| |
| |
| |
Émile Verhaeren
| |
| |
Le Franc buveur
Quand tintera de tour en tour,
Le charpentier de Locristy Boira
Le charpentier tendant le cou
Boira la bière en douze coups,
Boira la bière nourricière
A la santé du ciel et de la terre.
Le premier broc est dédié
Au pur et saint mois de Janvier,
Quand la neige est laineuse et blanche
Comme les fleurs de l'orobanche.
Le deuxième verre aura l'honneur
De célébrer la Chandeleur,
Et la frêle bourse-à-pasteur
Qui croît déjà de rive en rive,
Alors qu'au bord des routes,
Le mois de Mars aura pour lui
La troisième pinte qui luit
Comme une vitre après l'averse;
Déjè l'autan noir s'est enfui;
Mais l'air est plein encore de grêlons blancs
Qui sont aigus et violents
Comme les pointes de la herse.
D'être fêté par le quatrième verre.
L'orge naissant verdit la terre.
| |
| |
L'alouette au point du jour,
Bondit et rebondit en vols et en voyages
Sur les enclos et sur les champs:
Et l'on rêve à des fleurs de trilles et de chants
Montant, là-haut, vers la clarté des beaux nuages.
Le cinquième broc est entamé
A la gloire du mois de Mai
Qu'auréole de nimbes et de cierges
Le charpentier, toute bonne humeur,
Semble lever au ciel son coeur
Dans un verre de liqueur blonde,
Et le vide soudain et puis sourit
Aux dix enfants qui déroulent autour de lui
Beau mois de Juin qui bellement composes L'été
Et les feuilles frêles et frissonnantes;
Beau mois de Juin, tu seras exalté,
Toi qui, traînant à tes côtés
Les soulèves et les suspends et les disposes
Contre nos murs, jusqu'à nos toits;
Beau mois de Juin, beau mois de roses,
Le sixième verre sera pour toi.
Lève bien haut ton septième verre
Et vide-le d'un geste altier,
Voici Juillet, mois de lumière.
Les couchants d'or sont merveilleux;
| |
| |
Des chars de foin, frôlés de feux
De loin en loin, là-bas, illuminent les plaines.
Comme une torride haleine,
Le vent passe sur ceux qui vont
Rêver d'amour, au bois profond;
Et qui partent soudain vers les combes secrètes,
Sans voir que derrière eux
Luit la faux large au tranchant creux
Qui domine leur front et menace leur tête.
Honorons tous le beau mois d'Août
Quand les seigles houleux et fous
- Epis pesants, tiges fluettes -
Versent leurs ombres violettes
Sur la clarté des sentiers roux.
Honorons-le parce qu'il porte
Lui seul, parmi tant d'autres mois,
Comme un immense et lumineux pavois
Qu'en son honneur le charpentier
Vient de saisir, sur une plinthe,
Pour la sabler, sa huitième pinte.
Vous êtes blonde comme les grappes
Que Septembre suspend et que le soleil frappe
Bière blonde, soeur du bon vin,
Le charpentier qui vous savoure
N'ignore pas qu'il est au loin, en des pays dorés,
D'autres buveurs transfigurés
Buvant du vin avec bravoure;
| |
| |
Et c'est à eux qu'il songe en souriant
Lorsqu'il tend, avant de boire,
Son large broc couleur de gloire
Quoique voilé déjà de pluie et de tristesse,
Octobre, en Flandre, au bord des eaux,
Agite encore dans les hameaux
Le trépignement fou des dernières kermesses.
Qui but un jour trente setiers
Aime les gars, aime les filles
Qui font trembler le sol des bonds de leur quadrilles;
Il a l'orgueil d'être pour eux
Comme un exemple glorieux,
Et d'un élan, à l'instant même,
Vide sa pinte, la dixième.
Novembre aux nuages livides,
Malgré l'assaut de tes grands vents,
Il se redresse, et son broc tout entier,
Le onzième! sitôt levé, redescend vide.
On le bouscule, on vient, on revient, on s'en va.
Les uns, avec respect, touchent déjà son bras
Qui fut vaillant et prompt à lui verser la bière.
D'autres vont avertir sa soeur et ses trois frères,
Qui travaillent chez eux et ne se doutent pas
De quel exploit leur frère
Les siens d'abord, et sa famille toute entière.
| |
| |
Enfin, voici le broc douzième, le dernier.
Quand il le tend, droit devant lui, le charpentier
Se sent joyeux et fier comme au bout d'un voyage.
Un large rire a tressailli sur son visage.
Il est le maître, il est vainqueur; chacun le sait.
S'il n'engloutissait point ce dernier broc d'un trait,
S'il dédaignait la plus certaine des victoires,
Son front, d'un point plus haut, dominerait la gloire,
Mais que de simples gens son geste attristerait.
Rapidement, sa main fébrile et angoissée
Repousse et jette au loin cette folle pensée,
Et cette fois, lutteur tranquille et solennel,
Les deux pieds appuyés fortement sur la terre
Il boit son dernier verre
|
|