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[Préface]
Ce Tome ne contient les documents que d'une seule année. Toutefois ceux qui s'intéressent véritablement aux études historiques, ceux-mêmes pour qui notre Recueil est un objet moins d'instruction que de curiosité, ne nous en feront pas un reproche. Ils se féliciteront au contraire que nous ayons pu leur offrir un aussi grand nombre de pièces importantes et relatives à une époque, courte sans doute, mais qui a profondément marqué dans les annales des Pays-Bas.
En effet dans cette année des circonstances im- | |
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imprévues développèrent subitement ce que la marche des choses avoit déjà longtemps préparé.
Depuis un demi-siècle le Protestantisme agitoit l'Europe. Il régnoit, après avoir usé les forces et trompé les calculs de Charles-Quint, dans une grande partie de l'Allemagne. Les Royaumes du Nord, la Suède, le Danemarck, la Norvège, avoient embrassé la Réforme. Elle triomphoit en Angleterre, après beaucoup de vicissitudes, et l'Ecosse aussi lui avoit énergiquement donné le droit de nationalité. La France étoit ébranlée par les dissensions et les luttes que l'opposition sanguinaire aux Eglises naissantes avoit suscitées. - Au milieu d'un mouvement si universel les Pays-Bas demeuroient tranquilles en apparence. Par leurs relations nombreuses avec les peuples circonvoisins ils avoient, il est vrai, participé de bonne heure aux bienfaits de la régénération Evangélique. Le levain étoit entré, et même avoit pénétré bien avant dans la masse. Le nombre des confesseurs de la vérité augmentoit chaque année. Mais on ne s'en appercevoit que par le renforcement des Placards et la multiplication des supplices. Dans les derniers temps, de 1561 à 1565, des plaintes s'étoient élevées; mais qu'avoientelles produit? Quelques assemblées des Cheva- | |
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liers de la Toison d'Or, qui n'avoient pas eu de suite; des délibérations orageuses dans le Conseil d'Etat, et des réprésentations au Roi Philippe qui amenèrent un redoublement de sévérité.
Ce fut en 1566 que cet état de choses cessa. Tout ne se borna plus à des louanges de Christ chantées par de pieux martyrs sur les bûchers. Déterminée par la crainte d'un pouvoir Inquisitorial, qui sous l'influence Espagnole pouvoit aisément devenir un instrument terrible d'oppression, une partie considérable de la Noblesse se confédère et se déclare ouvertement contre les mesures persécutrices du Roi. Cette démarche devient plus décisive que les Confédérés eux-mêmes n'avoient peut-être prévu. Les Protestants, déjà si nombreux, se montrent au lieu de se cacher. Le sol se couvre de prédicateurs, et la population se lève, on peut dire, en masse pour écouter la Parole de Dieu. Un meilleur avenir semble apparoître; mais la même année qui faisoit concevoir de si belles espérances, ne devoit pas les réaliser. Les chances de succês se perdent par un zèle imprudent et par des actes inconsidérés. Beaucoup de Catholiques qui avoient horreur de la persécution, abhorrent encore plus des désordres, qui leur paroissent des impietés; les liens de la
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Confédération se relâchent; le Roi, d'abord incertain, s'émeut et s'irrite; les Princes Allemands se défient d'une cause à laquelle viennent se mêler des excès. Un moment suspendue la persécutio recommence; beaucoup de Protestants, se voyant abandonnés, ont recours à la ressource du désespoir, aux armes; une punition terrible est tout ce que désormais ils peuvent attendre d'un Monarque qui se croit appelé à exercer les vengeances de Dieu; la prédication libre de l'Evangile cesse; un instant la vit paroitre, l'instant qui suit, la fait évanouir.
Tels sont les évènemens qui se succèdent, qui se pressent les uns sur les autres, dans cet étroit, mais mémorable espace. On en trouve le récit presque non interrompu dans la correspondance communiquée ici au public. Le récit par des témoins oculaires, par ceux-mêmes qui furent les principaux acteurs dans ce drame; préface, pour ainsi dire, de notre glorieuse et sainte révolution. Ils écrivent à la date même des évènemens; des impressions récentes dirigent la plume. C'est de l'histoire où il y a de la vie; de l'histoire qui, bien plus qu'aucune autre, transporte au milieu du passé.
