E. du Perron
aan
Julia Duboux
Brussel, 24 oktober 1924
Brux. Vendredi.
C'est évident, ‘nous ne ferons rien de bon avant notre revoir’. Vous l'avez dit, Ma Dame, c'est cela.
Je continue de lire. Je me suis obstiné, j'ai lu toutes les Illuminations. C'était fort bien, je suis content d'avoir enfin lu ce recueil, j'ai mérité de me reposer sur mes lauriers. J'ai lu encore La Fin du Monde, cette vraîment aimable fantaisie de Camille Flammarion qui, parfois, nous paraît assez ‘moderne’; j'ai lu aussi les Contrerimes de Toulet (que bien sûrement je n'aime pas) - c'était moins que la semaine passée, mais ça ne paraît toujours considérable. Aussi je continue à n'avoir rien à vous raconter. J'ai besoin de vous, je pense beaucoup à vous - malgré, à travers de, mes lectures; - c'est tout. C'est peu? ou ‘que sçais je?’ Bah, n'en parlons même pas. L'essentiel est que nous nous aimons: que vous et moi, Eucharys et l'autre, se sentent inséparablement réunis, logiquement, comme vous disiez; malgré distance, circonstances, remonstrances. Pardonnez-moi ce mauvais jeu de syllabes.
Vous voulez lire, vous aussi? je vous envoie aujourd'hui - aussi peu méthodiquement que possible - un roman d'aventures américain (que vous avez déjà vu), des contes fantastiques allemands (ceux de Hoffmann que je n'ai jamais trouvé le courage d'aborder), un recueil de poésies modernes françaises: Feu de Joie de Louis Aragon. Donnez-m'en des nouvelles. Pourquoi donc n'avez vous pas aimé le Gide qui était aussi peu Gide que possible? J'ai avalé ça avec un extrême plaisir. La première partie, la conversion du bonhomme athée qui lance sa béquille à la Vierge et se trouve ému outre mesure pour avoir écouté la prière d'une enfant, est digne de Victor Hugo (cf. Monsieur Myriel e.a.); la seconde partie, l'imbroglio entre Lafcadio et les deux comtes de Baraglioul, quel excellent Dumas père! - le voyage d'Amédée Fleurissoire et l'histoire du Mille-Pattes - la partie sotie enfin, est peut-être un peu à Gide, mais à un Gide tellement différent de l'auteur de La Porte Etroite, ou même de Paludes, (autre ‘sotie’), et en somme assez digne de tout autre ‘humoriste’ français; la cinquième partie, Lafcadio tuant un homme par ennui, pour connaître une sensation, nous déplace en plein Dostoïevski, et d'ailleurs, la fin du livre présente une ressemblance flagrante avec la fin de Crime et Châtiment. Mais pardonnez-moi cette mauvaise tentative de critique, plus insupportable dans une lettre qu'ailleurs. Et toujours
insupportable.
Je suis guéri, mais on continue de me traîter aux rayons ultra-violets, ce qui ne m'empêche pas de tousser continuellement. Je ne me ferai jamais à ce climat, c'est évident pour tout le monde qui n'est pas mes parents (ou mes docteurs); mais je resterai là, parce que, logiquement, il n'y a pas de danger. Ne soyez donc pas inquiète; si je tousse c'est par rhume inévitable et parce que tout le monde tousse plus ou moins. Hier soir il a gelé; sinon l'atmosphère est saturée d'humidité. Mon ‘rayonneur’ est Russe, un bonhomme assez calé et d'humeur agréable qui me raconte 1001 choses pendant les séances; donc, je l'écoute, je lis, je pense à vous, et je laisse pousser ma moustache. Image---, détail savoureux pour quelque pouâsie à écrire. Entre parenthèses: le petit recueil que vous connaissez paraîtra cette semaine, en 250 ex. seulement; la vente ayant paru, à Peeters aussi bien qu'à moi, parfaitement ‘problématique’.
(À propos, vous ai-je dit que certain monsieur Carel Scharten, un des autorités de la Hollande, a trouvé moyen de dire du bien du Bien Meuble, tout en s'attaquant au genre moderne? Il m'a traité en farceur possédant des qualités, en ‘égaré’, en somme. Il a dit le plus grand bien des dessins de Jacques. Ceci pourrait intéresser vos parents.)
Il est 10 heures; je mange en vous écrivant. Je suis à mon petit déjeuner, - au lit. Les rayons m'attendent. C'est étonnant comment je suis occupé, tout en me trouvant en plein désoeuvrement. J'ai besoin de vous. Vos photos ne me suffisent pas. Venez loger ici, en amie sérieuse. Vous aurez une chambre gentille au second étage, non loin d'Alice - qui aimerait faire votre connaissance, qui étudie avec un intérêt presque trop grand vos photos, sur ma table. Pendant ma ‘maladie’ mes visiteurs - et visiteuses - m'ont plusieurs fois demandé: - Tiens, qui est-ce? J'ai répondu, avec tout le sérieux voulu: - C'est ma femme. - Cela fait rire et, étant donné mon caractère, ils sont dans l'incertitude si la farce - car pour eux ç'en est une! - cache, oui ou non, quelque fond de vérité. Une aimable personne, n'ayant vu aucun ‘lien’ entre le profil et la face, a posé sa question ainsi: - Qui sont ces femmes? - J'ai dit: - C'est Eucharys et Pensierosa. - Oui, mais.... - Ce sont des nymphes.
Louis Aragon prétend que pour faire enrager une femme il faut lui dire, non pas quelque chose de blessant, mais simplement quelque phrase qu'elle ne saurait comprendre. J'y crois - pourvu que la phrase soit appliquée au ‘moment psychologique’. Je fais des preuves avec Alice. (Elle parle beaucoup trop, les derniers temps, et avec beaucoup trop d'autorité.)
Vous voyez que ma déchéance mentale - comme dirait Pia - est considérable. Vous remarquez les ‘femmes qui passent’; c'est autrement intéressant que remarquer continuellement des ‘assis’, et en être soi-même. Vraîment, je me suis résigné. -----
Jusqu'au fameux signe!
Je pense que Bruxelles n'est pas trop loin de Paris et qu'à Paris peut-être.... Et j'attends. J'attendrai peut-être avec plus de patience si je vous savais moins tourmentée. Si C. personnellement ne fait pas un geste, je ne comprends pas pourquoi il laisse agir ses ‘amis de chair’. Vous ne me direz pas qu'il ignore tout cela. J'ai l'impression que leur jeu présente, comme dans certains équipes de foot-ball, un assez grand jeu d'ensemble. Et je regrette de plus en plus que puisque nous ne sommes que deux, je dois rester dans une inactivité aussi complète. Si vous voulez, parlez-moi des questions d'argent dont on vous parle. Expliquez-moi tout ça; je ne sais rien des lois suisses, et je vous assure que tout cela m'intéresse au plus haut degré. Si je fais part de votre vie, j'y suis pour quelque chose, pas vrai? Parlez-moi aussi de Pouchkin, de vos parents. Je ne suis pas seulement votre.... petit, je suis votre ami, at peut-être moins jeuneGa naar eind* que vous ne le croyez quelquefois. Now let's have a kiss, dear. Et ne m'en veuillez pas trop si cette lettre est stupide. I am yours.
E.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum