Archives ou correspondance inédite de la maison d'Orange-Nassau (première série). Tome V 1574-1577
(1838)–G. Groen van Prinsterer– Auteursrechtvrij
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[Préface]Ce Tome contient environ deux-cents Lettres, écrites durant près de trois années (mai 1574 - février 1577). Il se divise en deux parties, distinctes par leur caractère, inégales en durée, et entre lesquelles un événement subit et mémorable, la résistance de deux Provinces devenant commune aux Pays-Bas, forme naturellement la limite.
La première époque. dure jusqu'en juillet 1576. La lutte continue à travers des alternatives d'infortune et de succès. | |
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Nous n'entrons pas dans les détails. On trouvera sur plusieurs articles et, pour en citer un exemple, sur le siège de Leide (p. 67, 75), de quoi vivifier et complèter de glorieux souvenirs. En général les choses restent à peu près au même point. Mais ce status quo, après quatre années de combats, nous semble un résultat admirable, vû l'exiguité des ressources et la puissance des antagonistes.
Le Prince d'Orange, en quiles travaux de tous se résument, est plus fort que le malheur qui l'atteint. Frappé, par la défaite du Mookerheide, dans ses espérances les mieux fondées et ses affections les plus intimes, il unit au courage que rien n'ébranle, la ténacité que rien ne lasse; et, par la pratique de ces vertus, il les communique. Le corps succombe où l'énergie morale a triomphé. Une maladie grave met le Prince en péril. ‘Tous les medecyns s'accordent en cela qu'elle est procédee et causée de mélancolie’ (p. 39). Certes il n'y a là rien de fort étonnant, après un terrible surcroît de travail et de chagrin.
Dieu, en le retirant des portes du tombeau, lui prépare des consolations dans ses rapports de | |
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famille; lui donnant, par-dessus la tendresse de sa mère et l'affection de ses enfants, l'amour d'une épouse, heureuse, fière de lui appartenir, et qui en est digne. On retrouve dans une excellente Lettre de la Comtesse Julienne de Nassau sa sollicitude maternelle et sa fervente piété (Lettre 628). L'infortuné Comte de Buren n'oublie pas en Espagne de remercier le Comte Jean de Nassau, ‘pour le continuell secours et grande assistance qu'avec tant de léauté avés monstré à Monseigneur mon père durant ses adversités’ (p. 369). Dans une Lettre de sa soeur, la Comtesse Marie, l'amour filial s'exprime avec beaucoup de naïveté. ‘Je voulderoys que j'eusse peu vous souhaiter auprès de nous, afin que eussiez un peu eu du passetemps; car je sçay véritablement que n'en avés gère, mais bien beaucoup de négose et rompement de teste, se qui me donne souventefois grande fâcherie quant j'y pense, mais j'espère, par la grâce de Dieu, qu'I vous en déliverat bien tô, se que de tout mon coeur je Luy prie’ (p. 429). Quant au Comte Maurice, encore enfant, ses instituteurs vantent son aptitude et son application (p. 259). ‘Il se conduit bien,’ écrit le Comte Jean; ‘Dieu soit loué, et je me flatte | |
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qu'il rendra un jour de bons services, à vous et à son pays. Le précepteur de mes enfants ne sauroit assez faire son éloge; il découvre en lui d'admirables facultés (ein divinum ingenium)’ (p. 345). Nous ne nous arrêterons pas à prouver que l'union avec Charlotte de Bourbon fut légitime. On peut lire à ce sujet deux Mémoires de savants et pieux Théologiens (no 562a, 562b, 562c). On verra encore, par la mission de Taffin à Dillenbourg (p. 545, sqq.), combien le Prince et la Princesse mirent de sollicitude pour se garantir de tout reproche, et même de la calomnie, dont on ne peut presque jamais complèlement se garantir. - Plusieurs jugèrent le mariage impolitique; le Comte Jean de Nassau insista fortement sur un délai (Lettres 558 et 561); le Prince se fit beaucoup d'ennemis en France (p. 257) et surtout en Allemagne; dans ce dernier pays la chose eut, pour les Réformés en général, des conséquences graves et funestes (p. 299): mais est-ce le Prince qu'il faut en accuser, ou bien ceux qui se laissèrent emporter par un ressentiment injuste et un zèle intolérant? Quoiqu'il en soit, cette détermination fut une source abondante de bénédictions domestiques; l'éloge de la Princesse étoit dans la bouche de quiconque avoit appris à la connoître (p. 313), | |
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et, malgré l'avertissement du Comte Jean (praecipilis consilii poenitentia comes, p. 203), jamais son frère n'eut lieu de se repentir d'une chose laquelle, comme il le dit lui-même dans une longue Lettre apologétique, il pouvoit faire ‘en bonne conscience devant Dieu et sans juste reproche devant les hommes’ (p. 246).
Il seroit inutile et même fastidieux de détailler ici les difficultés de divers genres qui assailloient le Prince de toutes parts. Dans les Tomes précédents nous les avons énumérées. Le même manque d'argent, ‘qui fait journellement mutiner soldatz et matelotz’ (p. 56); qui ‘cause des pertes et dommages, et faict perdre toutes les bonnes occasions’ (p 309). La même multiplicité des affaires; la nécessité de faire tout par lui-même; de sorte que Brunynck écrit: ‘Son Exc. demeure tant chargé d'affaires, peynes, travaulx, et labeurs, que depuis le matin jusques au soir il n'a quasi loysir de respirer:’ p. 360. ‘Son Exc. se trouve quasi accablée du continuel travail et labeur, qui ne luy donne aucun repos’ (p. 365). - C'est l'irrésolution et la tiédeur des uns, la précipitation et la témérité des autres, les divisions, les rivalités, les exigences, | |
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tantòt de la Noblesse, tantôt des Villes, tantôt des Officiers, tantôt des Magistrats. Certes il falloit une volonté forte et un dévouement complet, pour lutter ainsi tous les jours contre l'égoisme avec son malheureux cortège de petites passions. Parmi ces difficultés une, sans être entièrement nouvelle, devient plus grave qu'auparavant: nous voulons dire, celle qui résulte de la nature vague et incertaine des rapports du Prince avec les Etats. Nous nous en rapportons aux details et aux remarques, p. 90, sqq., 268, sqq., 340, sqq. Sans doute, ils honorent le Prince, ils frémissent à l'idée de le perdre; ils songent à rendre son pouvoir héréditaire: ‘les Estats eussent bien esté d'advis qu'il eust pleu à son Exc. mander son petit filz Maurice, auquel on eust donné ung Conseil; mais son Exc. n'estoit encoires de cest advis, pour la tendre jeunesse d'iceluy’ (p. 87). Mais quand le péril s'éloigne, ils subissent le sort commun à ceux qui ont goûté les douceurs toujours plus ou moins enivrantes d'un pouvoir auquel ils ne furent point accoutumés. Admis par le Prince à une grande influence sur les affaires publiques, ils veulent diriger, décider; le Chef en qui longtemps ils mirent leur espoir, les incommode; non seulement ils répugnent à obéir, | |
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mais ils aspirent à commander. - Le Prince suit la marche qui convient à la dignité de son caractère et de son rang. Il est prêt à se démettre de son pouvoir; mais, s'ils persistent à lui confier la défense de l'intérêt commun, il exige le pouvoir indispensable pour les sauver. Enfin il maintient, envers et contre tous, les droits du Peuple et les libertés de l'Eglise, et prélude ainsi aux combats qui devoient se livrer plus tard entre les prétentions de l'Aristocratie communale et l'autorité active et salutaire de la Maison de Nassau.
Enfermé dans les deux Provinces, qui lui servoient, pour ainsi dire, de citadelle maritime, le Prince, dans leur intérèt et dans celui de la Chrétienté en général, embrassoit, de ses regards, un plus vaste horizon. Dans tous ses rapports avec divers Souverains, le bras droit du Prince c'étoit le Comte Jean de Nassau. Celui-ci étoit, s'il est possible, doublement actif. Outre toutes les affaires qu'il avoit sur les bras, il correspond avec Beutterich sur une entreprise contre la Franche-Comté (L. 524, 526, etc.) et continue avec la Cour de France les négociations entamées | |
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par le Comte Louis (p. 48, 77, 257). Il ne se borne pas à pleurer ses frères; il s'efforce de les remplacer. On comprend que le Prince tremble à l'idée de le perdre. Le Comte veut, malgré les périls, se rendre vers lui; le Prince doit, à plusieurs reprises, l'en détourner. ‘Mettant en considération les dangiers qui vous pourroyent survenir, je ne trouve aulcunement convenir que vous auriez à accompaigner le Conte de Schwartzbourg’ (p. 71). ‘Me proposant en quel estat nostre Maison viendroit à estre réduicte en cas qu'il vous mésadvint, que Dieu ne veuille, je me résouldz qu'il vauldra mieux remestre nostre entreveue’ (p. 97). ‘Venant à courir quelque sinistre fortune, ce seroit bien le plus grand désastre qui pourroit en ce temps survenir à toute nostre Maison; parquoy je vous prie de bien peser ce faict devant que d'entreprendre le voiage’ (p. 153). La nature de leurs rapports mutuels, la délicatesse du Comte et la confiance du Prince se montrent par un exemple touchant. Le Comte avoit, pour de graves motifs, ouvert une Lettre adressée à son frère; il lui en fait ses excuses, il lui promet de ne jamais le faire sans ordre positif. Le Prince répond: ‘Il n'estoit besoin de faire ces excuses; car vous, | |
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m'estant frère tant affectionné, amy si vray et entier et qui avez participé à tant de travaulx miens, et faict si bons offices en mon endroict, la familiarité est bien si grande entre nous que je ne vous pourrois ny vouldrois jamais sçavoir mauvais gré de cela, vous priant que, quand telles lettres vous tomberont encoir cy-après en mains, de les ouvrir hardiment; car je ne vouldrois traicter aulcune chose dont vous n'auriez point la cognoissance’ (p. 612).
L'influence du Comte étoit surtout grande en Allemagne. Il faut connoitre la situation du pays pour s'en faire une juste idée. Le zèle Chrétien se détrempoit dans le fiel des discussions théologiques. On haïssoit les Réformés; on ne résistoit que mollement aux Papistes. La génération de Princes, nobles témoins et, quand il le falloit, nobles victimes de la foi, avoit passé. - Restoit encore l'Electeur Palatin. Il recommande la tolérance; il est convaincu que Luthériens et Calvinistes sont d'accord sur les points fondamentaux (p. 148); il exhorte le Roi de France à se rappeler ‘qu'il est le père et pasteur sur ses subjects,’ et â reconnoître que son royaume ‘ne peult estre resta- | |
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bly... que par le moyen d'un aussi libre exercice de la religion Réformée, comme de la Romaine’ (p. 338). Mais ce sont là ses derniers accents; son fils lui succède, et ne lui ressemble point; et, tandis que la mort de Maximilien II favorise les menées des Catholiques, la mort de Fréderic, le pieux Calviniste, laisse le champ libre à Louis, le dévôt Luthérien. L'Electeur de Saxe, se livrant tout entier à ses préjugés anti-Réformés, se souciant peu de l'Université de Wittemberg, où bientôt il y eut autant de centaines d'étudiants que précédemment de milliers (p. 355), maintenoit l'orthodoxie par la prison. Entre les Princes marquants de l'Allemagne Guillaume de Hesse, objet de la haine des Luthériens et des Catholiques (p. 136), résistoit seul au torrent. Il condamnoit hautement les disputes; il vouloit rétablir la concorde en mettant de côté ‘le babil querelleur des Ecclésiastiques (das zenckisch Pfaffengeschwetz), et traitant les points controversés d'après la simple parole de Dieu et non d'après les raisonnements des philosophes’ (p. 21). Le Comte Jean loue ses efforts. ‘Le Landgrave,’ dit-il, ‘n'épargne rien pour réconcilier non seulement Luthériens et Calvinistes, mais tous les Chrétiens | |
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Evangéliques sous leurs dénominations diverses’ (p. 356). Ailleurs il écrit à un Seigneur de la Hesse: ‘Vous tenez le Prince pour un instrument de Dieu dans les Pays-Bas à la gloire de son saint Nom: de même le Landgrave est un instrument de Dieu en Allemagne, pour le maintien et l'accroissement des Ecoles, et de la prospérité publique en général’ (p. 135). Le Landgrave avoit des mouvements généreux. Il loue l'Electeur Palatin, après sa mort et en face de son plus violent antagoniste (p. 427). Il s'indigne ‘de ce que chacun dans l'Empire cherche son profit particulier, sans s'inquiéter du bien public, accusant ceux qui s'intéressent au salut commun d'être des perturbateurs et de susciter des embarras et des dangers’ (p. 550). Toutefois il n'agissoit, ni avec l'énergie de son père, ni avec cette charité et ce zèle Evangéliques qui, sachant qu'en Christ il n'y a, ni Grec, ni Juif, ni Barbare, ni Scythe, embrassent en tout pays les intérêts de la foi. En s'abstenant des négociations avec la Cour de France, il avoit probablement des motifs légitimes; mais il devoit du moins ne pas en parler avec une espèce de légéreté (p. 34). Il étoit mal entouré: ‘Plut-à-Dieu,’ écrit | |
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le Comte Jean,’ qu'il n'eùt auprès de lui, pour donner conseil, que des personnes bien instruites des affaires et ayant un véritable zèle Chrétien’ (p. 356). Tout en reconnoissant ses qualités et ses mérites, on doit convenir qu'il avoit une crainte extrême de se compromettre et que sa prudence par fois approchoit fort de l'égoïsme. De tels caractères ont besoin d'être excités au bien. Auprès du Landgrave ce devoir fut rempli par le Comte Jean de Nassau. Le Landgrave lui accorde un grand crédit, qui résiste aux plus graves secousses. Condamnant le mariage du Prince avec un emportement qui lui fait oublier les convenances, promet au Comte que leur amitié ne s'en ressentira point (p. 344). Celuici mettoit ces bonnes dispositions à profit. Il l'exhortoit à ne point se laisser rebuter, à remplir sa tâche avec constance et fidélité. ‘C'est une cause Chrétienne, c'est la cause de Dieu; vous pouvez donc compter sur le secours et la bénédiction du Seigneur. Certainement vous, à qui Il a donné du zèle, un rang élevé, une grande habileté, beaucoup de considération, vous devez, avant tous, vous employer à ces choses et ne point enfouir votre talent’ (p. 149). | |
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Le Comte, en voyant la tiédeur générale, ne se lassoit point de témoigner sa douleur et son mépris. Il suffira de choisir quelques uns d'entre les passages, où il s'exprime le plus fortement à cet égardGa naar voetnoot1. ‘C'est pitié que nous, Chrétiens Evangéliques, sommes si insensibles, aveugles, pusillanimes; il est à craindre que nous soyons un jour réveillés de ce sommeil avec détriment et ruine’ (p. 433). En effet les conséquences ne pouvoient manquer d'être funestes et le Comte les prévoyoit. ‘Les choses n'iront pas mieux ici qu'en France et dans les Pays-Bas’ (p. 347). ‘Après beaucoup de grâces et d'avertissements le Seigneur va nous visiter à cause de notre ingratitude, de notre aveuglement, de notre manque de charité’ (p. 358). ‘Notre condition sera pire, que celle de la France et des Pays-Bas; car nous marchons du même pied et nous aurons bientôt perdu tous nos sens’ (p. 587). La division entre les Protestants devoit amener leur oppression | |
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par les Catholiques et une domination de la Maison d'Autriche, incompatible avec les libertés de l'Allemagne. Il en couteroit des flots de sang pour réconquérir la libre manifestation de la foi. C'est la guerre de trente ans que le Comte annonce. Dans son indignation on admire la noblesse de son caractère; dans sa prévoyance la portée de son esprit.
Il n'est pas étonnant que le Prince, puisque du côté de l'Allemagne il n'y avoit rien à espérer, tournoit de plus en plus ses regards vers la France. Il continuoit à avoir des rapports avec les différents partis. On en trouvera des indices nombreux. Nous devons nous borner à l'indication de trois passages qui semblent avoir un intérêt particulier. - Le premier est un mot très-significatif que le Prince adresse, à l'occasion de la mort de Charles ix, au Comte Jean de Nassau: ‘seroit maintenant temps que les Princes d'Allemagne fissent tout debvoir possible pour faire donner la Couronne au Duc d'Alençon’ (p. 12). - Le second est dans la Lettre du Prince à Henri III, pour le féliciter de son avènement; il fait entrevoir qu'en usant envers les Protestants de clémence et de douceur, le nouveau Roi pourra | |
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‘avecq le temps parvenir à la dignité Impérialle, à quoy ses ancestres et prédécesseurs ont de si longtemps aspiré’ (p. 61). - Enfin le dernier marque d'une manière frappante le prix qu'on mettoit à l'influence et aux avis du Prince: car le Roi lui-même avoit en avril 1575 ‘dépesché vers lui avec créance et instruction pour le requérir et solliciter de sa part de s'entremettre et s'employer à la composition des troubles de son Royaume’ (p. 238). Remarquons, en passant, comment le Prince employoit ce crédit. Il fait remontrer au Roi ‘non seulement qu'une bonne paix seroit pour son Royaume fort utile, mais aussi combien qu'elle est nécessaire qu'elle se face promptement’ (p. 239). Les Huguenots lui avoient de grandes obligations. Consulté sur l'alliance que Henri iii désiroit faire avec les Princes de l'Empire, il écrit: ‘nous trouverions bon qu'ils fissent toutte bonne démonstration d'y vouloir entendre, moyennant qu'il s'appaisist avecq ses subjects’ (p. 116). - On comprend les protestations d'un ministre du St. Evangile, très-considéré en France: ‘Peult penser v. Exc. si elle est secondée en ses prières d'un grand nombre de pouvres âmes et consciences espersés çà et là, | |
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qui gémissent sous le joug et regardent à elle, comme au restaurateur de leur liberté’ (p. 458).
En effet le Prince combattoit pour la liberté des peuples et l'indépendance des Etats. La guerre en Hollande et Zélande étoit un bienfait pour l'Angleterre, la France, et l'Allemagne; diversion puissante qui tenoit en échec, et l'ambition des Espagnols, et les efforts renaissants du parti Catholique. Le Prince disoit avec raison: ‘Avec l'asseurance de ce pais est conjointe celle de la France’ (p. 521). Et ailleurs: ‘nons avons porté depuis quelques années un pesant fardeau pour tirer ces Pays-Bas de la tyrannie des Espagnolz, et par mesme moyen d'en asseurer les pays circumvoysinz et mesmes l'Allemaingne’ (p. 381). ‘Reste seullement que les Princes de l'Empire nous tendent la main et, ayant pitié de noz misères, ilz nous prestent leur bon secours et assistence. Ce qui tourneroit non seulement à nostre délivrance, mais aussi à leur propre bien, et éviteroyent par ce moyen le mal qui aultrement, sans doubte, les menace’ (p. 26). Mais ici se présente naturellement la question; que faisoient de leur côté ces pays pour acquitter | |
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la dette? Avoient-ils pitié des misères de ceux qui souffroient pour eux? Tendoient-ils la main, prêtoient-ils bon secours, lorsqu'en première ligne, on résistoit aux attaques de l'ennemi commun? Que faisoit-on? - Rien. L'Angleterre faisoit du mal. La Reine donnoit de fausses espérances, mille fois pires que des refus. ‘La Royne nous eust faict grand bien, s'il luy eust pleu se résouldre plustost; car, à faulte de cela, comme pouvez bien penser, nous perdons plusieurs bonnes occasions’ (p. 334). Nous avons déjà parlé de l'Allemagne. - Brunynck écrit au Comte: ‘c'est à v.S. seul auquel son Exc. se repose, et sur lequel son Exc. a tout son espoir et confidence après Dieu, estant aultrement son Exc. abandonnée de tous les hommes d'Allemaigne’ (p. 105). Enfin la France aussi ne montroit guère sa bonne volonté par des effets. ‘Nous avions tousjours espéré que la paix de France nous eust pour le moins quelcque peu eslargy de ses bénéfices, mais il me semble qu'un chascun est content de faire ses particuliers affaires, sans se donner peyne de celles d'autruy’ (p. 380). Le Prince disoit donc avec vérité à son frère: ‘Ce | |
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petit coing de pays résiste à telles et si effroyables armées que l'on a faict et faict encoires journellement venir contre eulx de tous les bouts du monde, sans que aucuns aultres pays ou Princes et Potentats, par l'espace de quatre à cincq ans, leur ayent aucunement tendu la main, ny faict la moindre assistence du monde, quelques grans zélateurs de la Religion Chrestienne qu'aucuns pensent et vueillent estre; horsmis l'Electeur Palatin, vous et mes trois aultres frères’ (p. 263). Mais son espoir étoit trop haut placé pour que rien pût l'abattre. ‘Nous remectrons’ écrit-il, ‘nostre cause en Dieu, avec ferme espoir qu'Il ne nous abandonnera point, comme aussi de nostre costel nous sommes icy résoluz de ne quicter la deffence de Sa Parolle et de nostre liberte jusques au dernier homme’ (p. 27). Ailleurs, après avoir dit: ‘Nous nous deffendons le plus que pouvons et selon les moiens que Dieu nous envoye, puisque les hommes nous ont du tout abandonné’, il ajoute, dans un moment où ‘l'ennemy l'assault de tous costelz,’ ces belles paroles qui suffiroient, sous plus d'un rapport, pour le caractériser: ‘quand oires nous verrions non seullement délaisez de tout le monde, mais | |
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aussi tout le monde contre nous, pour cela ne laisserons jusques au dernier de nous deffendre, veu l'équité et justice du faict que maintenons, nous reposans entièrement en la miséricorde de Dieu, que, quand tout secours et espoir humain sera failly, Il nous assistera par la force de Son bras, tellement qu'Il nous relévera de tous maulx’ (p. 281). Enfin nous avons une Lettre du Prince qu'il écrivit au moment le plus critique: ‘Je vous laisse penser,’ dit-il, ‘si je n'ay occasion d'estre en peyne’ (p. 380); mais il dit aussi: ‘Ne voulons icy perdre couraige, mais espérer que, lorsque serons abandonnez de tous les hommes du monde, le Seigneur Dieu estendra Sa droite sur nous: (l.l.).
Oui, le Seigneur relève ceux qui se reposent entièrement en Sa miséricorde: Il les relève, après les avoir abattus. Par la prise de Ziericzee le danger étoit extrême, la résistance sembloit presqu'inutile. Mais ‘quand tout secours et espoir humain sera failly,’ c'est le moment où, par la force, de son bras, le Seigneur assiste. - Quelques jours s'écoulent, et le Seigneur Dieu avoit étendu Sa droite et l'ennemi avoit dis- | |
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paru; et bientôt l'alliance des deux Provinces étoit recherchée par le reste des Pays-Bas, et l'on écrivoit au Prince (c'étoit l'expression du sentiment général): ‘toute l'espérance de ces pays resortit en vous, aiant ferme asseurance qu'avez et le vouloir et le pouvoir d'y donner ordre requiz’ (p. 505). La seconde Partie de ce Tome (depuis p. 381) contient les commencements de cette nouvelle époque. Dans le court espace de six à sept mois, on voit se succèder des événements d'une haute portée. La mutinerie et les excès des soldats Espagnols (p. 381, sqq.) et le peuple, dans toutes les Provinces, se levant en armes pour leur résister. La réunion des Etats-Généraux, sollicitée longtemps en vain, maintenant amenée par la force des circonstances et la grandeur du danger (p. 403). La Pacification de Gand, qui consolide le mouvement général et double sa vigueur en lui imprimant de l'unité (p. 470). D. Juan venant au milieu de la crise et hors d'état de la conjurer. L'Union de Bruxelles, qui semble devoir hâter la guerre ouverte (p. 589, sqq.), et l'Edit Perpétuel qui vient la retarder d'un moment (p. 619). Relativement à chacun de ces points nous communiquons des détails propres, | |
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selon nous, à en faire mieux apprécier les causes, la nature, et les résultats.