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Dans des circonstances difficiles, dans des momens de crise, l'homme se montre tel qu'il est en effet: ses projets, ses craintes, ses espérances, ses arrière-pensées se dévoilent, le masque échappe, et l'observateur voit sans peine ce qui auparavant étoit soigneusement caché à ses regards. On peut donc s'attendre, et cette attente ne sera pas déçue, à des lettres très caractéristiques.
On apprendra à mieux connoître plusieurs personnages célèbres dans nos annales; par exemple, ce brave et malheureux Comte d'Egmont, plutôt né pour les combats que pour les agitations civiles; grand par le courage des batailles, mais montrant peu de sagacité dans ses prévisions politiques; hésitant lorsqu'il falloit agir, et qui ‘nonobstant touttes les fascheries que l'on lui faict, ne se résoudrat sinon au grand besoigne et à l'estrémité’ (p. 424). Puis le Comte de Bréderode, dont le style ne trahit que trop le manque de principes et de moeurs, et dans lequel ce qu'il y a de plus louable, tient à une ardeur irréfléchie et fougueuse, qui ne ressemble en rien au courage calme, contre lequel les flots en conrroux viennent inutilement se briser. Le Seigneur Bernard de Mérode, prêt, comme
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tant d'autres Belges alors, à tout faire, à tout sacrifier pour la religion, le droit, et les véritables libertés. Le Comte de Hoogstraten, très estimé par le Prince d'Orange, si juste appréciateur du mérite; enfin, car nous ne pouvons tous les nommer, le Baron de Montigny, que sa fidélité au Roy et son attachement à la religion Catholique (p. 359-366) ne sauvèrent pas d'une mort violente après une douloureuse captivité. - Parmi les Princes Allemands on distingue Auguste, Electeur de Saxe, dont la protection et le bon-vouloir eussent été et plus actifs et plus efficaces si, moins préoccupé contre Calvin, il n'avoit pas considéré comme hérétique, quiconque n'embrassoit pas en tout point les doctrines présentées sous le nom de Luther. Puis Guillaume, Landgrave de Hesse; bien plus éclairé sous ce rapport (p. 390, sqq.); imitant la tolérance Chrétienne de son père, le celèbre Landgrave Philippe, qui, après une vie consacrée à la propagation et à la défense de l'Evangile, foible, malade, et malgré les approches de la mort, aidoit encore le Prince d'Orange en lui donnant l'appui de ses sages conseils (p. 358).
Le lecteur attentif pourra pénétrer dans l'intimi- | |
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té de plusieurs illustres membres de la Famille d'Orange-Nassau. Une des lettres les plus intéressantes pour ceux qui aiment à lire dans les coeurs, est sans doute celle de la Comtesse de Nassau, mère de Guillaume Premier (Lettre 194). ‘O mon cher fils!’ écrit-elle au Comte Louis ‘j'apprends avec anxieté les difficultés, les périls qui te pressent. Ne conseille rien, ne fais rien qui soit contre la Parole de Dieu, le salut de ton âme, le bienêtre du pays et des habitans. Prie le Père Céleste qu'll t' éclaîre par Son Saint-Esprit; qu'Il t' apprenne à aimer avant tout les choses éternelles. Cela est impossible sans l'assistance de cet Esprit; donc il est absolument nécessaire de prier. O que je suis en peine pour toi, que de craintes me déchirent! Vis dans la crainte de Dieu; adresse toi à Lui: supplie Le qu'Il te préserve de tout mal, qu'Il te conduise dans le chemin qui Lui est agréable. Je prierai ardemment pour toi; prie toi-même aussi.’ L'influence d'une mère dont les sentiments étoient si pieux et la pieté si pratique, doit avoir été grande et salutaire: les germes que sème l'amour maternel sont rarement stériles.- Pour s'en convaincre on n'a qu'à lire une lettre du Comte Jean de Nassau, adressée également au Comte Louis
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(Lettre 196). Sollicité de donner ses avis sur la position critique des Pays-Bas, il rappelle qu'au milieu des tourmentes politiques c'est d'abord, c'est surtout à Dieu et à la prière qu'il faut avoir recours. ‘Vous aurez sans doute,’ dit-il, ‘exhorté ceux qui vous demandent conseil, à la repentance, à la conversion, à adresser leurs supplications à l'Eternel, à mettre leur confiance en Lui et non dans les hommes: ce sont des choses pour lesquelles la prière fervente et assidue (emsiges gebet, p. 269) et une prévoyance continuelle sont absolument nécessaires.’ La prévoyance; car, pour être profondément religieux, il n'en étoit pas moins actif et prudent: tous les moyens qui s'offroient à lui, il les mettoit infatigablement en usage: il ne s'épargnoit ni auprès des Princes Allemands pour obtenir leur intercession en faveur des Pays-Bas menacés de la colère terrible du Roi; ni auprès des capitaines, afin d'avoir des soldats pour les éventualités, où la résistance, au lieu d'être criminelle, pourroit devenir permise et même prendre le caractère sacré du devoir. - Quant à Louis de Nassau, si intéressant par ses qualités héroiques et chevaleresques, par sa vie si courte, mais si pleine d'activité et de dévouement, et qu'une
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mort glorieuse devoit dignement terminer, il y a dans ce Tome beaucoup de particularités relatives à sa conduite et à son caractère. Ce ne fut pas lui qui le premier donna l'idée d'une alliance entre les Nobles (p. 13); il n'étoit pas Calviniste (p. 215, p. 307); il désapprouvoit fortement les violences des iconoclastes (p. 212). Mais ce fut lui qui composa la requête à la Gouvernante (p. 67); ses talens, son énergie infiniment supérieure à la fougue étourdie de Bréderode, le rendirent bientôt l'âme de la Confédération. Se montrant à la hauteur du maniement des affaires politiques il déploya une activité inconcevable et on ne peut donc s'étonner, ni que le Roi et la Gouvernante s'efforçassent de lui faire quitter le pays (p. 315-318), ni que les principaux Confédérés missent tout en oeuvre pour le retenir. Deux lui promettent ‘d'employer corps et bien pour ceste juste cause et toutes autres qu'il plaira vous servir de nostre petite puissance, jusques à mourir à vos pieds, comme pour le mérite d'un Seigneur de qui nous confessons tenir l'entière part de nostre salut’ (p. 369). Bréderode lui-même lui écrit: ‘J'espère de mouryr ung vostre povre soldat, vray geus, à vos pyes’ (p. 416). Il étoit l'objet de la confiance illimitée des
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Protestants. Utenhove, Gantois lui écrit: ‘Je vous prie, au nom de toute la communauté, de vouloir apporter tel remède, que nous ayons occasion de haut louer le Seigneur; qui de sa grâce vous a si richement eslargy ses dons qu'avec le bon vouloir et singulière bonté que se lict sur vostre face, vous avez aussi la puissance de tirer les pouvres affligés hors de la geule des loups ravissans.... Les Gantois, à dire vérité, vous désirent mille fois le jour pour leur tuteur et gouverneur’ (p. 297). Le Comte Louis dirigeoit aussi tout ce qui étoit relatif aux levées de troupes; ‘et tout cecy, ferast mestre au Roy un peu d'eau dans son vin’ (p. 272). Son âme de feu ne reculoit pas devant la perspective d'une lutte: quelquefois peut-être, plein d'une ardeur guerrière, brûlant d'envie de remporter des victoires dans une juste cause, il la souhaitoit, sans se l'avouer à lui-même. ‘Ce n'est qu'en mars ou avril’, écrit-il, ‘que le Roi viendra avec de grandes forces; c'est alors que le jeu (der beerentanz p. 309) devra commencer.’ S'il y a quelque légèreté dans cette expression, elle est corrigée par ce qui suit: ‘Donc recommandons la chose à Dieu et ayons les yeux bien ouverts.’ Certes il auroit cru, lui aussi, commettre un crime en pre- | |
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nant les armes sans absolue nécessité. Et cette nécessité il ne l'admettoit pas aisément; car il avoit des scrupules sur la légitimité d'une résistance armée, même pour obtenir le libre exercice de la
Religion. Il consulte son frère, le Comte Jean, à cet égard (p. 214). ‘Car’, écrit-il, ‘tous les jours on m'objecte que l'on doit obéir à Dieu plus qu'aux hommes; Dieu commande que l'on prêche sa parole; donc, disent-ils, il faut prêcher, même si le Magistrat est entièrement opposé à la chose; oui, même si l'on est forcé d'employer l'épée.’ Quelques lignes plus bas il ajoute. ‘Enfin les choses ne peuvent ni ne doivent s'arranger sans effusion de sang, du moins à ce que tout semble présager. Dieu veuille regarder ce pays avec un oeil de miséricorde, et nous épargner les châtimens si souvent mérités: on doit ardemment Le prier.’
Il est surtout intéressant d'observer le Prince d'Orange à cette époque. On trouvera dans sa manière d'agir des choses en apparence contradictoires. La Confédération lui déplaît (p. 158); il désapprouve la publicité des prêches (p. 145, 158); il condamne les excès des iconoclastes, il en punit les auteurs; il tâche de conserver ou de rétablir l'ordre
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et l'obéissance aux Magistrats, il veut soumission complète au Roi, Seigneur naturelet légitime. D'un autre côté il multiplie ses relations avec les Princes d'Allemagne et prend une part secrète, mais active aux démarches qui ont pour but de pouvoir à tout moment disposer d'un nombre considérable de soldats. - Comment concilier ces oppositions?
Facilement sans doute, si l'on admet que le Prince, astucieusement habile, avoit excité sous main les troubles qu'il condamnoit en public; si l'on suppose qu'il vouloit, retenant ou lâchant la bride au peuple, jouer le rôle de médiateur, en attendant qu'il put s'opposer au Souverain à force ouverte. C'est ainsi que dans un temps de philosophie incrédule, on a cru préconiser Guillaume de Nassau en lui assignant le caractère assez commun, assez ignoble, d'intrigant politique. Heureusement des suppositions pareilles, qui doivent leur origine à des réminiscences appartenantes à un autre ordre et d'hommes et de révolutions, tombent devant une étude impartiale de l'histoire. Les documens publiés ici suffiroient pour les réfuter.
On n'a qu'à suivre avec soin et sans préoccupation ses démarches, en observant les deux
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tendances qui, par une conséquence inévitable de la complication des évènements, devoient se combattre dans son esprit. - Servant le Roi, comme l'avoient fait ses ancêtres, avec loyauté, il désiroit lui rester fidèle et vouloit éviter, comme un grand malheur, toute collision entre les sujets et le Souverain. Il n'y a pas lieu d'en douter; même pour ceux qui n'admettent dans ses déterminations que les calculs de l'égoisme; car en ceci son intérêt et son devoir étoient d'accord. Sans vouloir entreprendre de réfuter ici ce qu'on a débité sur les projets ambitieux et intéressés que le Prince pourroit avoir formés plus tard, nous devons remarquer que, du moins en 1566, toute tentative d'arracher les Pays-Bas au Roi d'Espagne lui eût paru, et coupable, et de plus chimérique. Même en lui accordant la plus large mesure de divination politique que l'on peut raisonnablement supposer à un homme, dont le génie, infiniment supérieur à la médiocrité commune, avoit néanmoins des limites; il ne pouvoit, à cette époque, prévoir ni ses propres destinées, ni la grandeur future ou même l'existence de la République, ni la magnifique histoire de la Maison de Nassau: il ne pouvoit se flatter de combattre avec succès, dans
