E. du Perron
aan
Julia Duboux
Brussel, 6 maart 1925
Brux. 6-3-25
Ma chere Julia,
Vous avez raison: nous n'en savons-rien, nous ne saurons rien du reste, jamais rien, jamais rien: je mourrai peut-être jeune. Pourquoi pas, ceux que les Dieux aiment - disaient les anciens (les Grecs, je crois); et d'après quelques-uns je suis aimé des Dieux. En tout cas j'ai fait comme vous, je me suis laissé malmener par la grippe, qui est pour moi ce qu'est le mal de conscience pour les tourmentés. Dix jours (et davantage) au lit, comme vous, et quand la fièvre me le permettait je dévorais des livres, comme vous. Je vous plains donc, carissime; sûr d'être plaint par vous. C'est ça; plaignons-nous; cela aussi fait passer le temps. Pauvre Eddy! Pauvre Julia! Nous sommes malades; nous lisons. Depuis trois jours seulement on m'a permis de bouger dans la chambre, mais je reste encore enfermé. Vous aussi? Ah, mon Dieu, pourquoi donc ne pouvons-nous pas partager la même geôle? Soupir d'amoureux. Et de rigueur.
Je suis plus malade d'ailleurs que le médecin ne croît; j'en ai la certitude. Non pas physiquement peut-être, mais ce n'en est pas moins vrai. C'est extraordinaire combien je suis inanimé, et anima, si je ne me trompe, veut dire: âme. Je suis dépourvu d'âme, de plaisir véritable, d'enthousiasme, de tout ce qui provient de l'âme en un mot. C'est déplorable; je constate et courbe la tête. Qu'y faire? Je ne voudrais même plus voyager. Je fais miennes (et c'est encore une banalité) les lignes que Corbière écrivait sous son portrait:
Petit philosophe en dérive,
Coeur de poète mal planté,
Pourquoi voulez-vous que je vive?
Je comprends donc que vous ne le voulez déjà plus.
D'abord, quand Willink était encore ici, on a fait semblant de travailler. Cela vous contentait, disiez-vous; moi aussi. Voyons un peu ce que nous avons fait. Nous sommes allés à Anvers pour y fonder une nouvelle revue - condamnée à mort d'avance, s'entend; et aucun de nous ne possédait la foi. On l'a fondée pourtant, grâce à l'infatigable Peeters qui sans hésiter s'est fait éditeur. Le grand homme des ‘Flandres modernes’, M. Paul van Ostayen, premier, c.à.d. plus ancien combattant de l'avant-garde était là, et nous promettait concours et bienveillance. Des jeunes auteurs de la Néerlande ont envoyé des vers. Tout promet bien. L'honneur d'écrire le grand premier article - premier article de premier numéro! - nous était destiné: à Willink et moi. J'ai eu le bon goût de refuser sur place; Willink, lui, acceptait, réclamant mon aide. Je l'ai si bien aidé qu'après une semaine de véritable tourmente, rien n'était resté debout, tout ce qu'il avait cru trouver, je l'avais démoli; quant à moi, je n'ai même pas pris la peine de trouver quoi que ce soit. Donc mon brave Willink d'écrire une lettre d'excuses à Peeters, avouant, sous forme d'indifférence, son impuissance. Moi d'y ajouter mes excuses et condoléances. Heureusement Peeters, lui, n'a pas trop mal pris cette ‘farce’. C'était malgré tout une occasion pour lui de montrer sa puissance. Tout seul il écrira ce grand diable de premier article. Moi, je prenais des leçons d'italien. Vers ce temps
m'arrivait votre lettre; quelques jours après j'étais dans mon lit.
Tout ce que j'ai fait, en somme, après mon retour, c'est la composition d'une plaquette de quatrains - au nombre de 49 - et une petite note sur l'oeuvre d'un contemporain, Malinois, parce que Peeters me la réclaimait avec sérieux. Une fois délivrée, cela ne lui a pas plu. Il l'imprimera pourtant. Moi non plus, cela ne m'a pas plu. Voulez-vous quelques quatrains maintenant? mettons trois, pour ne pas rechercher l'originalité; trois pris n'importe où.
