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Au lecteur
Nous ne connaissons le Héraut d'Armes Gelre ou Geldre que par le monument qu'il a laissé: un Armorial ou Wapenboeck précédé de Poésies Héraldiques.
On dit le héraut Gelre, comme on dit le héraut Sicile, le héraut Navarre, le héraut Berry: Gelre nous a laissé son nom de héraut, son nom d'office, dans un de ses poèmes:
Eyn edel vrou sprac tot my:
Hoir, Gelre, nu wil ic dy
Bekummeren mit eynre zaken.
Éloge de Jean de Spanheim, v. 1-3.
Gelre a inscrit en tête de son oeuvre: 1334. C'est la date du poème héroïque des Défis contre Jean III, qui eurent lieu un an auparavant. Quel âge avait alors Gelre? Une vingtaine d'années au moins, je suppose, pour dire qu'il est né vers 1315, puisqu'en 1339 il était déjà héraut, c'est Froissart qui l'atteste.
Les hérauts suivaient les princes: c'étaient des porteurs de
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messages. Leur caractère était sacré. Ils allaient d'un camp à l'autre et sonnaient du cor, comme de nos jours encore vont les officiers d'ordonnance avec les clairons et les estafettes aux avant-postes. Froissard nous montre le héraut Gelre choisi parmi vingt autres pour porter un défi d'édouard III à Philippe de Valois, quand les armées anglaise et française étaient en présence dans la plaine de Buironfosse.
‘Adont en fu chargiés un héraut qui la estoit dou duch de Guerles, et qui bien savoit françois: si fu adont enfourmés quel cose il devoit dire et quelle chose faire. Si se partis li dis hiraus de ses signeurs, et chevauça tant qu'il vint en l'ost françoise, et se trait devers le roy de France et son conseil, et fist son message bien et à point; et dist au roy de France comment li rois englès estoit arrestés sur les camps et li requeroit a avoir bataille pooir contre pooir, à laquelle requeste li rois de France entendi volontiers et accepta le jour. Si me semble que ce deut estre le vendredi ensiewant, dont il estoit mercredis. Si s'en retourna li hiraus arrière devers ses signeurs, bien revestis de bons mantiaus fourés que li rois de France et li signeur li donnèrent pour les riches nouvelles qu'il avoit aportées, et recorda la bonne cière que li rois li avoit faite et tout li signeur de France.’ Edit. Kervyn, III, 51.
Pour qui sait lire entre les lignes, Gelre devait être un gaillard de vingt-six ans, solide et bien taillé, fort et trapu, plein de finesse et de malice, un novice dans le dur métier de héraut, s'en allant en souriant et comblé de largesses jeter son coup d'oeil dans le camp ennemi et prenant note des armoiries, de leur valeur et de leur rang dans les états-majors des armées.
C'est une date précise: 1339, et il y a dans l'Armorial,
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quelques planches qui démontrent la justesse de ma supposition. Pour n'en citer qu'une, par exemple, à la planche LIV, sous les armes de Manny, on trouve 1340, et si on rapproche 1334 et 1340, on voit que c'est la même main qui les a tracées. En plaçant cette date de 1340 à côté de quelques armoiries, il est évident que Gelre a voulu se souvenir ainsi de ceux qu'il a connus dans une circonstance particulière.
La vie du héraut est donc écrite dans ses Poèmes et dans son Armorial; il a vu, il a parlé à ceux dont il nous a gardé les armes: Il était à Crécy et à Poitiers, car les noms inscrits sur les planches qui ont rapport à l'Angleterre et à la France, sont ceux des héros de ces grandes journées. Gelre a vu l'écosse; il a été en Aragon avec quelques Flamands qui prirent part aux luttes de Henri de Transtamare et de Pierre le Cruel. Il a dû porter des messages aux payens de la Lithuanie, que les Burgraves du Rhin et de la Westphalie, les colosses de l'Ordre Teutonique ont amenés à la civilisation. Il a vu la Hongrie, les bords du Danube, où il a rencontré ces hardis chevaliers, derniers remparts de la Chrétienté, ces princes que couvre encore la nuit de leurs désastres, et qu'il a placés à part, dans quelques planches séparées, pêle-mêle, avant de fermer son Armorial et de se reposer, vers 1372; car Gelre alors devenait vieux. Je dis vers 1372, et c'est aussi l'avis de M. le baron Kervyn de Lettenhove.
‘L'auteur du précieux Recueil héraldique de la Biblio-thèque de Bourgogne, dit M. Kervyn, s'est représenté lui-même à la fin de son Armorial, tenant des chaînes dans ses mains: nous croyons qu'il y a là une allusion à la bataille de Bastweller où il partagea probablement les revers de son maître.’
