Rubens peint par lui-meme
Ily a dans une oeuvre de ces fragments qui nous jettent soudain hors du sentiment où nous ont mis des opinions acceptées sans contrôle ou une connaissance superficielle. De même telle parole éclaire un coin ignoré d'une âme que nous avions crue différente. Elle nous permet de nous livrer aux déductions les plus audacieuses encore qu'elles contredisent une règle générale de la vie.
Je ne sais pourquoi le portrait de Rubens, peint par luimême, à la galerie des Offices, à Florence, m'apparut comme un de ces puits profonds ouverts sur un autre ciel. La fière alacrité de son génie, répandue au Louvre, à Munich et dans nos cathédrales, s'effaçait dans l'amertume de ce pâle et pénétrant visage. D'invisibles doigts semblaient en avoir détaché ce voile qui, sur des traits humains, intercepte toujours les plus purs rayons intérieurs. Seulement l'émoi qui passe dans un ciel d'octobre alanguissait cette flamme, qui l'éblouissait de déchirantes clartés. Un tel jour dans cette pâleur, les ruisseaux dorés de la barbe et des cheveux, ces lèvres quis' empourpraient de toute l'ardeur d'un fruit blessé, et dans ces yeux la lassitude d'voir tant contenu de la vie, rares et suprêmes accords de deux automnes qui préludent â un chant sublime et désabusé...
Déjà le peintre était arrivé à ce sommet où l'homme rassemble ses passions éparses et s'épuise de les alimenter toutes à la fois. Heure de lucidité et de complète possession de soi où tout un passé ne pèse pas plus dans la main que la poignée de grains de sable qui ont mesuré sa fuite. Si nous desserrons les doigts, le sable s'échappe et nous pouvons ainsi renouveler à notre gré un jeu qui renferme en quelques secondes l'espace de l'existence la mieux remplie. En ce moment, Rubens lui-même ne devait effriter qu'un peu de poudre entre les doigts, son passé, s'il est vrai qu'il y a toujours une égale distance entre une oeuvre humaine et le rêve qui l'a conçue.