Transporté sur un autre terrain, on rencontre beaucoup de personnages nouveaux. Nous publions plusieurs Lettres des Chefs de la Noblesse Belge. Parmi eux est le Duc d'Aerschot, distingué sous plusieurs rapports, mais qui oublioit parfois que le Prince d'Orange ne pouvoit avoir de rival (p. 459, sqq.); le Comte de Bossu, zélé pour la conservation de la patrie et qui espère que les Etats s'accorderont avec le Prince, ‘estant chose si trèsnécessaire pour le bien et repos commun’ (p. 470); le Comte Philippe de Lalaing, ‘qui s'est par dessus tous autres monstré affectionné à la patrie’ (p. 580); le Sr de Berselles, nullement disposé à ‘se laisser mener comme le buffle par les narines’ (p. 572); le Comte de Rennenberg, ardent alors pour les libertés de son pays (p. 581). On voit paroître encore beaucoup d'autres hommes marquants. Le frère du Cardinal de Granvelle, Sr de Champagny (p. 487), chez qui l'antipathie contre les Espagnols et l'amour de son pays étoient unis à un zèle ardent pour le Catholicisme et à un dévouement sincère au Roi; de Pennants, Sécretaire | |
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de la Députation des Etats-Généraux à Gand (p. 414); de Bloeyere, un de ceux qui exécutent avec audace ce que le Prince a prudemment combiné (p. 608); Léoninus, qui penche fort vers une réconciliation avec le Souverain (p. 537). - Puis beaucoup de partisans décidés du Prince; ses ministres, ses confidents, ses amis. De Martena, Frison (p. 498, sqq.) noble de caractère et de famille, écrivant dans la langue de son pays natal, pour ne démentir, sous aucun rapport, son origine. Chr. Roëls, qui fait preuve (Lettre 616) de la même sagacité qui le distingua plus tard dans des emplois importants. Van Dorp, le défenseur de Ziericzee (p. 400); le brave et dévoué Trello (p. 497), le Sr de Mansard, le Sr de Haultain (p. 617); Fl. Thin, qui rendit de grands services dans la Province d'Utrecht (p. 598); le Comte de Culembourg mentrant du zèle et de l'activité (p. 377); van Breyll, dont on lira avec intérêt les entrevues avec le Comte d'Ost-Frize et surtout avec l'Evêque de Brême (Lettre 553); Junius, qui avoit eu une grande part aux évènements: ‘de l'estat du Pays-Bas, durant trois ans, pars magna fui’ (p. 243). Nous retrouvons Brunynck, toujours également actif, dévoué; écrivant, dans les circonstances les plus critiques, au Comte Jean de Nassau: ‘Nous nous asseu- | |
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rons que, quand oires tous les hommes nous auront délaissez, si est-ce que Dieu nous assistera tousjours, comme Il a fait jusques à maintenant’ (p. 365); Taffin, chargé des missions les plus délicates, et dont le Comte Jean écrit au Prince: ‘Vous avez en lui un serviteur que certes il convient d'apprécier (der wolh in ehren zu halten ist)’ (p. 587); Aldegonde, pour qui le Prince n'avoit pas de secrets. Il lui écrit, dans une occasion des plus importantes: ‘je vous envoye ce porteur qui est accoustumé d'escripre au comptoir de mes sécretaires, avecq la Lettre ouverte, afin que vous la puissiez voir et visiter, et y trouvant quelque chose à changer, adjouster ou diminuer, que le faictes’ (p. 543). Dans une autre Lettre, écrite également durant le séjour de Marnix à Bruxelles, le Prince s'associe de la manière la plus affectueuse aux inquiétudes de son épouse. ‘Vostre Lettre m'a esté aggréable,.... pour estre relevé de la peyne où j'estois qu'auriez couru quelque dangier, vous priant à ce regard de m'escripre le plus souvent que pourrez, pour oster vostre femme et moy hors de tout soubçon de quelque adverse fortune vostre’ (p. 555). Nous ne poursuivrons pas cette énumération, | |
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préférant renvoyer les lecteurs à la source. Une aride nomenclature ne sert de rien. Un assemblage d'extraits ne sauroit remplacer les Lettres. On diroit presque, un herbier, où les phrases détachées pâlissent et viennent se faner.
En lisant et méditant cette partie de notre Recueil, on trouvera en abondance des données psychologiques. Mais c'est, avant tous, le Prince d'Orange qu'on y peut étudier.
Remarquons, afin de donner quelque idée de la richesse des matériaux, qu'il y a des Lettres du PrinceGa naar voetnoot1 aux Souverains ou à leurs Ministres, au Roi | |
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de France, au Roi de Navarre, au Duc d'Anjou, au Régent d'Ecosse, à des Commissaires de l'Empereur, | |
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à l'Ambassadeur de France; puis à plusieurs des hommes les plus remarquables des Pays-Bas, le Duc d'Aerschot, le Sr de Hierges, l'Abbé de St. Gertrude, le Sr de Champagny, le Sr de Hèze, M. de Hembyze; quelques unes aussi à des Corps, comme aux Etats de Brabant et à la Commune de Bruxelles; beaucoup enfin à des personnes en qui le Prince avoit confiance, les Députés de la Hollande, et de la Zélande à Gand, Liesfelt, Théron, et surtout Marnix. On comprend déjà, à cette seule indication, combien il doit être intéressant d'observer la ma nière dont un politique aussi consommé s'adresse, au milieu de la crise la plus violente, à des personnes diverses par leur condition, leur caractère, leurs préjugés, leurs desseins. Au Sr de Hierges, jaloux des Espagnols, il observe que ‘pour le respect d'une nation estrangère, estant mesmement mal affectionnée à ceulx de par deçà et tant insolente et oultrecuidée, l'on conduit le gouvernail hors de son cours ancien et légitime’ (p. 396). A l'Abbé de St. Gertrude, qui | |
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redoutoit l'influence des François, il écrit, relativement ‘à la déffiance naturelle que la pluspart de nostre nation ont de la nation Françoise,’ que l'entrée des troupes du Duc d'Anjou ne sauroit apporter ‘aucun inconvénient, ni qu'à bon droict quelcung en peult entrer en jalousie;’ lui rappelant aussi que ‘ceste nation qui demande surtout d'estre caressée et honorée,’ ne doit avoir ‘aulcune occasion de mescontentement;’ (p. 446). Au Sr de Hèze, qui semble avoir été violent et inconsidéré, il recommande la prudence et les ménagements, lui traçant, dans une conjoncture trèsdélicate, une réponse qui promettoit beaucoup, sans obliger à rien (p. 513). La Commune de Bruxelles étoit disposée à partager ses ressentiments; il nourrit adroitement ces dispositions. ‘Si je n'avoi plus d'esgard au bien commun du pays qu'aux déportemens d'aucuns particuliers, j'eusse pu avec raison penser à moi, abandonnant ceulx qui ne se fient en moi, comme il me semble qu'ils debvoient’ (p. 508). Le Régent d'Ecosse s'étoit plaint de violences commises sur mer par ceux de Flissingue; il insinue, avec politesse et dignité, que les torts sont, en grande partie, du côté de ceux qui ‘ont trafficqué avecq nos ennemis’ (p. 553). | |
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Il loue, il reprend, il calme, il excite, il encourage, il menace; il se sert des considérations les plus diverses, choisissant toujours, entre toutes, la plus spécialement appropriée à tel ou tel individu, dans tel ou tel moment. - Quelquefois le style même semble changer de couleur, le ton se modifier, pour être plus en harmonie avec le caractère de celui auquel il écrit. La Lettre au Sr de Hembyze (Lettre 613) en est un exemple frappant. ‘Vostre vertu vous exhorte, vostre prudence vous monstre ce que devés faire en ce tamps: parquoy n'est besoing de beaucoup de parolles. L'occasion est tousjours accompagnée de repentance, si on la laisse eschapper, sans la prendre par le poil; elle n'a point de tenue par derrière, et ne laisse après soy aucune compagnie que d'icelle repentance, qui la suit au talon. Parquoi, puisque, ni l'affection, ni la vertu, ni le jugement ne vous manquent, je vous prieray d'embrasser ceste oportunité et vous employer en ceste conjointure, ainsy que touts gens de bien attendent, à vous faire joindre les autres de par delà.... Il faut, ou se préparer à servir sur un eschaffaut à toute la postérité de misérable exemple de désunion mal-advisée, on bien courageusement et unanimement repousser à ce coup | |
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la violence estrangère, qui ne se peut supporter sans infamie éternelle et entière ruine.’ Les Lettres à Liesfelt, à Théron, et particulièrement celles à Aldegonde ont plus d'importance encore que les autres. On y trouve ces pensées intimes, qui manquent parfois ailleurs, ou jusqu'auxquelles il est souvent difficile de pénétrer. On ne regrettera point la lecture attentive de plusieurs Avis sur les affaires du temps (n.o 622, 644, 648, 656, 688a). Ce sont des exhortations à un Compromis de tous pour ‘maintenir, par tous moyens et de toutes leurs forces, la conservation et liberté de la patrie contre la tyrannie et oppression des Espagnolz et leurs adhérens, jusques à la dernière goutte de leur sang et souspir de leur vie’ (p. 437). Des avis sur la formation d'un Conseil-général dont l'autorité, émanant des Etats-Généraux, eût été presqu'indépendante du pouvoir Royal (p. 440). Un plan de défense (p. 484). Une exposition des ‘moyens générauls de lever deniers’ (p. 486), où l'on verra que le Prince savoit, sans violer la justice, recourir, dans le besoin, aux moyens énergiques. - En un mot des exposés clairs et concis sur les affaires les plus importantes du pays. | |
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Pour apprécier Guillaume Premier, il faut considérer l'intention et la portée de ses actes: deviner son but, afin d'observer ensuite comment, soit par une voie directe, soit par des détours, il poursuit, sans précipitation et sans relâche, l'objet qu'il s'est proposé. Dans la crise subite de 1576 le but est distinctement tracé. Le peuple est en armes pour se défendre contre quelques bandes de soldats Espagnols mutins: mais tout va rentrer dans l'ordre, dès que, par l'intervention d'un Gouverneur Royal, on n'aura plus de pillage à redouter. Il s'agit donc d'étendre ce mouvement, de lui donner de l'universalité et de la durée; de le diriger contre les soldats Espagnols, contre la nation Espagnole en général; de le changer en une résistance permanente et ferme contre les volontés injustes du Souverain; de reconquérir les droits et les privilèges qui serviront de rempart à la liberté, de procurer par une innovation hardie, au culte Réformé une place à côté de l'Eglise Catholique; d'entrainer les Pays-Bas dans la voie où deux Provinces les ont devancés.
Mais comment y parvenir? | |
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Ici encore le Prince poursuit sa marche à travers de nombreuses difficultés.
C'en étoit une, et même une très-grande, de ne pouvoir se rendre à Bruxelles. Ce n'est pas qu'il n'y fut ardemment desiré. ‘Jour et nuit ceux de Bruxelles souhaitent que v. Exc. arrive pour gouverner’ (p. 456). Le Magistrat et la Communauté lui envoyent des Députés à cet effet (p. 509). Ceux de ses partisans qui sont le mieux au fait de la situation des choses, croyent aussi qu'il fera bien de venir incontinent. V.d. Tempel lui écrit: ‘Me semble que les affaires ne [prennent] encores bien illecq,... si il n'y est remédié par vostre Exc., après laquelle tout le monde crie et sospire’ (p. 541). ‘Liesfelt, Théron, le Sr de Berzèle viennent tous trois à se résouldre là-dessus qu'il est entièrement requiz que je me trouve au plustost par delà, et mesmes à Bruxelles’ (p. 533). Mais la prudence et la perspicacité du Prince étoit plus grande encore que celle de ses amis. Son arrivée pouvoit aisément compromettre les intérêts de la cause commune. Il développe cette pensée dans trois Lettres, une à Marnix (L. 566), deux à Liesfelt (L. 564, 567). ‘Vous voyez en quel | |
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estat sont astheur les affaires, et comme plusieurs taschent et practycquent de faire desjoindre les Estatz les ungs des aultres, cherchans seullement quelque occasion qui les puisse ayder à venir au but de leurs desseings. Comment pourroient-ilz trouver melleur occasion que sur ma venue par delà? car, en premier lieu, inciteront et induiront les Estatz de se desjoindre de ceulx de Brabant et mesmes de la ville de Bruxelles, disant la juste occasion qu'ilz ont maintenant de le faire, puisqu'ilz m'auroient faict venir à Bruxelles, sans préallablement avoir eu leur advis et consentement, oultre ce qu'il leur semblera que c'est le vray moien par où ilz pourront monstrer une évidente marcque d'estre bons Catholycques-Rommains et garder l'authorité du Roy, allégant ne vouloir traicter avec ung principal de la religion et rebelle de s.M.’ (p. 529). Malgré son absence, il tenoit les ressorts, il savoit les mettre en oeuvre avec une grande habileté. On peut appliquer à sa conduite, en général, ce qu'il dit lui-même dans un cas particulier: ‘J'aimerai tousjours mieux que les Seigneurs du Païs-Bas s'advancent de leur propre mouvement, que par mes advertissements, combien que je sçai que | |
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vous n'ignorez que par mes intelligences secrètes je n'ai cessé de les esmouvoir à prendre le parti qui m'a semblé estre le plus advantageux’ (p. 504). Souvent les efforts du Prince étoient neutralisés par les défauts de ses partisans; surtout par leurs vues intéressées ou leur zèle inconsidéré. Il avoit pour lui une partie des Etats-Généraux, mais en toute chose il existoit un manque déplorable d'ensemble et d'unité. Christophe Roëls lui écrit: ‘Me semble que manque riens plus que conseil et authorité pour obtenir le dessein; car, comme les Estatz et ces jeusnes Srs ont ungne volonté trèsardente, c'est toutes fois ungne pitié de veoir sy peu d'avancement, par faulte de bonne conduicte’ (p. 418). Et van den Tempel attribue le mauvais état des affaires à ‘la confusion qui est entre les Srs par dechà’ (p. 541). Il avoit pour lui le Peuple. De temps en temps il en fait ressouvenir. Il observe qu'il ne faut pas le tenir par semblables alléchemens et amorsses en suspens, soubs ombre de vains espoirs desquelz desjà si longtams ils vont les repaissants’ (p. 410). Il fait remontrer ‘le mescontentement du peuple en général de veoir que, soubs ombre de | |
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traitter avecq Don Jean d'Austriche, l'on reculle, ou pour le moins retarde entièrement les choses qui avoient esté trouvées bonnes et conclues pour remettre le pays en son ancienne liberté’ (p. 579). Mais ces emportements populaires causoient déjà de grands embarras. Chaque violence étoit presque un succès pour les antagonistes. Aussi le Prince exhorte-t-il Aldegonde de ‘les admonester sérieusement qu'en chose du monde ilz n'ayent à se déborder’ (p. 534).
Et toutefois, malgré ces obstacles, le Prince avance, par son habileté et par son audace. Le Conseil d'Etat sembloit pouvoir réprimer l'élan général. Le Prince le pressent et, sans se mettre en évidence, fait arrêter ce Conseil, qui réprésentoit immédiatement le Souverain (p. 404, sqq). On attendoit D. Juan. Il se concilieroit les coeurs par sa naissance, son affabilité, sa renommée. Les concessions que sans doute il feroit, les promesses auxquelles il seroit autorisé, devoient aisément désunir les Etats. Mais le Prince accélère la Pacification de Gand (p. 465, sqq.) et lie toutes les Provinces par un traité positif. D. Juan arrive. On alloit le reconnoître. Le Prince | |
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donne de tout autres conseils. Il ne veut point qu'on lui accorde le titre de Gouverneur-Gl (p. 439); si l'on entame des négociations, il insiste sur ce qu'au moins on ne dépose pas les armes (p. 495). Il va plus loin et n'hésite pas à dire ‘qu'il fauldroit par tous moiens se tenir asseuré de sa personne; car, si nous pouvons une fois nous en asseurer, il est certain que, sans aucune effusion de sang, sans dépence et foulle du peuple, ...nous mectons... fin à ceste guerre’ (p. 496). D. Juan venoit, avec un désir, à ce qu'il paroît, sincère de rétablir promptement la paix. Le Prince a soin d'incriminer toutes ses paroles et toutes ses démarches. Il est manifeste qu'il veut ainsi porter les Etats à des actes qui ne leur permettront plus de reculer. Il veut en toute chose une ‘bonne, briefve, et ferme résolution’ (p. 563, 566). Il favorise les négociations avec le Duc d'Anjou, malgré la répugnance des Seigneurs et du peuple (p. 446, 504, 519). Il exhorte à lever des troupes. Il fait décréter la démolition des Citadelles. Il y a sur ce sujet une note intéressante du Prince au Comte de Lalaing (n.o687a). | |
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Il n'épargne rien pour déterminer à une rupture complète et irrévocable avec D. Juan.
Le terrain étoit vivement disputé. Le Prince et les Etats sembloient faire cause commune, mais il y avoit beaucoup de mécontents. Parmi ceux qui résistoient volontiers aux Espagnols, un grand nombre redoutoit la suprématie du peuple, repoussoit tout ce qui pouvoit préparer les voies à la Réforme, et n'aimoit pas une opposition formelle au Souverain. Aussi reconnoit-on partout les traces de la résistance que le Prince eut à combattre, chaque fois qu'il vouloit pousser à un parti décisif. Les Etats-Généraux, loin d'approuver l'arrestation du Conseil d'Etat, en furent péniblement affectés (p. 418). On ne demandoit le secours du Prince que lorsqu'on croyoit ne pouvoir absolument s'en passer (p. 420). On différoit, autant que possible, la conclusion du Traité de Gand: ‘on mène les affaires en telle longueur que, quand il n'i auroit aultre raison, ce seroit assez pour nous faire entrer en soupçon qu'on ne traitteroit pas avec nous à la Flamande, mais à l'Italienne et à l'Espaignolle’ (p. 467). | |
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On tâchoit de briser l'union des Etats, ‘par plusieurs menées, comme par dessoubz terre’ (p. 533). On s'efforçoit de mener à bon terme les négociations avec D. Juan.
Il est intéressant de suivre les phases de cette lutte. Le Prince triomphe à la Pacification de Gand. Son oeuvre, à peine terminée, chancelle et menace ruine par l'arrivée de D. Juan. Il la maintient, en faisant tenir l'acceptation du Gouverneur en suspens. Il neutralise ainsi, par la question préalable, par des délais et des longueurs, les forces de ce nouvel et redoutable antagoniste. Il se flatte que les discussions auront une rupture pour résultat. Néanmoins, au lieu d'amener la guerre, elles semblent enfin présager la paix. ‘Selon les apparences que je voys, les Estatz accepteront les conditions proposées par D. Jéhan’ (p. 567). ‘On ne peut juger autre chose de leurs actions et dépportemens, sinon qu'enfin ils seront pour se laisser aller et vaincre aux doulces et aimables promesses de D. Johan...; ce qui ne peult tourner qu'à leur grande honte et confusion’ (p. 574). | |
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Le Prince reprend le dessus. Il resserre, par une nouvelle Union, le lien plus ou moins relâché; on semble d'accord pour recourir à lui et suivre ses conseils. C'est précisément alors qu'il reçoit encore un échec. Au moment où l'on va déclarer la guerre, on conclut la paix. Toutefois, dans la défaite même, étoit le germe du succès. Le Prince n'avoit pas en vain semé le soupçon. Pour ceux entre qui la défiance règne, une désunion, prochaine et violente, est la conséquence, presque inévitable, d'un rapprochement forcé.
Plus on remarque la gravité des circonstances et leurs complications, la variété et les oppositions des partis, les embarras accumulés autour du Prince par la puissance des ennemis, par la ruse et les menées de ceux-là même qui sembloient le favoriser, par la foiblesse de ses moyens et la nature même de ses ressources, plus on pourra, ici comme ailleurs, se convaincre que Guillaume Premier possédoit, dans une mesure tout-à-fait extraordinaire, le génie de la politique. Sans doute, dira-t-on, il mérite une des premiè- | |
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res places entre le fort petit nombre d'hommes d'Etat qui ont justifié ce titre par la profondeur de leurs vues et l'énergie de leurs actions. Mais son caractère fut-il aussi admirable que son esprit? Faut-il ici donner des éloges à sa conduite? Inspiret-elle le respect? Fut-elle digne d'un homme juste, digne d'un Prince que vous appelez Chrétien?
Nous sommes loin de vouloir être ses défenseurs quand même. Nous ne prétendons, ni tout justifier, ni tout excuser. Nous désirons suspendre par fois notre jugement. En matière pareille on ne sauroit être trop circonspect. Il faut, après une investigation scrupuleuse, considérer chaque événement en lui-même et dans ses détails, mais en outre dans ses rapports avec ce qui le précède et l'avoisine. Le plus sûr moyen de mal juger les actes, c'est de les isoler. Ainsi, dans le sujet spécial qui nous occupe, si, au premier abord, on se scandalise peut-être en voyant le Prince repousser les ouvertures de réconciliation et de paix, il faut, pour ne point prononcer une sentence injuste et téméraire, se rappeler les nombreuses et sincères tentatives qu'il avoit faites pour réconcilier les sujets avec le Souverain. | |
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Ce Tome, comme les précédents, en fournit les preuves. Nous les avons rassemblées (par ex. p. 261). Il proteste de sa bonne volonté, non seulement dans des Lettres ostensibles (p. 24, 62), mais également lorsqu'il parle librement et avec confiance: ‘Je vous prie croire et vous persuader fermement que je ne seray jamais celluy qui vouldra empescher une bonne et seure paix, voire tascheray mesme de l'advancer de tout mon pouvoir, moyennant seullement que l'on propose telles conditions et si raisonnables que le peuple de par deçà ait occasion d'avoir quelque repos et contentement, tant au regard de la liberté politicque que pour le faict de la conscience’ (p. 96). Aussi le Comte Jean écritil: ‘Je sais que le Prince est tellement enclin à la paix qu'il y travaillera de tout son pouvoir, même en faisant le sacrifice de tous ses intérêts terrestres’ (p. 127). Si les négociations de Bréda n'amenèrent aucun résultat, la cause unique fut l'article de la religion (p. 260). Dès l'abord le Comte de Schwartzbourg écrit: ‘on ne se disputeroit pas longtemps, s'il n'y avoit pas de difficulté relativement à la religion’ (p. 146). Là-dessus ‘le Roi ne veut point cèder’ (p. 145). | |
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‘Il refuse de tolérer aucune religion non-catholique’ (p. 146). Voici tout ce que le Roi leur accorde. ‘Ceux de la Religion Réformée pourroyent franchement sortir hors du pays et toutesfois retenir la jouissance libre de leurs biens’ (p. 72).