12 |
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Waar is de tennis-girl gebleven |
Où est restée la tennis-girl |
met elpen lach in baksteenwang |
ou sourire d'ivoire ès joues de brique |
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God heeft de wet dat iedre slang |
Dieu n'a pas aboli la loi |
Zou kruipen nòg niet opgeheven |
pour chaque serpent de ramper |
39 |
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Ik heb met eerbied het portret |
J'ai retiré avec respect le portrait |
van vader uit de lijst genomende |
mon père du cadre |
waar zoveel stof was ingekomen |
où tant de poussière était entré |
en toen weer in de lijst gezet |
et puis je l'y ai remis |
46 |
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Achter het fronsen der gordijnen |
Derrière le froncement des rideaux |
moet vast een dikke waarheid staan |
doit se tenir certainement une grosse vérité |
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Pierrot is eindlik naar de maan |
Pierrot est enfin dans la lune |
en dies kan ook de maan verdwijnen |
ainsi la lune peut s'en aller |
Vous voyez, ce n'est point pour enthousiasmer les admirateurs de M. Elie Faure.
Le travail donc m'a abandonné (je refuse d'admettre que ce soit moi qui ai abandonné le travail), cela établi: sans aventures, sans tics, sans conversations - imaginez-vous un peu ma vie. Comment vous écrire, dans cette sécheresse d'esprit, d'âme, de tout? Vous devriez être ici. J'ai oublié de dire que Willink m'a quitté au commencement de ma grippe. En somme cette maladie m'a bien occupé. J'accepte de grand coeur tout ce qui fait passer le temps. Depuis trois jours cela va moins bien. J'ai aussi terminé la lecture des Contes Drolatiques, ce ‘livre de haulte digestion’ si difficile à remplacer. Je mourrai probablement jeune.
Ici je cesse mes plaintes. Merci beaucoup, Julia-dear, pour vos photos. J'aime celle du triangle nonchalant, l'autre, où vous courbez la tête, beaucoup moins. Vous n'auriez pas dû faire ça! Le Toutinet est magnifique avec son rire gaulois - ou flamand - Rabelaisien, ou Breughelesque. Faut pas s'en faire, mais on nous a faits. Je vous envoie la dernière oeuvre de Seuphor (Berckelaers), sa Muse ne s'exprime plus qu'en français (?). Puis les Douze de Blok, dont l'expression intéressante m'est gâtée par la platitude des idées ou de l'âme - socialiste. Mieux vaut, après tout, être un aristo confit en bêtise qu'un intelligent aplati par le vulgaire. Parce qu'ils sentent ce que le père Ubu aimait tant nommer ils s'imaginent d'avoir tous frayé avec Jésus-Christ. Rictus aussi est à ce point insupportable; pour vraiment aimer Rictus il faut être pied-plat romantique, ‘bohème’. L'horreur que m'inspirent ces anciens amours!
Comment va Jacques? J'espère qu'il travaille; s'il fait bien ses photos et s'il aime tendrement Violette, faites-lui mes meilleurs compliments. Sans lui dire pourtant mon état actuel: absence de Grands Sentiments sans être arrivé à la Béatitude dont jouissent, d'après quelques-uns, au moins les Cocus. - Je me rejouis d'avance de voir ses petits.
Au revoir, Julia-dear. Vous ne m'avez pas dit: Je vous aime; je ne vais donc pas vous le dire. Je me sens très mesquin ces jours-ci. Je n'ai rien à dire, rien à raconter; c'est peut-être pour cela. ‘Quand donc finira la semaine’.
Je vous re-remercie pour les photos, et puisque vous êtes aussi grippée que moi je pourrais peut-être vous embrasser. Continuez, si vous pouvez, à bien penser de moi, malgré les apparences. Et croyez-moi bien votre
Eddy
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum