E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Brussel, 23 april 1923
Brux. 23 Avril - 23.
Ma chère Clairette,
Merci pour votre lettre qui m'est arrivé ce matin et qui m'a fait beaucoup de bien. Je regrette seulement votre toujours-présente prudence qui vous fait retenir des écrits qui, au fond, m'appartiennent déjà, - mais soit, je m'incline, forcément..... Merci aussi pour votre très gentille lettre pour les deux Jordaan que j'ai été assez indiscret de lire d'un bout à l'autre: vous y étiez d'un superbe ravissant; je me hâterai d'envoyer cela; les deux petites seront toutes charmées et ébahies; comment vous répondront-elles? J'ai idée qu'elles vous écriront en hollandais, avec prière de faire traduire par moi! Votre projet de leur envoyer des cartes postales et des photos est magnifique; seulement vous vous trompez si vous croyez qu'elles ne sachent rien de vous, car, comme j'avais pris l'habitude d'illustrer mes récits et ‘bluffs’ de voyage par des photos, je leur en ai déjà envoyés pas mal d'Italie, où vous figurez: petite mais suffisamment charmante, d'où vient probablement l'admiration qu'elles ont déjà pour vous, je crois! Je me souviens aussi de leur avoir fait de longues descriptions de mes prouesses ‘mondaines’, chez les Scholder, les Samuel, les Artôt, je leur ai donc raconté avec verve notre premier rencontre; j'ai même donné une description de vous, etc. - bref, vous leur êtes assez connue, après tout. Leur adresse est - ou était -: Groote Lengkongweg 18, Bandoeng, Java (Indes Néerlandaises), leurs prénoms sont Gonda et Olga; elles sont blondes et leur taille est d'un
mètre 66 je crois. Maintenant je vais ‘suivre’ votre lettre.
1. | Donc d'abord encore merci pour l'hospitalité; mais comme j'aurais eu Duboux avec moi je ne l'aurais en tout cas pas pu accepter - et maintenant: il ne nous reste, paraît-il, qu'à faire notre deuil de nos beaux projets. Si Quinto n'est pas vendu, ce sera pour une autre fois: volontiers! |
2. | Je vous ai tenu au courant de ce que je comptais faire, pas plus tard qu'hier; vous le savez donc. Jusqu'au 15 Mai vous pourriez m'écrire ici, ou peut-être 3 rue Bellevue, mais je vous avertirai dans ce cas-là. |
3. | J'espère fervemment que vous êtes redevenue rose et Italienne au moment où vous me lirez. Vous connaissez mon respect pour les études de M. votre père mais aussi mon antipathie pour la race jaune. Pourquoi êtes-vous ‘indécise’? Ma chère Clairetty, voulez-vous un excellent conseil, que je puis vous donner maintenant: Il faut aimer aveuglément, il faut vouloir être aveugle en amour, oui, Madame, comme un taupe! - L'Amour est sans raison, sans critique, et sans conditions! Je crois - faut-il être franc? - que vous aimez toujours ‘conditionnellement’. Il faut vous désapprendre cela, pour bien aimer, c.à.d. pour savourer votre amour. Sinon, vous serez très sage, mais toujours très ‘nageante dans l'indécision’ aussi, et vous aimerez très mal. |
Ouf, ça m'a soulagé! - Parlez-moi, si vous voulez, beaucoup de M. Paul Simon. Je vous donnerai ma ‘pensée’ - dont vous prétendez avoir besoin de temps à autre - comme s'il était mon meilleur ami. Ne nous cachons plus longtemps bêtement, trop délicatement (‘le trop nuit...’.); si nous sommes amis parlons-nous ouvertement de ce qui nous préoccupe. Vous tenez ‘follement à votre liberté?’ Pourquoi? Il y a quelques semaines vous m'écriviez de Knocke: ‘Je suis absolument tranquille quant à mon avenir et à moi’. Alors - pourquoi toujours ces doutes, ces petites objections, petites frousses, petites sagesses? Il faut oser, ne pas toujours vouloir construire son bonheur. La vie est brève, ‘savez-vous’? - et jamais nous ne serons assez intelligents pour calculer ce qu'il nous faut exactement pour être tranquille, heureux et.... béat.
Et pourquoi faut-il que je devienne le gentleman ‘rêvé’? Au contraire: j'aurai bientôt ma maisonnette: l'ours aura trouvé sa cage. Souvenez-vous que vous m'avez promis de me considérer comme un.... original (nous n'avons pas voulu dire: un petit toqué.) Quant au travail - ‘ça y est’.
J'ai senti un choc de joie en voyant que vous peignez, - j'ai failli laisser échapper un ‘Non?....’ tout méditatif, comme le faisait Duboux. Mais.... continuez, Clairettey. Ne lâchez-plus votre intention de faire au moins une oeuvre d'art; dussiez-vous vous y cramponner!
Je lirai Balzac ‘pour vous faire plaisir’, espérant que tout de même il me procurera un petit plaisir modeste à moi aussi, ce grand homme. Les derniers temps j'ai surtout admiré Jules Renard, Paul Morand et Jehan Rictus et - vraiment - le petit Radiguet, quoiqu'il est à la mode. Je n'ai rien trouvé à critiquer au Diable au Corps que le titre et la façon plutôt..... impolie dont l'écrivain s'est débarassé de son héroïne, mais il y a des pages décidément très fortes. J'ai failli vous l'envoyer, puis m'en suis abstenu, pensant aux autres qui doivent bien vous procurer ce genre de lecture maintenant. Avant d'attaquer Radiguet maintenant, pensez à cette déclaration de Cocteau: ‘Ce livre a contenté les esprits les plus difficiles; les esprits à moitié chemin le trouvent nul.’ Après cela je me suis préparé à le trouver nul de tout mon coeur, mais hélas - Radiguet m'a vaincu; malgré Cocteau. Préparez-vous aussi au roman de Cocteau qui va paraître et qui s'appellera: Le Grand Ecart. - Voilà un chapitre ‘boutique’; n'est-ce pas que je suis obéissant?
Je voudrais bien savoir quelles ‘suppositions invraisemblables’ vous avez fait; mais.... vous demanderai-je de me les raconter? vous êtes si prudente! C'est aussi ce qui me fait hésiter à vous demander de m'expliquer un peu pourquoi ma pensée désabusée’ vous a fait ‘heureuse’!!! cela est peu chrétien.
Comme fin je n'ai qu'à vous présenter mes meilleurs voeux pour la vente de la vache et pour vos progrès dans l'agriculture et le commerce. C'est ‘indigeste’ - en êtes-vous sûre que ce n'est pas cela qui a provoqué votre crise de foie? En ce cas-là mieux faut ralentir un peu, peut-être. Mon respect à votre maman, toutes mes amitiés, etc. etc. - et celles de mes parents à vous.
Eddy
Observation: ‘Vous m'embrassez! Quelle attitude prendre?......’
Origineel: particuliere collectie