que le vrai, ne cherche que le beau,
Parmi leurs lampions, ami, vois le flambeau;
Car l'oubli dés longtemps aura pris, comme Hercule,
Dans sa peau de lion ce peuple ridicule,
Quand ton nom, de son poids écrasant tous leurs noms
Brillera parmi ceux dont nous nous souvenons.
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Sourd aux vaines clameurs, travaille, persévère.
Ressuseite à nos yeux, peintre grave et sévère,
Les exemples vivants dont notre âge empressé
Épelle les récits aux livres du passé,
Et les hautes leçons de courage et de gloire
Que raconte au présent la bouche de l'histoire.
Feuillette tour à tour, penseùr éblouissant,
L'Iliade et la Bible avec ton doigt puissant.
Toi, dont l'antiquité fut la muse et la mère,
Puise au double océan de Moïse et d'Homère.
Va du saint patriarehe au poëte fameux,
Et reste toujours grand et sublime comme eux.
Ami, de ton soleil, à peine à son aurore,
Quand ne douteront plus ceux qui doutent encore,
Quand, mirmidons d'argile, ô géant de granit!
Ils le verront enfin briller à son zénith;
Quand ton génie aura bâillonné qui te raille,
Nous te trouverons bien quelque pan de muraille
Ou quelque toile immense, où naîtra sous tes mains
Ce peuple merveilleux de héros surbumains
Qui fit dans l'Iliade, à travers six cents lustres,
Gronder le bruit confus de ses combats illustres,
Ou dans la Bible, centre où Dieu mit sa clarté,
Flamboyer les splendeurs de toute vérité.
Car nous ne voulons pas, maître, que la patrie
Ait à rougir de honte un jour, ni qu'on lui crie:
‘Ingrate, qui, dressant tes piédestaux jaloux,
Plaças les nains dessus et les géants dessous!’
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III
Sur son tableau représentant le triomphe du Christ.
Deus autem, quae praenunciavit per os omnium Prophetarum, pati Christum suum, sic implevit.
Act. Apostotor. III, 18.
O mon peintre! voici qu'un chef-d'oeuvre nouveau
Se déroule à nos yeux, jailli de ton cerveau,
Monde prodigieux, où ta pensée ardente
Médite incessamment la Bible, Homère et Dante,
Et contemple, du haut de ses larges sommets,
Ces trois soleils de l'art qui ne mourront jamais.
Cette fois ce n'est plus une de ces batailles
Où se heurte le choc des glaives pleins d'entailles,
Des cuirasses, des dards, des boucliers d'airain,
Des chevaux dont le sang inonde à flots le frein,
Des guerriers brandissant avec leurs mains épiques
Les troncs d'arbres qui sont les hampes de leurs piques;
Sinistre tourbillon qui, depuis trois mille ans,
Tonne dans l'Iliade avec ses bruits roulants
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Et fait crier, autour des murailles de Troie,
Les aigles de l'Ida qui demandent leur proie,
Tandis qu'Achille, au fond de sa tente enfermé,
Sent dans son coeur tomber Patrocle inanimé.
C'est le Christ! C'est le Christ! C'est le maître sublime,
Qui passe illuminant avec sa croix l'abîme
Et qui jette aux maudits, dans leur éternité,
Un rayon de sa gloire et de sa majesté.
C'est le Christ! C'est le Christ! La montagne à la plaine
Répète, en gémissant, les cris de Madeleine.
Sion met son manteau de veuve, et dans ses flots
Le Cédron se lamente et roule des sanglots.
Le temple épouvanté sent trembler ses solives,
Et le vautour, planant sur le mont des Olives,
Contemple avec pitié la Vierge des douleurs
Debout au Golgotha qui boit ses derniers pleurs.
Pauvre mère! Elle est là morne et les traits livides,
Et, les yeux épuisés comme deux urnes vides,
Ployant sur ses genoux à force de souffrir,
Dans son fils expirant se regarde mourir.
Il meurt! Il apenché sa tête sur l'épaule,
Et la terre s'émeut de l'un à l'autre pôle.
Et le jour, se voilant d'un nuage de sang,
Livre à l'obscurité l'univers gémissant.
Il est mort! il est mort!’ chante la voix des nues;
‘Est-ce pour voir ce deuil que nous sommes venues
Du Nord et du Midi vers l'Orient vermeil,
Et que, de tous les cieux hôtesses radieuses,
Nous avons revêtu nos robes merveilleuses
‘Il est mort! il est mort!’ répond la voix des arbres,
Les saules inclinés qui pleurent sur les marbres,
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Le cèdre qui dans l'air tord ses bras effarés,
Les palmiers étoilés pour qui Dieu fit l'espace,
Et les oliviers verts d'où la brise qui passe
Fait sortir des sanglots sourds et désespérés.
