Archives ou correspondance inédite de la maison d'Orange-Nassau (première série). Tome I 1552-1565
(1841)–G. Groen van Prinsterer– Auteursrechtvrij
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[Préface]La seconde édition de ce Tome est devenue nécessaire par le succès de nos recherches à BesançonGa naar voetnoot1. Les documents que nous y avons trouvés, nous ont paru, par leur nombre et surtout aussi par leur nature et leur importance, exiger de notre part un travail nouveau. A une époque, où les partis se forment, se dessinent, se mesurent; où, pour ainsi dire, la Révolution des Pays-Bas se trouve en germe; où la variété et la complication des intrigues politiques | |
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présentent des obstacles nombreux à une juste appréciation des événements et des hommes; à une époque si remarquable en elle-même et si éminemment intéressante par ses résultats, il est précieux sans doute de pouvoir comparer les récits, les impressions, et les jugements des personnages les plus opposés par leur position et par leurs maximes; de pouvoir mettre en regard la Correspondance du Prince d'Orange et celle du Cardinal de Granvelle, son principal antagoniste, et de se procurer ainsi une abondance de données, au moyen desquelles, à travers les plaintes et les aveux réciproques, il sera plus facile de saisir et de constater, si non tous les détails, du moins les principaux traits et l'ensemble de la vérité. Nous allons reproduire, avec quelques développements, les indications générales sur la nature et la marche de notre Recueil; à quoi nous ajouterons ensuite un Aperçu du premier Tome en particulier: renvoyant à nos Prolégomènes (p. 1* - p. 208*) ceux de nos lecteurs qui, à l'entrée d'une Collection pareille, pourroient désirer sur divers points historiques de plus amples détails.
Le Roi des Pays-Bas, Guillaume I, dans sa haute | |
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sollicitude pour le progrès des véritables lumières, a autorisé, en 1834, la publication d'une partie des Archives de son auguste Famille, sous le titre de Correspondance inédite de la Maison d'Orange-Nassau. La publication a lieu par Séries. La première embrasse les temps de Guillaume Premier. Nous avons abordé immédiatement cette époque: en remontant plus haut, nous eussions craint d'user nos forces avant d'arriver au siècle de la Réforme. Il a fallu, dans un Ouvrage d'un intérêt universel, renoncer à la langue Hollandoise, si belle, si remarquable par sa formation philosophique, illustrée par d'admirables écrits, nécessaire à notre existence comme nation, mais qui, à de rares exceptions près, n'est pas celle de nos documents, et qui d'ailleurs est presqu'inconnue en dehors des Pays-Bas. Nous n'avons guères besoin d'excuse pour des barbarismes et des solécismes nombreux; on se rappellera sans doute que nous écrivons dans une langue étrangère, par nécessité et à regret. Il n'y a point ici de traductions. Elles doublent l'épaisseur et le prix du livre; médiocres elles ne servent à rien, si ce n'est à induire en erreur; bonnes, elles sont difficiles à faire et toujours insuffisantes, la | |
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plus légère nuance dans les expressions amenant un changement sensible dans les idées. - Toutefois il a été fait une exception pour les pièces en Espagnol. Nous nous sommes scrupuleusement astreint à la réprésentation exacte des originaux; reproduisant l'orthographeGa naar voetnoot1, indiquant les lacunes, nous rappelant sans cesse que, lorsqu'il s'agit de constater les pensées de l'écrivain, tout devient important, il n'y a rien de minutieux. Nos explications et nos remarques sont courtes et incomplètes; d'autant plus que nous avons jugé préférable de livrer, sans trop de délai, des matériaux au monde savant que de nous laisser entraîner à des recherches qui pourroient suspendre indéfiniment le cours de notre publication.
Le titre de Correspondance indique le caractère spécial du Recueil. C'est une collection de Lettres non officielles, souvent intimes; par conséquent inappréciables pour expliquer les événements par les ressorts qui en déterminent la marche, pour | |
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juger les actions par leur motifs secrets, pour sonder les coeurs jusque dans leurs détours et dans leurs replis; en un mot, pour pénétrer jusqu'aux régions éminemment historiques, mais qui d'ordinaire demeurent inaccessibles aux recherches laborieuses des historiens. Le Roi a daigné nous accorder une confiance sans condition et sans réserve. S'élevant au-dessus des considérations diverses, qui eussent pu arrêter ou pour le moins entraver une entreprise pareille, Sa Majesté a voulu que rien absolument ne vint nuire à une investigation sérieuse de la vérité. Il ne s'agit, ni de rassembler des matériaux pour l'apothéose d'une Dynastie, trop illustre pour avoir recours à de tels moyens, ni de chercher des documents justificatifs de tel ou tel parti, de telle ou telle doctrine. Dans le triage de la masse énorme de papiers qu'il a fallu analyser ou parcourir, les prédilections et les antipathies doivent disparoître devant le désir de faire connoître, sans arrièrepensée, tout ce qui met au grand jour, en face du tribunal de la postérité, les mobiles et les actions des générations passées. Telle est notre honorable mission: nous y avons été fidèle; notre Collection en renferme des preuves suffisantes; toute protes- | |
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tation est superflue, dès qu'on se justifie par des actes. A une époque où il se publie parfois des Recueils de pièces inédites, dont la centième partie ne méritoit pas de voir le jourGa naar voetnoot1, une Collection, en plusieurs Tomes, inspire nécessairement des craintes légitimes, Il n'est donc pas superflu de faire observer que nous nous sommes tenus soigneusement en garde contre cette commode et stérile largesse qui accable le public de compilations indigestes: et que nous avons tâché de mettre dans notre travail du choix et de la mesure; en ne donnant qu'une partie numériquement peu considérable des papiers mis à notre disposition. Si toutefois, nous avons publié beaucoup, nous nous en remettons, pour notre défense, à une lecture attentive de nos documents. - D'ailleurs les Archives ne renferment sur aucune | |
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autre époque autant de papiers remarquables que sur celle de Guillaume Premier: une seconde Série, si tant est qu'elle se publie, pourra, dans un nombre égal de Volumes, s'étendre jusqu'à la fin du Stadhoudérat de Guillaume III.
La plupart des Lettres sont écrites, soit par les Princes d'Orange et les Comtes de Nassau euxmêmes, soit par ceux qu'ils honoroient de leur confiance et de leur amitié. On aura donc ici l'histoire presque non interrompue de cette Famille, dont les Annales offrent une succession d'hommes remarquables et de grands hommes telle qu'on n'en trouve guères un second exemple dans les temps, soit anciens, soit modernes. Plusieurs Maisons Princières, entre lesquelles et la Maison d'Orange-Nassau il existoit des rapports d'amitié ou de famille, recevront, par notre entremise, des détails importants sur les actions, sur les desseins, et sur le caractère de leurs Ayeux. Les Princes d'Orange-Nassau étoient placés à la tête des Provinces-Unies, dont ils commandoient les armées, dont ils dirigoient les conseils, dont ils déterminoient la politique, et qui leur durent, après Dieu, à diverses reprises et dans les circonstances | |
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les plus critiques, leur liberté et leur salut. On conçoit donc que leur Correspondance abonde en éclaircissements précieux pour l'histoire d'une République qui, durant cent cinquante années, a brillé d'un si vif éclat. Il y a plus encore. La Maison d'Orange et les Provinces-Unies avoient des rapports continuels et souvent intimes avec l'Allemagne, l'Angleterre, et la France; l'histoire de ces Pays sera donc complétée ou illustrée, en plusieurs endroits, par notre Recueil. La République eut une influence Européenne; les Stadhouders tinrent souvent, d'une main habile et ferme, le fil des combinaisons qui devoient fonder ou maintenir l'équilibre des Etats; notre travail ne sera donc point inutile à l'histoire de l'Europe en général. Enfin cette Maison ayant dû sa grandeur, et la République jusqu'à son existence, au plus grand évènement des temps modernes, à la Réforme, on peut s'attendre à être constamment ramené vers ce qui constitue la véritable force d'un héros et d'un peuple Chrétien, et à rencontrer incessamment des preuves de cette vérité, la plus grande des leçons de l'histoire, que Dieu règne et que tout pouvoir se brise, quand il s'attaque à l'Eglise de Christ. | |
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La même impartialité qui nous a guidés dans le choix des documents, a présidé à la rédaction de nos remarques. Nous n'avons pas sans doute renoncé à notre indépendance de caractère, ni affecté une impassibilité complète, ni surtout dissimulé nos opinions religieuses et politiques; d'autant moins que notre mot d'ordre a été constamment celui qu'on retrouve partout dans l'histoire de la Maison d'Orange-Nassau: l'Evangile et la Liberté. - Mais, dans un ouvrage consacré à la publication de documents et à l'examen des faits, nous avons cru devoir éviter toute apparence de polémique. Il nous suffit d'avoir exposé, une fois pour toutes, notre opinion sur la manière de considérer l'histoire des Provinces-Unies (p. 16*-29*); sur la nature des Gouvernements Modernes (p. 76*-94*) et sur le principe et les conséquences de la Réforme (p. 94*-118*). Seulement il nous sera permis d'ajouter que, sans avoir foi à l'Evangile, par-dessus les traditions et les enseignements des hommes; sans admettre les doctrines qui font de la volonté du Dieu vivant la règle des peuples et des Rois et le fondement des Etats; sans avoir appris à ne considérer la liberté que comme le développement naturel et progressif des droits | |
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historiques sous l'empire des lois éternelles de la justice et de l'équité; on peut sans doute donner encore de grands éloges aux talents militaires et politiques, à l'habileté, à l'énergie, à la persévérance des Princes d'Orange-Nassau, mais on ne sauroit apprécier, ni comprendre leur véritable mérite, leur caractère, leur but, leur sublime vocation.
En effet, quel a été l'objet de leurs efforts? Ils ont maintenu dans les Provinces-Unies, non pas une liberté idéale et chimérique, mais les libertés du peuple, ses droits réels et positifs. L'Aristocratie communale, ramenant tout à ses prétentions démésurées et à ses intérêts particuliers, ne pouvoit, malgré ses services et les grandes qualités de ses Chefs, faire, abandonnée à elle-même, le bonheur de la Nation. Ils ont maintenu l'équilibre politique et l'indépendance des Etats. Au seizième siècle le pouvoir prépondérant de l'Espagne étoit menaçant; mais la guerre contre les Provinces-Unies consuma ses forces et les efforts de Guillaume I et de Maurice écartèrent pour toujours ce danger universel. Plus tard l'Autriche entra dans la lice: elle renversa tous les obstacles; le moment sembloit venu où la Chrétienté | |
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tout entière plieroit sous le double joug de l'Empire et du Jésuitisme; mais la guerre de Trente ans, entremêlée avec la continuation de la lutte dans les Pays-Bas, sous les auspices de Frédéric-Henri, aboutit au Traité de Westphalie, où l'indépendance de la République et l'Escaut captif proclamèrent d'une manière bien énergique, que la Maison de Habsbourg étoit mise hors de combat. Puis vint le tour de la France; qui, déjà si forte de ses propres ressources, s'unit à l'Angleterre, de sorte que rien, d'après les probabilités humaines, ne paroissoit devoir leur résister; mais Guillaume III sauva la République; rallia l'Europe par des alliances, dont il fut l'auteur et le chef; devint le libérateur de l'Angleterre, en la faisant concourir à l'accomplissement de ses desseins; et, par l'impulsion de son exemple, encore après sa mort, força Louis XIV humilié à rentrer dans ses limites, et à se voir contenu par une barrière de places fortes, qui devint pour les Alliés une garantie commune. Pour la troisième fois l'Europe fut préservée d'une domination universelle par l'habileté, le courage, la persévérance et le génie de la Maison d'Orange-Nassau. Ils ont, par leur influence, maintenu, en divers Etats, les libertés publiques et surtout la plus pré- | |
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cieuse de toutes, celle d'obéir à sa conscience dans le culte qu'on rend à Dieu. Les principes de liberté et de servitude furent constamment le fonds de la lutte. Les Philippe II, les Ferdinand, les Stuart, les Louis XIV faisoient bon marché des droits les mieux établis, quand il s'agissoit de leur domination et de celle du Pape, et ils ne craignoient pas de livrer leurs sujets, tantôt par intérêt, tantôt par fanatisme, à la flamme des bûchers ou aux fureurs de la soldatesque. Sous ce rapport encore, traverser leurs projets, fut une belle tâche pour les Nassau. Ils ont maintenu la prédication de l'Evangile. Dieu a permis que par eux Sa Parole eût un libre cours et que l'oeuvre de la Réforme fut une oeuvre durable, malgré tant de rudes assauts.
Notre Première Série offre un intérêt particulier. D'abord non seulement la lutte étoit Européenne, mais cette lutte, dont l'issue importoit à tous, étoit plus qu'à aucune autre époque, concentrée dans les Pays-Bas. En Allemagne la paix de religion, sans être une paix réelle, avoit eu cependant une suspension d'hostilités pour résultat; en France, malgré les guerres civiles et les massacres, les partis se balançoient et s'observoient trop encore pour | |
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qu'on en vint à rien de décisif; en Angleterre, malgré des ferments de lutte, il règnoit une apparence de tranquillité. Il y eut pour ces Etats un intervalle de trente années, comme si l'Europe assistoit attentive au combat du Roi d'Espagne contre la Réforme. Durant cette époque surtout, la question de conscience fut le principe des actions. En effet la religion non seulement se mêloit aux événemens, elle en détermina le cours, elle rendit la crise inévitable. C'est à tort que souvent on a donné à cette régénération Chrétienne d'une partie des Pays-Bas une couleur presqu'entièrement politique. Au commencement des troubles les fâcheux résultats de l'administration aristocratique des communes avoient en grande partie cessé, et si la même cause produisit sous les Stadhouders les mêmes et tristes effets, ce ne fut que lorsque déjà le ressort religieux, véritable mobile de la révolution, avoit perdu de son intensité. On méconnoit entièrement la grandeur de cette lutte, en la réduisant aux proportions mesquines des intérêts de faction. La liberté de servir Dieu selon sa conviction et d'après l'Evangile, le droit de se nourrir de Sa Parole, voilà ce qu'on défendit, d'abord, en obéissant au Souverain, sur | |
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les bûchers; plus tard, en résistant à des ordres d'extermination, sur les champs de bataille. Voilà des droits que du côté des catholiques on croyoit ne pouvoir reconnoître, et que les Chrétiens protestants ne pouvoient abandonner. Voilà le motif perpétuel d'inimitié, qui mettoit un abyme entre les persécuteurs et les persécutés; un motif sans lequel on eût aisément prévenu ces sanglantes disputes, et on n'eût certes pas eu besoin de quatrevingt années pour parvenir à une réconciliation. Enfin on apprend ici à connoître de près un des personnages les plus remarquables des temps modernes, ce Guillaume Premier, objet de tant de reproches et de tant de panégyriques. On pourra se convaincre que si, dans les commencements de sa carrière politique, des vues ambitieuses ont eu de l'influence sur ses démarches, il n'eut jamais l'intention de préparer la révolte ou de sacrifier les peuples au profit de calculs égoistes; que plus tard, lorsqu'il comprit l'Evangile, il désira concilier ses devoirs envers Dieu avec l'obéissance au Souverain; et que chacune des résolutions extrêmes à laquelle il dût successivement se porter, n'offrant aucune chance de réussite, eût été téméraire et même absurde, si elle n'avoit eu pour mobile le dévouement au de- | |
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voir et pour but le triomphe d'une cause dans laquelle on a pour auxiliaire le Tout-Puissant. Nos documents sont une Autobiographie de ce Prince, une vie qu'il a écrite sans le vouloir: mieux encore; on ne lit pas la Vie du Prince; mais on peut vivre avec lui.
Analysons encore notre Tome Premier; brièvement toutefois; d'autant plus que nous avons, dans nos Prolégomènes, donné une exposition détaillée de la situation religieuse et politique des divers Etats durant l'époque qui a précédé les Troubles dans les Pays-Bas.
Ce Tome s'étend de 1552 jusqu'à la fin de 1565.
Il commence par une vingtaine de Lettres, pour la plupart du Prince d'Orange à Anne d'Egmont, sa première épouse. Dans ces billets intimes, écrits d'un ton libre, tendre et enjoué, il est question d'événements très-remarquables, comme, par exemple, de la réaction en Allemagne qui força Charles-Quint à prendre la fuite; de l'invasion du Roi de France, ‘qui prospère en toute chose qu'i commence’ (p. 6); du Traité de Passau, par lequel la Maison de Nassau | |
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fut ‘si préjudiciablement reculéeGa naar voetnoot1’ (p. 12); puis, en 1555, de l'abdication de Charles-Quint (p. 17); enfin, deux ans plus tard, de la campagne de 1557, qui, après la défaite de St. Quentin, fit trembler les François pour Paris, (p. 27). - Deux autres Lettres du Prince sont également fort curieuses; l'une à Emmanuel-Philibert, Duc de Savoie, Gouverneur-Général des Pays-Bas, sur un refus de subsides, à Bois-le-Duc, par les Nobles et les Ecclésiastiques, qui cependant ‘sont les plus riches et auroient plus à perdre, si un inconvénient venoit en ce païs, faute d'argent’ (L. 19a); la seconde au Roi sur les bonnes dispositions de l'Empereur Ferdinand (L. 22a). En outre l'on trouvera plusieurs détails sur les honneurs et les grâces dont le Prince fut l'objet de la part de Charles-Quint et de Philippe II, et sur ses voyages en Allemagne. Mais c'est surtout en 1559, lors du départ du Roi pour l'Espagne, que commence, dans une suite de documents authentiques et confidentiels, le récit circonstancié de ces années, qui furent comme le prélude de la Révolution des Pays-Bas. Il y auroit trop à dire, si nous voulions indiquer | |
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les passages dont l'ensemble forme, selon nous, un tableau animé et complet de ce remarquable épisode. Au reste nous avons essayé ailleurs (p 166*, sqq.) de reproduire les traits et la physionomie des principaux personnages, dépeints d'après les pièces de notre Recueil. Peut-être sera-t-on surpris d'apprendre que Philippe II ne semble pas avoir été cruel par caractère; que Granvelle ne fut pas un courtisan lâche et perfide, qu'on doit des éloges à ses talents, à sa constance, et même à sa magnanimité; enfin (car nous avons pris à tâche de dire toute la vérité) que le Prince d'Orange n'étoit pas encore animé de ces sentiments purs et sublimes, qui plus tard devoient être le fruit de ses convictions Evangéliques. Les six années de 1559 à 1565 se partagent en trois phases, environ d'égale durée. - La première, jusqu'en décembre 1561 (p. 33-122): on se plaint; partout se montre du mécontentement, de la fermentation, qui fait de rapides progrès. - La seconde, jusqu'en mars 1564 (p. 122-219): la Noblesse, qui, sous le Prince d'Orange, forme, pour ainsi dire, l'avantgarde de la Nation, se ligue contre Granvelle et réussit à lui faire quitter le pays.-La troisième, jusqu'en décembre 1565 (p. 219- | |
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448): le Prince tend vers une espèce de suprématie et le Roi paroît céder; mais cette illusion est bientôt dissipée par des ordres sévères et formels, dont le désordre et une résistance violente furent les résultats. - On voit donc ici la naissance, la lutte, et le court et dangereux triomphe d'une opposition qui, en désapprouvant les cruautés des Papistes, avoit alors pour but principal l'extension des libertés et des privilèges nationaux.
