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Eugène Demolder
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Rembrandt a l'atelier de Krul
Krul avait présenté Kobus à Rembrandt. Le maître ôta son béret, découvrant son grand front préoccupé; puis il déposa sa canne à pommeau ciselé contre un chevalet.
- Je vais à Leyde, dit-il. Amsterdam me fatigue. J'ai besoin de revoir les bords du Rhin, de me promener en bateau sur mes vieilles ondes, de voir des arbres. Cela rafraîchit. Cela repose. C'est bon comme le sommeil.
- Oh, oui! dit Krul. Tu es fatigué du quartier juif et du port!
- Non, répondit Rembrandt. Je suis excédé par les visites. Je veux un peu de solitude, un peu de liberté.
Mais Krul répliqua:
- Pourtant aucune ville ne vaut Amsterdam! Voyons! N'est-ce pas là qu'on établit les réputations?
Rembrandt sourit tristement.
- Oui, s'écria Krul. C'est la ville des fêtes et des négoces! Sais-tu ce qu'Erasme disait en songeant aux pilotis sur lesquels on l'a bâtie? Ses habitants sont des oiseaux qui circulent sur des cimes d'arbres! Voilà ce qu'il a dit! Eh bien! je t'assure, il y a dans cette oisellerie de superbes paons à déplumer, des faisans dorés, et de petites cailles roses! Tout cela vaut bien la peine qu'on vive là-bas, dans ce concert! Puis on parle de vous, on est vu, considéré, prisé, admiré. On vous montre, quand vous allez à la taverne prendre une tasse de chocolat ou un verre de scubac! Oui-da! Je compte m'installer bientôt près de la Kalverstraat, porter des beaux habits à la mode bourgeoise, et dégrafer leurs ceintures aux légères Siska, qui jettent sur les coqs du Dam leurs filets d'amour!
Rembrandt écouta à peine: il regardait Kobus. La physionomie ouverte et ingénue du garçon lui plut. Dans cette âme il chercha la rêve qui pousse vers l'art; au fond des yeux du jeune homme, il voulut découvrir un de ces songes qui créent un artiste. Pendant que Krul pérorait, heu- | |
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reux de développer ses projets devant un peintre qu'il estimait à peu près son égal, malgré la manière noire, Rembrandt réfléchissait au passé de Kobus: d'où venait ce blondin, arraché à sa famille comme une fleur à peine entr'ouverte cueillie au jardin où elle a pris la sève? Où avait-il déchiffré les premières lettres de la vocation? A quelles destinées était-il réservé? Front pur, prunelles tendres, chair vierge! Voilà un être timide et doux, candideet en même temps volontaire et fort: la tête bien modelée, la ferme arête du nez, le menton accentué l'indiquaient.
Une sympathie saisit van Ryn pour le petit élève de Dordrecht; il s'aperçut que Kobus le regardait à la dérobée avec une ferveur singulière: certes Rembrandt occupait une place choisie au coeur du jeune artiste: un fluide amatif le lui fit pressentir.
Mais Krul interrompant ses vantardises s'approcha de Rembrandt:
- Tu dois être fatigué du voyage. Repose- toi bien ici. Puis tu vas te rafraîchir, n'est-ce pas? Je possède un excellent vin, des bords de la Moselle.
Rembrandt sourit.
- Oui, je sais qu'il faut boire! Les moeurs n'ont pas changé. Krul alla chercher le vin.
Pendant ce temps Rembrandt dit à Kobus:
- Alors, vous aimez bien à peindre?
Barent leva les paupières: au fond de ses yeux clairs - de ces yeux de riverains des fleuves et de contemplateurs des plaines, où il est tombé tant de ciel! - Rembrandt vit se lever comme un soleil de gloire, d'admiration et d'espoir.
- Oui, maître! murmura Kobus.
- Il y a longtemps que vous a pris cet amour?
- J'étais enfant.
- Que fait votre père?
- Il est meunier.
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Rembrandt sourit mélancoliquement:
- Meunier? Mon père l'était aussi. Et d'où êtes-vous?
- De Dordrecht, au bord de la Meuse.
