E. du Perron
aan
Julia Duboux
Brussel, [1 of 7 oktober 1924]
Brux. mardi (soir)
Julia-dear, je ne suis point impatient. J'attends avec toute la tranquillité voulue, craignant vos imprudences autant que les miennes. Malgré la forme désagréable des choses, tout va si bien jusqu'à présent. Si je suis le compagnon, vous êtes la camarade rêvée; fidèle, dévouvée, courageuse, admirable. Le mot confiance devient stupide, appliqué à vous. Pour vous dire combien je compte sur mon Eucharys, je ne trouve de nouveau que mon ‘sentiment de fond’. Je m'y suis étendu (et il m'enveloppe peut-être) dans une pose sentie d'Oriental. Fataliste? je ne crois pas; - mais calme, absolument calme. Fataliste, c.à.d. résigné peut-être, en ce qui concerne mon inaction. Mais vous êtes là, je vous sens à moi, près de moi, et quoiqu'en pleine bataille c'est à peine si vous m'inquiétez. Car vous gagnez, ma Dame; vous êtes vainqueur partout. J'ai déjà dit que la forme des choses est désagréable. Mais qu'importe? Nous nous ‘vengerons’ de tout cela, plus tard, quand notre ‘ère’ aura commencé. J'ai très bien vu tout le monde que vous m'avez décrit, mais je vous ai très vue aussi, vous, qui ne savez pas être indigne (si vous ne savez pas être méchante) - et cela m'a consolé. Une comparaison entre Winnie et vous ne s'impose même plus. Je me suis souvenu des paroles de W., cet après-midi quand je l'ai quittée plus tôt qu'elle n'avait voulu, de son expression de visage. Bah, cela est trop peu faite pour vous
atteindre, dear. Vous avez raison: plus tard - pas même bien tard - vous en rirez. Nous deux en rirons.
Parlez-moi de Pouchkin. Que devient-il dans tout cela? Je n'ai aucune nouvelle de Jacques. Il aurait pu m'écrire de Paris, ne fût-ce que pour me donner son adresse, puisqu'il y est depuis quatre jours. J'ai retrouvé ici mes grands et petits ambitieux d'Anvers: Peeters et moi avons commencé une quasi-maison d'édition que nous avons baptisée Le Triangle; avec Berckelaers je suis venu aux prises: jusqu'à présent c'est lui qui a reçu la plupart des coups. Mais cela n'est guère intéressant. Je ne travaille pas; je lis la Bible. Je me sens terriblement abruti. C'est à peine si je peux me concentrer assez pour écrire. Aussi faut-il me pardonner. Ecoutez, dearie-mine, écrivons-nous une fois par semaine, - ou tous les jours quelques lignes - mais expédions le tout un jour fixe: p. ex. moi le mardi, vous le samedi. Ainsi on a la certitude de recevoir une lettre, tout en restant ‘prudent’.
J'ai eu des combats à livrer à mes parents: opinions dures, incompréhensions déclarées, exigences, autres bêtises - le tout parfois arrosé de pleurs. Il y a eu réconciliation: on aurait pu commencer par cela! Mais c'est encore ce qui m'aplatit le plus, ce qui me prend - mentalement parlant - toutes mes forces. Je deviens bête, c'est indéniable; vous devez vous en rendre compte. Mais soyez tranquille: votre seule présence refera de l'ours le prince enchanté. En attendant, supportez-moi tel qu'on m'a fait. M. Duco Perkens - avouez qu'il avait du bien - dort une espèce de sommeil d'hiver. Moi, je n'ai que mon dévouement à offrir à ma Dame. J'attends. J'attends aussi les photos: ne tardez plus de me les envoyer: vous revoir un peu c'est me réveiller. J'irai peut-être à Assche, pour fuir un peu cette influence. Envoyez-moi votre Ymage, Ma Dame. Le plus sûr est: comme lettre recommandée; si le format n'est pas trop grand vous pourriez les mettre en enveloppe. Sinon entre deux cartons et comme photos. Mais si ce n'est que le passepartout qui gène, jetez-le et ne m'envoyez que les photos mêmes; je les ferai encadrer immédiatement. Et d'avance, mille fois merci, Julia, pour tout ce que vous faites pour moi. Je relis votre lettre - et je n'ai pas le courage de relire la feuille que je viens de vous écrire; je sais, sans cela, que vous faites plus pour moi que je ne fais pour vous, en ce moment. Mais vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point je me sens endormi, ici. Vous, vous vivez; moi ---. Ah, une nouvelle que je découvre parmi les toiles d'araignée qui
couvrent les restes de mon intelligence: j'ai été de nouveau examiné aux rayons X, et par le célèbre Derscheidt lui-même cette fois-ci; il m'a déclaré parfaitement guéri. Au lieu de me conseiller de fuir ce climat, il veut que j'y reste, pour ‘m'endurcir’. C'est peut-être une autre façon de dire: s'encroûter. Je lis la Bible. Voulez-vous que je vous envoie des livres? Vous aurez mes ‘pouâsies’ vers le 15 Octobre: ‘première édition du Triangle!’ J'ai corrigé, changé, remplacé tout.... un vers. Une ligne, quoi? six mots; j'en étais tout ‘exhausted’.
Julia, my very very dear, laissez-moi vous aimer en silence. Quand je serai à Assche, peut-être que je vous écrirai mieux. Là, ma tante Henny, si elle est fort théosophe, émane au moins un peu de vie abstraite. On n'y est pas étouffé sous les meubles et les mets. Ici, Alice fait de son mieux pour me tenir éveillé, malheureusement son état léthargique me paraît encore plus désespéré que le mien. Je - Non, Vous. Vous. Dans toute ma vie actuelle il y a une exception: Vous. Vous êtes d'un autre ordre, d'une autre espèce. Vous trônez sur mon sentiment de fonds qui ne se laisse pas entamer par la léthargie. Mais moi hélas, mon pauvre cerveau - qui en somme doit se faire l'interprète de mes sentiments, surtout sur cet affreux papier qu'il faut gratter avec application - mon pauvre cerveau l'est trop. Il faut me pardonner, me caresser un peu, comme un enfant gâté peut-être, mais qui est malade, sans qu'il en paraît. Il faut m'embrasser. Beaucoup. Si vous étiez là, seulement; là, assez près pour que tout ce qui n'est pas mon cerveau puisse vous parler. Vous qui disiez n'avoir point confiance dans les gestes! Eucharys, mes gestes vous prouveraient, que malgré toute paralysie mentale, je suis - mais vous le savez - tout à vous.
Ceci dit, je me tais. Imaginez vous cela: je me tais et je laisse tomber ma tête sur votre épaule. Mais ma bouche cherche un endroit sur votre cou et s'y pose longuement; et cependant mes bras vous entourent, et vous serrent très fort, et maintenant puisque vous êtes comme toujours toute gentille et votre corps tout.... pl--- flexible, je me rends compte, mon pauvre cerveau se rend compte, de ce qui se trouve entre mes bras, et ma bouche quitte l'endroit de votre cou et ma main attire votre visage contre le mien et.... lisse vos sourcils, et découvre votre front; et comme vos yeux me regardent très gentiment, très gentiment - n'est-ce pas? - mon visage se rapproche davantage du vôtre et ma bouche, qui déjà trop longtemps ne faisait rien, trouve vos lèvres. Et on redevient le chevalier et sa Dame (que nous aimons).
Très longtemps, veux-tu?
E.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum