À la gloire de la Belgique. Anthologie de la littérature belge. Deel 1. Les écrivains d'expression française
(1915)–Jan Greshoff– Auteursrecht onbekend
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TerrilsGa naar voetnoot*)Au Parlement, on discutait une nouvelle législation minière et notamment de sérieuses mesures d'hygiène auxquelles astreindre les compagnies présentes et futures. D'anciens mineurs, en un langage émouvant et imagé, autant qu'incorrect, parlaient de mécaniciens dirigeant, vingt-quatre heures durant, la cage vertigineuse où la graisse des câbles, des paquets d'eau glacée éclaboussaient les hommes entassés; d'abatteurs attaquant la roche, la face meurtrie par des éclats de pierre, le corps arqué dans des retraits sinistres, le torse engagé en des trous étroits; de vieux chevaux laissant aux aspérités de la voûte des morceaux de leur chair; d'enfants courant derrière les wagonnets dans une boue infecte. Tout-à-coup, un amendement évoqua les terrils, les vieux terrils qui sont l'âme de nos paysages miniers. La loi préserverait-elle la ‘salubrité publique’ contre les gaz délétères qu'ils émettent dès qu'ils entrent en incandescence, contre les poussières qui noircissent les denses agglomérations du Borinage, les cirques apaisés, les collines bleues, graves et douces à la fois qui commandent la vallée mosane? Personne que je sache, n'osa demander la suppression des terrils; tout au plus, réclamait-on un droit d'enquête. Certains esprits simplistes allaient jusqu'à en demander le boisement. Quelle erreur: le terril, comme la fagne, a sa beauté, sa couleur propre. Peu nous toucherait la disparition de certains poussiers hideux. Mais compromettre la tragique beauté de mon pays, vous condamner, ô ‘terrils’ séculaires qui faites l'unité de ce paysage tout ensemble formidable et attendri, austère et riant, sombre et coloré, vaste, tourmenté, de ce paysage qui est l'oeuvre des hommes, qu'élabora ma race au long des siècles! Meunier l'a dit et après lui, un Adler, un Luce, | |
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ou ce vrai peintre du pays noir qu'est le jeune Pierre Paulus: il en est parmi vous aux flancs desquels d'humbles toits rouges dévalent le long des sentiers tortueux, noirs et brillants. Les maisonnettes blanches sont bâties à même le charbon; l'aïeul tordu, robuste et noueux comme un vieux chêne, y allume pour le visiteur, dans un recoin obscur, le grisou dompté. Que de fois j'ai contemplé la galopade des monstrueux terrils lâchés à travers la plaine boraine, qui se poursuivent de Mons à Quiévrain. Certains se tiennent à l'écart, ramassés sur eux-mêmes, comme des hippogriffes prêts à voler dans le soleil. Naguère, je les chantai avec ferveur, je composai pour eux, une litanie trop naïvement verhaerénienne. Et pourtant, dans ces vers sans originalité rythmique, j'avais mis toutes les images qui m'emplirent les yeux durant ma jeunesse: Dans les aurores pâles et graciles,
Dans la paix des matins d'avril
Où saigne leur coeur rose;
L'été, dans les midis vermeils
Où ils reposent
Avec leurs schistes scintillant sous le soleil;
Sous les cieux coruscants d'automne,
L'hiver, dans la torpeur des soirs aphones;
Par la contrée
Dont ils sont l'âme forcenée,
Les terrils noirs, hallucinants,
Comme de fougueux étalons
Vont se cabrant
Vers tous les coins de l'horizon...
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...Toutes les formes et toutes les couleurs! Tels matins de brume laiteuse, au printemps, ils sont bleus et gris: je pense aux montagnes de Galaad. Que je vous aime, lorsqu'une pluie de juin avive vos roses et vos noirs, vos violets de camail et rafraîchit vos mousses rôties par le soleil, pareilles à des cuirs de Cordoue pâlis. Septembre et sa lumière adoucie, l'argent mat de ses brumes, n'est-ce pas la rédemption pour ces teintes crayeuses? Bien des fois, l'été, j'ai connu comme des sensations d'Afrique, à suivre certain sentier bordé d'orties et d'éteules jaunes, tout plein du vol des libellules et de papillons bleus, qui menait aux pieds d'un Atlas de charbon. Et j'attendais que le lion bondît de ce bosquet proche où se trouve le puits d'un charbonnage abandonné. Dirai-je l'angoisse universelle à certains crépuscules, lorsque soudain l'énorme globe rouge s'arrête. Stupeur! C'est en vain qu'à l'occident un lac d'or met son signe d'apaisement. Toutes choses s'immobilisent: flammes joyeuses, wagonnets accrochés aux pentes, comme des crabes monstrueux et tout un peuple de fourmis - hommes, femmes, chevaux - qui là-haut s'agitaient confusément. Seules, par le ciel oppressé se tordent les fumées éperdues, douloureuses et implorantes. Mais tout à coup, le soleil chavire, il s'abîme et sans plus ralentir. Enfin! voici la nuit, le réveil attendu, voici la souffrance en allée: la vie ardente s'ébranle - tumulte et flammes - sous le regard placide de la Lune. Et pour célébrer cette rédemption, des lumières, un long cortège de lumières processionnent à travers la plaine que l'ombre envahit, vers les hautes pyramides que dénonce le feu inextinguible qui les consume. Dirai-je ces nuits de catastrophes toutes pleines d'un silence terrible, où l'on n'entend que l'ahan lourd des cages qui | |
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remontent? Au faîte, la lune gît dans les lueurs de la fosse, comme en un lac de sang; un fanal rouge: l'oeil au front d'un cyclope; des lumières, autant d'yeux qui fixent épouvantés la ville illuminée, lointaine... Terrils, qui donc parla de vous supprimer, ô vous qui êtes toute la poésie de mon pays? Sans compter qu'il y a encore ce peuple curieux que vous avez créé, qui vous emprunte sa subsistance quotidienne. On a décrit la hiercheuse de jadis, délurée, frondeuse, gaillarde, qui se rendait au travail ‘un rameau vert entre les dents’, le corps admirablement moulé dans la culotte et la veste de toile grise. La ‘ramascaille’, la glaneuse de charbon, nous reste; puissante matrone à la face large, au nez épaté, semblable à quelque reine kabyle, jeunes mères qui descendent ou escaladent les terrils avec une agilité de chèvres et ces petits Tanagra de quinze ans, aux seins fermes, qui comme les hiercheuses, emprisonnent leurs cheveux dans le serre-tête de toile bleue. Il faut les voir, prêtes à bondir à la curée, attendant que le taqueur brutal déverse, avec un paquet de jurons, les scories du wagonnet, où elles découvriront les gaillettes précieuses. L'homme favorise celles qui se donnèrent sur le charbon, où plus d'une accoucha. Les ramascailles! O la jolie et fine image de celle-là que je vis par cette après-dinée languide et ensoleillée d'un précoce printemps, couchée au flanc d'un terril! Ses yeux ivres se fermaient aux baisers des premiers rayons bienheureux. Des millions d'allouettes, sans doute, chantaient déjà à son oreille. |
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