- Moi, de Leyde, au bord du Rhin.
- Je le savais, maître!
- Et comment vous est venu le goût pour la peinture? Kobus raconta l'histoire de la Bible, celle de Jan Ketham. Puis il parla de son voyage à Leyde, et de Lucas Huyghensz.
- Lucas Huyghensz, interrompit Rembrandt. Dans ma jeunesse, j'ai vu souvent sa Résurrection des Morts, qui se trouvait à l'hôtel-de-ville.
- C'est ce tableau qui m'a révélé la peinture, dit Kobus. Rembrandt écoutait charmé: un peu de ses anciennes années apparurent dans la vocation du jeune homme. Il sourit tendrement, comme s'il eût retrouvé un frère cadet, et pensa:
- Cet enfant va-t-il recommencer une vie pareille à la mienne?
Il prenait plaisir à voir l'enthousiasme de Kobus, sa timidité, l'éclat de son oeil bleu, où roula une larme, ses rougeurs, qui le coloraient comme s'il eût caché un jeune soleil dans sa poitrine.
Il se dit:
- Je voudrais voir en Titus, mon fils, qui est très bon et très doux, cette fièvre, cette poésie.
Mais Krul rentra apportant des flacons. Devant Rembrandt il posa une coupe chargée de cabochons et d'une forme royale.
Les regards de celui qui avait peint le Mariage de Samson brillèrent à l'apparition de cette orfèvrerie translucide, où le vin tomba avec un grouillement de bulles dorées. Il leva le verre, but une gorgée. Puis il fit compliment à son hôte sur la beauté du cristal et la saveur du breuvage.
- Je n'ai qu'une coupe pareille, déclara Krul. C'est un
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cadeau du duc Wolfgang de Bavière, dont j'ai fait le portrait. Je ne m'en sers jamais; et je savais qu'elle te plairait, amateur de bijoux, mon cher Rembrandt!
- Oh! les bijoux! Tu n'oublies rien, toi! Mon atelier, c'est un capharnaüm, une échoppe de juif, un bazar d'Orient! Et je possède tant d'armes qu'on pourrait se croire chez un colonel de lansquenets! Terrible manie! ajouta lentement Rembrandt, fronçant les sourcils, où une préoccupation noire venait de se poser.
Mais il la chassa d'un geste; puis il sourit à une nouvelle pensée: expliquer un peu de son âme et de son art à Kobus, qui lui plaisait de plus en plus, et auquel il voulait, en échange de la confession qui l'avait ravi, donner aussi quelques bribes de son âme; et il reprit:
- L'or dans la pénombre revêt à mes yeux une splendeur incomparable. Le grand soleil le fait vulgaire. Le demijour lui rend son éloquence magique. Ce doit être un rare spectacle de voir, sous une tente qui arrête et endort le soleil, danser une sultane chargée de colliers et d'anneaux? Avez-vous remarqué dans les chambres hollandaises, avarement mais chaudement lumineuses, combien un bracelet donne une signification de noblesse, d'opulence ou de volupté au bras nu qui le porte? Et les couronnes? J'aime leurs saphirs et leurs rubis, qui s'éclairent pour moi de feux retrouvés: une royauté morte se rallume au fond de leurs eaux profondes, autour du cercle qui pesa jadis sur des fronts de tyrans et de magnats. Tout l'Orient m'apparaît grâce à un turban de cachemire orné d'une aigrette, grâce à la poignée damasquinée d'un sabre courbe. Oui, je chéris les bijoux. Je les ai souvent peints dans mes tableaux. J'en parais ma pauvre femme et suivais leurs reflets sur son doux visage.
Rembrandt secoua la tête, très ému, et demanda à Krul quelles étaient ses dernières oeuvres.
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Frantz Krul montra une étude d'après une jeune pêcheuse de crevettes. Riche en vermillon sur un fond de ciel marin, la bouche lippue, la joue frottée de blanc d'argent, la gaillarde luisante de santé portait un panier d'osier sous le bras: elle s'enlevait en pâtes lumineuses.
- L'air des dunes vibre là-dedans, dit Rembrandt.
- Oh! répliqua Krul, que n'ai-je toujours à peindre d'aussi florissantes chairs! Le sang riche, c'est le soleil des corps! Il faut qu'il afflue sous la peau et qu'on le voie en une poitrine comme du vin rouge dans un flacon! Voyez! Ces joues! Elles feraient l'orgueil d'un verger! Ces lèvres sont mouillées, chaudes, goulues! La gorge? Du blé et des lys! Les cheveux blonds et roux s'allument: ne dirait-on pas le cerveau en flammes de cette harangère, qui sait hisser les voiles au mât d'un bateau et pour laquelle plusieurs mâles se sont lardés de coups?
Rembrandt sourit un peu de la fougue de Krul, tout en l'approuvant par des gestes de tête. Il prit sa coupe, qu'il leva encore, d'une main large, mais adroite et nerveuse, de graveur subtil; puis clignant de l'oeil il étudia un instant le pétillement de la liqueur et dit:
- A ta santé, Krul! A votre santé, jeune Barent! Que les succès vous viennent tôt comme ils me sont arrivés, dans ma jeunesse, lorsque j'ai quitté Leyde, et qu'ils vous suivent toujours!
Il but une seconde gorgée.
D'un air réfléchi il dit alors, craignant sans doute que Kobus n'eût pris pour de l'argent sans alliage les opinions de Krul:
- Certes c'est une joie de faire jaillir des éclats sanguins de sa palette, des éclairs de chair rose. Ton tempérament t'y pousse au surplus. La nudité, tu la recherches triomphante et plantureuse. Ton idéal, c'est la Vénus ferme, qui naîtrait de l'écume de la mer du Nord et présiderait aux
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accouplements robustes des marins et des pêcheurs. Tu aimes aussi à immortaliser les buveurs en ribote, les banquets chamarrés, les habits de fêtes à écharpes orangées. Mais ne penses-tu pas. Krul, que la chair pauvre recèle aussi une grande beauté? Elle est autre. Je te le jure, lorsqu'une mendiante fiévreuse et tremblante se déshabille dans mon atelier, j'éprouve un émoi artistique aussi grand que si c'était Hélène ou Cléopâtre. Je lis dans le grimoire de ses chairs efflanquées, de son ventre usé, de ses seins vides, de ses jambes maigres, la chronique de sa vie douloureuse, sa résignation aux basses besognes et aux assauts des gueux, ses maternités épuisantes: je vois toute la tristesse humaine, qui est immense, résumée dans cette échine lasse et ces flancs vannés. Je m'applique tendrement, avec toute la compassion qui m'étreint, à interpréter les sombres lassitudes de ces muscles, les traces des vêtements, des fardeaux et des maladies, qui laissent sur le corps des marques d'affliction comme les larmes sur le visage. Je rends le ton pâle et jaune de la peau, avec les rousseurs qui lui plaquent des tons navrés d'automne, avec les plis traçant des courbes molles au ventre. Et n'est-ce pas aussi la vie? N'y a-t-il que joie? A côté d'une pivoine qui s'épanouit, n'y a-t-il pas celle qui se dessèche et perd ses pétales? Et la mourante, au milieu de l'agonie ridée de ses couleurs, n'accomplitelle pas une fonction aussi profonde dans l'harmonie des choses?
Rembrandt se tut. Krul l'avait écouté sans mot dire, un peu dérouté. Kobus plongeait en une extase: la voix de Rembrandt le faisait frissonner, et des envies le prirent de se jeter aux pieds du maître; l'enseignement tombait en pluie d'or dans son âme neuve et vierge.
Mais le graveur lançant un regard à l'élève immobile devant un chevalet se reprit à parler. D'après lui, la peinture devait être spirituelle. En tout, que chante l'âme, et tout
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en possède: les arbres, les plantes, et même les étoffes, une bague, un glaive. Que l'artiste révèle cette âme en faisant jaillir d'une épée le cri d'un éclair, en allumant de lueurs les charmes d'une rose, en caressant les beaux tissus où se cache parfois l'adieu mordoré du couchant. Qu'il découvre cette vie cachée des choses: en vidant un verre à forme de tulipe, qu'il songe que ce verre a emprunté son calice à la fleur parce qu'elle est destinée à boire du soleil! Voilà les intimités secrètes de la matière, les correspondances mystérieuses des fibres et des formes. Qui ne les met en valeur peint de façon vulgaire. D'un boeuf écorché pendu par les jarrets, des artistes n'extrairont qu'un morceau de viande. ‘Je vis hier à Zaandam un boeuf exposé, le ventre vide. Il m'enchanta par la majestueuse sonorité de ses tons. Si j'avais eu le temps de peindre, j'eusse fait sentir en ce cadavre les derniers tressaillements de la chair mise à nu, ainsi que la colère et l'énergie qui dirigeaient l'animal vivant: on peut révéler ces forces parmi les côtes solides comme des cercles de cuirasse, dans la vaillance des reins ouverts, dans la brutalité guerrière des pourpres coupant les graisses. J'eusse pris plaisir à célébrer les dépouilles du roi des prairies, et à faire vibrer un sentiment de lutte et de vigueur dans le butin de la mort!’
Rembrandt se leva inquiet, et marcha dans l'atelier; d'habitude taciturne il était devenu tout à coup loquace. Il ouvrit la fenêtre:
- Pour mieux voir le paysage.
Puis il alla vers Kobus:
- Que faites-vous?
Le jeune peintre se rejeta un peu en arrière et balbutia:
- Voilà! Voyez!
C'était une étude d'après un philologue haarlémois, qui chaque jour posait pour son portrait. Kobus venait de rectifier quelques touches dans le fond, sur lequel se mode- | |
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lait, au dessus d'une fraise blanche, la figure pensive à l'oeil noir du savant.
Rembrandt se déclara satisfait.
- Bonne étude!
Il prit la palette et les pinceaux du jeune homme, en souriant.
- Vous permettez? Et toi aussi, Krul?... La peinture me tente, comme le serpent tenta Eve. Et je ne résiste pas. Tenez, Barent, je devine très bien la physionomie de ce savant, mais pour le rendre plus pensif, posez des lumières ici, au coin de l'oeil, ici, à la tempe. Là vous chaufferez une ombre: c'est trop cru. Moi, je vois toujours les figures éclairées par un reflet. Le soleil a plus de lumière que la pulpe des chairs. Pour que celle-ci exhale la lueur, il faut baisser d'un cran la lampe du monde!... N'est-ce pas, Krul? La lutte ne serait pas égale!
Evidemment, répondit le portraitiste.
Rembrandt mêlait les couleurs, lestement préparait des bruns, des jaunes, des roses, allumait la toile, faisait luire les prunelles: pour modeler des boucles de cheveux, il se servit du manche du pinceau, et allégea des empâtements. Il parlait du portrait. Deux choses subtiles planent devant le masque humain: le regard et le sourire, - effluves impalpables, émanations psychiques, fumées de l'âme. Il faut les attraper au vol et les harmoniser. Dans les yeux d'un modèle il est nécessaire qu'on puisse voir la pensée, comme les cailloux blancs au fond d'un puits clair.
- En effet, interrompit Krul, tes portraits dans leur pénombre sont comme les fantômes de l'âme. Tu idéalises tes personnages. Je ne les pare que de la vie du sang.
- Frantz Krul, tu es un maître, répondit doucement Rembrandt en déposant la palette. Et jamais les dons picturaux ne se sont plus généreusement signalés qu'en toi. Tu cherches aussi d'ailleurs à pénétrer la psychologie, - mais tu suis un chemin de plein air et de couleur vive, tandis que
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je m'égare dans les caves de mes soleils ténébreux. Tu es la joie, et je suis, hélas! plus mélancolique! En tous cas j'aurai vécu une vie endiablée d'alchimiste cherchant l'or au fond d'un sombre laboratoire. Oui, Kobus Barent, j'aurai travaillé plus qu'un damné, depuis le jour où je l'ai entrevue dans le moulin de mon père, une chaude aprèsmidi d'octobre, renvoyée par les vieux murs sur le visage des meuniers, cette lumière qui éclairait si magnifiquement leurs physionomies! Malgré mes sueurs je ne l'ai pas retrouvée telle qu'elle m'est apparue!
