Dissertation sur la question s'il est permis d'avoir en sa possession des esclaves, et de s'en servir comme tels, dans les colonies de l'Amerique
(1770)–Philip Fermin– Auteursrechtvrij
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Avis sur la maniere de bien Gouverner les Esclaves.Tout homme a ses passions: le vrai Chrétien tache de les dompter, & le sage fait tout son possible pour les tenir au moins cachés. La source de nos grandes passions, l'origine & le principe de toutes les autres subalternes, la seule qui naît avec l'homme, & ne le quitte jamais tant qu'il vît, est l'amour de soi-même: Passion primitive, innée, antérieure à toutes les autres, qui n'en sont, en un sens, que des modifications.
Le principal effet des passions, est de nous dérober la connoissance de nous-mêmes. Cette connoissance néanmoins est la source de nos vertus; comme l'ignorance de ce que nous sommes, est la cause de nos foiblesses.
L'homme prend ses passions pour soimême. Il prend le déréglement de son coeur pour son coeur: il ne peut concevoir qu'il y ait de la distinction entre lui & ses mauvait penchans: C'est l'affliger que de vouloir le corriger, il remercieroit un Médecin qui lui offriroit de le guérir de la fiévre, mais il ne | |
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sauroit souffrir une religion, dont le but est de le délivrer de ses passions. Ce malheur de l'homme vient de ce que les biens présens, sont pour lui une continuelle impression, qui lui cache l'interêt dont il seroit pour lui d obéir à la Religion, & de se conserver pour les biens qu'elle lui promet. Chaque homme à une passion dominante, & c'est toujours la plus difficile à vaincre. Les passions sont les séducteurs de l'ame, & la bride avec laquelle le Démon gouverne les hommes à sa fantaisie. Ce sont elles qui font & qui défont tout dans ce monde. Si la raison dominoit sur la terre, il ne s'y passeroit rien. On dit que les Pilotes craignent ces mers pacifiques où l'on ne peut naviger, & qu'ils veulent du vent, au hazard d'éssuyer des tempettes. Ces passions sont chez les hommes des vents nécessaires, pour mettre tout en mouvement, quoiqu'ils causent souvent des Orages: Elles ne s'affoiblissent point pour l'ordinaire pedant qu'on les suit, & qu'on remplit son esprit des idées qui les excitent: il est certain que pour les affoiblir, il faut faire ensorte, que l'esprite s'y applique peu, qu'il en soit souvent distrait, & qu'il n'aît pas le tems de les satisfaire & de les sentir. | |
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La source de toutes les passion est la sensibilité; l'imagination détermine leur pente. Tout Etre qui sent ses rapports, doit être affecté, quand ces rapports s'altérent & qu'il en imagine ou qu'il en croit imaginer de plus convenables à sa nature. Ce sont les écarts de l'imagination qui ajoutent le dégré de vivacité aux passions de tous les êtres bornés, même des Anges s'ils en ont, car, il faudroit qu'ils connussent la nature de tous les êtres, pour savoir que les rapports conviennent le mieux à la leur. Quoique la raison nous soit donnée pour nous servir de guide pour nous régler dans nos désirs & dans nos actions, combien peu y a t-il de gens qui l'emploient à cet usage? Nos passions nous emportent, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, comme un Vaisseau sans voile & sans Pilote, ensorte que, ce n'est pas la raison qui se sert des passions; mais les passions qui se servent de la raison, pour arriver à leur fin. Souvent même la raison voit ce qu'il faudroit faire, & elle est convaincue du néant des choses qui nous agitent. Mais elle ne sauroit empêcher l'impression violente qu'elle fait, sure nous. Que de prétendus braves alloient autrefois se battre en duel, en déplorant cette barbare coutume, en se blâmant eux-mêmes de la suivre; mais | |
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ils n'avoient pas pour cela la force de mépriser le jugement de ceux qui les auroient traités de lâches, s'ils eussent obéi à la raison?
Que de gens encore se ruinent en folles & incommodes dépences, parce qu'ils ne sauroienr resister à la fausse honte de ne pas faire comme les autres? Un homme peut s'applaudir & se glorisier, lors qu'il à dompté ses passions favorites, & reprimé leurs mouvemens, c'est ici son ouvrage, il a seul part à ce travail, & peut, à juste titre, s'en attribuer la gloire.
Il suit de-là, que toutes nos passions sont proprement des mouvemens impétueux & turbulens, qui tirent l'ame de son assiétte naturelle, & l'empêchent trés souvent de bien diriger ses actions. En admettant que nos facultés se trouvent réunies dans le même sujet, en agissant toujours conjointement, & qu'elles soient communes à tous les hommes, elles ne s'y trouvent pas toujours au même dégré, ni déterminées de la même maniére; outre que dans chaque homme elles ont leurs périodes, c'est-à-dire, leur commencement, leur accroissement, leur perfection, leur affoiblissement & leur décadence a peu près comme les organes de notre corps, elles varient aussi | |
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extrêmement d'une homme à l'autre. L'un a l'intelligence plus vive, un autre les sens plus subtils; celui-ci une imagination forte, celuilà les passions plus voilentes; Et tout cela se combine encore & se diversisie à l'infini, selon la difference des tempéramens, de l'éducation, des exemples & des occasions qui ont donné lieu à exercer certaines facultés, ou certains penchans plutôt que d'autres; car, c'est l'exercice qui les renforce plus ou moins. Telle est la source de cette prodigieuse variété de génies, de goûts & d'habitudes, qui constituent ce qu'on appelle les caractéres & les moeurs des hommes. Il est incontestable que toutes les actions humaines sont volontaires, en ce qu'il n'y en a point qui ne viennent de nous-mêmes, & dont nous ne soyons les auteurs. Cela étant, il faut que cette même volonté suppose l'intelligence, & que la lumiére de la raison serve de guide à la liberté. Ainsi l'entendement, la volonté & la liberté, les sens, l'imagination & la mémoire, les instincts, les inclinations, & les passions, sont comme autant de differens ressorts, qui concourent tous à produire un certain effet, & c'est par ces secours reunis, que nous parvenons enfin à la con- | |
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noissance de la vérité, & à la possession des vrais biens, dont dépendent notre perfection & notre bonheur. Pour peu qu'on se rappelle la définition que j'ai donnée des deux Etats de l'homme, celui de Sauvage, & celui d'homme sociable, on verra qu'il ný en a point de plus considérable, que celui de la société civile & du gouvernement. La Caractére essentiel de cette société, & qui la distingue de la simple société de nature, c'est la subordination à une autorité souveraine, qui prend la place de l'égalité & de l'indépendance. Originairement le genre-humain n'étoit distingué qu'en familles & non en peuples. Ces familles vivoient soud le gouvernement paternel de celui qui en étoit le Chef, comme le Pére ou l'Ayeul. Mais ensuit étant venues à s'accroître & à s'unir pour leur défense commune, elles composérent un Corps de Nation, gouverné par la volenté de celui, ou de ceux, à qui l'on remettoit l'autorité. De-là provient ce qu'on appelle le Gouvernement Civil, & la distinction du Souverain & du sujet. Exposons en peu de mots, qu'elle est la nature du Gouvernement Civil. | |
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Il y a selon, le Célébre Montesquieu, trois espéces de Gouvernemens; le Républicain, le Monarchique& le Despotique. Le premier est celui où le Peuple en Corps, ou seulement une partie, a la Souveraine Puissance. Le second, où un seul gouverne, mais par des Loix sixes & établies, au lieu que dans le troisiéme, un seul, sand Loix & sans régles, entraîne tout par sa volenté & par ses caprices. Il ne faut pas avoir beaucoup de connoissance pour comprendre, que ce n'est que par des loix bien dirigées, surtout dans un Gouvernement Républicain, que l'on peut maintenir l'ordre dans la société Civile. Mais aussi dès qu'on a le malheur, soit par de mauvais conseils, soit par ignorance ou par négligence, de faire cesser l'exécution de ces loix, on a bien de la peine à reparer dans la suite le mal qui en resulte, pourvu que l'Etat n'en soit pas déja perdu. Dans le Gouvernement Républicain, c'est la vertu qui forme les Loix, pendant que dans le Gouvernement Monarchique & Despotique, la force des Loix soutient l'un, & le bras du Prince toujours levé dirige l'autre. Car il est constant que dans un Gouverne- | |