Le départ du Roi, dans les circonstances où se trouvoient les Pays-Bas, devoit rendre une crise presqu'inévitable. Deux Mémoires de Granvelle (p. 37-39 et p. 71-77) renferment de très-justes observations à cet égard. Il y fait remarquer les suites désastreuses d'une ‘guerre continuelle de neuf ans, aux frays la pluspart du pays; les reliques de la licence que l'on y prend facilement, .. le changement du père au fils’ (p. 73), ‘l'autorité de la justice fort abolie par les guerres,... les Seigneurs voulant être adorés pour Roys, tenans estats grands hors de mesure’ (p. 37). - En effet l'agitation intérieure succédant, comme d'ordinaire, aux agitations des batailles; le désordre des finances épuisées par les nécessités de la lutte; les exigences | |
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des Communes dans un pays où elles avoient fait valoir jadis des prétentions démesurées; les embarras d'une Noblesse nombreuse qui, subitement privée des distractions et des bénéfices que lui offroit la carrière des armes, ne pouvoit-être satisfaite, parcequ'elle ne mettoit des bornes, ni à l'arrogance de ses desseins, ni à l'orgueil de ses souvenirs; les préventions nationales contre un Souverain né hors du pays et appartenant à un peuple objet de jalousie et de haine; enfin, plus que tout le reste, des opinions religieuses, tendant, selon l'opinion de leurs adversaires, à faire crouler l'édifice social, c'étoit assez sans doute pour faire naître de grandes difficultés. Le Roi vouloit léxtirpation du Protestantisme et le maintien, en leur entier, des droits du Souverain. Le Prince d'Orange désiroit la liberté de conscience et redoutoit l'influence des Espagnols; il se proposoit donc de faire modifier les Placards et d'assurer insensiblement aux Etats une plus large mesure de pouvoir. Bien qu'en apparence d'autres questions vinssent en première ligne, en réalité dès les commencements la lutte s'engagea sur ce terrain.
D'abord les choses allèrent mieux que Granvelle | |
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ne s'en étoit flatté. Le Prince d'Orange et le Comte d'Egmont, sans contredit les deux principaux personnages du pays, se distinguoient au Conseil d'Etat par leur zèle et leur bonne volonté. Mais ces beaux semblants d'accord ne pouvoient être de longue durée: ils devoient s'évanouir à la première occasion. Elle ne tarda point. La susceptibilité nationale, les dissensions religieuses, et les préventions contre le Roi donnèrent naissance à deux griefs. Le premier étoit le séjour prolongé de quelques milliers de soldats Espagnols. Le mécontentement fut vif et universel. Granvelle fut mis en cause, quoiqu'il n'eut aucune part à cette affaire et que, déjà en octobre 1560, il eut écrit au Roi ‘qu'il n'y avoit pas moyen de différer le départ de ces troupes, sans exposer l'Etat à une révolie subite’ (p. 61). Le second fut l'angmentation du nombre des Evêchés (p. 55, sq.). Cette mesure, par laquelle de nombreux intérêts alloient être lésés, fit jeter les hauts cris. On l'attribua de rechef à Granvelle, bien qu'elle eut été prise à son insu, et que déjà en septembre 1561 il s'écrioit: ‘par suite de cette affaire des Eglises, tout va ici en confusion... Nous nous | |
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voyons en un désordre extrême et l'autorité du Roi en pâtit grandement. Plût à Dieu que jamais on n'eût songé à la chose; amen, amen!’ (p. 117). En outre deux événements envenimèrent les rapports entre Granvelle et la Noblesse. Le mariage du Prince avec Anne de Saxe, protestante et dont le père Maurice avoit humilié Charles-Quint; union que Granvelle désapprouvoit vivement: puis la promotion de celui-ci au Cardinalat, faveur dangereuse, dans laquelle on crut voir une récompense de ses intentions et de ses desseins encore cachés, et un encouragement à la destruction des hérétiques. Ainsi tout contribuoit à donner un but à la marche jusqu'alors vague et incertaine de l'opposition. Dans le Cardinal de Granvelle sembloient, d'après les préventions de ses antagonistes, se personnifier l'influence Espagnole, les atrocités de l'inquisition, et l'arbitraire royal. Il devint l'objet de tous les reproches et de toutes les haines; le point de mire de toutes les attaques. - De cette manière fut amenée la seconde phase, qui se résume dans une lutte persévérante contre le Cardinal.
La résistance aux volontés bien connues du Souverain commencè à se prononcer plus ouvertement. | |
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Le Prince d'Orange et les siens demandent la réunion des Etats - Généraux; obtiennent une assemblée des Chevaliers de la Toison d'Or; font députer le Seigneur de Montigny en Espagne (p. 135, sqq.), enfin se liguent contre Granvelle, auquel ils n'épargnent pas l'insulte et le dénigrement. ‘Je parle de leur Ligue,’ écrit celui-ci, ‘vû qu'euxmêmes s'expriment ainsi et ne se servent pas d'autre terme; quoique j'aye dit à quelques uns combien il est mal sonnant que les sujets d'un Prince Souverain traitent de ligue sans la volonté ou le consentement de leur Seigneur, et bien que dans d'autres temps on ait ordonné, pour des causes moins graves, aux Officiers de Justice d'instruire un procès’ (p. 151). L'effervescence augmente; d'autant plus qu'un grand nombre de Catholiques Romains, ayant besoin d'appui contre les desseins du Roi d'Espagne, ne voyoient plus de si mauvais oeil les progrès de la Réforme. Déjà il y avoit des prêches à Valenciennes et à Tournai (p. 126); déja le bruit se répandoit et trouvoit créance que, si le Roi agissoit dans l'affaire des Evêchés contre les Priviléges du Brabant, on choisiroit pour Seigneur un autre Prince du sang (p. 128). Déjà les Princes Allemands se tenoient | |
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assures que si, faisant une invasion dans le Brabant, ils garantissoient la liberté et la religion à tous, ils ne ‘rencontreroient que peu de résistance’ (p. 156). - La cause de cette situation menaçante étoit, au dire des Seigneurs, le mauvais Gouvernement du Cardinal, tout puissant sur l'esprit de la Duchesse. Ils se plaignent qu'on ‘les traicte en facquins, qu'on leur propose au Conseil choses que ne vaillent la peine, faisant à part l'important avec Madame, et disposant sans eulx des abbayes et offices de leur Gouvernement’ (p. 289). Ils s'adressent au Roi pour demander le renvoi du Cardinal. Le Roi répond qu'il n'a pas coutume de renvoyer sur une simple accusation un fidèle ministre; il demande des renseignements plus positifs. - Il est difficile de désapprouver ici Philippe: toutefois le Comte Louis de Nassau écrit: ‘C'est une triste et froide réponse; elle est de la fabrique du Cardinal; c'est une chose déplorable quand les Seigneurs se laissent gouverner par une seule personne: j'espère que son autorité ne sera pas de longue durée’ (p. 164). Les Seigneurs répliquent: ils refusent de prendre part aux délibérations du Conseil d'Etat; la position, | |
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à leur avis, est presque désespéréc; eux du moins ne voyent de remède que dans la convocation des Etats-Généraux (p. 168). L'aigreur augmente de jour en jour. Chaque mesure, chaque évènement devient une source de défiance, de reproches, d'inimitié; tout ce qui se rapporte à la religion surtout, vû l'incompatibilité complète, en cette matière, entre les opinions et les desseins des différents partis. En effet plusieurs, peu contents des peines cruelles incessamment appliquées aux hérétiques, vouloient une plus grande sévérité. L'Archevêque de Cambrai, après l'entrée de troupes à Valenciennes, écrit: ‘ne fust qu'on dict que nous aultres de la profession ecclésiasticque crions tousjours le sang, je dirois que, puisque l'on est à ceste heure à la besongne, il fauldrat pousser vivement oultre et s'atacher aulx principaulx, sans avoir regart s'ilx sont pouvres ou riches, ny mesmes que par là la ville pourroit venir en décadence’ (p. 180). D'autre part on s'indignoit de la continuation des supplices; on y voyoit un acheminement à l'Inquisition d'Espagne et à la domination des Espagnols. La présence du Cardinal étoit devenue insupprotable et toutefois le Roi, lui rendant justice, ne | |
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vouloit point ordonner son départ. Vers la fin de 1563, l'on écrit d'Espagne: ‘les choses dans les Pays-Bas vont de mal en pis; il est à craindre que, la discorde s'enflammant, le feu ne fasse enfin éruption violente et ne s'étende au loin, ne pouvant presque être éteint sans beaucoup de peine et de danger... Je voudrois que le Cardinal s'éloignât pour quelque temps; on le redemanderoit bientôt à grands cris... Mais il y a le point d'honneur, et puis sa M. ne le veut en aucune façon et n'entend pas que ses sujets lui fassent la loi’ (p. 190, sqq).
Granvelle s'éloigna spontanément (p. 219, sqq). Il fit un voyage en Bourgogne, dans l'intention de revenir bientôt; il ne revint jamais.
Ici commence la dernière phase; celle du triomphe des Seigneurs.
Vainqueurs, ils se hâtent de prendre possession du champ de bataille: ‘ils ne faillent point se trouver à tous Consaulx d'Estat et quasi tous les matins se réprésenter en Court vers son Alt. et luy parler des affaires’ (p. 242). Leur gain de cause est complet. Le Sécretaire de | |
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la Duchesse, Armenteros, devient un intermédiaire très-utile entr'eux et la Gouvernante: ‘il est de tout à leur dévotion’ (p. 242); et eux par contre ‘le cajolent fort’ (p. 250) ‘et lui font la Cour’ (p. 267); son influence augmente, par leur protection et par son astuce. ‘Viglius n'est plus appelé chez elle qu'en présence d'Armenteros, qui y entrevient aussy, quand il y a quelque chose d'office ou bénéfice à consulter’ (p. 275). ‘Il gouverne tout’ (p. 317); ‘Il a tel crédit auprès de son Alt. qu'il semble qu'elle ne face rien sinon par luy’ (p. 330); ‘il commande absolument à droit et à tort, et exerce un empire absolu sur la Duchesse’ (p. 425). En même temps il est le confident des Seigneurs. ‘Toujours Armenteros est assistant .. et tiens que le tout se faict ainsi, pour montrer aux Seigneurs qu'elle ne traicte plus riens avec moy à leur desceu’ (p. 291). ‘Ne lui sçauroys rien dire que incontinent elle ne le relate à Armenteros, et que ces Seigneurs sont advertiz’ (p. 330). La Duchesse elle-même ne s'oppose en rien à leurs désirs. Eux et elle se montrent des égards réciproques: ‘on voit son inclination pour en tout leur complaire’ (p. 257). Ils s'efforcent ‘de luy complaire et elle à leur correspondre’ (p. 263). ‘Ma- | |
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dame leur rit et les caresse’ (p. 267). ‘Elle s'est rangée du tout d'aultre costel’ (p. 269). Elle suit leuravis, jusque dans les choses les plus importantes et que Granvelle estimoit les plus dangereuses: ‘elle est délibéré de suyvre l'opinion des Seigneurs et essayer la voye de la communication générale des Estatz’ (p. 273). Loin d'appuyer les nouveaux Evêques, ‘quant l'on parle des Eveschiés et unions, elle dit que l'on debvroit vouloir, pour quelques milions d'or, que oncques n'en fût esté parlé, et qu'elle en donneroit de son sang’ (p. 317). ‘Les Seigneurs ont tout crédit vers elle’ (p. 275). ‘Elle s'est du tout adonée à eulx’ (p. 330). ‘Madame agit en beaucoup de circonstances d'une manière entièrement opposée, comme elle le sait très-bien, aux volontés du Roi’ (p. 377).
Ce changement subit paroît avoir été sincère. Marguerite agissoit ainsi par crainte, par inclination, par calcul. Par crainte. On écrit confidentiellement à Granvelle: ‘les Seigneurs font trouver mauvais tout ce qui a été fait de vostre tems, de quoy la Dame n'en sait que dire ni contredire de crainte’ (p. 254). ‘Sans point de doubte, si son Alt. change, elle | |
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seroit ingratte, mais que pourroit-elle faire, femme seule comme elle est, contre ces Seigneurs, sinon de se joindre à eulx, et croire ce qu'ilz persuadent, et faire ce qu'ilz voudront?’ (p. 301). Par inclination. D'abord les Seigneurs affectoient de la consulter; elle n'étoit pas insensible à cette jouissance d'amour-propre (p. 257). Ensuite, elle croyoit peut-être à la durée d'un repos momentané. Il paroît même qu'elle en vint à s'imaginer que la résistance de Granvelle avoit été la véritable cause des embarras; oubliant que, si le pilote est soulagé lorsqu'il abandonne le navire au courant, ce n'est pas le moyen d'éviter les récifs. - On écrit au Cardinal: ‘Il samble à son Altesse, qu'elle est à plus grand repos’ (p. 263). ‘Elle se laisse persuader que ce qu'elle est démourée les années passées en ceste estroictesse et paine, procède de ceste vostre opinion contraire à la communication générale des Estatz’ (p. 273). Viglius ajoute un autre motif moins bonorable: ‘Ce qu'elle se ressent le plus contre vostre Seigneurie et contre moy, est que l'avons si longuement gardé de faire son prouffit, qu'elle fait maintenant des offices et bénéfices et aultres grâces’ (p. 406). Aussi étoit-elle bien éloignée de regretter le Cardinal: déjà en juin l'on écrit: | |
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‘son Altèse ne me parle plus de vostre Seigneurie’ (p. 266). Enfin la Gouvernante favorisoit les Seigneurs par calcul. Elle croyoit les gagner par sa complaisance, et pouvoir s'entendre avec eux sur les véritables intérêts du pays. Car au fond elle méritoit sans doute encore le témoignage que Granvelle lui avoit donné précédemment: ‘Madame sent le péril dans lequel les affaires de v.M. pourroient tomber, plus qu'on ne sauroit l'imaginer, et elle mourroit à l'idée que durant son administration il pourroit survenir quelque chose de mal’ (p. 126).
On parloit encore de la résistance des Cardinalistes. C'étoit une véritable dérision. Leur impuissance étoit manifeste: ils étoient soumis au bon-plaisir des vainqueurs. ‘Aulcuns parlent de déchasser tous qui sont Cardinalistes’ (p. 243); le Duc d'Aremberg est mis de côté (p. 267); ‘Madame n'appelle jamais Berlaymont, ne luy parle et à peine le daigne regarder, le léssant découvert’ (p. 372). On n'a qu'à parcourir les Lettres de Viglius, dans notre Recueil, pour se convaincre qu'il n'avoit plus le moindre credit, qu'il étoit découragé, désesperé. Si le Cardinal se hasardoit à retour- | |
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ner, ‘il n'y a personne d'authorité qui oseroit lever la teste, quant bien l'on vouldroit machiner aulcune chose sinistre contre sa Seigneurie.’ (p. 300). Les Seigneurs prenoient le ton fort haut. Ils condamnoient tout ce qui avoit été fait sans eux. Le Comte d'Egmont poussoit l'insolence jusqu'à venir diner chez la Duchesse avec les signes distinctifs de la Ligue contre le Cardinal ‘portant une cabotte à leur mode ..., garnie de boutons d'argent avec flesches’ (p. 263). Et une autre fois ‘il s'est avancé post pocula dire à Hopperus que ce n'estoit point à Granvelle que l'on en vouloit, mais au Roy, qui administre très-mal le public, et mesme ce de la Religion, comme l'on luy at assez adverty’ (p. 247). Ils anéantissoient le pouvoir de la Gouvernante, soit par leur prépondérance au Conseil d'Etat, soit par l'autorité que s'arrogeoient les Gouverneurs Provinciaux. ‘L'auctorité des Gouverneurs, par la connivence de son Alt., s'accroist tant que chascun cherche de leur complaire, ou de moins non désplaire’ (p. 319). ‘On luy a lié les mains aux affaires d'estat, commandement sur les gens de guerre et à celuy qu'elle, comme Goubvernante générale, doibt avoir et eust deu retenir en tous les aultres goubvernements particuliers’ (p. 404). | |
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Leur intention étoit de forcer la main au Roi en s'appuyant sur la nation; c'est pourquoi ils revenoient sans cesse à la charge, afin d'obtenir la réunion des Etats-Généraux (p. 267). ‘La nécessité de deniers sert de tortionaire pour y consentir’ (p. 269). ‘Oranges et Berges disent qu'il n'y a moyen quelconque pour l'entreténement des garnisons ni aultres services, si non avec les Etats-Généraulx l'on advise quelques moyens généraulx’ (p. 292). La persécution des Protestants leur sembloit devoir prendre fin, pour plusieurs motifs. Ils désiroient introduire la liberté de conscience: ‘le copper tant de testes n'a profité rien et il faut prendre un autre chemin’ (p. 271). L'administration, sous leur influence, ne fut pas un modèle d'ordre et de régularité. Au contraire, on vit se multiplier rapidement toute espèce d'abus. ‘Par lotheries, vendition des offices, avanchement aux abbayes, mediantibus illis, et aultres plusieurs choses, l'on se haste de faire tost sa main’ (p. 265). ‘Tout est vénal et le Roi frustré de ses droits dans une foule de choses’ (p. 406). ‘Les offices et estatz se donnent tous à plus offrantz’ (p. 405). Aussi Viglius écrit-il à Granvelle en juin 1564: | |
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‘le profit que reçoit ce pays de l'absence de vostre Seigneurie se verra cy-après, je n'en ay encores veu nul’ (p. 263). On n'accordoit les aides qu'avec la plus grande difficulté (p. 326). L'affaire de la Religion devenoit de plus en plus inquiétante. ‘On tient librement partout des propos, les ungs pour modérer les placcards, les aultres pour laisser les consciences libres’ (p. 286); ‘la chose va si avant que peu d'officiers facent plus leur debvoir, et encoirres moings ceulx des lois et juges’ (p. 287). ‘Les députés des quatre membres de Flandres ont donné une requeste fort générale, pour quasi du tout anéantir l'inquisition et jurisdiction ecclésiastique’ (p. 321). ‘L'on mest en doubte si, avec les restrictions avisées, l'on donnera contentement au peuple’ (p. 321). ‘Molinéus tient desjà pour résolu qu'on ne doibve plus empêcher le mariage des prestres, ni la communion sub utrâque specie, et tiennent aucuns des Seigneurs tels propos d'abolir l'inquisition et de non plus se informer des consciences des gens’ (p. 336). Déjà l'on commençoit à craindre un soulèvement général. ‘Les affaires, et signament de la Religion, vont journellement de mal en pis, et se perd gran- | |
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dement l'auctorité de sa M., laquelle l'on redressera difficilement’ (p. 330). On redoute une rebellion à Anvers et ‘que les aultres villes des Pays-Bas... se joindroyent et se feroyent villes impériales’ (p. 333). ‘Pour la dissension qui est en la Religion par deçà, l'on ne se peut plus fier aux subjectz’ (p. 336). On avertissoit le Prince d'Orange que ‘les huguenods ...tâcheront à quelque révolte ou émotion au Pays-Bas, et la Reyne d'Angleterre aide ce qu'elle peult, de manière qu'il fault bien estre sur sa garde’ (p. 315). La Duchesse voyoit ses belles espérances s'évanouir. Elle ne pouvoit céder encore, sans compromettre évidemment les intérêts du pouvoir royal. Cependant le Peuple et les Seigneurs étoient loin d'être satisfaits. En pareilles circonstances, et lorsqu'on a beaucoup obtenu, le moindre refus irrite. Ils imputoient la situation déplorable des affaires à l'influence secrète du Cardinal, dont l'influence étoit nulle; à la résistance de la Duchesse, qui, durant un an, n'avoit fait que céder; aux bornes trop étroites de leur pouvoir, dont cependant ils avoient, sur plusieurs points, déjà franchi les limites. Selon eux, il falloit concentrer l'autorité dans le Conseil d'Etat; mais un pareil changement de rapports eut | |
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abouti à l'omnipotence des Seigneurs, au détriment du Souverain. C'est ce qui est exprimé naïvement par Bréderode: ‘Je pensse’ dit-il, ‘que le Roy se sera du tout résolu, remestant le tout et toutes les affayres à vos meyns de vous aultres’ (p. 308). Obtenir cette modification essentielle du droit public, fut le but principal de la mission d'Egmont en 1565: on vouloit ‘aucuns moyens grands et nouveaux’ (p. 337). On anticipoit sur le consentement du Roi. Viglius écrit en juin: ‘l'on forge icy une nouvelle république et Conseil d'Estat, lequel aura la souveraine superintendence de tous affaires. Je ne sçay comment cela pourra subsister avec le pouvoir et auctorité de Madame la Régente et si sa M. mesmes ne sera bridé par cela’ (p. 378). Et environ un mois après: ‘l'on commence encheminer les affaires selon la nouvelle forme, que l'on tient sera bientost auctorisée par le Roy, et disent ces Seigneurs que, si sa M. ne la trouve bonne, qu'ilz sont d'intention de se retirer de toute la maniance des affaires’ (p. 405). L'autorité des Seigneurs n'amenoit pas la repression des abus. Il n'y avoit ‘aucun changement en la conduite et insolences’ (p. 394). La situation étoit | |
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telle que, même parmi les antagonistes du Cardinal, plusieurs soupiroient après son retour (p. 413). Viglius écrit en août: ‘Je crainds à la fin la confusion et voys grandement péricliter la religion’ (p. 405). Granvelle en septembre: ‘Dieu dointGa naar voetnoot1 que trouble ou émotion n'advienne, soit du dehors ou du dedans’ (p. 424). Et en octobre l'on écrit de Bruxelles: ‘si le Roi n'y met la main à bon escientGa naar voetnoot2, il en adviendra quelque émotion, le peuple étant si volontaire, la justice non révérée, la Duchesse peu aimée, et le bled si cher’ (p. 425).
Le Roi y mit la main à bon escient: mais ce n'étoit plus en temps opportun. En temporisant, en biaisant, il avoit excité des espérances qu'il ne pouvoit réaliser. Maintenant tout à coup il vouloit faire plier tous les obstacles devant sa volonté. Ces ordres inattendus, dans la situation où se trouvoient les esprits, étoient presqu'une déclaration de guerre civile.
Si maintenant l'on se demande quelles furent les causes qui préparèrent la Révolution des Pays-Bas, on voit clairement que ce ne fut pas le despotisme du Roi. En effet pour peu qu'on se rappelle la na- | |
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ture du gouvernement monarchique et les rapports de l'Eglise et de l'Etat d'après le droit public à cette époque, il seroit mal aisé de dire en quoi, pendant ce temps, pour ainsi dire, préliminaire, ce despotisme, ce pouvoir illégitime ou cet abus de pouvoir, a consisté. Nous avons suffisamment montré ailleurs (p. 149*, sqq. et 166*, sqq.) le peu de fondement de plusieurs griefs contre Philippe II; mais nous devons observer en outre que durant les années qui amenèrent la crise, on ne sauroit lui reprocher d'avoir été intraitable ou violent, mais bien plutôt d'avoir montré une condescendance, un laisser- aller, incompatibles avec la direction suprême réservée au Souverain. Il retire les soldats Espagnols; il ne s'oppose pas à l'éloignement de Granvelle; il ne résiste pas aux empiétements des Seigneurs. C'étoit là une conduite très-conforme à son caractère indolent, foible, pusillanime. Viglius, en parlant des tentatives pour la réunion des Etats-Généraux, ajoute: ‘Je tiens que sa M., espérant par ce moyen se déscharger, les laissera faire’ (p. 269). Philippe persistoit à différer la solution des grandes difficultés, sans songer qu'après chaque délai elles reparoissent, et plus insolu- | |
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bles, et plus menaçantes. ‘Quant à nostre maistre,’ écrit M. de Chantonay, ‘tout vat de demain à demain, et la principale résolution en telles choses est de demeurer perpétuellement irrésolu’ (p. 426). Et ailleurs: ‘le Roi s'occupe aussi peu de cette affaire que si elle ne le regardoit point’ (p. 377). Granvelle, dont on a supposé qu'il suivoit les avis, restoit ‘depuis un an sans nouvelles directes de sa M.’ (p. 392): en général le Roi n'écrivoit pas assez régulierement; ‘le mal est que les lectres d'Espaigne debvroient venir plus souvent et la correspondence de ce coustel-là estre meilleur et continuelle’ (p. 322): longtemps impatiemment attendus, ses ordres arrivoient enfin, mais le plus souvent trop tard pour être exécutés avec fruit. - Son impassibilité apparente étoit telle que plusieurs alloient jusqu'à se persuader qu'il approuvoit la conduite des Seigneurs. Viglius écrit: ‘ne sçay si sa M. ne l'ayme pas mieulx de le dissimuler; certes aucuns disent que sa M. tient pour bon ce que les Seigneurs se sont ainsi liguez, puisque c'est pour le bien du pays et pour son service’ (p. 331): on répandoit même qu'il avoit porté les insignes de la Ligue: ‘de dire que le Roy ait trouvé bon la ligue, on se forcompteGa naar voetnoot1 et | |
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beaulcoup plus disant que sa M. aye faict robe et la mesme parure et porté icelle à Madrid’ (p.376). Le bruit étoit faux, mais quelle n'avoit pas dû être la foiblesse du Monarque, pour qu'un bruit pareil eut pu trouver quelque crédit! Cette irrésolution habituelle explique pourquoi il n'est pas venu en personne dans les Pays-Bas. Tous ceux en qui il devoit avoir confrance, l'y exhortoient, l'en supplioient. ‘Berlaymont regrette fort qu'il y a encoires si peu d'apparence de la venue du Roy’ (p. 267): Viglius écrit que, ‘si sa M. venoit, sa présence pourroit obvier aulx dangers qu'on craint de la communicationGa naar voetnoot1 des Estats’ (p. 274) ‘sans la briefve venue de sa M., nous allons icy le grand galop’ (p. 323): le Cardinal écrit qu'il insiste là dessus depuis trois ans. ‘S'il vient, tout est encores rémédiable, et sans grande aigreur; car venant, chascun chercheroit de faire du bon valet et luy complaire, et à peu de chose l'on pourroit remettre le tout en fort bon chemin’ (p. 325): Le Roi,’ dit M. de Chantonay, ‘ne cherche qu'à emmieller les Seigneurs, pour éviter de venir en Flandres’ (p. 426). Ce ne fut donc nullement par du despotisme, | |
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mais par un manque complet de vigueur et de résolution, que le Roi contribua, pour sa part, à la crise des Pays-Bas. Quant au Prince d'Orange, nous ne prétendons pas qu'à cette époque, ses motifs ayent été tous également louables et ses moyens tous également légitimes. Longtemps après, Granvelle rappelant les souvenirs de ces années, dit: ‘le Prince et aultres de sa suyte troubloient les affaires’ (VIII. p. 97). ‘Je impute principallement le mal au Prince d'Orange, et à ses conseilliers héréticques, et aux abbez de Brabant, et aultres qui... luy ont donné tant d'auctorité qu'ilz s'en treuvent oppressez; et combien de fois leur ay-je dit qu'ilz nourrissoient en leur seing le serpent qui leur rongeroit le cueur’ (VI. p. 412). Sans vouloir ratifier ce jugement qui respire une violente inimitié, nous conviendrons aisément qu'il y eut différence et même contraste entre la conduite du Prince, avant et après qu'il eut appris à connoître l'influence régénératrice de la vérité qui est en Christ.
Il y avoit des causes plus profondes qui rendoient une révolution, si non inévitable, du moins fort difficile à éviter. | |
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D'abord, les antipathies nationales entre les Espagnols et les habitants des Pays-Bas. Peut-être Philippe II ne savoit-il pas suffisamment dissimuler sa prédilection pour ses compatriotes. On disoit: ‘rien ne touche le Roi que l'Espagne’ (p. 325). ‘On fait sy très-peu de cas et d'estime de ceux de nostre nation en Espaigne qu'il n'est point à dire’ (p. 347). ‘Je me doubte que, si le Roy ne vient en ceste prochaine arrière-saison, que Messieurs les Espagnolz en seront la cause, lesquelz pensent que de Castille le Roy peult gouverner tout le monde avec un baston’ (p. 283). Même avec plus d'habileté de la part de Philippe, la jalousie réciproque de ses sujets eût été une source perpétuelle des plus grands dangers. En second lieu, les tendances républicaines devoient tôt ou tard conduire à un changement notable dans les principes constitutifs de l'Etat. Déjà ce Tome en contient des preuves manifestes. Le Conseil d'Etat, modifié conformément au désir des Seigneurs, eût été une nouvelle forme de république. ‘Les Estatz de Brabant voulloient tout faire et tenir le Roi subject’ (p. 267). Et sans doute plusieurs songeoient aux Etats-Généraux ‘ayant pleine puissance’ (II. p. 37); c'est-à-dire, à un gouvernement qui, sous un | |
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nom monarchique, eût été de fait républicain. Mais la cause principale fut l'intolérance du Papisme. La Réforme, bien qu'elle sembla longtemps être sur l'arrière-plan, acquit bientôt une influence décisive sur la marche des événements politiques. Peu à peu toutes les autres questions gouvernementales s'effacèrent devant le problême de l'existence simultanée du culte Evangélique et du culte Catholique-Romain. En 1564, Schwendy écrit: ‘peu à peu nous verrons vers où les choses de la Religion se destourneront et inclineront, et s'il y aura espoir de quelque rétablissement de l'estat ancien, ou si le changement veult par force gaigner le dessus, comme il est fort apparent; et selon cela les Princes et Roys, vouldront ou non vouldront, s'auront à la longue à gouverner’ (p. 314). Cette grande question devoit amener des difficultés doublement insurmontables dans les Pays-Bas, parceque Philippe II, vacillant en tout autre article, étoit inébranlable sur ce point; et parcequ'aux yeux de plusieurs, la persécution religieuse pouvoit aisément servir de moyen à l'asservissement de la nation.
Admirons dans la complication de ces causes di- | |
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verses les voies de l'Eternel. Les Chrétiens des Pays-Bas, par eux-mêmes, n'eussent guères résisté long-temps à Philippe; mais Dieu leur suscitoit des alliés jusques parmi leurs antagonistes. Ceux-ci se défioient du Roi, des Espagnols, de la trop grande extension du pouvoir royal: dès lors le zèle persécuteur qui, en d'autres circonstances, eût obtenu l'assentiment et le concours de la plupart des Catholiques, leur déplut, leur inspira des craintes pour leurs privilèges et pour leurs libertés, les força de la sorte à prendre le parti de leurs compatriotes, les fit devenir presque les protecteurs de la Réforme, en identifiant la cause des confesseurs de l'Evangile avec les intérêts les plus chers de la nation. Ainsi se réalisoit dans les années qui précédérent la crise d'où surgit la République, cette sublime et consolante promesse que toutes choses doivent concourir en bien à ceux qui, par une foi humble et sincère, appartiennent au Seigneur.Ga naar voetnoot† |
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