‘Il est mortl il est mort!’ disent dans leurs voyages
Les aigles éperdus dans l'ombre des nuages,
Et le tigre effrayé qui fuit en pantelant,
Et le lion, saisi d'une terreur profonde,
Qui tressaille, eroyant sentir trembler le monde
Sous son pied chancelant.
‘Il est mort! il est mort!’ gémit la voix des hommes.
Son soleil s'est éteint sur la terre où nous sommes.
Mais son sang a lavé nos crimes expiès.
Il a fait refleurir toutes nos espérances.
Hélas! quand nous allions aux ronces des souffrances
Ensanglantant nos coeurs et déchirant nos pieds.
‘L'Éden nous a fermé sa porte infranchissable.
Laboureurs du désert, nous semons sur le sable
Sans qu'une moisson vienne en nos sillons maudits.
Nous avons fait le tour des misères humaines.
Christ! qui nous sauvera si tu ne nous ramènes
Or, tandis que ce deuil éclate sur la terre,
Du grand crucifié le spectre humanitaire
Apparaît dans les cieux, et la création
Croit voir le Christ réel dans cette vision.
Du drame du Calvaire acteur auguste, il passe,
Et seul, de sa grandeur il peuple tout l'espace.
Ses bras, saignants encor des clous du Golgotha.
Comme à l'heure où la vie en son coeur s'arrêta,
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Sont ouverts sur la croix pour embrasser le monde,
Et sa pourpre royale est le sang qui l'inonde.
Quatre anges, embouchant leurs trompettes d'airain,
Remplissent l'univers de son nom souverain;
Et l'univers muet, qui tressaille et l'écoute,
Sent tomber de ses yeux les écailles du doute
Et comprend, à ce nom qu'il entend retentir,
Que de Jésus-Christ mort un Dieu vient de sortir,
Dieu d'amour, de pardon, d'espérance et de grâce,
Dont l'homme vainement avait cherché la trace
Depuis qu'Adam, chassé du seuil du paradis,
Pleura près du berceau de ses enfants maudits.
Hosanna dans le ciel! Hosanna sur la terre!
Satan vaincu retombe au fond de son cratère,
Et les esprits du mal, veufs de leur royauté,
Retombent avec lui dans son éternité,
Cependant que l'Éden, dont la porte est rouverte,
Dans ses calmes sentiers et dans son ombre verte,
Monde que le péché ne refermera plus,
Accueille avec amour la race des élus.
Salut au roi divin dont le règne commence!
Tout va s'illuminer de sa splendeur immense.
Les coeurs et les esprits vont se régénérer,
Et dans l'homme nouveau Dieu se transfigurer.
Du jour longtemps promis voici s'allumer l'aube!
L'arbre de l'Évangile ombragera le globe,
Et les peuples, unis par la fraternité,
Après quatre mille ans font une humanité!
O mon ami! voilà le rêve pacifique
Que l'on se fait devant la toile magnifique
Où ton Christ triomphant apparaît à nos yeux,
Et nous montre ses clous, - qui sont les clefs des cieux!
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Mais que devient, hélas! ce rêve quand on entre
En ce monde, où Satan a reconstruit son antre,
Où Dieu, se retirant des générations,
Les laisse dériver au vent des passions?
Car le Mal de nouveau s'est fait le roi des hommes.
Sans cesse nous allons, faux semeurs que nous sommes,
Multipliant l'ivraie au champ de Jésus-Christ.
Tout olivier se change en bâton de proscrit.
Un ver jaloux s'attache au flanc de tous les chênes.
Le mépris est en haut, mais en bas sont les haines.
Dans tous les coeurs le doute a versé son poisop.
Nous n'avons plus, pour voir, que l'oeil de la raison.
Les autels ont perdu le pouvoir des miracles.
Notre oreille est fermée à la voix des oracles,
Le droit est devenu l'ennemi du devoir,
Et la négation est notre seul savoir.
La croix du Golgotha n'est plus qu'un vain symbole,
Le bon Samaritain n'a plus sa parabole,
Et chaque jour, hélas! on voit le genre humain
Des ruines d'hier bâtir son lendemain.
L'Évangile a fermé ses pages de lumière,
Et contre le palais s'ameute la chaumière.
L'espérance, la foi, surtout la charité,
Ces fanaux qui donnaient à nos cieux leur clarté.
Dans notre nuit obscure ont éteint leurs étoiles,
Et le vent du hasard seul dirige nos voiles.
Nos pilotes, muets et le front dans la main,
Hélas! ne savent plus où trouver le chemin.
Ils cherchent vainement, dans sa sphère idéale,
La blanche Croix du sud ou l'Ourse boréale,
Et nul ne voit briller à l'horizon du ciel
Le phare dn Sauveur, ce soleil éternel!
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A toi, mon peintre, à toi, dont la muse choisie
A l'arbre du Seigneur cueille sa poésie,
A toi de leur montrer ce fanal que leurs yeux
Demandent vainement aux ténèbres des cieux.
Debout sur le rocher, maître, que ton pied foule,
De tes hautes leçons ensemence la foule
Et fais à ses regards resplendir la clarté
De ce flambeau divin, le Christ, la vérité!
Laisse les envieux, hérissant leur criniére,
Aboyer après toi du fond de leur taniêre
Et déchirer des crocs de leur ongle impuissant,
L'ombre que sur leur trou tu jettes en passant.
Laisse leurs cris hargneux, laisse leurs clameurs vaines
Livrer au vent ton nom traqué par tant de haines,
Et tous ces mirmidons, peuple frivole et nain,
A tes pieds, à géant! épancher leur venin.
Laisse-les, se berçant d'une attente illusoire,
Appliquer leur échelle au rempart de ta gloire,
S'essouffler au labeur de leur pic souterrain
Et briser leurs béliers contre ton mur d'airain.
Ne te détourne pas de ta mission sainte.
Car le monde, pareil à quelque femme enceinte,
Dans ses flancs douloureux sent germer l'avenir.
Hélas! et nul ne sait ce qui doit avenir,
Hormis vous, ô penseurs! dont sans cesse les rêves
De l'océan de Dieu vont côtoyant les grèves,
Artistes qui portez au front le sceau divin,
Sages que tout progrès entend crier: ‘Enfin!’
Colombs, esprits peuplés d'Amériques lointaines,
Législateurs, savants, illustres capitaines
Vous qui faites toujours (prête-noms du hasard,
Que vous vous appeliez Alexandre ou César),
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Creusant avec vos soes la terre fécondée,
Au sillon de vos chars éclore quelque idée!
Le travail du Seigneur, vous le voyez de prés,
Et du sphinx inconnu vous savez les secrets,
Comme l'oeil de la foi, l'oeil de votre génie
Voit les siècles marcher dans leur route infinie,
De l'atelier du Temps, cet ouvrier profond,
Vous, les initiés, vous connaissez le fond.
Vous le voyez tisser, dans son laboratoire,
Ce fll d'événements qu'on appelle l'histoire,
Préparer les chemins que suit l'humanité,
Là bâtir un empire, ici quelque cité,
Nids où Dieu tour à tour fait couver sa pensée
Et qui croulent sitôt que leur heure est passée:
Sidons, qu'en tressaillant aux chants des matelots,
La mer baisait avec les lèvres de ses flots;
Tyrs aux murs de granit, Palmyres, Babylones;
Karnaks tout hérissés des fùts de leurs colonnes;
Balbeks, qui dans la nue, asile des vautours
Au niveau du Liban faisaient monter leurs tours;
Memphis, dont le soleil dorait les propylées;
Thébes, que défendaient cent portes constellées;
Ninives, que baignait le Tigre assyrien, -
Et tant d'autres encor dont nous ne savons rien.
Aujourd'hui que le monde en sa décrépitude
Se dissout, et que Dieu rentre en sa solitude,
Dans cet obscur lointain qu'on nomme l'avenir.
OEdipes sociaux, que voyez-vous venir?
Une nuit plus profonde et chaque jour plus sombre
Dans nos cieux dépeuplés amoncelle plus d'ombre;
Et, comme des vieillards courbés sur leurs bâtons,
Dans nos chemins douteux nous marchons à tâtons.
Mais, des nuages noirs qui pèsent sur nos têtes
Allons-nous voir sortir le calme ou les tempêtes?
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Ou faut-il que le Christ une seconde fois
Gravisse le Calvaire et meure sur la croix?
Que son sang de nouveau ruisselle au bois infâme
Pour racheter enfin l'homme né de la femme,
Et pour que l'Évangile à notre humanité
Rapprenne ce doux mot qui dit tout, Charité?
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