Telle étoit donc, sous ce rapport, la position des choses. Les Réformés devoient, ou renier leur foi, ou s'expatrier. Renier la foi? Mais, comme dit le Prince: ‘aulcun ne vouldra abandonner sa religion, qui est si conforme à la parolle de Dieu, encoires que ce luy cousteroit la zie avecq perte de tous ses biens’ (l.l.). S'expatrier? Mais, s'ils pouvoient s'y résoudre, il y a de telles préventions, même, on diroit presque, surtout (p. xiii sqq.) parmi les Protestants, ‘qu'ilz ne seroyent point aultre part bien venuz, et ne leur seroit quasi en aucune partie d'Allemagne permiz l'exercice de leur Religion’ (p. 73.). Jouir librement de leurs biens: ‘Ce ne seroit qu'abuz et une vraye piège et filet, pour tant mieulx les attraper; car on leur mettra à chacun bout de champ tant d'empeschemens, directement et indirectement,... que leurs biens iront bien- | |
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tost entre les mains de leurs plus grands adversaires’ (p. 74). Le Prince disoit non sans cause: ‘Je tiens pour tout certain qu'ils se résouldront de mourir plustost les ungs après les aultres que d'abandonner leurs maisons’ (p. 73); et il appelle des conditions pareilles: ‘plus dures et iniques que ne sçaurions jamais recepvoir des plus grans tyrans du monde, et par où notre condition deviendroit pire que celle des esclaves et des bestes brutes’ (p. 151). Devoit-il signer une paix qui, en condamnant la Foi Evangélique, étoit pour tous ses co-religionnaires un arrêt, si non de mort, tout au moins d'exil? Ce n'est qu'après avoir reconnu l'impossibilité de traiter sur d'autres bases, qu'il nomme le Roi ‘son maistre du passé’ (p. 246). Dès lors aussi on multiplie les démarches pour un changement de Souverain (p. 273, 313).
On objectera peut-être que ces observations n'ont de valeur que pour les temps qui précédèrent la Pacification de Gand; qu'en outre elles se rapportent à la Hollande et la Zélande, et nullement aux autres Provincesdes Pays-Bas. Celles-ci, dira-t-on, pouvoient | |
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obtenir une paix équitable, et néanmoins le Prince chaque fois vient la déconseiller. Les deux Provinces se trouvoient vis-à-vis du Roi, après comme avant le Traité de Gand, dans la même position. Pour elles, il n'y avoit pas d'autre alternative que la guerre, ou le sacrifice de la Réforme (p. 631). Il s'agissoit d'avoir toutes les autres Provinces des Pays-Bas pour alliés ou pour antagonistes. Dans ce dernier cas, dit le Prince, ‘si les Estats se peuvent accorder avecque Don Jéhan, sera à nous à courir, assavoir ceulx de la religion, à cause que leur intention est de ne souffrir personne de la religion qu'il puisse tenir fix domicille en ces Païs-Bas’ (p. 544). A peine sorti d'une position presque désespérée, on alloit tomber dans des périls, bien plus grands que ceux auxquels on venoit d'échapper. Il est permis peut-être de poser la question: n'est-on pas excusable de s'opposer à des tentatives d'union, dont la réussite semble devoir immédiatement amener notre perte? Ce seroit toutefois une supposition injuste, si l'on croyoit que le Prince avoit, uniquement pour sauver ces deux Provinces, enveloppé les autres dans un commun malheur. Bien au contraire, il jugeoit | |
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les intérêts et la securité de toutes gravement compromis. Il écrit à son frère: ‘D. Jéhan ne tend qu'à tromper les Estatz à la fin, quelque mine qu'il face maintenant du contraire, n'estant son intention aulcunement, d'entretenir la pacification, et moins encoir de faire sortir les Espagnolz’ (p. 611). Cette défiance a pu être excessive; ce n'est pas ce dont il est ici question. Elle étoit sincère; cela suffit. Les expressions les plus fortes à cet égard se trouvent précisément dans ses Lettres les plus intimes; celles qu'il écrit à son frère et à Marnix. Après avoir dit qu'il ne faut attendre des négociations ‘aucun bien, du moins pour nous,’ il ajoute ‘ny aussy pour ceulx de par delà, quoique peult-estre ilz vuellent se persuader le contraire et n'escouter point aux advertissemens qu'on leur en faict’ p. 568). Le Prince disoit avec Junius: ‘tant d'exemples et actes horribles de fresche mémoire... nous enseignent que tous ceux qui s'y sont meslez de telz traictez de paix, n'ont rapporté aucun honneur, ains plustost blasme’ (p. 241). Avec Walsingham: ‘Les mémoires tant fraisches ne vous laisseront estre abusés à crédit, comme j'espère; le sang | |
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espandu de vostre très-honoré seigneur et père, après tant d'accords, vous endoctrine à suyvre la sagesse du serpent, et savons tous que beaucoup mieux vault la guerre ouverte que la paix fourrée. Les armes se voyent à l'oeil, de tant plus aisé c'est de s'en garder; le coeur se cache dedans, où la veue ne pénètre point, dont le danger en est plus grand, tousjours pourpensé et jamais pourveu’ (p. 317). Avec Beutterich: ‘J'ay peur quand j'oys ce mot de paix, soit en Flandres, soit en France; je frémis; vu que je sais que sous ce mot sont cachés d'innombrables artifices, tromperies, et guets-àpens’ (p. 123). - Le Prince déclaroit, en parlant des Pays-Bas en général: ‘Il leur est impossible de reculer sans se précipiter en extrême ruyne; de tant plus qu'en tout le mis en avant de D. Jéhan l'on ne pourroit asseoir aucun fondement de redresse d'affaires ou de meilleur tractement qu'a esté celuy du Duc d'Alve mesmes’ (p. 542). Le Duc d'Albe! Ce nom rappelle que la défiance non seulement étoit sincère, mais de plus suffisamment motivée. Là où un manque de circonspection et de prévoyance peut avoir la perte de milliers d'hommes pour résultat, ne donnons pas à la crédulité le nom de vertu, et ne disons pas | |
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qu'une confiance extrême doit succèder à la perfidie et au massacre!
Lors même qu'en ceci et sous d'autres rapports, le Prince n'eût pas été irréprochable, nous ne croyons pas qu'il faille, par une conséquence nécessaire, lui refuser le nom de Chrétien. L'homme, qui ne sonde pas les coeurs, n'a d'autre moyen pour connoître l'homme, que les discours et les actions. Nous croyons que le Prince étoit Chrétien, c'est-à-dire, qu'il avoit trouvé, comme un pauvre pécheur, son refuge dans la miséricorde de Dieu, par les mérites de Christ et la grâce du St. Esprit. Souvent nous avons cité ses paroles, parceque, dans les moments où elles furent tracées, elles nous sembloient les épanchements de la foi. Quand les circonstances n'admettent pas la duplicité, la parole équivaut presque à un acte. Elle part du coeur, quand une vie d'abnégation et de dévouement en est, pour ainsi dire, l'écho. On croit du coeur à justice et on confesse de la bouche à salutGa naar voetnoot1; et nous avons vu le Prince, confessant le Seigneur devant les hommes, sacrifiant | |
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tout au maintien d'une Réforme dont le principal caractère est l'acceptation pure et simple de la Parole de Dieu et le recours au sang expiatoire de Christ. Maintenant, que, riche en talents et en génie, il ait éprouvé que les richesses de tout genre sont un obstacle à l'entrée du Royaume de Dieu; que, dans des circonstances où sa mère prie l'Eternel, avec une ferveur attendrissante, de ne jamais abandonner ce fils, d'être son conseiller, de le préserver de consentir à rien qui soit contre Sa Parole ou contre le salut des âmes, de lui faire estimer les choses éternelles au dessus de celles qui passent (p. 450), que, dans cette position difficile, il ait, en tel ou tel moment, devié plus ou moins de la droite ligne Evangélique, cela se peut; nous oserions à peine supposer qu'il ait traversé, toujours sans reproche, des complications pareilles: mais, pour suspecter, à cause de quelques erreurs, la sincérité d'une foi que les oeuvres ont fréquemment manifestée, il faudroit, ce nous semble, oublier le véritable esprit de l'Evangile, ne pas se souvenir que la vie, pour qui en connoit le but, est incessamment une lutte, que la grâce de Dieu, se manifestant dans notre infirmité, nous suffit, et que la sentence d'un philoso- | |
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phe: ‘il faut ici-bas tendre toujours à la perfection, sans jamais y prétendre,’ exprime, dans un sens bien plus exact et sublime, d'un côté les foiblesses, de l'autre les devoirs et les espérances du Chrétien.