Or, la bataille de Bastweller fut livrée le 21 ou le 22 août 1371. Nous ne voulons pas donner comme précise la date
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de 1372 pour la mort du héraut. Mais Gelre a eu soin de se représenter aussi en tête de l'Armorial, au bas du Tableau de l'Empire, où le vieux Charles IV est entouré des six autres électeurs, autant de personnages que de portraits: Charles IV étant mort en 1378, cette planche doit être antérieure de quelques années, et Gelre, qui n'a pas encore brisé ses chaînes, a déjà néanmoins la tête grisonnante.
Si nous disons que Gelre, après plus de trente années du dur métier de héraut, a pu mourrir ou cesser ses fonctions vers 1372, c'est donc une probalité très-naturelle. Le roi Jean et le duc de Bretagne meurent en 1364, le duc de Clarence et le roi de Chypre en 1368, Chandos en 1369, Gautier de Manni, les ducs de Gueldre en 1371: Ils se trouvent dans l'Armorial et et ne sont pas remplacés. Après 1371, le Héraut n'inscrit plus personne sur ses tablettes; sa tâche est finie. S'il ne meurt pas, il devient vieux, il disparaît en laissant une oeuvre vivante, une chronique peinte, écrite avec le pinceau, des portraits contemporains, en un mot, le commentaire vivant des Chroniques de Froissart et de toutes les chroniques du xive siècle.
Je puis me tromper et j'en demande pardon d'avance à d'éminents contradicteurs. On a dit, on a répété que Gelre vivait encore en 1404 et même en 1409; qu'il avait changé de maître et de nom, et qu'après avoir été Gelre, il s'était appelé Beyeren. Ce n'est pas mon avis. On veut réunir sur la tête ou sous le nom d'un seul héraut ce qui appartient à deux, au père et au fils.
Notre héraut a pris son nom Gelre du nom de ses princes: Renaud comte puis duc de Gueldre de 1328 à 1343, qui épousa Eléonore d'Angleterre; son fils Renaud, duc de Gueldre, 1343-1371, qui épousa Marie de Brabant, mort sans postérité;
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Edouard, duc de Gueldre, frère du précédent, qui épousa Catherine de Bavière, fille de Aubert de Bavière, comte de Hainaut, et qui fut tué à la bataille de Bastweller.
Quand le nouveau duc de Gueldre, Guillaume de Juliers, recueille le duché de Gueldre, du chef de sa mère, Marie de Gueldre, et épouse Catherine de Bavière, fille d'Aubert de Bavière et veuve d'édouard duc de Gueldre, le vieux héraut s'en va, et, après sa retraite ou sa mort, il a pour successeur son fils qui, gardant le nom de Gueldre, a ajouté au Recueil l'eloge du duc de Juliers, et dans l'Armorial deux planches CXLVII et CXLVIII que nous allons indiquer.
Ce fils, qui fut héraut, croyons-nous, de 1371 à 1404, se nomme aussi lui-même Gelre, du nom de son office:
Mi dunct ic heb di gesien wel elre,
En bistu niet geheiten Gelre.
Éloge du duc de Juliers, v. 91-92.
Comme il fait allusion, au commencement de ce poème, à la bataille de Bastweller, et comme, à la fin, il pleure le vainqueur, l'ennemi même de ses anciens princes, le duc de Juliers qui meurt à son tour, il donne ainsi une date à son oeuvre qui peut aller, après la mort de ce prince, de 1393 à 1404. Si donc il n'y avait eu qu'un Gelre, et si ce poème narratif de la vie du duc de Juliers avait été écrit par le grand héraut ‘dans sa vieillesse’, Gelre aurait eu alors de quatre-vingt à quatrevingt-dix ans. Nous avons peine à le croire.
D'autres, disons-nous, donnant à Gelre une vieillesse encore plus demesurée, ont prétendu que le héraut, vers 1404, avait changé son nom d'office, son nom de Gelre, pour celui de
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Beyeren, du nom de ses nouveaux maîtres de la maison de Bavière. Voici pourquoi.
La Bibliothèque royale de Bruxelles possède un manuscrit exécuté en 1408, qui est, dit M. Jean van Maldeghem ‘une copie de la Hollandssche Chronike que Beyeren, roi d'armes de Geldre, dédia en 1409 à Guillaume, VI comte de Hollande, et à Fréderic de Blanquenhem, évêque d'Utrecht. A la fin on lit: ‘Explicit Cronographia Episcopatus Trajectensis et Comitatus Hollandiae per manus Beyeren, quondam Gelre, armorum regis Ruyris anno domini m.cccc.ix.’
Il existe aussi à la Bibliothèque impériale de Vienne un recueil de Chevaliers qui figurèrent dans les diverses Joûtes et Tournois, en 1238, 1310, 1396, 1402. M. Gachard, l'infatigable archiviste de Bruxelles, l'a signalé le premier dans sa ‘Notice des manuscrits concernant l'histoire de la Belgique â la Bibliothèque de Vienne.’ Dans ce recueil de Beyeren, on lit au trentième feuillet: ‘Explicit iste liber per manus Beyeren, quondam Gelre, armorum regis de Ruyris, anno Domini, m.cccc.v, in profesto sancti Johannis Baptistae.’
Nous ajouterons qu'il existe de ce dernier recueil d'autres copies: M.J.F.L. Coenen van 's Gravesloot, à Leyde, en possède une trés belle où l'on retrouve le Tournoi de Compiègne de 1238, et la Bibliothèque de Bourgogne aussi possède une copie de cette copie exécutée au siècle dernier.
Mais si tous ces manuscrits sont précieux à divers points de vue, tous il n'ont pas cette originalité primitive de l'oeuvre dont nous avons entrepris la publication. Dans la Chronographie, et dans les deux recueils de Joûtes de Vienne et de Leyde, Beyeren quoique quondam Gelre, n'a pas laissé comme son père, le recueil des personnages qu'il a vus: il n'a pas fait de travail analogue au Wapenboeck, ni rien qui en approche. Ce n'est pas le même style, ce n'est pas la même main, ce n'est
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pas le même pinceau: les armoiries n'ont pas la même touche que celle du vieux Gelre, avant 1372; elles n'ont d'analogie qu'avec celle qui est à la fin de l'Eloge du duc de Juliers et celles de deux planches qui sont à la fin de l'Armorial, autour du Grand-Maître de Prusse et les huit quartiers du comte de La Marck.
Ce qui a induit en erreur les historiographes et les commentateurs ce sont ces deux mots quondam Gelre, qu'on traduit par j'étais autrefois Gelre, je suis aujourd'hui Beyeren! et comme on ne voit ainsi qu'un Gelre, on le conduit jusqu'en 1404, jusques 1409 et même 1411, comme nous allons le voir. - Au surplus, si nos savants contradicteurs veulent absolument que Gelre, né vers 1315, datant son premier poème de 1334, portant le Défi d'Edouard III en 1339, vers 25 ans, ait composé des Chroniques et fait des copies de Tournois, d'une main vive, alerte et sure, en 1409, à lâge de quatre-vingt-quinze ans, je n'y mets pas d'obstacle, - mais cela tombe de soi-même.
En tout cas, que Gelre ait ou non vers 1372 quitté son office de héraut, - en tout cas, je remarque qu'il a fermé son Armorial, son Wapenboeck vers 1372, car les personnages nouveaux qui apparaissent dans les Chroniques de 1380 à 1400 ne figurent plus dans son Recueil. - Je ne fais de réserves que pour quelques armoiries qui n'appartiennent ni à Gelre ni à Beyeren, ajoutées plus tard, et que nous mentionnerons à leur place dans la description des planches de l'Armorial.
D'où je conclus que Beyeren est le fils et le successeur de Gelre dans sa charge de héraut, qu'il s'est d'abord appelé Gelre de 1372 à 1404, et qu'il a pris le surnom de Beyeren de 1404 à 1409 et plus tard.
L'existence de Beyeren est plus connue; il figure dans divers actes sous le nom de Claes Heynen fils. Un des critiques, un
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des savants les plus distingués des Pays-Bas, M. Bolhuis van Zeeburgh, nous a indiqué les Registres des Archives où se trouvent consignés les hérauts successeurs de Gelre, et nous devons à la bienveillance si connue de M.L. Ph. C. van den Bergh la communication de ces Registres aux Archives du royaume à La Haye.
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Hérauts.
16 juin 1395. - Sur Borselen, no. Un muid de blé par an par le duc Albert, donné à Jean van Borselen, héraut.
Mercredi après la conversion de Saint-Paul, 1398, après la séance de la Cour. - Sur Schoonhoven, no. Treize écus de Hollande par an, donné par le duc Albert au héraut nommé Schoonhoven.
29 mai 1400. - Sur le même. - Note du don du duc Albert à Schoonhoven le héraut et à son épouse du poids public dans la ville de Schoonhoven.
7 janvier 1400, après la séance de la Cour. - Le duc Albert donne à son héraut Frise, pour services rendus et à rendre, un muid de blé et quinze écus de Hollande par an, à payer par l'intendant de l'Escaut-Occidental en Zelande. - Registre liber V, rto, cas E, fol. 406.
28 novembre 1401. - Sur Schoonhoven. - Certaine démonstration ou témoignage fait par le duc Albert à Jean Schoonhoven, le héraut.