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ment Monarchique, celui qui fait exécuter les Loix, se juge au dessus des loix, & il a moins besoin de vertu, que dans un gouvernement Républicain, où celui qui fait exécuter les Loix, sent qu'il est soumis lui-même & qu'il a parconséquent besoin de la vertu. Il n'y a donc que l'etablissement des Loix, qui puisse obliger les sujets à agir selon leurs véritables intérêts, & à entrer dans le chemin le plus sûr & le meilleurs, pour les conduire à leur destination, qui est la félicité. C'est dans cette vue, que le Souverain veut les Diriger, mieux qu'ils ne sauroient le faire eux-mêmes, & qu'il met un frein à leur liberté, de peur qu'ils n'en abusent contre leur propre bien & contre le bien public. En un mot, le Souverain commande à des Etres raisonnables; C'est sur ce pié-là qu'il traite avec eux, toutes ses ordonnances sont empreintes du sçeau de la raison; il veut régner sur les coeurs; & s'il emploie quelque fois la force, c'est pour ramener à la raison même, ceux qui s'égarent contre leur propre bien & contre celui de la société: D'ailleurs les Loix ont une double fin relative & au Souverain & aux sujets; l'intention du Souverain en les établissant, est de travailler à sa satisfaction | |
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& à sa gloire, en rendant ses sujets heureux; Ces deux choses sont inséparables, & ce seroit faire tort au Souverain, de croire qu'il ne pense qu'à lui-même, sans égard au bien de ceux qui dépendent de lui. Il faut de plus supposer dans la nature des Loix, trois conditions, la premiére, que les choses ordonnées par la Loi, soient possibles dans leur exécution; car; ce seroit folie, & même cruauté, d'exiger de quelqu'un sous la moindre peine, ce qui est, & qui a toujours été au dessus de ses forces. La seconde, il faut que la loi soit de quelque utilité; car, la raison ne permet pas que l'on gêne la liberté des sujets, uniquement pour la gêner, & sans qu'il en revienne aucun bien. La troisieme enfin, il faut que la loi soit juste en elle même, c'est-à-dire conforme à l'ordre, à la nature des choses & à la constitution de l'homme. Il s'ensuit de-là, que la loi juste & utile, une fois bien notifiée, impose aux sujets l'obligation de faire ou de ne pas faire certaines choses, & qui leur laisse la liberté d'agir, ou de ne pas agir en d'autres chose, comme il le trouve à propos. En un mot, la nature & la fin des loix fait connoître quelle en est la matiere ou l'objet; Et l'on peut dire | |
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avec certitude, que ce sont toutes les actions humaines, les intérieures ausse bien que les exterieurs; les pensées & les paroles aussi bien que les actions, celles qui se rapportent à autrui, & celles qui se terminent à la personne même, autant du moins que la direction de ces actions peut essentiellement contribuer au bien particulier de chacun, à celui de la société en général & à la gloire de l'Etat.
Qu'un semblable Code de Loix vous serve de principes & de régles fondamentales dans le Gouvernement particulier de vos Esclaves; Traitez-les surtout avec douceur & humanité, n'ayez aucune prédilection pour l'un plus que pour l'autre; Ne vous familiarisez pas trop avec aucun d'eux, & particulierement moderez vos excés dans le commerce avec les Négresses, & que cette malheureuse Polygamie, qui n'est que trop innée chez vous, soit bannie de vos coeurs, à cause des suites funestes qu'elle entraîne après elle. J'en appelle à votre propre expérience, persuadé, comme je le suis, que vous ne disconviendrez pas, qu'elle cause encore aujourd'hui beaucoup de desordres dans l'oeconomie de vos Esclaves; en vous abandonnant à vos passions, plutôt qu'à la rai- | |
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son; Elle contribue beaucoup à accélerer votre perte, par la désertion continuelle de vos Esclaves. Mais ce qui a donné principalement lieu à l'origine de vos Esclaves Marons ou fugitifs; ce sont les cruautés qu'ont exercés sur eux vos Ancêtres & vos prédécesseurs. Ma plume se refuse au recit de toutes ces horreurs. On vous les a reprochées avec justice, & vous ne sauriés disconvenir que ces traitemens barbares ne soient la cause immédiate de la fuite de vos Negres, qu'une suite d'années a augmentés a un si grand nombre, & avec lesquels vous avez été forcé pour votre conservation, de contracter une paix aussi peu avantageuse pour la Colonie que peu honorable pour vous. Parvenu après une longue suite de guerres infructueuses à conclure efin un traité d'alliance avec ce Peuple, les principaux Députés de la part du Gouvernement, ont été force de leur jurer, par tout ce qu'il y a de plus sacré, une fidélité invoilable: D'un autre côté, ils se sont engagés à leur livrer toutes les années des armes a feu, de la poudre & du plomb, sous promesse de rendre fidélement tous les Negres fugitifs, moyenant encore une prime de cinquante florins par tête, aux dépens du Maître de l'Esclave. | |
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Depuis l'année 1759. que cette mémorable Paix a été signée, & ensuite approuvée par Messieurs de la Société, il a été défendu à tous les Planteurs sous des peines très rigoureuses, de molester ou d'inquiéter les nouveaux Alliés qui viendroient aux Plantages, encore moins ceux qui viendroient commercer avec les habitans de la Ville de Paramaribo. Quelle indignation ne doit pas vous inspirer un tel Traité d'alliance, en voyant journellement, devant vos yeux des gens, qui ont tué & massacré vos Ancêtres, & avec lesquels vous devez vivre comme avec des concitoyens? Si jamias vous avez le malheur de faire la moindre infraction à vos engagemens envers ce Peuple, vous pouvez être comme assurés, que le même sort vous arrivera, malgré toute la force de vos armes, par la raison que vous leur fournissez des couteaux pour vous couper la gorge, & par la trop grande licence que vous leur avés donnée de fréquenter vos Esclaves, qui tôt ou tard se joindront à eux, si vous ne les traitez pas avec plus d'humanité que vous ne faites. Je vous lái dit, & ne crois pouvoir assés le repeter. Hommes soyés humains & pour ce peuple & pour vous, car, il fait la source de vo- | |
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tre bonheur & de votre prospêrité. L'occasion de faire des heureux est plus rare qu'on ne pense, la punitioin de l'avoir manquée, est de ne la pouvoir plus retrouver. Malheur à qui ne sait pas sacrifier un jour de plaisir au devoir de l'humanité! Si c'est la raison qui fait l'homme, c'est aussi le sentiment qui doit le conduire. Des maximes si sages & si humaines, doivent être profondément gravées dans vos coeurs, Ga naar voetnoot* songés surtout que ce sont des Créatures comme nous, & quoi que nés Esclaves, on ne doit pas les traiter comme des Animaux que l'on fait travailler à force de coups. Que deviendroient vos terres qui vous procurent tant de richesses, si vous n'aviés pas des bras aussi vigoureux pour les cultiver? Il est de votre interêt de ne laisser manquer de rien à vos Esclaves, d'avoir soin d'eux quand ils sont malades, de ne point les surcharger de travail; & de tenir un juste milieu dans vos châtimens, en consultant la raison, plutôt que la passion, car, il n'est malheureusement encore que trop en usage chez quelques Colons, de les punir avec une rigueur qui tient de la barbarie. C'est dans pareils cas, qu'on ne doit pas être surpris que ces infortunés | |
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chercent à s'affranchir du jong agravant qu'on leur impose. A qui doit-on s'en prendre, en effet, quand de tels événemens arrivent, si ce n'est à vous-même, ou à ceux à qui vous avez confie la direction de vos Esclaves? Plus vous les traiterez avec dureté, plus vous augmenterez le nombre de vos Ennemis. Après tout, ne vous en resulte t-il pas un plus grand avantage si vous employez les voies de la douceur, à l'egard de ce Peuple? C'est le moyen le plus efficace pour l'encourager à vous aimer & à vous être fidèle jusqu'au péril de sa vie. Un exemple bien frappant & que vous ne devez par perdre de vue, c'est cette revolte générale, arrivée depuis quelques années aux Berbices, & occasionnée par des traitemens inhumains; Vous favés pour en avoir la triste experience, qu'un Gouvernement trop rigoureux, est la source de bien de malheurs imprévus. Mettez donc un frein à vos passions, & pensez qu'au dernier jour de Jugement, nous serons tous jugez selon nos mérites. Quiconque veut être homme, en effet, doit savoir redescendre. L'humanité coule comme une source pure & salutaire, & va feriliser les lieux bas; elle cherche toujours le niveau, elle laisse à sec ces rochers arides qui menacent la campagne & ne donnent qu'un ombre inutile, ou des éclats pour écraser leurs Voisins. Les mauvaises maximes sont pires que les mauvaises actions. Les passions déréglées inspirent les dernieres; mais les premieres corrompent la raison même, & ne laissent plus de ressource pour venir au bien. |
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