A ce point de vue, l'impartialité, envers le Prince et envers tous, devient facile. Malgré les préventions contre le Cardinal de Granvelle, nous avons rendu justice à ses talents (p. 32, sq.), à ses intentions pacifiques (p. 476). Il accuse la tyrannie des Espagnols et dit que, ‘pour faire cesser le tout, il convient ung petit céder et s'accommoder au temps’ (p. 477). Malgré les crimes de Cathérine de Médicis, nous avons fait voir qu'à Bayonne, loin de provoquer, comme on l'a cru, l'extermination des Protestants, elle fut constamment opposée au Duc d'Albe et favorable aux Huguenots (p. 65). Nous avons prouve, en communiquant (p. 13, sqq.) une Lettre écrite par cette Reine à Henri III, qu'elle ne haïssoit point, ainsi qu'on l'a prétendu, son autre fils Charles IX, et qu'elle savoit, dans des affaires importantes, donner de fort sages conseils: ‘Vous êtes le Roy de tous..; les faut tous aymer et nul | |
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haïr que ceux qui vous trahiront...; appointer les querelles particulières..., et que leurs partialités ne soient point les vostres, pour l'honneur de Dieu’ (p. 15, sq.). Malgré tous les reproches que Philippe II peut avoir mérités, nous avons fait remarquer que, durant les conférences de Bréda (p. 261), et même plus tard (p. 474, sq.), il désiroit ardemment la paix. Nous avons observé en outre que, si la continuation de la guerre fut le résultat de son refus de rien cèder quant à la Religion, on a peut-être mal jugé, et la nature, et les motifs de cette inflexibilité. Malgré les préventions contre D. Juan, nous avons pris, sous quelques rapports, sa défense (p. 477, sqq. 489, sqq.).
On nous a reproché de louer trop Guillaume Premier. Maintenant peut-être on dira que nous avons donné prise à ses détracteurs, en montrant ses écarts, en louant ses antagonistes. Remplissant avec fidélité notre tâche, nous devons être en butte à ses doubles attaques. Toutefois il seroit téméraire de trouver dans cette coïncidence de reproches opposés, une sanction involontaire et suffisante de nos travaux. Il | |
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falloit sans doute encourir ces reproches, mais il se peut que nous les ayons mérités. Nous croyons toutefois pouvoir affirmer que nous n'avons pas l'habitude de nous dissimuler les difficultés et les périls. Nous nous sommes dit fréquemment: les souvenirs de nos ayeux sont un héritage sacré; il ne faut jamais y toucher qu'avec respect. - Des opinions reçues ont droit, déjà par cela seul qu'elles existent, à être mûrement examinées. - Si l'on est exposé aux influences du temps où l'on vit, si elles nous entourent, nous touchent, et nous pénétrent de toutes parts, la prudence est doublement nécessaire à notre époque. Car, sans vouloir faire parade d'une sévérité déplacée, il faut avouer que la saine critique n'a que trop fait place à un besoin du doute, qui tend à détruire la science au lieu de la consolider. Séduit par le désir de la nouveauté, on se complaît dans le renversement des faits les mieux établis et on dirige de préférence contre eux ses attaques. Pressé d'arriver à des résultats, on se soucie peu de rien approfondir; on en est aux aperçus inexacts et aux compilations indigestes. Les apparences, en fait de doctrine, ne remplacent que trop souvent les réalités. | |
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Nous nous sommes dit encore: il est un danger spécial, pour ceux qui ont des documents inédits à communiquer. Ils en exagèrent aisément la valeur. Les considérant d'une manière trop exclusive, dans la joie de leur découverte, au lieu de saisir ses rapports avec les vérités déjà connues, ils la dénaturent en la déracinant. Nous avons vu ces divers écueils. Nous tâchons de les éviter. C'est à d'autres à juger si le succès répond à nos efforts.
Il se peut que nous soyons tombés fréquemment dans des erreurs, mais du moins nous avons la conscience d'avoir agi, et dans l'expression de nos pensées, et dans le choix des documents, avec une sincérité parfaite. L'histoire de notre patrie, celle de la Maison d'Orange-Nassau, spécialement celle de Guillaume I, est assez riche en beautés véritables, nous ne dirons pas, pour repousser ce qui est faux, mais pour dédaigner toute exagération, tout ornement artificiel. Les nuages du panégyrique, à travers lesquels on découvre si difficilement les objets, voileroient ici bien plus de mérites qu'ils ne cacheroient de défauts. | |
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Il est temps d'ailleurs de rendre à l'histoire la dignité que l'Evangile lui assigne. Alors ce n'est plus en premier lieu les hommes qu'on y cherche; c'est Dieu agissant par les hommes. Alors on admire leurs qualités, mais sans nier les defauts; surtout sans déïfier la créature, au lieu d'adorer le Créateur. Alors on se rappelle que l'Eternel choisit ses instruments, les prépare, les dirige, leur communique sa force; qu'au flambeau de la vérité Lui seul est grand, et que Sa grandeur se manifeste dans notre foiblesse et dans notre néant. - Cette pensée, avertissement sérieux, là où l'histoire pourroit éblouir, sera, quand elle désenchante, une consolation à nos regrets, un remède à notre susceptibilité. Enfin, n'oublions pas qu'il est indigne de s'occuper des études historiques celui qui, témoin au tribunal de la postérité, ne répète pas du coeur ces paroles; la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Sans cette vérité complète, l'histoire périt, avec l'intérêt de ses récits, avec la gravité de ses enseignements, avec la beauté et la gloire de ses souvenirs. Vouloir que dans les hommes, auxquels la patrie et la postérité reconnoissantes ont, en les comparant à d'autres hommes, décerné avec justice le titre de grand, | |
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on effaçe ou du moins on ne produise pas au grand jour les preuves de leur humanité, c'est une prétention dont la conscience et la bonne foi feroient, au besoin, immédiatement justice. Reculer devant des exigences pareilles, seroit méconnoître la première de nos obligations, celle à qui toutes les autres aboutissent; rabaisser une noble tâche à un abject charlatanisme; trahir, il faut le dire, la confiance d'un Souverain qui veut, non pas une Anthologie péniblement élaborée, mais une Collection impartiale de documents; et qui nous a chargés d'extraire de ses Archives des enseignements pour la postérité, et non pas (soin superflu!) de tresser des couronnes pour le tombeau de ses Ayeux. - Plusieurs appréhendent peut-être qu'à une aussi vive lumière, quelque page de nos Annales va se ternir. Cette crainte n'est pas la nôtre. Faites hardiment passer l'or au creuset: s'il y perd quelque alliage, il ne pourra qu'y gagner en éclat. Où le devoir est manifeste, le calcul des résultats ne doit jamais entraîner à des sophismes. Si la vérité doit passer avant tout et malgré tout, si nulle autre considération ne doit avoir le moindre poids dans la balance, il faut done, ni ménager les erreurs parcequ'elles sont accrédi- | |
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tées; ni respecter les préjugés parcequ'ils sont traditionnels; ni confondre l'amour de la patrie avec un amour-propre, qui, pour embrasser tout un peuple, n'en est pas moins, et méprisable, et puéril; ni sacrifier, en aucun cas ni pour aucun motif, l'histoire nationale au profit des prédilections ou des antipathies, des vanités populaires ou des mythes nationaux. † On remarquera quelques légères différences d'orthographe entre les citations dans cet Avant propos et les Lettres elles-mêmes. Nous avons cru pouvoir, sans inconvénient, faciliter ici l'intelligence aux lecteurs. |
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