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une lutte prolongée, le plus puissant des Monarques. - Le Prince étoit Protestant: seconde tendance, contraire à l'autre, aussitôt que le Roi vouloit être servi au détriment du service de Dieu. Il étoit Protestant de coeur et par conviction: ce que nous avons dit, prouve que, du moins alors, il ne pouvoit l'être par calcul. Probablement, dans le principe, son opposition avoit été surtout motivée par la compassion envers des malheureux auxquels on ne reprochoit que leur foi; par la pensée que cette foi étoit au fond la même que celle de ses parens, de ses amis d'Allemagne; par la crainte que les Espagnols, abusant des préjugés du Roi, ne trouvassent dans le reproche d'hérésie un prétexte pour soumettre les Pays-Bas à leur influence et à leur domination. Il avoit longtemps été absorbé par les affaires des camps, les délibérations exclusivement politiques, et les nombreux amusements de la Cour. Mais, à mesure que les dissensions religieuses devenoient aussi dans les Pays-Bas le centre des idées, il ne manqua pas de s'informer des points cardinaux de la dispute; et il seroit absurde de s'imaginer qu'il ait ignoré en 1566 les grandes questions qui occupoient tous les esprits, et par lesquelles la Chrétienté entière étoit
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agitée. Sa foi étoit tolérante sans doute. ‘Je ne suis pas Calviniste,’ écrit-il au Landgrave Guillaume (plus tard il se joignit à ceux qui professoient les opinions de Calvin), ‘mais il ne me semble ni juste ni digne d'un Chrétien de vouloir que, pour les différences entre la doctrine de Calvin et la Confession d'Augsbourg, ce pays soit couvert de troupes et inondé de sang’ (p. 455). Toutefois, tolérant, aussi envers les Catholiques, dont il savoit reconnoitre les droits, il avoit des convictions positives, et ne se réfugioit pas dans une triste et coupable neutralité. Il comprenoit l'importance de la justification par la foi; il savoit qu'un salut acquis en Christ est le seul qui puisse être vraiment salutaire; il voyoit les différences entre le papisme, surchargé de traditions superstitieuses et de commandements d'homme, et la doctrine simple et divine du Livre Sacré. C'est pour cela que son opposition devoit, en rapport avec les intentions de Philippe II, prendre de plus en plus un caractère religieux et par là même lui faire courir le risque d'échanger la superbe position qu'il occupoit, contre la perte de ses biens et contre les douleurs de l'exil.
Quelle dut être par conséquent sa pensée, au commencement de 1566, après les injonctions sévè- | |
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res du Roi? Il prévoit la possibilité de graves tumultes; il cherche le moyen de les prévenir: mais il sait aussi que les droits du Souverain, quelque sacrés qu'ils soient, ont des limites; que, s'il peut interdire la publicité de tout culte qu'il désapprouve, personne ne doit vouloir s'arroger sur les consciences une domination exclusive et violente. Voici commentil expose lui-même les difficultés de sa position dans une lettre très confidentielle au Comte Louis: ‘Noz remonstrances, oires qu'i procédent de bon ceur et pour éviter toutte ruine et empescher que tant de sang des innocens ne soit répandu, est interprété, tant de S.M., comme de ceulx de son conseil, tout au contraire, mesmes à demi à rebellion et de inobéisance, desorte que nous nous trouvons en gran paine, car d'ung costé est la ruine tout évidente se taisant, de l'aultre costé contre disant recepvons le mauvés gré du maistre et ester noté de contrevenir à nostre debvoir’ (p. 28). Prévenir les maux qu'il prévoyoit, tel étoit son unique dessein; et il écrit au même endroit à son frère envoyé par lui vers quelques Princes Allemands pour demander des conseils: ‘Rest seullement que les remonstrances que leur ferés, soit tel, que le sassant et venant
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en lummière, l'on ne porroit présumer aultre chose que en vérité la chose est en soy mesmes.’ Il désire ramener le Roi par des réprésentations respectueuses, par des intercessions puissantes, dans des voies modérées: sans se dissimuler que, d'après la position des choses, la fermentation toujours croissante des esprits, et l'inflexibilité de Philippe en matière de foi, il pourra survenir des évènements qui permettront et commanderont même au Chrétien de résister par la force.
Toujours il met en avant les moyens les plus doux et les plus légitimes. De là ses tentatives auprès des Chevaliers de la Toison d'Or (p. 40); ses conseils pour la réunion des Etats-Généraux, (p. 325); non qu'il fut apparemment très disposé à leur reconnoître ou à leur accorder des pouvoirs politiques et cette pleine puissance que le fougueux N. de Hames (p. 35) désiroit pour eux; mais parceque depuis longtemps ces réunions de personnes influentes par leur richesse et leur position sociale, étoient l'organe naturel non pas uniquement d'une libéralité loyale, mais aussi des besoins, des voeux, et souvent des remontrances et des plaintes du pays. De là encore ses démarches auprès des Etats-Provinciaux, et les efforts pour obtenir
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la médiation de l'Electeur de Saxe et surtout de l'Empereur. Ce n'est qu'à défaut de ces moyens et quand le danger approche, qu'il paroît songer à des mesures d'un genre plus équivoque. Voici ce qu'au mois de septembre, apprenant ‘les grandes préparations de forces que S.M. faict faire,’ il mande au Comte d'Egmont. ‘Il semble que pourroit grandement servir l'adjoinction et déclaration des Etats-Généraulx. Toutefois si la [chose] devroit trainner longtemps, fauldroit mieux résouldre avecques nos amis, que nous laisser coupper l'erbe peu à peu desous les pieds et tant temporiser qu'il n'y auroit enfin plus nul remède’ (p. 325).
Pour beaucoup de personnes, emportées par une précipitation fatale, les conseils modérés du Prince n'étoient plus de saison. L'irréflexion des Nobles et la violence des emportements populaires déjouoient tous ses calculs. Convaincu que de grands malheurs étoient inévitables, tantôt il souhaitoit se retirer de la mêlée (p. 42); tantôt, cédant aux prières de la Gouvernante, il consentoit à demeurer, à employer son influence pour le rétablissement de l'ordre; tantôt, se sentant uni à ceux mêmes dont il déploroit les écarts et dont il punissoit les
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délits, il préparoit la résistance pour le cas d'une persécution renouvelée contre les opinions Evangéliques. Sans doute il auroit pu donner de l'unité à ses démarches, soit en concourant, pour se remettre dans les bonnes grâces du Roi, à l'oppression des pauvres Chrétiens; soit en se joignant aux Protestants et se mettant franchement à leur tête: mais c'est précisément à quoi il y avoit pour lui impossibilité morale: opprimer ses co-réligionnaires lui eût fait horreur; se révolter contre le Souverain lui eût paru criminel: il vouloit épuiser l'obéissance et la douceur, et pousser les ménagements jusqu'aux dernières limites du devoir. En promettant vers la fin de 1566, au Roi obéissance en tout, pour autant que la conscience le permet (p. 498), il étoit sans doute sincère, aussi bien dans sa promesse que dans sa déclaration assez intelligible de sympathies et de convictions dont l'aveu ne pouvoit certes lui profiter.
Concluons donc que le Prince, mû par tant de considérations diverses, n'avoit pas et ne pouvoit encore avoir de plan arrêté, de déterminations positives; et que la marche rapide des évènements, qui multiplioit chaque jour les chances de désordres et de guerre civile, devoit augmenter ses
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irrésolutions et ses perplexités. Peu de mois plus tard, après la venue du Duc d'Albe, on lui reprocha d'avoir perdu les Protestants par sa conduite vacillante et ses interminables hésitations. Mais il n'avoit jamais voulu arborer l'étendard de la révolte, et il n'en fut que plus digne de diriger la résistance contre le régime du glaive et des bûchers. En quittant le pays, il étoit loin peut-être de prévoir un prompt retour. Les situations qui nous semblent déséspérées ne changent rien aux décrets de l'Eternel: Sa main puissante alloit le saisir pour l'accomplissement de la grande tâche à laquelle il étoit destiné. Les hommes supérieurs que Dieu employe pour ses desseins sur les royaumes de la terre, non seulement recoivent de Lui le génie et la force nécessaires pour triompher des obstacles, mais c'est encore Lui qui, et quelquefois presque visiblement, trace leur sentier.
Nous avons cru devoirajouter à la Correspondance quelques Discours ou Mémoires, qui d'ailleurs peuvent presque être censés en faire partie, et qui contiennent beaucoup de particularités intéressantes, par exemple, sur les entreprises des Confédérés (p. 57-64), les délibérations du Prince
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d'Orange avec le Comte d'Egmont (no 215a) et avec les Princes d'Allemagne (no 206a, 227a), la levée de troupes (no 193a), l'état d'Anvers, métropole du commerce (no 216a), et la situation du pays en général (no 236a).
Le contenu déjà de ce Tome pourra montrer sous beaucoup de rapports, et le caractère de la lutte qui alloit bientôt s'établir, et la physionomie d'un siècle où bien plus qu'à aucune autre époque, la Religion étoit non pas l'instrument, mais le principe de la politique. N'en déplaise à ceux qui voudroient métamorphoser la révolution des Pays-Bas, cette grande conséquence du Protestantisme religieux, en une réaction des libertés communales, il est beaucoup question ici de Religion, et très peu de privilèges. Une époque, pour laquelle l'intérêt des formes de gouvernement est le plus haut placé des intérêts et de la terre et du Ciel, a voulu s'assujettir et s'assimiler même le passé. Méconnoissant les riches variétés de l'histoire, elle a voulu ramener tous les temps à son propre niveau; au niveau d'une époque où l'indifférence pour la Religion et la soif des intérêts matériels prédominent. Ce sont là de tristes efforts. De nos jours on attache beaucoup de prix à l'exacti- | |
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tude pittores que même des plus petits détails, et c'est avec raison; caril n'y a rien d'insignificant en histoire; et l'on ne sauroit être trop exact, trop véridique. Mais s'il est utile et curieux de conserver la réprésentation précise des localités et des costumes, il est important, il est nécessaire de ne pas altérer la vérité des opinions, des moeurs, des croyances, des dogmes et des idées qui ont remué les
peuples et changé la face des Etats. Entre les fausses unités mieux vaut celle des formes que celle du fond; et nulle monotonie n'est aussi désespérante que celle où ce qu'il y a de plus grand et de plus élevé, est mis forcément à l'unisson de ce qu'il y a de plus mesquin et de plus abject. Le seizième siècle, dominé par la Foi, se prête difficilement à ces transformations violentes, motivées par le désir d'assigner à ses propres opinions un caractère d'universalité, et surtout aussi par la répugnance à reconnoître dans la vérité historique l'influence des principes Chrétiens. Toutefois on ne sauroit disconvenir qu'il ne règne beaucoup de préjugés à cet égard. Il est, sous plus d'un rapport, désirable de les voir dissipés; et nous croyons que c'est surtout par des lettres écrites en grande partie à coeur ouvert, par la voix, pour ainsi dire, des morts sortant après trois siècles de
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leurs tombeaux, qu'on pourra réhabiliter cette belle époque et lui rendre sa véritable signification, sa couleur native, et la place qui lui appartient dans la succession des grandes phases de l'humanité.
Pour ce qui concerne les règles que nous nous sommes tracées relativement aux détails de la publication, nous renvoyons à la Préface du Tome Premier. Il nous reste un devoir agréable à remplir. C'est de remercier publiquement notre ami Mr Bodel Nyenhuis, correspondant de l'Institut Royal des Pays-Bas et associé de la Maison de Luchtmans à Leide, et pour son assistance dans le travail pénible de la correction des épreuves, et pour les éclaircissements géographiques que ses connoissances étendues et sa précieuse collection de cartes l'ont souvent mis à même de nous donner.
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