4 mai 1407. - Sur Vlaerdingen. - Cinq bonniers de terre,
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sise dans l'ambachte de Vlaerdingen, donnés à Beyeren, le héraut.
14 avril 1411. - Sur Beyeren. - Don de cinquante couronnes de France par an, par le duc Albert à Claes Heynen fils, qu'on appelle Bavière, Beyeren, son héraut, roy d'armes des cavaliers.
12 février 1423, secundum cursum curioe. - Une lettre de recommandation, ou ad omnes populos, donnée par le duc Jean de Bavière à son héraut d'armes Thum. - Registre memoriale ducis Johannis, etc., cas. R, no 1, fol. 11, en latin.
19 juillet 1434. - Une lettre de recommandation donnée par le duc Jean de Bavière à son héraut d'armes nommé Voorne. - Registre memoriale ducis Joannis, etc., cas. R, no 1, fol. 50 vo, en latin.
Beyeren héraut. - Guillaume, etc., fait savoir à tous qu'à cause des services que nous a rendus Claes Heynen fils, qu'on nomme Beyeren, notre héraut, Roy d'armes de Ruyren, et des services qu'il nous rendra encore, nous lui accordons, par ces lettres, cinquante couronnes de France par an, à toucher et à recevoir de nos serviteurs indiqués ci-après, c'est à savoir, premièrement de notre intendance de Kennemerland et de Frise vingt couronnes, item de notre bailliage de ce pays vingt couronnes, et de notre intendance du pays de lieusden dix couronnes, que nous lui ferons payer chaque année, sa vie durant, l'une moitié au jour de Saint-Bavon, et 1'autre moitié le premier jour de mai, dont le premier terme sera à la Saint- Bavon prochaine. Et ordonnons nos serviteurs indiqués plus haut, qui sont en fonctions ou le seront plus tard, qu'ils payeront à Beyeren, notre serviteur, la somme susdite chaque année aux dates fixées, en prenant chaque fois quittance pour
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nous la remettre en compte, car nous les en tiendrons quitte comme il leur appartient. - Donné à La Haye, le dixhuitième jour d'avril anno 1411.
Tiré du Registre Privilegia I, 1404-1416, déposé aux Archives Royales à La Haye.
Remarquez bien, cher Lecteur, que pour ne pas le confondre avec son père, avec le vieux Gelre, on a soin d'indiquer, dans ces actes, son prénom de Claes et d'ajouter qu'il est le fils: Claes Heynen fils. Le père doit être simplement Heynen.
Claes Heynen fils, nommé Beyeren ou Bavière, qui pouvait rendre encore en 1411 tant de services au duc Guillaume, est bien celui qui, roy d'armes de Ruyris ou Ruyren, a composé en 1404 la Chronologie des Comtes de Hollande qui se trouve à la Bibliothèque Royale de Bruxelles; il est, je suppose, l'auteur du manuscrit signalé par M. Gachard à Vienne, mais que je n'ai pas vu; il a fait le Recueil d'Armoiries que possède M. Coenen van 's Gravesloot à Leyde. - C'est lui qui a composé le dernier Poème ou éloge du Duc de Juliers et peint les armes qui se trouvent à la planche CXLVI1 autour de celles du Grand-maître de Prusse, ainsi que les huit quartiers du Comte de La Marck, planche CXLVIII de l'Armorial.
Mais, Gelre, le héraut des grandes guerres, le peintre héraldique à qui nous devons l'Armorial et les quinze premiers petits Poèmes, le père du héraut qui lui a succédé sous le nom de héraut Gelre-Beyeren, comment s'appelait-il? êtes-vous certain qu'il s'appelait Heynen? Montrez-nous en la preuve, dira-t-on.
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La réponse est bien simple. C'est le vieux Gelre lui-même qui nous a donné son vrai nom Heynen, dans le Poëme du Comte de Holstein, quand une Dame l'interpelle et lui dit:
Mais Heynen! Mais Heynen! j'en connais un,
Un [chevalier] généreux, un sans tache,
Wel Henen! wel Henen dair weis ich eynen,
Eynen milden, eynen reynen,
Eynen hosschen, eynen vromen,
Aen siinre manheit vellen comen...
On peut donc en résumé dire: le vieux Gelre, s'appelait Heynen, né vers 1315, il fut héraut jusques 1371 ou 1372; son fils, d'abord Gelre, puis Beyeren, s'appelait Claes Heynen fils, et fut héraut de 1372 à 1411 et plus tard.
J'ai voulu mettre, ami Lecteur, toutes les pièces du débat sous vos yeux. C'est à vous de prononcer.
V.B.
25 Avril 1881.
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