Rembrandt eut un geste de désespoir, qui étonna et navra Kobus.
Il s'en aperçut:
- Mais ne soyez pas découragé pour cela, vous qui êtes jeune, et dont le regard contient tant d'espérance!
Pourtant, les pommettes rouges, le regard enfiévré, le grand peintre exposa les difficultés d'interpréter des sentiments avec des poussières trempées d'huile. Comment à l'aide d'un peu de pâte blanche, brune, rouge, exprimer la compassion du bon Samaritain, la joie d'une fiancée que l'on coiffe dans l'attente de son amant, l'envolée mystique de l'ange Raphaël quittant Tobie, l'air inspiré d'un saint Mathieu, la douleur de la Vierge au pied de la croix? N'estce pas qu'à la pâte on mêle des morceaux de son coeur arrachés dans un martyre? L'inspiration est d'ambroisie et de fiel. Et d'où vient-elle?
- Je rêvais, dit Rembrandt, d'un tableau représentant les disciples d'Emmaüs. Depuis longtemps m'obsédait ce récit de l'Évangile. J'avais tenté de le peindre, mais je ne parvenais pas à le représenter à mon entière satisfaction. Il y a cinq ans, par un jour d'automne, je me trouvais dans une vieille auberge aux environs d'Amsterdam. Le soir tombait, et par une haute fenêtre, une lueur jaune dans laquelle on pressentait la nuit éclairait les murs de la salle
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et frôlait une petite table entourée de trois chaises, et où étaient posées sur une nappe trop courte trois assiettes d'étain. J'étais sorti de chez moi après un travail prolongé, et la campagne avait versé à mon cerveau brûlant sa grande poésie. Je me reposais dans l'antique hôtellerie, quand trois hommes entrèrent, et sans rien dire allèrent s'asseoir à la petite table. Je n'ai jamais su qui ils étaient; leur accent accusait des Flamands de Bruges. L'un d'eux, un être pâle et maigre, à la barbe d'un roux appâli - comme de l'or souffrant, - aux grands yeux vitreux de pauvre hère s'assit le dos au mur, me faisant face. Les deux autres, un vieux chenu, pêcheur hâlé de poil hirsute et blanc, et un petit homme trapu, portant sur de larges épaules une tête brune et carrée: un type de laboureur aux mains calleuses et au regard fixé sur le sol comme s'il y cherchait un sillon - se placèrent à ses côtés. Silencieusement ils firent le signe de la croix. Puis celui qui était malingre murmura un paternôtre, les regards au plafond, et des deux autres, l'un, le laboureur, joignit les mains et baissa la tête, et l'autre, le pêcheur, les poings sur le genou, le front incliné, regarda la prière tomber des lèvres de son compagnon. Soudain, d'un escalier proche, qui venait de la cave, sortit un jeune garçon qui portait un plat garni de poissons frits. A la vue des voyageurs priant, il s'arrêta, respectueux et saisi. A cet instant un charme opéra. Des larmes me montaient aux yeux. Je voyais en cette scène vespérale, devant la table pauvre, le Christ et les pèlerins d'Emmaüs. Celui qui priait, sans cesser l'oraison, prit un morceau de pain
qui était à côté de sa manche, et le rompit. La farine entre ses doigts de vagabond contracta aussitôt des tons d'argent comme si elle sortait d'un tabernacle! Le pauvre sire parut en proie à une tristesse surhumaine, son front s'auréola, un peu de ciel tomba sur son visage; l'humble nappe devant lui fut comme celle d'un autel. Je me serais jeté à
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ses pieds, empoigné par son humilité radieuse, mais son regard m'arrêta - ah! ce regard qui avait vu les parois du sépulcre et que le firmament n'avait pas encore totalement reconquis, au-dessus des lèvres violettes où s'effaçait la trace du dernier soupir! Oui, je vis tout cela, en un instant, comme lorsqu'un éclair jaillit derrière un vitrail. Ce rêve fut d'un moment: car, la prière finie, les hommes tirèrent des couteaux de leurs poches et découpèrent les soles.
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