E. du Perron
aan
Julia Duboux
Brussel, 10 april 1925
Brux. 10-4-25.
Ma chère Julia,
Je viens de lire votre réponse; je m'empresse d'y répondre à mon tour - que ma réponse soit sans aucune ironie (ce que j'appelle plutôt: belle humeur). Dites, ce n'est pas vrai que vous me prenez pour ‘un joli petit monstre’? C'est par manière de dire, n'est-ce pas? Si vous saviez, Julia-mine, le triste petit imbécile que je deviens de plus en plus: au milieu de mon bonheur. Même les petits coups d'épingle littéraires me font défaut à présent. On me loue déjà, Dieu me pardonne! Je suis le plus inoffensif, et ce qui est pire, le plus ingénu (vous l'avez dit) des jouvenceaux. Moi sadiste? y pensez-vous! ce serait d'ailleurs trop flatteur. Les sadistes sont-ils tapis au sein de leurs familles? En ce cas, oui, je serais tout à fait un petit monstre. Monstre par la petitesse même. Mais ce n'est pas vrai, voyons. Je ne suis ni sadiste, ni monstre, Julia-mia. Mais je vous ai proposé un petit jeu.
Pourquoi? Pour introduire un peu de jeu - d'enfantillage, d'amusement, de distraction, de recreation (je ne savais pas que ce mot était si juste) - dans nos amours.
Car il reste bien établi, que vous le croyez ou non:
Que je vous aime.
Que je n'aime que vous.
Que, àpart mon amour, je vous apprécie.
Que je n'apprécie aucune femme autant que vous. (Il s'en faut même de beaucoup.)
Que je vous dis tout ceci, sans ironie aucune, sans imagination amoureuse = faussée, mais presque froidement, et après avoir froidement regardé, comparé, réfléchi.
Mais cela ne vous plaît pas? Pourtant vous-même m'avez dit: ‘Sans Duco Perkens vous seriez moins sincère’. Sans ce côté de moi que nous appelons Duco Perkens, en effet je ne saurais plus vous aimer ‘froidement’ - je vous aimerais peut-être avec passion - et bien insincèrement. À l'heure qu'il est je vous aurais dit peut-être: ‘Mon cher amour, je ne vous aime plus’. Maintenant, il me serait impossible de le dire.
Pourtant, si vous me le disiez, j'accepterais la séparation sans regimber. Mais cela n'est pas ma faute, ni la vôtre, ni celle de mon amour et de la nôtre, cela est le simple résultat de ma façon de regarder la vie. (Bouh, les gros mots.) Suis-je insensible, comme prétendait Jacques? Je ne le crois pas. Je crois que, seulement, simplement, j'arrive à m'éloigner de tout ce qui pourrait me toucher: ou mettons, de mes propres sensibleries. Ou nommons cela comme vous voulez - vous savez ce que je veux dire. Est-ce lâche? stupide? sage?
Je vous ai proposé un petit jeu. Vous vous y refusez? Alors, ne jouons pas. Nous trouverons autre chose. De plus calme peut-être, de plus tendre, de plus sain, de plus simple! Le mariage à la Jacques-Violette - ma foi, cela doit avoir son côté admirable.
Croyez que je m'exprime toujours sans ironie. C'est peut-être difficile pour vous de l'admettre, étant donné la réputation que je me suis faite. Pourtant il en est ainsi.
Si vous préférez avoir en moi, au lieu d'un ami libre, et vous aimant pourtant, vous avant toute autre, une espèce de fiancé, d'époux-en-herbe, avec toute la tranquillité que comporte pareille situation, jouons ce jeu-là, Ma Dame. Il me semble, je l'avoue, qu'il n'est guère moins petit que l'autre. En revanche il est peut-être un peu moins compliqué.
Il y a une chose que je regrette profondément dans tout ceci. C'est que vous souffrez. Il ne faut pâs, chérie - comme vous disiez parfois à Pouchkin. Les amoureuses ne souffrent que quand on ne les aime plus. Or moi, JE VOUS AIME. Dites maintenant: ‘c'est très drôle, cela.’ En somme, voyez-vous des raisons qui s'opposent à ce que ce soit ‘drôle’?
Ecrivez-moi calmement, ne souffrez pas. Ne soyez pas amère envers mon ‘ingénuïté’. Ni envers vous-meme. Ce serait pire qu'inutile, ce serait injuste. Car: You are my only dear.
Votre E.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum